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L'aube fait scintiller le corps d'un cerf.



Je quitte le village vide dès que j'ai acheté une nouvelle paire de chaussures de marche. En me réveillant, j'ai demandé le chemin à l'ancêtre qui est revenu à sa table, et il m'a assuré que j'étais obligé de passer par la forêt infinie.

Alors, j'ai longé la lisière jusqu'au sentier d'herbes battues. Je me suis engouffré à l'intérieur des arbres hauts, hésitant et étrange.

J'ai levé la tête pour regarder la lumière éparse qui s'échappait des feuilles ; puis j'ai continué de marcher sur les pierres irrégulières.
Mais le sentier s'est terminé devant une imposante rivière, et je me retrouve immobile, dominé par la nature.

Les troncs couverts de mousse me toisent, somptueux sur les hectares qu'ils occupent. Les eaux tumultueuses s'agitent en brassées d'écume, et je soupire quand je constate que le courant m'emportera si je m'aventure à la traverser.

Je longe la rive, évitant les troncs épais et les pierres entassées, espérant trouver un endroit où le courant serait plus faible. Je m'éloigne parfois du sentier, mais à chaque fois où je crois être perdu, l'eau scintillante réapparait à côté de moi. Mes pieds trébuchent contre l'herbe quand ma fatigue prend le dessus sur mon envie de continuer.

Je ralentis lentement, pour finalement m'arrêter, les jambes si lourdes que je les sens presque s'ancrer dans le sol.

Lorsqu'elles deviennent trop faible pour me porter, je m'assois sur un énorme rocher qui surplombe le cours d'eau, me prend la tête entre les mains pour masser mes tempes déjà sombres de la terre qui s'élève.
Et je reste là, allongé sur la pierre, à regarder la courbe indéfinie du soleil au-delà du feuillage.

Je pense un peu, chantonne doucement, écoute les bruits de la nature et caresse entre mes doigts une feuille sèche. Mes pieds nus frôlent le vide à côté de mes chaussures.

Le temps s'écoule, paisible, et sans que je ne m'en rende compte, la Lune remplace le Soleil.

Les remous de l'eau agitée brisent le silence, les étoiles brillent, les oiseaux se taisent. La fraicheur du rocher traverse mes vêtements et s'insinue dans la peau de mon dos. Je ne bouge pas, immobile dans la forêt éternelle qui m'enveloppe de sa noirceur.

Les bruits s'estompent quand des milliers de lucioles s'éveillent entre les arbres, illuminant les ténèbres de leur lumières surréelle.

Il y un éclair qui embrase le ciel vers la Voie Lactée -si bref que je crois l'avoir rêvé- puis les arbres s'écartent sur la rive opposée.

Je me relève doucement, hypnotisé par la farandole de lucioles qui tourne autour des troncs. Une lueur bleuté irradie derrière la rivière, se reflète sur l'eau mouvante et transperce jusqu'à mon cœur.

Mais alors que je crois que la lumière provient de la mousse des arbres, une silhouette se détache du halo. Ses contours flous se précisent quand elle avance jusqu'à la rive, me laissant admirer la courbe de ses muscles et la brillance de son pelage.

Cernunnos luit dans la nuit.

Le cerf majestueux me foudroie de son regard argenté ; et c'est presque en transe que je le vois marcher les eaux de la rivière. Lorsque son sabot se pose sur les vagues sans y plonger, je remarque l'eau se calme et s'immobilise lors de sa traversée.

Il arrive sur ma rive sans une seule goutte sur son pelage splendide, puis il avance vers moi. Mon corps bouge sans que je m'en rende compte, et je me retrouve debout, chancelant sous la force de ses yeux.

Je m'approche en sentant l'herbe douce sous mes orteils. Ma main s'élance vers le ciel, vers lui, et je contemple l'inclinaison de son cou gracile.

Lorsque ma main effleure les poils de son flanc, il s'est approché suffisamment pour que je sente son souffle sur mon épaule. Ses bois immenses reposent doucement contre ma tête, sans me blesser, et mon poids s'affaisse légèrement contre eux.

Ses yeux parcourent mon visage tandis que ma main glisse sur ses épaules, son cou, sa tête et ses oreilles douces. Il ne bouge à aucun moment, spectateur silencieux de mon émerveillement.

Son museau se pose sur mon épaule, dans le creux de mon cou ; son souffle chaud coupe le mien.

Et, sans ciller, il m'entraîne sur l'eau mouvementée. Je m'affole, j'ai peur, parce que le courant va m'emporter, j'en suis sûr. Mais comme lorsqu'il est venu à moi, l'eau s'apaise. En regardant derrière moi, je vois que l'herbe entoure mon sac et mes chaussures, puis les transporte de rochers en rochers.

Je contemple le profil de Cernunnos, baigné par la lumière que dégage son corps.

La Lune n'a jamais été aussi ronde.

Il se déplace aisément entre les arbres qui l'accueillent en leur sein, se balade autour des massifs de pierres, surveillant d'un œil que je le suis toujours. Et alors que la forêt devient plus belle encore, c'est lui que j'observe, fasciné par le mouvement de ses cils et la grandeur de ses naseaux.

Je caresse doucement son cou, effrayé à la pensée qu'il me laisse ainsi ; mais son corps se rapproche encore du mien, m'enveloppant de la chaleur de son pelage.

Et j'arrête de penser à autre chose qu'à lui.
Sa lueur s'évanouit quand le jour se lève, et il me laisse à l'orée d'une clairière. Mon sac jonche le sol, les semelles de mes chaussures sont tournées vers l'aube ; son museau me frôle encore une dernière fois avant de disparaitre.
Je regarde son pas tranquille s'effacer entre les arbres, avant de m'affaisser au sol, les jambes tremblantes.
Je regrette sa chaleur confortable et le chatoiement de ses poils, mais le sommeil me rattrape.

Je m'endors en me berçant du contact de son corps contre le mien.



Le lendemain, le Soleil brille haut lorsque je sors d'un sommeil peuplé d'une lueur bleutée.

Je mange sans faim le bout de pain qui trainait depuis quelques jours au fond de mon sac, trempe mes pieds dans l'un des ruisseaux minuscules qui longe la clairière et reprend ma route avant que le soleil ne soit trop haut.

Je m'engouffre à nouveau dans la forêt dense, continuant mon chemin au hasard de mes pensées, tournant à droite quand l'envie m'en prend et flânant la tête vers le ciel.

Je profite de la liberté folle que m'offre ma solitude incongrue. Puis, au lieu d'avoir peur de tout et de sursauter à chaque craquement, je me surprends à me complaire dans cette sérénité que m'offre les plantes.

J'ai le sentiment étrange que je ne suis pas seul, sans pour autant être effrayé.

Je ne cours pas, chante parfois des comptines oubliées ou fredonne des poèmes dont je me souviens par strophes. La nuit, je me tais, observant le ballet langoureux des lucioles autour de moi, mais Cernunnos ne revient pas.

Je l'attends jusqu'à ce que l'attirance de Morphée soit trop forte, chaque nuit où il peuple mes rêves.

C'est après trois jours d'une marche hasardeuse que je débouche sur une autre clairière, plus petite que l'autre. L'herbe luit sous le soleil de fin de journée qui semble déjà s'oublier face à la lune, et les branches des arbres laissent échapper des morceaux d'un ciel bleu sans nuages.

Je pose mon sac à côté d'un tronc imposant, dont le bois taché est si épais que mes bras n'en font pas le tour. Mon corps s'allonge au centre de la clairière, en face des étoiles qui commencent à peupler le ciel de leur multitude.
Mais mes pensées volent très haut, très loin, à côté d'un cerf luisant qui éveille mes songes.
La fraîcheur nuptiale apaise mes membres endoloris, et les plantes fourmillent sous ma nuque.

Je m'endors ainsi, les pieds encore chaussés.

Je me réveille en sentant un souffle chaud sur mon visage, et une peau sur mon bras.
Mes yeux s'ouvrent et clignent quand je vois un homme penché au dessus de moi, ses doigts retraçant la courbe de mes sourcils. Quand il voit mes yeux ouverts qui le scrutent, il plonge dedans en passant doucement son index sur mes lèvres.

Et se lève, dressant son corps nu fièrement musclé vers le ciel.

Je rougis en détournant les yeux, gêné par sa masculinité qu'il affiche sans convention. Puis, je me relève sous ses yeux immenses d'un brun captivant, et me concentre sur son visage qui me regarde toujours.

Le battement de ses cils est une symphonie soyeuse ; la couleur de ses joues brille dans la chaleur matinale ; ses bras forts longent son flanc athlétique ; il est si beau que mes yeux se perdent à détailler chaque parcelle de son corps.

Mon regard remonte haut quand j'arrive trop bas, et je m'écarte vivement quand je constate que je me suis rapproché d'un pas.

Et je recule, emmêlant mes pieds et mes pensées. Lorsque je juge que je suis à une distance suffisamment raisonnable, ma voix emplie le silence d'un murmure.

- Qui es-tu ?

Le silence est ma seule réponse ; mais il a avancé d'un pas gracieux. Le vent balaye les arbres, bruissement furtif dans la clairière.

- Es-tu Cernunnos ?

Toujours ce silence qui répond à mon esprit, et toujours ce pas en avant, un peu plus grand. Ma paupière tremble, le soleil me rend faible et je dois être pâle comme la mort.

- Pourquoi ne réponds-tu pas ?

Je le supplie presque pour obtenir un mot, ou ne serait-ce qu'une syllabe ; pour faire taire cette frayeur qui noue ma gorge.

- Je t'en prie, juste un son...

Mais Cernunnos ne parle pas. Je le comprends quand son corps se colle à moi dans une étreinte qui me fait poser mon front sur son épaule. Il soupire dans mon cou quand il sent ma peur irraisonnée et caresse doucement mes cheveux, de ma nuque au sommet de ma tête.

Le reste est un rêve fiévreux où sa main brûlante parcourt mon dos, où des bois poussent entre ses cheveux et où le soleil s'éteint dans la nuit.

Je m'endors, geint dans la douleur qui mitraille mon front, sue de froid et étouffe de chaleur dans un kaléidoscope brouillon où les images s'entrechoquent.

Puis, je me retrouve plongé dans une eau si froide qu'elle rouvre mes yeux et éveille mes sens. Je suffoque entre les flots, m'agite et me calme quand je sens des bras puissant me hisser sur le rive.

Je crache mes poumons sur la terre parfumé, avec la main de Cernunnos qui réchauffe mes épaules. Je m'étale au milieu des pierres qui trouent ma peau, et contemple son visage dans la lumière orangée des lucioles. Son corps ne brille pas, et mon état de transe fiévreuse faut glisser ma main de ses reins à la naissance de son cou.

Puis mes doigts remontent dans ses cheveux ; sa tête se penche de la même manière que celle du cerf au halo de lumière. Il soupire contre ma main et ses lèvres frôlent ma paume.

Il se relève doucement en poussant sur le sol, et d'un mouvement souple des genoux, pose ses bras sous mon corps pour me soulever.

J'admire la concentration de ses traits et la lueur dans ses yeux en me laissant porter comme un enfant jusqu'à un arbre sans fin.
Il me dépose sous les branches en installant ma tête sur une racine, repart en courant entre les arbres, et revient avec mon sac. Je le remercie, même si je ne suis pas sûr qu'il comprenne.

Alors, en voyant que je le regarde longuement, il s'allonge à côté de moi, contre mon torse. Je sens son cœur battre contre ma peau, ses cheveux qui s'emmêlent entre mes doigts et soudain, deux excroissances dures qui entravent mes doigts.

Je regarde, fasciné, les bois pousser sur son crâne, en contemplant chacune de ses expressions quand ma main retrace leurs contours. Ses soupirs effleurent mon oreille, mes poils sont dressés vers les siens et sa peau fourmille contre la mienne.

Les étoiles semblent dérisoires quand son corps commence à étinceler d'une douce lueur.

La Lune n'éclaire plus la prairie ; mais lui éclaire ma vie.


Sa tête se penche vers la mienne.


Mon cou se relève.


Nos bouches se rencontrent.


Et je goûte à la liberté sur ses lèvres.

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