Chapitre 8




Jane venait de terminer son travail quand Sarah entra dans le petit salon à couture. Tout en prenant soin de paraître polie, Jane se leva pour plier le pantalon de sa mère.

- Eh bien Jane, tu as décidé de revenir, lança-t-elle en croisant les bras.

La fille des Lancaster ne ratait jamais une occasion de lui faire savoir qu'elle n'était pas la bienvenue tout en jouissant de la voir travailler pour elle, cédant à ses nombreux caprices.

- J'ai eu un moment d'égarement, plaida Jane doucement en soulevant la panière.

- Un moment d'égarement ? Répéta Sarah en poussant un rire quelque peu moqueur. Sais-tu que mère n'était pas contente que tu aies pris cette décision sans lui en parler.

Jane n'avait pas la force de rétorquer ou bien même de plaider coupable d'avoir eu peur de travailler pour le père de son enfant.

- Je me suis excusée auprès d'elle, tout est en ordre maintenant, lui dit-elle d'une voix posée avant de sortir du petit salon.

Son cœur martelait suffisamment ses tempes par peur de se retrouver nez à nez avec le cheikh. Elle n'avait pas besoin d'une leçon de morale surtout si celle-ci provenait de Sarah Lancaster.

Toute la nuit elle avait ruminé aux conséquences si elle ne revenait pas au manoir et au danger qu'elle prenait qu'il puisse s'introduire un peu plus dans sa vie.

En reposant le panier à linge dans buanderie, Jane se retint à la chaise quand son bébé lui porta un coup assez fort. Le sentir bouger était une expérience émouvante et incroyable. Savoir qu'elle portait une vie la rendait émotive et parfois si sensible qu'elle devait retenir ses larmes. Néanmoins, ces derniers jours, Jane pleurait chaque soir dans son lit non pas de joie mais de désespoir.

Désespérée de devoir affronter le père de son enfant qui avait fait voler en éclats l'image parfaite qu'elle s'était fait de lui.

- Jane, je suis contente de te voir, j'ai besoin de ton aide, lança Madeleine quand elle entra dans la cuisine.

- Que dois-je faire pour t'aider ?

- Apporte ceci dans le bureau du cheikh, ordonna-t-elle en laissant tomber le plateau dans ses mains qu'elle rattrapa de justesse.

Un élan de panique la submergea.

- Oh non je ne peux pas...je ne peux pas faire ça.

- Bien sûr que tu le peux Jane, s'enquit la gouvernante en l'obligeant à se retourner pour qu'elle sorte de la cuisine. Je suis en retard à cause de madame Lancaster et si je ne rattrape pas mon retard elle va me tomber dessus. Je t'en prit Jane.

Elle ouvrit la bouche pour protester mais Madeleine était déjà partie dans la réserve.

Jane aurait voulu crier son désarroi mais se tut en priant pour que cette nouvelle confrontation ne soit pas aussi houleuse que la veille. Elle avait prononcé des mots durs pour le décrire et pas une seule seconde il lui avait paru affecté.

Voyant qu'elle tremblait des mains à mesure qu'elle montait les étages, Jane faillit faire demi-tour, mais se résigna et poursuivit son chemin jusqu'à la porte du grand bureau. En s'approchant elle entendit sa voix, seulement cette fois-ci il s'exprimait en arabe. Son accent était pourvu de chaleur mais aussi d'une impériosité incontestable voire inquiétante.

Les mains moites elle posa le plateau sur le meuble disposé dans le couloir pour frapper quelques coups à la porte puis souleva à nouveau le plateau.

Elle faillit s'enfuir quand elle sentit sous la plante de ses pieds les vibrations de ses pas qui se rapprochaient de la porte qu'il ouvrit si vivement qu'elle sentit un courant d'air froid se poser sur ses joues.

Il la toisa de haut en bas, poursuivant sa conversation privée puis s'écarta pour la laisser passer.

Jane entra pour déposer le plateau sur le rebord du bureau en fixant la tasse de café trembler en même temps que ses mains. Elle l'entendit refermer la porte. Elle releva précipitamment les yeux alors qu'elle entendait ses pas se rapprocher vers le bureau.

Le cœur battant à tout rompre elle se précipita pour déposer la coupelle sur le bureau qu'elle faillit lâcher. Il s'était réinstallé dans son fauteuil, continuant de lui infliger le son impérieux de sa voix.

Jane déposa la tasse de café qu'elle poussa rapidement devant lui, mais quand elle voulut saisir le plateau pour s'enfuir, son poignet fut saisi pour suspendre son geste.

Non !

Pas encore !

Paralysée, elle ferma brièvement les yeux alors que la chaleur de ses doigts la précipita dans ce passé si proche et impossible à oublier.

Il raccrocha et libéra son poignet.

- Nous devons parler mademoiselle Wild, annonça-t-il en allongeant sa main virile en direction des deux fauteuils en face du bureau.

Jane avait l'impression d'être emprisonnée par son propre corps qui avait aussitôt obéi à cet ordre silencieux.

- Que se passe-t-il ? Demanda-t-elle soulevant les paupières pour l'affronter.

- Je voulais revoir avec vous votre charge de travail, ainsi vos horaires que j'ai modifié pour que nous puissions trouver un terrain d'entente qui m'évitera de vous courir après dans les ruelles de Londres, expliqua-t-il d'une voix moins sévère que d'ordinaire.

Jane rassembla ses mains sur ses genoux en acquiesçant.

- Il vous faudra arriver pour neuf heures le matin et vous serez libre de partir à dix-sept heures chaque soir, commença-t-il en soulevant un dossier pour en tirer une feuille. Vous serez en charge du service du déjeuné et des petites tâches quotidiennes que j'aurai ordonné à la gouverneure de vous donner. Quant au reste de vos heures perdues, vous les passerez avec moi, ici dans mon bureau.

Jane sentit un vent de panique s'emparer d'elle alors que son sang quittait peu à peu son visage.

- Quoi ? Souffla-t-elle sans lui cacher l'expression d'effroi lisible sur ses traits.

Était-ce Dieu en personne qui essayait de la punir ?

- Je vous donnerai de quoi vous occuper et l'avantage que j'y gagne c'est que je vous aurai à l'œil, dit-il d'une voix laconique comme si son avis sur la question lui importait peu.

- Mais c'est inutile de me garder sous surveillance comme une enfant monsieur...enfin votre Altesse.

- Si ça l'est, insista-t-il sans élever sa voix pourtant déjà si doucereuse comme l'écho d'un avertissement.

- Depuis ce matin je n'ai fait que des tâches insignifiantes comme coudre et...

- C'est un mensonge mademoiselle Wild, la coupa-t-il le regard sévère. Vous avez passé une grande partie de votre mâtiné à chercher les escarpins de madame Lancaster. Dois-je vous rappeler combien de fois vous avez grimpé les étages du manoir ou est-ce suffisant ?

Jane baissa la tête puis la releva pour se défendre.

- Je...comment le savez-vous ? Demanda-t-elle en fronçant des sourcils.

Il parut étonné et dressa son épais sourcil en la dévisageant comme si elle était stupide.

- Les Lancaster ne vous ont jamais dit qu'il y avait des caméras dans le manoir ?

Jane se mit à battre des cils, l'air stupéfait de l'apprendre.

- Je l'ignorai.

- Vous semblez ignorer beaucoup de choses mademoiselle Wild, nota-t-il en la dévisageant à nouveau comme s'il essayait de percer à jour son âme. Quoiqu'il en soit, vous ferez ce que je vous dit de faire.

Jane prit une grande inspiration pour réprimer une vive colère.

- Je ne suis pas assez qualifiée pour prétendre à ce genre de travail.

- Le peu d'estime que vous avez pour vous suffit à me convaincre du contraire et vous devriez me remercier au lieu de me contredire. D'ailleurs je serais gré de ne pas poursuivre sur ce chemin tortueux mademoiselle Wild. Je ne suis pas un homme de patience sauf quand c'est une question de vie ou de mort.

- Je ne peux m'empêcher d'y voir un piège quelque part, dit-elle d'une voix mal assurée en baissant les yeux, des frissons dans la nuque.

Un silence s'ensuivit et elle craignait d'avoir rompu les dernières bribes de patience du cheikh. Pire encore. Remettre en doute sa parole semblait lui déplaire fortement.

- Je suis un homme de parole, et pour vous le prouver, je suis prêt à vous donner votre premier chèque de salaire.

Même s'il s'était exprimé avec froideur, Jane releva précipitamment les yeux avec un regain d'espoir qu'elle croyait mort à jamais.

- Vous feriez ça ? Vraiment ?

C'était une position horrible. Elle avait l'impression de réclamer de l'argent au père de son enfant, jusqu'à en perdre sa fierté.

Il lui tendit une enveloppe déjà prête qu'elle hésita à prendre.

- Maintenant que tout est réglé, je ne veux plus jamais entendre la moindre protestation, est-ce compris ?

Jane hocha de la tête en se pinçant les lèvres puis se leva pour quitter le bureau.

Elle se sentait presque honteuse de serrer cette enveloppe comme si sa vie en dépendait, mais c'était malheureusement le cas.

Lorsqu'elle ouvrit la porte elle vit Charik qui s'écarta pour qu'elle sorte du bureau puis referma derrière lui précipitamment.

Ce fut seulement à ce moment-là qu'elle réalisa que sa respiration était silencieuse mais saccadée.

Chaque seconde qui passait était une torture physique et psychologique. Elle avait stupidement espéré que côtoyer cet homme chaque jour allait rendre cette délicate situation moins pénible mais c'était pire.

Le cœur battant à la chamade, elle quitta le couloir avec le pressentiment qu'à tout moment, son secret pouvait s'effondrer.

- Alors ? S'enquit Hadjar en fixant Charik l'air impassible.

- Le directeur de l'hôtel m'a fait savoir qu'il rassemblait les noms de toutes les femmes qui ont travaillé pour lui sur un échantillon de deux ans.

Hadjar sentit une froide colère envahir ses yeux.

- Est-ce une farce ! Gronda-t-il en se levant brusquement. Est-il à ce point stupide ou n'a-t-il aucun sens du devoir envers ses clients ?

- Il dit que certaines fiches n'étaient pas à jour, mais il m'a fait part d'une information qui je crains, ne vous sera d'aucune utilité.

Hadjar lui fit signe de poursuivre avec hâte.

- Toutes les femmes qui travaillent dans l'hôtel on entre vingt-sept et trente-huit ans.

Le cheikh reprit sa place dans le fauteuil sans se délaisser de cette colère qui rongeait chaque millimètre de ses muscles.

- Cela ne m'avance pas, dit-il en se passant une main dans la barbe. Ce qu'il me faut ce sont des noms pour interroger chacune d'entre elles.

- C'est exactement ce que j'ai ordonné, répondit Charik en inclinant profondément la tête.

Hadjar se leva à nouveau pour se tourner vers la fenêtre, les mâchoires serrées. Il fallait qu'il prenne une décision, il fallait qu'il se donne à lui-même un ultimatum pour qu'il y ait une fin peu importe le dénouement de ces longues recherches. Son pays avait besoin de lui même si son peuple l'avait exhorté de se donner du temps.

- Je nous donne deux mois pour la retrouver, annonça-t-il en fixant les flocons de neige qui tourbillonnaient comme le sable fin du désert porté par les bourrasques de vent. Si au terme de ce délai je ne l'ai pas retrouvé alors nous mettrons fin aux recherches et je poursuivrai l'hôtel au tribunal.

Hadjar crispa ses mâchoires, le regard de plus en plus noir car cette déclaration venait de lancer l'ultime compte à rebours qui allait peut-être le conduire à rentrer au palais sans avoir pu mettre un visage sur cette douceur qu'il avait dévoré tel un monstre sans âme.

Hadjar devait alors se préparer à l'éventualité que l'inconnue ne soit plus qu'un interminable souvenir qu'il ne parviendrait jamais à effacer de sa mémoire...

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