7.Le magasin de DVD

La voiture a repris sa route vers l'inconnu dans un silence pesant. La tension dans l'habitacle est palpable et je perçois au-dessus de ma tête le poids d'un couvercle invisible.

L'incube m'a rejoint une dizaine de minutes après m'avoir laissée en plan devant l'ascenseur. Je ne sais pas ce qu'il a bien pu faire dans ce laps de temps, mais je doute qu'il soit allé pêcher un sandwich au distributeur de la salle d'attente.

Sentant une brusque gangue de fatigue brouiller mon esprit et ma vision, je me redresse sur mon siège puis bats des paupières afin d'en chasser le sommeil. Je jette un coup d'œil à l'horloge de la voiture ; elle m'indique que je suis debout depuis plus de vingt-huit heures. Les épreuves de la nuit passée couplées à celles de cette journée m'ont harassée. Sans parler de ces foutus cachets qui ont quand même dû avoir le temps de passer en partie dans mon organisme avant que je ne les vomisse.

Un frisson dévale la pente de mes bras et ma gorge se serre.

À quoi pensais-je ? On ne se rachète jamais d'une action par une autre action... La première est marquée au rouge dans notre chair et on a beau tenter de l'effacer, elle perdure. Autant s'écorcher vif dans ce cas, car la mort elle-même n'efface rien ; le corps pourrit, la marque reste.

Je tourne un peu plus mon visage vers la fenêtre, s'il peut entendre mes sanglots étouffés, l'incube ne verra pas mes larmes. Plutôt crever.

Mika et Lucas sont morts. Les autres membres de mon équipe sont morts, et j'aurais beau me foutre en l'air, ça ne changera pas cette foutue réalité de merde !

J'ignore si cette enquête sera la première pierre à paver le chemin de mon salut, mais je dois essayer.

Essuyant mes larmes, je jette un discret coup d'œil à l'incube et à son visage impassible, concentré sur la route. Il excelle dans la dissimulation, je suis néanmoins bien armée par mes années de police. Et l'intérieur du démon est loin de ressembler au long fleuve tranquille que sa mine joviale laisse transparaître. Ses yeux sont tristes. Et les yeux ne mentent jamais – il n'y a qu'à voir les miens.

Il doit encore penser à son amie, le succube... Éden ?

Instinctivement, ma main se lève. Et si je ne m'étais pas reprise, je l'aurais sans doute posée sur son bras. À la place, je l'enfouis entre mes cuisses. Je peux comprendre sa peine. Mais la prendre en compassion, ce serait le trahir, lui.

J'appuie sur le bouton de l'autoradio dans un geste impulsif. D'apparence neuve, il a sûrement été ajouté il y a peu à l'antique tableau de bord de l'Alpine. Je doute qu'il y ait eu des enceintes connectées dans les bagnoles des années 70. La dernière chanson jouée résonne soudain dans l'habitacle sur des airs de guitare country, et la voix galopante d'un cow-boy du dimanche nous enveloppe, cassant brusquement le lourd silence.

Malgré moi, un léger sourire naît sur mes lèvres.

— Je ne vous pensais pas du genre country. Vous avez aussi un chapeau à larges bords et des santiags dans le coffre ?

Keziah sourit à son tour sans quitter la route du regard. Lorsqu'un feu passe au rouge, il s'arrête et tourne la tête vers moi.

— J'ai pu être un bon nombre d'hommes dans mes multiples vies, répond-il, laconique, avant d'appuyer sur l'accélérateur et de faire sauter l'Alpine dans un ronron gras et bien huilé.

La voiture a beau avoir près de cinquante ans, elle en a encore sous le capot.

« Un bon nombre d'hommes... »

Je continue de l'observer à la dérobée tandis que, les yeux plissés, il suit l'itinéraire que ses souvenirs dictent à ses mains posées sur le volant en cuir. Il a l'air d'un géant dans l'habitacle bas de plafond de sa voiture de collection. Le haut de son crâne effleure le tissu tendu et ses épaules larges dépassent du siège, venant presque frôler les miennes, bien plus étroites. Ses boucles rousses qui tombent négligemment sur sa nuque, son menton carré et esthétiquement mal rasé, et ses yeux céladon me font penser à ces anciens barbares venus du Nord pour envahir des contrées plus chaudes et des littoraux plus cléments.

A-t-il des ancêtres vikings ? Non, la bonne question serait plutôt : est-il Viking ?

Alors que je le dévisage comme une bête curieuse, Keziah se tourne vers moi et ses sourcils redressés me questionnent. Je reporte rapidement mon regard vers le pare-brise, faisant mine de m'intéresser aux immeubles qui défilent derrière. La vitrine d'un magasin de luminaires me renvoie furtivement mon reflet avant que nous ne le dépassions et tournions sur une nouvelle rue adjacente. J'ai l'air d'un zombie.

Bien que je connaisse la ville comme ma poche ou presque, j'ai du mal à me repérer à travers les venelles de plus en plus étroites qu'emprunte l'incube. Je repose mes épaules contre le siège ; la musique country continue à animer l'intérieur de la voiture de son chant guilleret.

— Donc... (Je décide de rompre ce silence qui me met à mal.) Si j'attends la prochaine chanson, je suppose que j'entendrai des chants celtes, du Frank Sinatra ou encore de la... lyre grecque ?

— Je suppose que vous ne le saurez pas tout de suite ; on y est, m'annonce-t-il en éteignant le moteur et fourrant les clefs dans la poche de son veston.

Son ton n'a rien d'agressif, ses gestes sont précis et calmes, pourtant je ne peux m'empêcher de penser que ce n'est pas lui. Où sont les bravades ? L'exubérance ? Les jeux de mots vaseux ? C'est étrange, mais soudain, ça me manque.

Son visage apparaît dans mon champ de vision. Je n'ai pas bougé, le pouce sur la sécurité de ma ceinture.

— Bon, on y va ou vous attendez le dégel ?

Je plisse les yeux.

— Vous volez mes répliques, maintenant ?

— Seulement les meilleurs. Donc ne vous en faites pas, je vais rapidement être à court de munitions.

Sans me laisser répliquer, il ouvre la portière et s'extrait de son Alpine.

Je me penche afin d'avoir une vue d'ensemble de l'extérieur. Et tout ce que je peux en dire, c'est que je n'ai aucune idée de l'endroit où nous nous trouvons. Sur le petit immeuble de trois étages qui fait de l'ombre à la voiture, la plaque – à moitié effacée par le mauvais tempsannonce en lettres blanches que nous sommes dans l'impasse Limbus Patrum. Malgré une fouille minutieuse de la carte de la ville gravée dans ma tête, je suis encore incapable de nous situer avec précision.

Je sais que nous avons tourné une première fois à l'angle de mon restaurant de bagels du vendredi soir et que nous avons ensuite pris à gauche, passant devant le pressing à qui je confie mes tailleurs et mes chemisiers. Ensuite, nous avons tourné et tourné, passant d'une artère à une autre sans que je n'arrive à me remémorer l'itinéraire exact. La frustration me fait froncer les sourcils, mais je décide d'ignorer ce sentiment pour le moment, le gardant dans un coin de mon esprit.

Je sors de l'Alpine et contemple, les yeux plissés, la vieille devanture devant laquelle nous nous sommes garés. Apparemment, d'après l'enseigne démodée et défraîchie, et le petit panneau « ouvert 24/24 h, 7/7 j » collé sur la vitrine, on loue encore des DVD en ce bas monde. Autant pour moi, Netflix, Disney+ et Prime Video n'ont pas encore envahi tous les foyers et les petits commerces vivent encore.

La devanture est si mal entretenue que la peinture bleu roi se détache par plaques entières jonchant le trottoir à mes pieds. La vitre est sale et l'on a du mal à voir ce qui se trouve derrière.

Derrière, justement, à quatre pattes et les fesses relevées vers le plafond, une pin-up en carton plume me regarde de ses yeux ourlés d'un large trait d'eye-liner, m'incitant à venir acheter son dernier film d'art et d'essai. J'ai de sérieux doutes quant au côté « artistique » de l'œuvre en question, mais après tout, l'art est subjectif.

Lorsque je me retourne, réussissant à détacher mon regard des cache-tétons en forme de cœur de la pin-up, Keziah me transperce de ses prunelles turquoise. Je carre les épaules afin de me grandir et de me donner une contenance.

— Dans quelle partie de la ville sommes-nous ? Je n'ai jamais mis les pieds ici.

— C'est parce que vous ne pouvez pas le trouver. Le quartier entier a été conçu par Dédale.

— Le mec du labyrinthe et du Minotaure ?

— Le mec du labyrinthe et du Minotaure, acquiesce-t-il avec un sourire en coin. Voyez cet endroit comme une réplique moderne du labyrinthe que Dédale a créé afin d'emprisonner le Minotaure. Sans fil d'Ariane pour vous guider, vous ne pouvez pas trouver votre chemin au travers.

— Et vous êtes mon fil d'Ariane.

— C'est ça. Ou plutôt, c'est ce qui fait de moi un Surnat' qui joue le rôle du fil. Ça fait partie de mon... hum... Comment exprimer ça ? ADN.

— Donc... si je voulais revenir ici, seule... ?

— Vous ne pourriez pas.

Noté.

Ce qui explique pourquoi je suis incapable de me souvenir du chemin que nous avons emprunté.

— Et ce quartier général ?

— Vous êtes devant.

Je lève les yeux afin d'avoir une vue d'ensemble du bâtiment qui se trouve derrière l'incube, sur le trottoir d'en face. C'est une haute bâtisse du milieu du xixe siècle avec ses fenêtres en alcôve joliment grillagées et sa façade majestueuse. Au-dessus de l'entrée, un écriteau en filigrane d'or sur marbre gris indique qu'il s'agit d'une banque. Oui, j'imagine très bien les serviteurs du Ciel et de l'Enfer faire la queue devant un guichet aux barreaux de cuivre face à une secrétaire à l'air réprobateur et au chignon strict qui les ferait passer dans une salle d'attente pour ange et démon.

Alors que j'esquisse l'ombre d'un pas en direction du noble bâtiment, Keziah me pose doucement deux mains sur les épaules et me retourne d'un seul mouvement face à la pin-up en carton. Les talons carrés de mes bottines protestent et, avant que j'aie le temps de le faire moi-même, il m'annonce d'un large et théâtral mouvement du bras :

— Voici l'une des Portes Entre les Mondes, cher inspecteur.

Est-ce qu'il est en train de se foutre de ma gueule ? Mais le démon a déjà poussé la porte du glauque et très peu net magasin de location de DVD. Je m'y engouffre à sa suite.

L'intérieur est bien ce qu'on peut attendre d'un commerce qui aurait déjà dû s'éteindre et mettre la clef sous la porte, il y a de cela deux bonnes décennies. Il se découpe en plusieurs rangées de présentoirs bas sur lesquels des jaquettes au coude à coude sont classées par genre, ou ordre alphabétique pour les inclassables. Le coin pour adultes a même le droit à un néon rose où clignotent trois X majuscules et un présentoir recouvert d'un tissu en velours rouge de mauvaise qualité.

Glauque.

Pas étonnant que les gens préfèrent pirater leurs films de cul.

— Si vous m'avez amenée jusqu'ici pour me séquestrer et violer mon cadavre encore chaud, je vous préviens que, malgré mon arme manquante, j'ai toujours un taser sur moi.

— Gardez-le dans votre poche. Une balle dans la poitrine, c'est bien assez dans la journée d'un homme, fût-il un démon.

Je garde le silence, hermétique à sa pique, pendant que Keziah me dépasse puis s'approche du comptoir derrière lequel un jeune homme à peine sorti de l'adolescence lit un comics d'un air morne, la tête enfoncée dans sa paume. L'incube pose ses deux mains sur le meuble caisse.

— Salut, Heimdall. Quoi de neuf ?

Le jeune homme avec sa mèche d'un blond cendré tombant devant ses yeux marron et son T-shirt arborant le portrait moustachu de Freddie Mercury relève mollement la tête de sa bande dessinée. Lorsqu'il reconnaît l'incube, un sourire rayonnant fend son visage juvénile. Il ferme son comics.

— Hey, Keziah ! Bah écoute, la même rengaine que d'habitude. Mes mères essayent de me caser avec une nouvelle nymphe et je décline, prétextant que je suis encore trop jeune pour me marier.

— Toi ? Jeune ? Tu aurais pu semer la graine du pommier d'Adam et Ève.

Il hausse les épaules.

— Tu as trouvé ce que tu étais venu chercher chez les mortels ?

L'incube me désigne du menton puis il sort une vieille carte magnétique de sa veste tandis que j'avance vers le comptoir.

Le dénommé Heimdall me fixe de ses yeux sombres un instant et je n'ai soudain plus aucun doute quant à son âge réel. Des prunelles comme les siennes, on n'en scrute que rarement, et elles appartiennent souvent aux anciens pleins de sagesse qui ont tout vu et tout entendu au cours de leur longue existence. Un frisson fait vibrer ma colonne vertébrale jusqu'au moment où il détourne les yeux afin de prendre la carte qu'on lui tend. Il la glisse ensuite dans un vieil ordinateur qui ressemble trait pour trait à l'antique Windows 2000 qui ronronnait et crachotait, à l'époque de ma petite enfance, dans le bureau de mon grand-père. La machine fait le même bruit de ventilateur grinçant qui me fait soupçonner qu'elle est sur le point de rendre l'âme. Mais elle tient bon et, après une brève minute, Heimdall rend sa carte à l'incube.

— Allée 6, place 115. La Grande Vadrouille.

Keziah hoche la tête en réponse puis, me prenant par le bras, s'enfonce entre les rayonnages du magasin.

Derrière nous, Heimdall ouvre son comics, s'y replongeant.

Lorsque l'incube s'arrête devant la section « Comédie » à la lettre G, je ne peux empêcher mon air sceptique de modeler l'expression de mon visage.

— Je ne nie pas que De Funès fut un grand comique à une époque, mais franchement ? Que faisons-nous ici ? Je croyais que nous devions aller voir vos supérieurs, pas mater des classiques en mangeant du pop-corn !

Il m'ignore, se contentant d'attraper la jaquette entre ses deux mains comme s'il voulait vérifier que le DVD était bien dedans.

— Accrochez-vous à mon bras.

— Quoi ? Pourquoi ?

Il soupire.

— Inspecteur... Faites-moi un peu confiance ! Agrippez mon bras.

Je fais la moue, mais m'exécute malgré tout.

— Franchement, je vous ferai confiance quand les cochons voleront... marmonné-je au moment où il ouvre la jaquette.

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