Chapitre 46 - Le Conseil

Il faut croire que Therapei est un bon négociateur. Il s'est rendu au ministère pour qu'une audience lui soit accordée avec notre chère ministre de l'Évolution et notre argument du chantage doit avoir fait mouche puisqu'il a réussi à obtenir qu'un Conseil des Ministres se réunissent autour de la question des êtres-humains, ou Exons1998 comme ils disent. Au départ je pensais que mon Abyssal préféré était celui qui allait nous représenter mais cette fois il semblerait que nous ne soyons pas sauvés par son éloquence : c'est moi qui doit défendre notre cause ! Autant tenir tête à une personne ne me pose rarement problème, autant m'élever devant plusieurs créatures d'une dizaine de mètres de haut ayant un rôle politique crucial... Ça risque d'être plus compliqué.

« Il n'y aura pas que les ministres. Me précise le soigneur. Le Leader sera là lui aussi, c'est lui qui préside le Conseil. »

Je sens ma bouche s'assécher et je suis prête à parier que j'ai pâli à cette annonce des plus stressantes. Je ne connais même pas l'étiquette à respecter sur cette planète ! Ma respiration s'accélère, je suis clairement en train de paniquer !

« Eulalie ? Tout va bien ? Me demande mon allié, inquiet. »

J'acquiesce, incapable de prononcer un seul mot, puis me ravise et mets ma fierté de côté en secouant la tête pour montrer que, non, tout ne va pas bien. Pas bien du tout même ! Mon ami tente alors de me rassurer, m'explique que le seul protocole à respecter est de respecter les membres du Conseils et m'assure que le Leader est un Abyssal calme et empathique. La tension redescend lentement jusqu'à ce que j'entende cette minuscule information, ce détail insignifiant : le Conseil est aujourd'hui ! Pourquoi Gynaika ne m'a-t-elle pas prévenue ? Enfin, j'ai réactivé mon traducteur depuis des semaines, elle avait la possibilité de le faire... Je fais part de ma surprise et de ma colère à Therapei mais celui-ci m'explique que les ministres ne sont pas prévenus à l'avance. Lui même n'a l'information que parce qu'il est le solliciteur de ce regroupement mais il n'a reçu la date et l'heure que quelques minutes avant mon arrivée. Décidément, ce Leader a assez d'influence pour qu'on lui obéisse immédiatement au doigt et à l'œil, il doit vraiment être vénéré ! Pourtant, même si cette dévotion ne me rassure pas du tout, je décide d'écouter mon ami poilu et de me détendre comme je peux dans mon bain.

Bon, je dois maintenant choisir mes vêtements. D'habitude ce n'est pas vraiment compliqué mais la situation est tout de même singulière et je veux être présentable pour cette occasion. Therapei a beau m'assurer que cela n'a aucune importance puisque les Abyssaux ne s'habillent pas, je veux choisir une tenue qui me donnera une certaine assurance. Je fouille donc dans le tas de tissus où se mêlent pyjamas fantaisistes et salopette démodées. Je finis par tomber sur un costume noir et une chemise blanche très froissés mais en bon état. Ils sont trop grands cependant les porter me faire sentir plus importante que je ne le suis. Parfait ! Je m'attends ensuite à ce que le soigneur me ramène à ma propriétaire néanmoins il m'explique que celle-ci est déjà en route pour le ministère et que c'est à lui de m'y conduire. Je demande si nous passerons près du point de rendez-vous, espérant apercevoir mes amis mais le bâtiment est à l'opposé. Mon allié me redonne tout de même le sourire en me proposant de grimper sur ses épaules plutôt que d'être cloîtrée dans ma petite boîte. J'accepte avec plaisir et m'accroche fermement à ses poils d'un bleu gris assez élégant car tomber de cette hauteur pourrait m'être fatale !

Nous sortons de l'animalerie et malgré le stress, j'apprécie de voir de nouveau le ciel et de sentir la chaleur des rayons d'Effyis sur mon visage. Le ministère est dans un quartier que je ne connais pas et je me plais à découvrir ces nouvelles rues, plus larges les unes que les autres. Enfin, elles sont surtout à l'échelle des Abyssaux et de leurs véhicules flottants beaucoup trop rapides. Heureusement que je ne suis pas seule mais bien perchée sur mon protecteur car le simple fait de marcher sur la chaussée me provoque toujours des montées d'adrénalines inquiétantes ! D'un autre côté, j'avoue que ces bolides doivent être pratiques mais je ne peux pas être catégorique : je ne suis jamais monté dans l'un de ces dangers publics, pour mon plus grand bonheur.

« Pourquoi n'utilise-t-on jamais les Oeidis ? Demandé-je, tout de même curieuse.
— Parce que nous n'allons pas loin. Me répond-il avec naturel.
— Quand même... Ça irait plus vite !
— Ces engins utilisent trop d'énergie, cela ne serait pas rentable. »

Je reste muette devant cet argument imparable. Il est vrai qu'en y pensant, ces oblongs transparents doivent consommer un peu plus que la twingo de mes parents... C'est quand même dommage d'avoir une technologie aussi classe et développée sans pouvoir s'en servir au quotidien... Bon, je n'ai pas le temps de tergiverser plus longtemps sur ce sujet somme toutes anecdotique car Therapei me désigne notre objectif. Je reste bouche bée devant la taille de l'immense tour qui s'élève au milieu des constructions déjà impressionnantes mais qui paraissent minuscules face à cet édifice. Ce gratte-ciel littéral est cylindrique et d'un gris sombre moucheté de rouge vermillon qui contraste avec les couleurs vives ou pastelles des autres bâtiments. Le ministère respire le sérieux rien que par sa couleur. Je me rends compte que nous en sommes encore loins puisqu'il apparaît tout juste dans notre champs de vision. Cependant, l'Abyssal est rapide et je sais qu'il arrivera au moins deux fois plus vite que je ne le ferai moi-même alors je lui fais confiance. Jusque là, cette solution a bien payé.

Quand finalement nous arrivons dans l'avenue qui mène au ministère, je lève les yeux pour voir son sommet mais ne parviens pas à l'apercevoir. Je suis oppressée, presque écrasée, par sa taille monumentale. Déjà que rencontrer des Abyssaux aussi importants que le Leader et les ministres me rendait fébriles, mais savoir que cela va se passer dans un endroit aussi spacieux ne fait qu'accroître ce sentiment de malaise. La porte est exagérément grande et classieuse, même pour les dix mètres de haut de mon accompagnateur. Le soigneur lève un tentacule qu'il pose sur une plaque juste à côté de cet accès qui s'ouvre comme tous les autres de cette planète en glissant silencieusement sur le côté. Le hall est à la mesure du reste : gigantesque. Et pourtant, il ne semble pas plein. Certes, une vingtaine de créatures au moins courent d'un côté à l'autre mais ils ne remplissent clairement pas l'espace ! Therapei se dirige avec assurance droit devant lui pour rejoindre une sorte d'ascenseur. Je suis encore une fois surprise par la similarité de nos technologies. Cependant, il n'y a pas de boutons pour indiquer l'étage et mon allié utilise son gadget bleuté pour contrôler l'appareil. En nous sentant monter j'ai un éclair de lucidité et m'inquiète quand à la pression qui doit régner au dernier étage de cette tour infernale ! Cela pourrait m'être fatal ! J'explique brièvement mon problème à mon ami qui m'assure que le bâtiment entier est pressurisé justement pour éviter ce genre d'incidents. Je souffle de soulagement. Il serait quand même dommage de mourir si bêtement après être arrivée aussi loin !

Plus nous prenons de l'altitude et plus mon pouls s'accélère. Je ne suis définitivement pas sereine à l'idée de me présenter lors d'un Conseil des Ministres... Aussi, quand l'ascenseur s'arrête et tinte pour nous le faire savoir, je sursaute et commence à dégringoler dans la fourrure de Therapei. Je me serais écrasée au sol si celui-ci, n'avait pas eu d'excellents réflexes et ne m'avait pas rattrapée au vol. Je lui fait un sourire contrit en le remerciant et ses yeux rient doucement quand il me repose sur son épaule. Nous sommes maintenant face à une porte plus humble que celle de l'entrée même si elle reste disproportionnée. Mon allié me regarde alors et me demande si je suis prête. Je n'en suis pas sûre mais, attendre étant pire que tout, je hoche calmement la tête. Encore une fois, l'Abyssal déclenche l'ouverture de la porte grâce à son tentacule et nous entrons.

La pièce, peu meublée, ressemble plus à un tribunal qu'à une salle de réunion et j'ai l'impression d'être engagée dans un procès déjà perdu. Je me rappelle le personnage de Meursault et me demande si moi aussi je comprendrai la vie en étant condamnée... Mes mains tremblent à cette pensée macabre mais je me reprends. Je ne suis pas ici pour être accusée ! J'observe la table en demi cercle qui va sûrement accueillir les ministres puis la chaise seule qui doit être ma place. Mon ami s'y dirige et prévenant me pose dessus avec délicatesse. Heureusement qu'il est là car je n'aurai jamais pu grimper sur ce siège démesuré. Même une fois dessus, je ne sais pas comment m'installer. Je décide finalement de me recroqueviller sur moi-même pour me donner une impression de sécurité. Puis, Therapei me souhaite bonne chance et va se poster dans un coin de la pièce. J'aurais préféré qu'il reste avec moi mais je sais tout de même qu'il n'est pas loin.

Je commence à me demander quoi faire quand la porte s'ouvre à nouveau pour laisser entrer une dizaine d'Abyssaux à la démarche sévère. Je reconnais Gynaika et son tentacule atrophié. Tout ce petit monde va s'asseoir à une place qui leur semble propre. Ils sont plutôt silencieux mais je décèle tout de même quelques discrets chuchotements. Murmures qui meurent immédiatement quand un dernier Abyssal passe le seuil de la salle. Il n'est pas plus grand que les autres mais je sais d'instinct qui il est. Son regard est déterminé, sa stature altière, ses tentacules croisés derrière son dos. Il s'agit du Leader. Il rejoint le siège qui reste libre au milieu de ses ministres et sa place légèrement surélevée achève d'instaurer une aura de puissance et de respect.

« Je déclare le Conseil ouvert. Annonce-t-il d'une voix chaude. Je rappelle ce pourquoi nous sommes réunis aujourd'hui : Therapei un soigneur, ancien historien, ici présent a demandé à ce que nous ramenions les Exons1998 sur leur planète dès que nous nous serons libérés de l'emprise des Primaires. Notre possible émancipation n'ayant pas été communiquée encore au peuple, je suspecte ce soigneur d'avoir obtenu cette information de manière illicite. Cependant, pour prouver que le gouvernement n'a rien à cacher, et parce que l'idée est peut-être la meilleure, nous allons prendre en compte sa requête. N'étant pas du peuple concerné, Therapei ne peut pas témoigné pour se défendre et a donc fait appel à Eulalie, la seule Exon1998 à pouvoir communiquer avec nous. Ai-je oublié quelque chose ? »

Son regard étant fixé sur moi, je comprends que la question m'est adressée. Comme je ne vois pas ce qu'il pourrait manquer à cette introduction, je secoue la tête en bafouillant un non pas franchement rassuré.

« Bien. Est-ce que quelqu'un souhaite s'opposer à cette requête ?
— Je le souhaite. Intervient Gynaika, juste à la gauche du Leader.
— Je le souhaite aussi. Affirme à son tour un Abyssal à l'extrémité droite.
— Je laisse donc la parole à Gynaika, ministre de l'Évolution.
— Les Exons1998 ont été amenés pour nous permettre d'évoluer en améliorant notre bien être. Abandonner cette réforme, c'est sacrifier notre peuple. Nous allons déjà perdre beaucoup en nous libérant du joug de nos créateurs, à commencer par la promesse d'une nouvelle planète habitable. Nous ne pouvons pas anéantir toutes nos chances ainsi. »

Voilà un élément auquel je n'avais pas pensé. Gynaika m'avait bien parlé de ce portail en route vers une nouvelle planète qu'ils pourraient conquérir. Elle m'avait même dit qu'il s'agissait de la clause la plus importante du traité de paix signé des années plus tôt. Je suis alors prise d'un doute effrayant : que vais-je faire si les Abyssaux décident de s'approprier notre planète ? Je frissonne à cette idée mais reste concentrée sur les paroles de la ministre : il faut que j'arrive à les convaincre !

« Eulalie, qu'avez-vous à répondre ? Me demande leur chef suprême d'une voix neutre.
— Nous utiliser pour faire évoluer votre peuple est une preuve de barbarie ce qui est l'inverse même du développement. Déclaré-je en espérant que ma franchise paye. Je pense que nous pouvons vous être bien plus utile en coopérant pour inventer de nouvelles choses qu'en nous réduisant en esclavage.
— Je note cette objection et sa réponse, j'aimerais maintenant entendre Exerev, ministre de l'Exploration et de la Conquête.
— Je pense que nous avons la solution toute trouvée pour remplacer la planète qui vient de nous filer entre les tentacules : conquérons Exo1998. Nous sommes bien plus puissants que ses habitants, nous n'aurons aucun problème. »

Visiblement, je ne suis pas la seule à avoir pensé à cette idée géniale pour eux mais destructrice pour nous. Si je dois réussir un truc dans ma vie, il faudrait que ce soit maintenant ! J'inspire longuement pour me calmer et avoir l'air plus sûre de moi. Je dois compter sur ma langue bien pendue pour nous sortir de là. Je tenterais bien la diplomatie subtile mais je ne maîtrise pas assez cet aspect. Tant pis, il va falloir faire avec l'audace et peut-être un peu de bluff !

« Conquérir notre planète est une idée encore pire que de simplement réduire en esclavage quelques humains. Premièrement, c'est complètement immoral. N'oubliez pas que nous sommes, comme vous, des créatures pensantes. Nous sommes capables de raisonnements très similaires aux vôtres. Deuxièmement, cela vous priverait d'une potentielle collaboration où nos différents points de vues pourraient permettre d'innover. Troisièmement, nous ne laisserons pas faire. Certes, nous ne pourrons pas nous mesurer à vous, mais nous avons créé ce que nous appelons les armes nucléaires. Avec cela, nous pouvons faire sauter dix fois notre planète. Croyez moi, nous préférerions éteindre nous même notre espèce en empêchant nos agresseurs d'avoir accès à notre planète que de nous livrer. »

Bon, un souvenir vague du cours de français et voilà un rythme ternaire particulièrement adapté à l'argumentation, parfait ! Par contre je crois que j'ai un peu exagéré sur le nombre de fois que nous pourrions nous anéantir et notre prétendu courage. Peu importe, ils ne peuvent pas vérifier. Reste à savoir s'ils tiennent à prendre le risque malgré mon plaidoyer...

« Quelqu'un d'autre souhaite s'exprimer ? S'enquiert le Leader, toujours aussi impassible.
— Je le souhaite.
— Eirini, ministre de la Guerre, de la Paix et de la Diplomatie, je vous écoute.
— Risquer de perdre des combattants dans une guerre dont nous ne tirerons aucun butin à cause du sacrifice de nos victimes ne me semble pas une solution optimale. Peut-être conclure des accords avec ce peuple serait plus avantageux, quitte à s'allier pour augmenter notre puissance. »

Il semblerait qu'ils aient pris ma menace au sérieux ! Je suis assez fière de moi ! J'attends maintenant le prochain intervenant mais apparemment, les autres ministres n'ont rien à ajouter. Le leader ferme alors ses grands yeux, ce que je n'avais jamais vu un Abyssal faire et ceux qui l'entourent gardent le silence. Je les imite tout en rongeant rageusement mes ongles. Puis le plus puissant de tous les poulpes humanoïdes, soulève ses paupières, ancre son regard au mien et prononce d'une voix dénuée d'émotion :

« Les Exons1998 seront relâchés dès que possible. De plus, s'ils souhaitent participer à l'élaboration d'une stratégie pour se débarrasser des Primaires, ils sont les bienvenus. Vous n'aurez qu'à passer par Gynaika. Il saura me transmettre le message. »

Je crois que je vais avoir une crampe à force de sourire ! J'ai réussi ! L'audience est déclarée terminée et Gynaika vient me récupérer. Je fais un petit signe à Therapei pour le remercier puis tente d'analyser le regard de la ministre. Elle semble un peu contrariée mais pas aussi vexée que je ne l'aurais cru.

De toutes façons, rien ne peut ternir mon euphorie : je suis heureuse !


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