8.Les Limbes
Je sens brusquement mon estomac se tordre comme si je venais de boire du lait tourné et, alors que je tente de me remémorer si j'en ai mis dans mon café, les rayonnages du magasin commencent à toupiller devant mes yeux, prenant de plus en plus de vitesse. Ma poigne se resserre sur le bras de l'incube, enfonçant mes ongles courts dans sa chair. Et alors que je ressens de plus en plus le besoin impérieux de vomir, un éclair zèbre mon champ de vision et nous disparaissons.
Tandis que mes pieds foulent un sol bien différent des dalles de lino mouchetées qui recouvraient le sol du magasin de location, je fais quelques pas incertains, une main plaquée sur mon ventre douloureux. Ma tête tourne follement et, dans ma bouche, ma salive s'est faite plus présente et plus épaisse. J'avance encore d'un pas puis m'arrête brusquement. Les spasmes dans mon estomac me forcent à me pencher en avant et, dans un réflexe aussi fulgurant que malheureux, au pied d'un mur de briquettes rouges, je rends le contenu de mon estomac. C'est-à-dire : pas grand-chose, mis à part un peu de bile.
Des mains récupèrent les quelques mèches qui se sont échappées de ma queue-de-cheval et les placent derrière mon oreille. La paume chaude de l'incube me frotte le dos en un mouvement circulaire et rassurant. Je lui mettrais bien une gifle, mais, à cet instant précis, ce serait présumer de mes forces et de ma précision. À la place, je grogne de dépit et espère qu'il entendra l'insulte sous-jacente.
— J'aurais dû vous prévenir, s'excuse-t-il d'un ton où pointerait presque une note de remords. La première fois secoue toujours un peu.
Je crache avant de me relever.
— Vous auriez dû... en effet... je réponds, dépitée, avant de me retourner et d'appuyer mon dos contre le mur, les jambes encore trop faibles pour tenir debout et sans trembler.
Plongeant la main dans son veston, Keziah en ressort un mouchoir en tissu blanc plié en quatre et me le tend.
— Vous êtes vraiment d'un autre âge, soupiré-je en acceptant néanmoins le carré de coton et en m'essuyant la commissure des lèvres avec. Je parie qu'il y a même vos initiales brodées dessus.
Il hausse les épaules.
— À une époque, les femmes aimaient ces gestes de galanterie.
— À une époque, elles n'avaient pas le droit de faire des études ou d'exercer une profession, ni même d'éternuer sans l'autorisation écrite d'un mâle tout-puissant.
Je plisse les yeux en secouant la tête, exaspérée, puis me décolle du mur. Maintenant que mon malaise est passé, je voudrais savoir dans quel étrange endroit j'ai atterri.
Non, « étrange » n'est pas le mot. Familier, plutôt ? Car où que se pose mon regard, je reconnais les formes, les lumières et les courbes. Je connais l'angle de cette rue, la façade beige et rouge de ce marchand de journaux, ce fleuriste aux étals chamarrés et ce feu tricolore qui semble toujours durer une éternité, voire deux. Pourtant l'atmosphère paraît différente de ce dont j'ai l'habitude. Ce n'est pas mon quotidien que j'ai sous les yeux, ici. L'air miroite lorsque j'esquisse un geste, le fendant en deux. Le bruit de la ville, ses klaxons, ses moteurs, ses chiens qui aboient, ses automobilistes qui s'insultent, tout ça je ne l'entends pas. Je vois les citadins qui marchent d'un pas assuré vers un lieu qui leur est propre, mais ils semblent différents. Moins... ordinaires.
Je lève les yeux. Le ciel n'est ni bleu ni gris teinté d'orage, il est d'un rose pâle qui ondule et fonce lorsqu'il disparaît derrière ce qui ressemble à de gros cumulus de barbe à papa. Devant moi, un petit café laisse s'échapper de sa porte vitrée des effluves de grains torréfiés. C'est dans ce commerce-ci que je me rends chaque matin, avant d'aller au poste, pour y pêcher mon second café de la journée.
Enfin, non... Ce n'est pas exactement celui-ci.
Je pointe d'un doigt tremblant le haut bâtiment de briques qui se trouve sur le trottoir juste en face de celui du café.
— Pour... pourquoi est-ce que cet endroit ressemble trait pour trait aux locaux de la BMS ?
L'incube se penche vers moi. Son grand corps effleure mon dos.
— Bienvenue dans les Limbes, inspecteur, souffle-t-il à mon oreille alors que je sursaute.
Je tourne la tête. Nos visages se font face à quelques centimètres à peine. Les lèvres de l'incube ont frôlé les miennes. Il sourit et, dans ses deux billes turquoises je lis qu'il a conscience de l'effet que notre proximité a sur moi. Je le repousse, les deux paumes sur son torse.
— Cessez vos petits jeux ! Ce n'est vraiment pas le moment, démon !
En vérité, je suis terrifiée. Je suis dans les Limbes. Les Limbes ! Nom de Dieu !
Mon rythme cardiaque s'est accéléré, ma peau s'est humidifiée, je peux presque sentir l'odeur de ma peur dans ma transpiration. Qui sont ces gens qui nous dépassent sans nous voir ? Des âmes en perdition ? Des démons ? Qu'est-ce qui m'a pris d'accepter ce rendez-vous ?
— N'ayez pas peur, me rassure l'incube. Les Limbes ne sont pas aussi sinistres que le dépeint l'imaginaire collectif.
— Pas d'âmes en perdition attendant le jugement qui les fera aller au Paradis ou en Enfer ?
Je ricane, aussi peu rassurée qu'une poule dans un terrier de renard. Il quitte mon dos pour venir se placer à mon côté.
— Soit vous avez vu trop de films, soit les cours de catéchisme que vous avez sans aucun doute suivis pendant votre pieuse enfance ont un peu trop bien payé. Non, les Limbes sont simplement un Entre-Mondes.
Devant mon air perdu, il poursuit :
— C'est une porte, si vous préférez. Le passage obligé de toute créature qui voudrait se rendre du Paradis à la Terre ou de la Terre en Enfer, et inversement. Mais pas que. Le Paradis, l'Enfer et la Terre ne sont pas les trois seuls Mondes qui coexistent. Il y en a des centaines. L'Homme n'en connaît seulement qu'une infime partie.
— Et pourquoi les Limbes ressemblent-ils trait pour trait à mon quartier ?
— Parce que c'est un Monde Miroir. Il prend l'apparence de ce qui vous est familier.
Tandis qu'il m'explique, je sens peu à peu ma peur se tarir afin de laisser place à ma curiosité. Je n'aurais jamais pensé un jour m'approcher si près du Surnaturel. Savoir qu'il existe est une chose, mais y plonger les deux pieds en avant en est une autre. Je sens poindre l'excitation.
— Si le paysage urbain que j'ai devant les yeux reflète mon familier, que voyez-vous ?
Son regard glisse lentement vers un paysage que je ne peux guetter autrement qu'au travers du turquoise de ses yeux flous. Nostalgie, regret, mélancolie passent tour à tour sur ses traits figés par quelques souvenirs lointains.
— Rien qui ne serve à l'enquête.
Je n'insiste pas, mais je suis piquée par l'intérêt.
— Comment pouvons-nous évoluer dans deux milieux différents sans nous prendre le poteau ou le tronc d'arbre du monde familier de l'autre ?
Un sourire fleurit sur sa bouche, tandis qu'il enfonce nonchalamment les mains dans ses poches de pantalon.
— La magie, inspecteur.
— C'est évident... Pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt ? C'est bien connu, la magie peut tout expliquer ! La voie 9¾, tout ça.
Il me lance un clin d'œil, je lui renvoie un roulement d'yeux.
— Vous avez de la chance que ma fatigue ne me permette pas de réfléchir à propos de la théorie . Mais vous ne perdez rien pour attendre.
Il lève les mains en l'air, faussement désolé. Mais ses yeux pétillants démontrent qu'il s'amuse follement de la situation.
Chaque foulée fait naître un peu plus en moi ce sentiment de familiarité mêlé de discordance qui me désarçonne. Lorsque nous passons devant, l'odeur de mon café envahit mes narines. Elle est identique à celle que je hume tous les matins, mais possède ce petit quelque chose qui m'échappe.
Je suis une créature d'habitudes. Je possède un agenda, des manies, une routine. Et dès que je sens le moindre changement dans mon habitat, le moindre grain de sable dans le mécanisme bien huilé de ma vie, je ne peux m'empêcher de paniquer.
Il est sans doute là, mon petit quelque chose, celui qui m'échappe ici : mes yeux voient mon quotidien, mais mon esprit sait qu'il est trompé.
J'ai l'impression de déambuler au ralenti, comme dans un rêve. Mes pas sont aussi rapides qu'à l'accoutumée, pourtant l'atmosphère semble plus lourde, le temps plus lent, presque... suspendu. Les pulsations de mon cœur se sont faites lointaines. Elles sont si ténues que je pose une main sur ma poitrine afin de m'assurer qu'il bat toujours.
Nous traversons la rue parée du rose du ciel et montons l'escalier qui, dans mon Monde, barre l'entrée du QG de la Brigade de la Magie et du Surnaturel. Un pied de nez, dont l'ironie ne m'échappe pas.
Alors que je passe la porte à la suite de l'incube, je me stoppe d'un coup sec, comme si mes talons s'étaient pris dans de la mélasse ou qu'un mur invisible venait de m'emboutir le coin de la tronche. Je suis trop éblouie pour continuer.
La pièce est immense. Rien à voir avec le petit hall étriqué de la BMS, sa petite salle d'attente, son petit bureau où tapote à l'ordinateur son petit réceptionniste ou ses petites chaises inconfortables sur lesquelles des petits porteurs de plainte doivent patienter. Ici, le hall ressemble plutôt à celui d'une gare. D'une gare aux proportions monstrueuses dans laquelle se dressent de fines et monumentales colonnes de marbre d'un beige chaud.
Dans un coin de mon esprit, je me demande comment une si grande pièce peut entrer dans un bâtiment qui, de l'extérieur, semble bien moins vaste – Bonjour J. K. Rowling –, mais mon attention est parasitée par la merveille architecturale qui se trouve devant mes yeux.
La salle doit s'étendre sur une surface au moins égale à un terrain de football. De chaque côté, deux couloirs séparés du gros de la pièce par des colonnes reliées à des arches desservent un nombre impressionnant de portes de la couleur du bronze oxydé. Le plafond en ogive, cumulant à une vingtaine de mètres au-dessus de nos têtes, est peint d'une fresque splendide aux couleurs chatoyantes. Elle représente un combat épique où deux camps se font face. La scène est si détaillée que j'ai presque l'impression qu'ils vont s'animer et continuer leur lutte céleste d'une seconde à l'autre. Au fond de la salle, un escalier à double révolution aux marches de marbre veiné de beige et or dessert un premier palier avant de tourner à cent quatre-vingts degrés et de disparaître dans une nouvelle volée de marches.
L'architecture fin xixe du lieu est contrastée par une décoration extrêmement moderne, mais loin, très loin, d'être dépouillée. Des sculptures colorées, déstructurées, en Plexiglas trônent un peu partout. De la plus petite posée sur la courbe blanche d'un bar de palace, à la plus phénoménale, suspendue au-dessus de nos têtes comme un mobile pour enfant de deux mètres sur trois. Ses morceaux de plexi transparent cyan, magenta et jaune me font penser qu'il pourrait être le fruit de l'union incestueuse d'une œuvre de Joan Miró et d'une peinture de Mondrian.
Un mur végétal dégueule de la coursive du premier étage, une fontaine en céramique bleue jaillit du sol en marbre, des tapis aux motifs géométriques dallent l'espace de noir et blanc. Des sérigraphies de chevaux de course ont été accrochées à intervalles réguliers sur les murs.
Il y a tant de choses à voir, à observer, à décortiquer que je me sens au bord de la crise d'épilepsie. Et pourtant, l'ensemble est d'une rare cohérence.
Mes yeux finissent par s'arrêter au centre de cette délirante débauche architecturale et artistique sur un comptoir anthracite.
À mon retour de « mission secrète », il faudra vraiment que je fasse part à Marc des quelques menus changements et améliorations que j'entraperçois pour l'aménagement des bureaux, là-bas, sur Terre. L'humain a de quoi apprendre de... de qui, d'ailleurs ? Des démons ? Des anges ? Des créatures célestes ?
Derrière le comptoir se tient une très belle femme qui pianote sur un clavier avec l'habileté d'une championne de dactylographie.
Sa peau est cuivrée et ses longs cheveux d'ébène lui tombent en cascade parfaitement maîtrisée sur les épaules. Elle est moulée dans un chemisier col Mao blanc et une jupe crayon rouge. Sur ses épaules, elle a négligemment jeté une veste cintrée en peau de reptile. Un plastron et de larges boucles d'oreille en métal frappé ornés de motifs tribaux complètent sa tenue. Elle a le look de la fille sage-coquine, autant chatte que panthère. Plus que sa beauté, son allure est à couper le souffle.
Sans se rendre compte que je me suis arrêtée, Keziah a continué son chemin et s'est immobilisé devant le comptoir où il s'adresse désormais à la réceptionniste. Je le rejoins juste au moment où il lui sort une phrase, apparemment pleine d'esprit.
— ... main, tu sais ce que c'est ?
La splendide brune, à la beauté tout orientale, s'esclaffe et je crois entendre résonner dans mon âme les trompettes célestes du Jugement dernier. Alors, je me fais la réflexion que mon rire à moi s'apparente à celui d'un cochon grippé.
— Tu m'as manqué, lance-t-elle, en posant ses ongles laqués de rouge sur la chemise de l'incube.
— Comment, mon orchidée du désert ? Tu n'as pas de cœur.
Son nez se fronce d'une façon adorable. Ses doigts courent le long du tissu, y traçant des lignes imaginaires. Keziah attrape sa main et pose ses lèvres sur ses phalanges.
— Ce serait plutôt à moi de protéger le mien, Ammout.
« Ammout... » Pourquoi ce nom éveille-t-il quelque chose en moi ? Où ai-je bien pu l'entendre ?
La brune s'empare du col de l'incube et l'attire à elle. Le buste penché au-dessus du comptoir, il lui sourit.
— Aurais-tu peur que je le dévore ? demande-t-elle alors que ses lèvres pulpeuses effleurent celles de l'incube.
— C'est déjà fait.
Un son de gorge satisfait, presque ronronné, s'échappe de la bouche glossée d'un nude léger. Ses doigts se coulent dans la crinière rousse de l'incube, jouent avec les boucles de sa nuque, dessinent sa mâchoire, pincent son menton pour enfin se poser sur sa bouche tremblante et affamée. Ses yeux ourlés de longs cils de jais observent chacune des réactions du démon, chacun de ses soupirs, le moindre frisson. Il attend tandis qu'elle lui fait miroiter d'un regard tout ce qu'elle peut lui offrir en un seul de ses baisers.
La scène est intime, sensuelle, saturée d'ondes sexuelles. J'en ai retenu ma respiration. Dans l'attente. Comme Keziah. Mon propre désir s'éveille et mord ma lèvre.
Pourquoi joue-t-elle avec nous de la sorte ?
Après une danse qui m'a paru durer toute une vie, Ammout dévore enfin notre bouche. Elle mord, suce, lèche.
Elle dépose sa seconde main sur nos côtes, derrière notre veste, sous notre chemise. Notre peau s'échauffe à son contact. Son énergie caresse nos lèvres, joue avec sans jamais nous pénétrer. L'énergie n'appartient qu'à elle. Nous ne pouvons pas nous en nourrir.
Nous fronçons les sourcils de frustration. Mais la sensation est si puissante, si pure que nous oublions vite. Tout ce qui importe se trouve entre nos deux peaux. Nous nous moulons plus étroitement à elle.
Trop de tissu s'étend encore entre nous. Si elle pouvait tout simplement nous les arracher et nous envelopper de son corps doux, de son corps si chaud... Il éteindrait le feu qui nous consume depuis tant d'années. Nourri, toujours nourri, sans arrêt, sans relâche, mais jamais éteint, jamais consumé.
Jamais assouvi.
Une bouffée de jouissance explose dans ma gorge. Je vacille avant de me raccrocher à ma propre réalité. Mes jambes tremblent et le bas de mon ventre est contracté au point de lancer des vagues chaudes dans l'ensemble de mon corps essoufflé. Mes réactions sont si semblables à celles provoquées par un orgasme que j'en halète.
Je reporte mon regard sur le couple. J'ignore comment elle s'est assise sur le comptoir, mais ses jambes dorées, gainées de nylon, sont attachées au bassin de l'incube.
Le rouge aux joues, je me détourne.
Que s'est-il passé ?
Je sens encore le feu de mon plaisir brûler entre mes cuisses. Un orgasme vécu par procuration, comme un parasite.
Nom de Dieu !
Reprenant peu à peu mes esprits, je jette un coup d'œil autour de moi. Apparemment, le fait qu'un couple soit pratiquement en train d'entamer des préliminaires en plein milieu d'un hall bondé de monde n'a l'air de gêner personne. Des hommes en costume trois pièces passent près de nous sans s'arrêter, leur serviette sous le bras. Des femmes en tailleur moulant franchissent les fameuses portes en bronze et disparaissent en nous ignorant. Le monde continue de tourner tandis que je me sens de plus en plus mal à l'aise.
Les joues cramoisies, je fixe mes pieds, changeant de jambe d'appui. Je ne veux plus les regarder et risquer de me faire happer de nouveau. L'étrange plaisir me place face au désert de ma vie sexuelle depuis huit mois. J'avais oublié ce que l'on ressent. Combien c'est grisant de se sentir désiré.
Un raclement gêné sort de ma gorge, faisant se tourner deux visages vers moi.
Ammout plisse le nez, le sourire groggy, ivre de l'abandon. Ses yeux en amande brillent derrière le rideau soyeux de ses cheveux. Elle ne semble pas déçue d'avoir été interrompue, juste curieuse de l'objet de cette interruption. L'un de ses sourcils se redresse.
— C'est elle, l'humaine ? demande-t-elle d'un ton curieux, les ongles grattouillant la nuque de l'incube.
Il s'éloigne à regret et reporte un sourire étourdi sur moi.
— En chair et en os.
Ils rient tous deux comme après une bonne blague et je me sens comme un enfant dans une conversation d'adultes.
— Elle m'a l'air simplette et maigrichonne. Es-tu certain qu'elle soit de taille à mener une telle enquête ?
L'incube hausse les épaules, l'air de dire qu'il n'est pas le donneur d'ordre, mais un simple outil, et que, si ma mission venait à échouer, il n'en serait pas responsable. De mon côté, j'enrage. Je n'ai pas l'habitude d'être ouvertement injuriée. Instinctivement, mes doigts se glissent sous ma veste, là où devrait reposer mon S&W. Ce n'est pas le cas. Je maudis Marc en silence.
— Prends garde, elle adore menotter les gens, lui glisse Keziah.
Je le fusille du regard tandis que la brune se place à quelques centimètres de moi. Juchée sur des talons de douze bons centimètres, elle arrive presque à ma hauteur.
Presque.
— Le Conseil a misé sur toi pour résoudre cette affaire. Je n'étais pas d'accord. Je ne pense pas qu'un humain soit de taille à affronter une réalité qui le dépasse. Tu sembles avoir la tête sur les épaules, mais le cœur fragile.
Elle me détaille tout en monologuant, puis ses yeux sombres s'arrêtent sur ma poitrine. C'est étrange, mais je comprends qu'elle n'est pas en train de me reluquer le bonnet, elle cherche... autre chose.
— Si tu ne craques pas dans les vingt-quatre heures, j'en serais sincèrement étonnée, reprend-elle.
Je serre les dents.
— Ammout... temporise Keziah, peu convaincant.
— Je ne fais qu'exposer des faits.
Cette fois, je ne peux m'empêcher d'intervenir
— Basés sur quoi, au juste ? Les douze secondes où vous n'avez pas eu la langue collée à la glotte de Keziah ?
Ses yeux rient à ma pique.
— Tu sens... (Elle prend une longue inspiration dans mon cou.) La solitude et les regrets.
Je recule d'un pas. Sa proximité me met de plus en plus mal à l'aise. Mais elle avance et, avant que je n'aie le temps de réagir, Ammout plaque sa paume contre ma poitrine.
Soudainement, ce sont des images par centaines qui m'assaillent. Des images de ma vie. De ma petite enfance à ma vie d'adulte. Je me revois dans mon uniforme d'officier de police à ma remise de diplôme par le sous-directeur du personnel de la Sûreté nationale. Je revois mon second rencard avec Luc, et le yaourt à la fraise que j'ai renversé sur son pull blanc tout neuf. Je me revois à cinq ans apprendre à nager avec mes brassards « girafe ». Je sens l'odeur de beurre fondu sur les crêpes de ma mère. Je pleure la mort de mon premier chien, Bonnie, percutée par une voiture. Je me vois ouvrir la lettre que mon père m'a laissée, les mains tremblantes, le cœur meurtri, l'âme déchirée.
« Ces mots sont les tiens. Tu ne dois en parler à personne, pas même à ta maman. Elle ne comprendrait pas. Tu es une grande fille, désormais, je sais que tu pourras garder notre secret pour toi. »
J'ai l'impression de me noyer dans mes propres souvenirs. Il y a trop d'images, trop de sensations. Je suffoque.
Je me souviens soudain où j'ai déjà entendu ce nom : Ammout. Dans un livre d'histoire. Les allusions aux cœurs humains, au Nil. Cette peau dorée, ces longs cheveux lisses et noirs. Elle est Égyptienne.
Ammout, la « Dévoreuse d'âme », la déesse qui, lors de la pesée du cœur, dévore l'âme des humains jugés indignes de continuer à vivre dans l'au-delà.
Si je n'étais pas déjà sur le point de défaillir sous l'assaut de mon passé, je me serais sans doute évanouie.
— L'incube ! Dans mon bureau !
L'ordre, donné avec autorité, en fait presque sursauter la déesse. À regret, elle retire sa main de ma poitrine. Je puise dans mes dernières forces pour ne pas m'écraser au sol. Reculant de quelques pas, l'esprit encore embrumé, je plonge la main sous ma veste et en ressors mon taser, à défaut de posséder encore mon arme de fonction. C'est mon habitude qui a retiré la sécurité et le brandit à bout de bras, pas moi. Je me sens trop faible pour ça. Malgré tout, l'embout de l'appareil s'est pointé sur la poitrine de la déesse. Juste entre ses deux seins.
Son sourire dévoile de belles et longues dents blanches.
— Tu sais que tu ne peux pas me tuer, et surtout pas avec ce ridicule engin, n'est-ce pas, petit chacal ?
— Peut-être pas, mais je peux sans doute creuser un trou fumant dans le silicone qui vous sert de poitrine.
Ammout s'esclaffe. Un son magnifique qui me fait trembloter les genoux.
Loin derrière nous, la même voix au ton plein d'autorité résonne de nouveau. Mais cette fois, elle est teintée de menaces.
— Calmez l'humaine ! Keziah, j'ai dit : dans mon bureau ! IMMÉDIATEMENT !
Une porte claque, mais je n'ai d'yeux que pour celle qui me dévisage, probablement en train de se demander à quelle sauce elle va dévorer mon cœur.
— J'ai pesé ton cœur ; je sais tout.
Tandis qu'elle m'observe je comprends qu'elle dit vrai. Mon souffle se coince dans ma gorge, mon cœur accélère, mes mains se contractent sur mon arme de fortune.
Ce secret, je ne l'ai jamais raconté à personne. Pas même ma mère. J'ai promis à mon père. Je le porte depuis mes huit ans, je l'ai recueilli, nourri, fait grandir et, en échange, il m'a permis de me construire. Grâce à lui, je pourrais enfin...
— Ce n'est pas la solution, lâche Ammout, les yeux vibrants.
J'ouvre la bouche.
— Inspecteur...
L'incube apparaît soudain dans mon champ de vision. Main sur le taser, il me le fait doucement baisser jusqu'à ce qu'il pende mollement au bout de mon bras.
— Inspecteur, j'ai besoin de vous en vie. Ne faites pas de bêtise.
Ses doigts s'enroulent autour des miens, me faisant peu à peu lâcher mon arme. Lorsqu'il la récupère enfin, il ouvre ma veste et, avec des gestes lents et assurés, replace le taser dans la poche intérieure de mon blazer. Posant ensuite une main sur ma joue, il me regarde dans les yeux, un sourire indulgent sur le visage.
— Si vous laissez vos émotions prendre le dessus dans un endroit pareil, vous ne ferez pas long feu, inspecteur. Ce serait dommage. Moi qui étais à deux doigts de vous remettre dans mon lit...
Sa dernière phrase a le mérite de me sortir de ma transe. Je bats des cils et grimace.
— Quand les...
— Oui, je sais, m'interrompt-il. Quand les cochons voleront.
Je hoche la tête.
— D'ailleurs, j'ai un cadeau qui pourrait être utile.
Je le regarde ouvrir un pan de sa veste et en récupérer un objet. Il arrête son geste à mi-chemin.
— Mais vous devez me promettre de ne pas jouer avec ici.
— Je ne promets jamais rien sans en connaître les tenants et les aboutissants.
Il secoue la tête, exaspéré, mais en sort néanmoins l'objet. J'écarquille les paupières.
— Mon arme ! m'exclamé-je. Vous... vous l'avez volée ?
— Votre verre est-il toujours à moitié vide ?
— On appelle ça du rationalisme.
— J'aurais dit du pessimisme, mais on nous attend. Pas le temps de parlementer avec le coffre-fort qui vous sert de personnalité.
Il me fourre mon holster entre les mains avant d'aller pêcher mon badge dans la poche arrière de son pantalon.
— Et voilà, vous êtes de nouveau vous-même.
Il ne croit pas si bien dire. À la seconde où j'ai pu apprécier le poids de mon S&W entre mes mains, je me suis sentie rassurée, protégée comme s'il venait de remettre mon armure en place.
Je glisse mon badge à ma ceinture, retire mon blazer, passe les bretelles de mon holster, l'ajuste et soupire de contentement. Keziah m'a regardée faire, l'un de ses sourcils arqués. Il peut bien penser ce qu'il veut, je m'en cogne.
— Y allons-nous ?
J'acquiesce.
Lorsque nous passons devant Ammout, l'incube mime un téléphone à son oreille. Elle lui répond d'un hochement de menton
Je lève les yeux au ciel.
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