Chapitre 19 - Passionné d'étoiles
Je m'extasie autant sur l'architecture absurde et dépareillée des Abyssaux que lors de ma première sortie. Toutes ces couleurs bigarrées et ces formes biscornues me font tantôt rire tantôt écarquiller les yeux d'admiration. Évidemment tout est gigantesque puisque les maisons sont construites pour des créatures de dix mètres de haut et cela rajoute à mon émerveillement.
Une seule chose me fait peur : les grosses bulles translucides oblongues qui glissent sur la route à une vitesse que j'ai du mal à imaginer. Chaque fois que j'en vois une zigzaguer entre les piétons sans qu'aucun ne s'en inquiète ou s'écarte, je suis terrorisée. Heureusement, il n'y en a pas autant que de voitures sur nos routes. Les Abyssaux semblent préférer la marche à pied. Tant mieux. Même si j'ai toujours un peu de mal à suivre le pas rapide de mon maître, je n'ai pas envie de monter dans l'un de ces engins.
Un peu essoufflée, je vois enfin le même endroit que la dernière fois se dessiner devant mes yeux. J'y retrouve l'immense statue, la bulle verdâtre et l'étrange dodécaèdre. Au milieu, trois Abyssaux discutent et n’entourent cette fois qu'un seul être-humain. Je souris quand nous nous approchons et que je reconnais Gédéon. J'espérais bien le revoir mais je pensais que les chances que nous nous retrouvions une deuxième fois au même endroit au même moment étaient infimes. Je suis contente de m'être trompée.
Le jeune homme semble s’ennuyer un peu, la tête tournée vers le ciel un peu pâlot, le regard perdu dans le vide. Quand je suis assez proche, je l’interpelle. Il ne m'entend pas tout de suite mais j'insiste un peu et je le vois sursauter légèrement avant de se tourner vers moi, son visage basané reflétant une surprise sincère. Ses yeux bleus croisent les miens et un sourire joyeux se forme sur ses lèvres fines. Il me salue d'une voix guillerette et je me sens sale quand des effluves de savon m’atteignent, agréablement douces. Mon bain date de plusieurs jours maintenant et l'odeur de sueur me colle déjà.
« Au bout de combien de temps a-t-on droit à un nouveau bain ? Osé-je demander, rouge de honte.
— Ça dépend de tes propriétaires : les miens m'emmènent au centre de soin tous les trois jours et me sortent aussi souvent. Ceux de Viviane sortent moins régulièrement et ne lui offrent un bain que deux ou trois fois par mois. »
Gédéon semble désolé d'être en quelques sortes privilégié, peut-être même un peu gêné de cette distinction. Je hoche donc simplement la tête, espérant que mes Abyssaux seront plus appliqués que ceux de Viviane, et décide de ne pas poser plus de questions à ce propos pour ne pas embarrasser le garçon. Je sors plutôt mes notes de ma poche et les lui tend, assez fière de moi. Alors qu'il parcourt rapidement les quelques feuilles un peu froissés, je lui explique ma démarche. Cela semble lui plaire et sa gêne laisse place à un soudain enthousiasme.
« Mon dieu ! Mais qu'importe ce que peut dire Viviane ! C'est absolument génial ! Prolin Revi est génial ! S'exclame-t-il en lisant le passage sur mon rendez-vous. Par contre, tu ne nous a toujours pas révélé pourquoi tu avais eu droit à cette drôle d'entrevue. »
Il est immédiatement devenu sérieux, son visage affichant brusquement un air préoccupé. Il doit être lunatique, ce n'est pas possible autrement ! Enfin, pour l'instant peu importe, la question que je redoutais vient d'être posée. J'ai envie de lui confier mes états d'âme, rien que pour m'en délester un peu, mais je crains sa réaction. J'ai peur de l’effrayer en lui parlant de ma tentative de suicide. Pourtant je vais me laisser guider par mes lectures : j'ai lu trop d'histoire où tout s’écroulait à cause d'une vérité cachée pour camoufler la mienne et espérer que tout se passe bien. Je crois aussi que l'impression d'être des naufragés sur une île peuplés de monstres nous aide à nous faire mutuellement confiance bien plus facilement que dans une situation normale. Je commence donc en essayant d'exprimer ce que je ressentais :
« Je ne pouvais pas sortir, ni me laver, ni manger correctement, ni parler à qui que ce soit. A mes yeux, je n'avais plus rien. Je me sentais horriblement seule. J'étais profondément désespérée. Vraiment. Pas juste un peu triste tu vois ? J'étais au fond du ravin mais je creusais encore plus profond. Est arrivé un jour où je n'ai même plus supporté de vivre. J'ai tenté de me suicider. »
A la fin, ma voix est un simple murmure étranglé car ma gorge se serre au souvenir encore trop récent de cet acte de détresse profonde. J'ai beaucoup synthétisé la situation et j'ai peur de ne pas m'être bien exprimée. Je m'attends à voir le jeune homme écarquiller les yeux et partir en courant mais il ne paraît même pas surpris.
« C'est tout ce que ça te fait ? M'étonné-je.
— Je m'en suis douté en lisant ta conversation avec Revi. M’avoue-t-il, un peu penaud. Je ne voulais juste pas te mettre mal à l'aise si tu ne souhaitais pas en parler ou tout simplement commettre une gaffe si je me trompais. »
J'apprécie sa délicatesse et lui adresse un sourire léger tout de même assombri par mes souvenirs encore bien noirs.
« Et maintenant, ça va comment ? S'enquiert Gédéon, hésitant.
— Mieux. Le bain, les vêtements, les sorties, le papier, la nouvelle nourriture, les commodités, notre rencontre. Tout cela a changé ma vision des choses. Je ne sais pas si je suis très stable mais je me sens moins seule. »
Je tente d'être convaincante et rassurante tout en étant consciente qu'un acte de ce genre ne joue pas en ma faveur pour paraître équilibrée et saine d'esprit. Pourtant, aussi curieux que cela puisse paraître, j'ai l'impression que mon rendez-vous avec l'ambassadeur du peuple Primaire m'a extirpée du désespoir aussi sûrement qu'un hameçon au bout d'une ligne sort un poisson de l'eau. C'est comme si je respirais de nouveau après avoir passé des mois à me noyer. J'espère que Gédéon le comprendra. Il semble d'ailleurs perdu dans ses pensées, ouvrant et refermant la bouche : il hésite. Finalement, il se décide et chuchote presque ces mots qu'il accompagne d'un clin d'oeil et qui m'apaisent instantanément :
« A ta place, j'aurai sûrement fait la même chose. Surtout que si je comprends bien, c'est grâce à toi qu'on a obtenu une litière et une nourriture correcte ! »
Ses paroles sincères me réconforte et je lui affiche un sourire à la fois réjoui et soulagé. Visiblement, mon acte n'aura pas été vain et ne m'aura pas exclusivement aidée. Cela m'aide à moins culpabiliser. Finalement, je décide de le questionner moi aussi.
« A mon tour ! M’exclamé-je en lui lançant un regard complice. Pourquoi trouves-tu Prolin Revi “génial” ? »
Cette question m'intrigue vraiment parce qu'il s'agit tout de même d'une créature ressemblant à une araignée qui nous a kidnappés. Même s’il m'a aidée je ne suis pas sûre de beaucoup l'apprécier.
Le jeune homme me regarde, visiblement amusé, et me réplique qu'il l'aime bien parce qu'il m'a sauvée. J’échappe un rire léger et lui demande la vrai raison. Même s'il maintient la première, il admet qu'elle n'est pas la seule. Il m'explique alors qu'il a toujours voulu devenir astronaute. Passionné de constellations et d'ouvrages de science-fiction, voyager dans l'espace était son plus grand rêve. Ironiquement, maintenant qu'il est sur une autre planète, entouré d’extraterrestres, il cherche comme moi un moyen de rentrer chez nous. Cependant, ce n'est pas parce qu'il veut recouvrer sa liberté qu'il ne s’extasie pas devant tout ce qu'il découvre.
Je l'écoute attentivement et comprends au fil de son récit qu'il voit en cette expérience hors du commun une sorte de chance. Une opportunité de découvrir un monde au-delà du système solaire, sûrement même de notre galaxie. Il me confie d'ailleurs qu'une des principales questions qu'il se pose est :
« Comment avons nous été amenés ici ? C'est vrai, avec nos moyens, aller jusqu'à une exoplanète potentiellement habitée aurait pris tellement de temps que nous serions morts avant d'arriver ! Reste donc à savoir s'ils ont réussi à conserver nos corps assez longtemps pour que nous arrivions aussi jeunes après le voyage qu'au départ ou s'ils ont développé un moyen de transport bien plus rapide que la vitesse de la lumière. Dans les deux cas, cela semblerait absurde à n'importe quel scientifique humain. Qu'en penses-tu ? »
Sa question me prends de court et je reste coite un moment. En effet, si je comprends son raisonnement, je ne suis pas sûre d'avoir les connaissances nécessaires pour privilégier l'une ou l'autre de ses deux théories. Comme il l'a lui même affirmé : même les meilleurs scientifiques ne sauraient probablement pas comment nous sommes arrivés là. Je bafouille donc confusément que je n'en ai aucune idée et je crois que Gédéon est un peu déçu. Alors qu'il se résout à changer de sujet et à plutôt m'interroger à propos de Revi, je me sens tirée, fermement mais sans violence, par la laisse qui entoure mon cou. J'ai juste le temps de lui dire au revoir avant de me mettre à trottiner derrière mon maître pour rattraper mon retard.
Cela fait peu de temps que l'on se connaît mais je crois que je commence déjà à considérer le jeune homme comme mon ami. Cela fait du bien et j'ai hâte de le revoir !
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