Chapitre 22 - Le crime
Peu de temps est passé depuis ma rencontre avec monsieur Moyon et je suis agréablement surprise d’être dehors aujourd’hui. Je marche donc d’un pas léger vers le lieu de rendez-vous. Je trouve un peu étrange que l’Abyssal m’emmène toujours au même endroit mais je suppose qu’il doit lui aussi y retrouver des amis. Deux personnes sont présentes : Viviane que je reconnais à ses boucles grisonnantes et une enfant blonde. La femme est accroupie devant cette dernière et j’entends sa voix douce inintelligible de là où je suis. Quand je m’approche, la petite tourne la tête vers moi et me sourit joyeusement. je dois avoir une bonne tête. La sienne, par contre, fait monter en moi une vague amère de nostalgie. Son visage fin, encadré de mèches dorées et délicatement ondulées, me rappelle douloureusement celui d’Amandine.
Mes souvenirs me rongent autant qu’ils m'apaisent et j’en suis vivement tirée quand Viviane tourne à son tour le regard vers moi et me salue. Je lui réponds mais je ressens plutôt le besoin d’interroger la blondinette. Je ne sais pas si c’est pour avoir l’impression de parler à ma soeur ou justement pour mieux les différencier mais qu’importe, j’en ai simplement envie.
« Hey ! Salut toi, comment t’appelles-tu ? Lui demandé-je d’une voix se voulant rassurante.
— Ze m’appelle Lilly. Ze t’ai déza vue, tu sais ? »
Son cheveu sur la langue assez marqué m’amuse. Cela la rend d’autant plus attendrissante. Je ne vois pas de quoi elle veut parler quand elle évoque une première rencontre mais je suppose l’avoir croisée sans y avoir fait attention. Quand elle comprend que je ne m’en souviens pas, la fillette insiste :
« Mais si ! Dans l’aquarium bizarre quand ze me zuis réveillée ! »
Soudain, je me souviens. Elle est la première être-humaine avec qui j’ai eu un contact à mon arrivée sur Exo2507. Nous nous étions fait signe. Cette petite a une excellente mémoire pour se souvenir d’un détail aussi insignifiant et me reconnaître aujourd’hui !
« En effet ! M’exclamé-je. Tu es très forte !
— C’est parce que z’aime bien tes zeveux oranzes. m’avoue-t-elle.
— Bon ! Nous interrompt Viviane. Laisse Eulalie tranquille maintenant, nous devons parler de choses sérieuses.
— Oh, vous savez, elle ne me dérange pas, bien au contraire ! Défendé-je Lilly.
— Je m’en doute mais peu de temps nous est alloué et je dois te parler des informations que tu as transmises à Gédéon. En as-tu une copie ? »
je réponds par l’affirmative et lui tends une liasse de feuilles manuscrites. Elle me remercie et me demande pourquoi j’ai eu l’honneur de rencontrer Revi. La question me surprend tout d’abord mais je réalise rapidement que Gédéon a fait preuve de discrétion et je le remercie intérieurement. Par contre, maintenant, j’hésite à parler à Viviane. Mon secret a été confié à un membre de l’Aquilon, tous n’ont peut-être pas besoin de le savoir. D’autant que le jeune homme a approximativement mon âge alors que la femme en face de moi est adulte. Son jugement aura donc plus d'impact sur moi, je le sais bien. Pourtant, peut-être un peu par idéalisme, je choisis une nouvelle fois d’être honnête et de lui raconter mes déboires. Je la vois froncer les sourcils au fil de mon discours et je commence à douter de ma décision. Quand je prononce finalement ma propre sentence, sa réaction est immédiate :
« Mon Dieu ! Eulalie ! Comment as-tu pu commettre une telle erreur ? Te rends-tu compte de la gravité de ton acte ? Tu t’en rends compte, n’est-ce pas ? »
Sa voix, que j’imaginais inquiète, est en fait révoltée. Viviane n’a pas peur pour moi, elle est en colère contre moi, ce que j’ai un peu de mal à comprendre. C’est vrai. j’ai mal agi, mais cela ne concerne que moi : je n’ai tué personne ! Même pas moi-même puisque j’ai échoué… La femme attend ma réponse quand Lilly intervient.
« C’est quoi “suizider” ? »
Je me sens mal à l’aise car je n’ai pas envie que la fillette sache ce genre de choses. Pas à son âge. Pourtant, je peux d’ores et déjà prédire qu’elle ne se contentera pas d’un refus de notre part. Elle a l’air beaucoup trop maline et curieuse pour cela. Le regard noir de la sexagénaire me le confirme et j’affiche une mine contrite sans pouvoir réparer mon erreur pour autant.
« Rien. Une très grosse bêtise que je n’ai pas envie de t'expliquer.
— Mais…
— Ca suffit ! Tranche Viviane d’une voix sèche. De toutes façons, c’est une conversation d’adultes : tu n’as pas à intervenir. »
Je la trouve un peu sévère car la blondinette est simplement curieuse, en aucun cas mal intentionnée. Cependant, je préfère me taire pour ne pas attirer de nouveau ses foudres. Pourtant, cela ne fonctionne pas très bien car elle se retourne vers moi et entreprend de me faire un sermon contre le suicide. Elle mêle arguments religieux et pseudo éthique dans un ensemble trop agressif pour être vraiment cohérent. Extrêmement contrariée par sa réaction, à mes yeux plus qu’excessive et beaucoup trop moraliste, je décide de ne pas me laisser faire.
« Peu importe le jugement divin ! M’exclamé-je. Je n’ai jamais été croyante et nous avons maintenant la preuve que Dieu n’existe pas.
— Ce n’est pas le propos jeune fille.
— Bien sûr que si puisque vous utilisez la religion comme un argument pour me faire comprendre combien je suis faible et lâche ! Deux choix s’offraient à vous : me juger comme vous venez de le faire ou tenter de m’aider à la manière de Gédéon. Vous avez décidé de me condamner sans même chercher à comprendre ma détresse et à cause de cela, votre jugement a perdu toute valeur à mes yeux ! »
Quand ma tirade se termine, je suis essouflée et je sens des larmes perler au coin de mes yeux. la colère évacuée, il ne reste plus qu’une profonde déception, un sentiment amer et ravageur. Mon regard se pose soudain sur la petite Lilly et je regrette de m’être emportée devant elle. Sa vie est déjà assez compliquée sans que je m’oppose en plus à celle qu’elle considère probablement comme une mère de substitution ou une vieille tante un peu stricte. Mon coeur se serre mais il est trop tard. Je tourne donc de nouveau la tête vers Viviane qui semble interloquée, un peu outrée peut-être. Elle doit probablement être la doyenne de l’Aquilon et son autorité naturelle qu’elle n’hésite pas à utiliser l’a sûrement propulsée au rang de leader de l’Aquilon. A ce titre, elle doit avoir perdu l’habitude d’être contestée. Finalement je me racle bruyamment la gorge et elle sort de son hébétude, inspire longuement et déclare d’une voix calme tout de même teintée d’un certain agacement :
« J’ai essayé de te comprendre. Réellement. Seulement, j’ai des principes fondamentaux que je ne peux pas remettre en cause selon mes émotions. Je ne peux pas tuer des dizaines d’inconnus pour sauver quelqu’un de ma famille ni voir comme innocent un ami qui aurait commis un meurtre. Dans la même optique, je ne peux pas accepter ton comportement sous couvert de la sympathie que j’éprouve pour toi. Cela serait profondément hypocrite.
— Pourtant, si l’on oublie nos sentiments, on devient inhumains et le désespoir de nos semblables ne nous atteint plus. Sans empathie, tellement de décisions semblent stupides ! Nous ne pouvons pas simplement raisonner avec notre intelligence : nous ne sommes pas des cerveaux sur pattes. J’ajoute tout de même que, même en élevant la morale au-dessus de toute sensibilité, ce choix reste le mien. Pas le vôtre. Cela n’aurait impacté personne d’autre que moi puisque tous les gens que je connaissais doivent me croire morte et que vous, je ne vous avais même pas rencontrée ! D’ailleurs, je vous ferai remarquer que cet acte que vous qualifiez d’abominable est à la source de toutes les informations que je peux maintenant vous fournir. Ne me condamnez pas alors que mon soi-disant crime vous profite !
— Tu as tué quelqu’un ? Intervient soudainement la petite blonde.
— Non ! Pourquoi penses-tu cela ? Lui demandé-je, extrêmement surprise.
— Bah je zais pas moi. Tu as dit le mot crime. Un crime, c’est quoi ze que mon papa il a fait : z’est tuer quelqu’un. Lui, il a tué ma maman. »
Sa petite voix devient un murmure étranglé et des larmes coulent doucement sur ses joues. Je reste bouche-bée devant cette déclaration qui me prend à la gorge et me retourne l’estomac. Cette fillette n’a plus de maman et c’est son père qui l’a assassinée. Comment peut-elle vivre avec une si dure vérité ? Se rend-elle seulement compte de l’horreur de la situation ? A côté de ceci, ma tentative de suicide me semble si dérisoire… Je reste muette et immobile, complètement stupéfaite. Par contre, Viviane s’est précipitée vers elle pour la prendre dans ses bras et lui demander ce qu’il s’est passé. Sa voix est redevenue douce, comme si je ne m’étais jamais confiée à elle. J’entends alors Lilliy raconter que son père est malade et qu’elle a dû être placée dans une famille d'accueil. Mon coeur se serre quand elle nous avoue qu’ils étaient très gentils mais qu’aucun des deux ne ressemblait à ses parents. Elle pleure maintenant à chaudes larmes et je me sens moi-même submergée par l’émotion. Les boucles grises de la sexagénaire se mêlent aux cheveux dorés de la petite alors qu’elle tente, en vain, de la réconforter. Je m’avance tout juste pour me joindre à elles quand je me sens tirée en arrière et que je comprends que ma sortie est terminée. Les yeux embués, je les quitte donc sans pouvoir rien faire pour atténuer la peine de l’enfant.
Même si je n’ai pas le choix, je culpabilise d’abandonner ainsi Lilly. Cela me rappelle combien ma propre soeur doit m’en vouloir de l’avoir laissée sans prévenir. Aussi, dès que je suis assez loin du point de rendez-vous, je m’autorise à fondre en larmes, hantée par l’image triste des deux fillettes.
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