6.La mise à pied
Alors que ma migraine s'est faite plus discrète sur le chemin du retour nous menant en centre-ville, je la sens lacérer de nouveau le fond de mes yeux tandis que je pose un pied hors de la voiture. C'est si soudain que j'en perds un bref instant l'équilibre avant de me raccrocher à la carrosserie.
L'incube a garé son Alpine dans l'un des parkings du centre, à deux pas des bureaux de la BMS. À mesure que nous nous en rapprochons, je vois sa haute stature gonfler et se dresser en fond des petits immeubles de trois étages qui façonnent le quartier. La bâtisse en briques rouges se confond avec le ciel orangé de la fin d'après-midi.
Ma mère, architecte reconvertie en matriarche sédentaire, aurait mille détails à prodiguer sur un tel bâtiment : style Art déco typique des années 1920, fronton à volutes, huisseries en bois peint blanc, fenêtres du rez-de-chaussée barrées de garde-corps en fer industriel, larges baies au dernier étage en pavés de verre. Elle s'attarderait un long moment sur la finesse des éléments ornementaux comme ces bas-reliefs aux motifs géométriques représentant des végétaux ou des corps de femmes stylisés. Elle se pâmerait devant la sublime frise en carreaux de céramique dans les tons ocre, jaune et rouge qui fait le tour de la bâtisse, et la corniche en briques moulurées posée dessus. Elle irait même jusqu'à révéler une ou deux anecdotes comme le fait que le toit-terrasse est une nouveauté du début du xxe siècle et qu'il était destiné, à cette époque, à accueillir toit-jardin, solarium, terrain de sport ou même piscine.
Je me rends compte que, finalement, je n'ai rien à lui envier : ses bouquins d'architecture ont baigné mon enfance et je suis presque aussi capable qu'elle d'en faire une description poussée.
Je n'avais d'ailleurs jamais vraiment pris le temps de m'arrêter sur ce genre de détail. Lorsque j'entre habituellement dans le bâtiment, c'est le pas vif et pressé. Toujours sur une nouvelle enquête ou focalisée sur ma prochaine intervention.
Aujourd'hui, un nœud serre mon estomac, ma gorge est sèche et mes paumes moites. Je vais devoir faire face, je vais devoir traverser le hall et les bureaux vitrés.
Ma migraine pousse plus fort derrière mes yeux. Je sais que c'est somatique, que mon stress, ma peur, mon appréhension et, encore plus, ma culpabilité dérèglent mon métabolisme. Comme si le fait de ressentir une douleur physique était un exutoire à mon chagrin. Je laisse mon corps vivre mon deuil à la place de mon esprit, incapable de faire face au choc. Et ça me ronge plus encore. Je devrais être forte, je devrais pouvoir faire face, mais j'ai l'impression que chacun de mes pas me vole un peu plus de mon courage et de ma volonté.
Si j'entre là-dedans, ce qui s'est passé cette nuit aura encore plus de poids : ce sera tellement réel ! Aussi réel que la paperasse administrative et le rapport noir sur blanc que je devrai rédiger, aussi terrifiant que les appels aux familles de mes camarades morts pendant l'assaut, aussi vif que les regards en coin de mes collègues qui me cracheront que j'ai merdé.
Que ce soit ma faute ou pas, j'avais été chargée de cette mission. J'étais responsable de la vie de mon équipe. Et responsable de leur mort...
— Inspecteur...
L'interlude avec l'incube m'a servi pendant quelques heures d'échappatoire. Pendant le temps qu'a duré mon inspection de la scène de crime, je n'ai plus eu besoin de ressasser, de parler au conditionnel en ajoutant des « Et si » à chaque début de phrase : et si je m'étais mieux renseignée ? Et si j'étais passée en premier ? Et si je n'avais pas attendu planquée derrière ces foutues caisses de nouilles ? Et si... ? Et si... ?
Me noyer dans le travail, enquêter, ça a toujours été mon oasis, mon moyen de prouver que je me suis construite seule et que ma vie n'appartient qu'à moi. Ma vie et... mon âme. Ma putain d'âme.
— Inspecteur !
Je sursaute, éjectée de mes pensées. Je me tourne vers l'incube, les sourcils en point d'interrogation. Au regard inquiet qu'il pose sur moi, ce ne devait pas être la première fois qu'il m'appelle.
— Pardon, j'étais...
Il hoche la tête.
— Vous avez besoin de quelques instants ?
— Non, pourquoi ?
— Vous êtes immobile depuis deux bonnes minutes.
Il dit vrai. Nous nous trouvons juste au pied de la volée de marches qui nous sépare de la double porte en verre de la BMS. Je m'y suis arrêtée sans vraiment m'en rendre compte, perdue entre pensées et souvenirs.
— Allons-y.
Je passe la porte, menant la marche. Le hall est étriqué, encombré d'une salle d'attente vitrée, de plusieurs distributeurs de snacks et café et d'une vaste banque d'accueil en contre-plaqué sombre derrière laquelle se tient le réceptionniste de jour. Il me lance un coup d'œil rapide avant de replonger le nez derrière son écran. Mais la grimace au coin de sa bouche ne m'a pas échappé.
S'il sait, tout le monde sait.
Ça commence bien.
Nous sommes en fin d'après-midi donc l'heure de pointe pour les porteurs de plainte. Le hall d'accueil est bourré à craquer et toutes les chaises de la salle d'attente sont prises. Nous sommes obligés de faire des pieds et des mains pour rejoindre la cage d'escalier bloquée – tout comme l'ascenseur – par un verrou biométrique. Ce système est la seule chose qui doit avoir moins de cent ans dans le commissariat. Chez nous, même les ordis datent du Paléolithique.
— Il y a toujours autant de monde ? demande l'incube tandis que je pose mon pouce sur le boîtier.
— Depuis que la magie est apparue, il y a trois ans, nous sommes un tantinet débordés et les effectifs gonflent difficilement.
— Personne n'a envie de renvoyer de l'IT ad patres ? Ou de bannir du poltergeist ?
— Nous préférons parler de « résidus de plasma psychiques ». Nous ne voulons pas apeurer la population plus que nécessaire. Et non, les flics de la BMS n'ont pas bonne réputation. Il n'y a pas beaucoup de volontaires lorsqu'il s'agit de se frotter à quelqu'un qui côtoie chaque jour une magie dégénérative et hautement contagieuse.
La porte s'ouvre et nous nous engouffrons dans les escaliers. Le bureau de Marc se trouve au troisième et dernier étage. Je le soupçonne de l'avoir choisi parce qu'il dessert directement le toit-terrasse sur lequel ont été installés des transats et une table de ping-pong.
— Franchement, « résidus de plasma psychiques » ? Je ne comprends pas cette manie de tout périphraser dans cette société moderne du « politiquement correct », se plaint l'incube. Appelons un chat, un chat. Et un fantôme, un fantôme. C'est comme votre IT, votre individu en Quelle idée !
Je hausse un sourcil.
— Et vous les appelleriez comment ?
— Je ne sais pas... des magicoman ? Des drog-mages ?
— Remplissez un formulaire, je le ferai passer en priorité et en haut lieu.
Le sourire mi-outré mi-taquin qu'il me lance est si naturel que je pouffe comme une collégienne.
Je ne m'étais pas rendu compte de combien j'avais eu besoin de ce moment. Une seconde pour relâcher la pression, la tristesse et les remords qui m'assaillent.
— Et vous, inspecteur, qu'est-ce qui vous a fait choisir un métier de pestiférés ?
— J'ai mes raisons, rétorqué-je tandis qu'il soupire comme un poète en peine.
— Un jour il faudra que vous me laissiez... pénétrer votre jardin secret.
— Personne ne pénètre mon jardin.
Nous sommes arrivés dans un vaste espace moquetté de beige et quadrillé de petits box en verre contenant un à deux bureaux métalliques.
Comme si elles avaient senti notre arrivée, une bonne partie des têtes se dressent. Je sens les regards de mes collègues qui pèsent sur mes épaules comme mille enclumes. Certains sont de nature trop discrète – ou trop lâche – pour me fusiller du regard directement, mais d'autres ne s'en privent pas.
La large ombre de Keziah se déploie tout autour de moi. Les regards bifurquent vers lui. Les plus curieux doivent se demander qui il est, ce qu'il fait au siège de la BMS et pourquoi il m'accompagne. Ils n'en sauront rien tant que je ne l'aurai pas appris moi-même.
J'inspire une profonde bouffée de courage puis traverse le couloir central qui sépare les box, les épaules carrées, le menton fier et le regard droit. Le bureau du commissaire Marc Lefèvre se trouve tout au bout. J'ai l'impression de vivre ma propre marche de la honte. À la façon Cersei Lannister, dans Game of Thrones.
Arrivée devant la porte, je toque deux fois. Une voix bourrue me parvient étouffée.
— Entrez !
Je ne me fais pas prier malgré l'appréhension qui me tord les tripes. Lorsque la porte se referme dans notre dos à tous les deux, Marc a les yeux plongés dans un document administratif – de ceux qu'il doit remplir toute la journée et qui n'étaient pas vraiment le genre de corvée dont il rêvait lorsqu'il a passé le concours de commissaire de police.
Aujourd'hui, Marc porte une chemise à manches courtes kaki associée à une cravate sur laquelle de petits teckels affublés de vestes en tweed gambadent joyeusement. C'est immonde, il le sait, tout le monde au poste est d'accord, mais rien ne lui fera jamais passer cette manie de porter des cravates à motifs. J'ose à peine imaginer l'apparence de ses caleçons.
Il dresse le menton et ses sourcils se froncent. Il était pourtant censé être bien au fait de ma venue.
— Ah, c'est toi, Defontaine. Je t'attendais un peu plus tôt.
— Tu voulais dire que tu attendais qu'on me kidnappe un peu plus tôt ?
Ses sourcils s'abaissent encore. Si je continue à le mécontenter, ses yeux disparaîtront sans doute derrière.
— Je t'ai envoyé plusieurs SMS.
— Plutôt laconiques, tu en conviendras. Et je ne les ai reçus qu'après coup. De toute façon, même si je les avais lus, je n'aurais jamais imaginé qu'un démon m'attende assis dans mon salon pour m'escorter à ton bureau.
L'incube fait un signe de la main à Marc en secouant les doigts.
— Ledit démon s'appelle Keziah et il est ravi de faire enfin votre connaissance, commissaire.
Marc se racle la gorge, je sens une gêne poindre.
— C'est... hum... réciproque.
Son regard glisse de nouveau vers moi. Il soupire comme si tout le poids du monde venait d'être déposé sur ses épaules ou que sa fille cadette avait fait le mur pour se rouler dans les bottes de paille avec son petit copain dans le champ d'à côté.
Marc Lefèvre est ce qui se rapproche le plus d'une figure paternelle, pour moi. Il a été présent dès mon premier jour à la BMS et m'a pris sous son aile sans que je sache vraiment pourquoi. Il m'a poussée à toujours donner le meilleur de moi, m'a fait confiance sur des interventions impossibles.
Nos échanges peuvent paraître familiers, voire déplacés entre un commissaire et l'un de ses officiers, mais nous n'avons jamais réussi à communiquer autrement. Je le fais sortir de ses gonds comme une fille récalcitrante et il m'agace comme un père coq.
— Marc, tu me dois un sacré paquet d'explications. (Je saisis le dossier de la chaise qui se trouve face à son bureau sans attendre qu'il m'invite à m'asseoir.) À commencer par le fait que tu sois au courant que les démons existent.
— Claire, soupire-t-il de nouveau, je suis à la tête d'une brigade qui contient « magie » et « surnaturel » dans sa dénomination. Bien sûr que je suis au courant que le surnaturel ne s'arrête pas au culte satanique, aux esprits frappeurs et aux illuminés qui se baladent recouverts de sang de poulet dans les cimetières les soirs de pleine lune.
Je croise lentement les jambes, époussette mon jeans, puis le fixe quelques secondes avant de lancer :
— Il existe donc une section spéciale ?
Il hoche le menton.
— Dédiée aux débordements surnaturels.
— Et pourquoi je n'en ai jamais entendu parler ?
— Parce qu'il s'agit d'une unité hautement secrète et que tu n'en fais pas partie.
Je me renfrogne. Ma colère m'aide à garder la tête haute et froide – froide, surtout. Si j'écoutais les autres émotions qui me submergent en arrière-plan, je serais sans doute en train de hurler, recroquevillée sur le sol, bonne pour l'asile.
Marc a dû lire en moi comme dans un livre ouvert puisqu'il se radoucit.
— J'avais prévu de... t'introniser d'ici un à deux ans, Claire. En cas de succès, cette affaire est une chance unique d'accélérer le processus de recrutement.
— Si tu ne devais me mettre au courant que dans plusieurs années, pourquoi moi, pourquoi aujourd'hui ?
Marc lève les mains au ciel, l'air de dire qu'il n'y est pour rien.
— Ils te veulent.
— Qui « ils » ?
— Les membres du Conseil Céleste.
C'est l'incube qui a pris la parole. Je me tourne sur ma chaise. Il s'est adossé à la porte, bras et chevilles croisés, comme s'il posait pour GQ.
— Le... Conseil... Céleste ? C'est une mauvaise blague ?
Keziah secoue la tête.
— Constitué d'êtres immortels – dieux et anges pour la plupart – qui roulent les dés des Mondes depuis le commencement des temps. Ils vous ont choisie, vous, pour les raisons que je vous ai déjà expliquées, afin de résoudre cette affaire de meurtres sur des Surnaturels. En vérité, c'est plutôt simple. Vous signez un petit papier de confidentialité, vous résolvez ces meurtres et, comme l'a si justement évoqué le commissaire Lefèvre, vous faites un bond de carrière comme jamais vous ne l'auriez espéré, même avec vos talents innés. Après tout, la police n'est pas réputée pour sa parité lorsqu'il s'agit de sièges haut placés.
Il marque un point.
Je me tourne vers mon commissaire.
— J'ai merdé, Marc. Si j'étais la candidate idéale avant, depuis... cette nuit, je doute que ce soit encore le cas. Ils ne doivent pas être au fait des derniers événements... là-haut.
— Détrompez-vous, inspecteur, ils savent, déclare l'incube dans mon dos. Ils ont tout de même choisi de s'en remettre à vous.
— D'accord, mais...
Je ne sais pas pourquoi je mets des bâtons dans mes propres roues. Je n'ai jamais eu le goût de l'autosabotage. Mais il semblerait que cette ère soit révolue. J'ai l'impression qu'ils n'ont pas compris, que c'est à moi de leur ouvrir les yeux sur mes échecs. Je tiens le couteau qui remue dans la plaie.
— ... mes confrères ne comprendront pas que je sois immédiatement affectée à une enquête classée dont aucun d'eux n'aura les tenants et aboutissants, je reprends comme si je ne m'étais jamais arrêté de parler.
Marc croise les doigts sur son bureau, la mine grave. Mon cœur fait un bond. Je le connais par cœur ; cette grimace, il ne la réserve qu'aux jours de pluie.
— C'est pourquoi tu vas devoir me rendre ton arme et ton insigne.
Le choc me paralyse. Ma mâchoire reste suspendue à la soudaine terreur qui me submerge. Malgré mes protestations, je ne voulais pas en arriver là. Pas ça. Ma crainte la plus profonde vient tout juste de se matérialiser dans la bouche de mon commissaire.
Il me suspend. Mon Dieu, il me suspend !
Non, pire, bien pire, il va me renvoyer. Ils vont ouvrir une enquête disciplinaire, juger que j'ai commis une faute grave dans l'exercice de mes fonctions et me foutre à la porte. Non, ils ne peuvent pas me renvoyer. J'irai ramper dans le bureau de la direction générale de la Police nationale, s'il le faut. Mais je refuse de rendre mon badge.
— Defontaine, tu vas pas gerber sur mon tapis tout neuf ?
Je bats des cils, la vision troublée.
— Que... quoi ?
— C'est pour la galerie, Claire, tente Marc afin de me rassurer.
— Je... mais...
Un verre d'eau apparaît soudain devant mes lèvres. D'où peut-il bien provenir ?
— Buvez, m'ordonne-t-on d'un ton sans appel, mais dénué d'agressivité.
Je m'exécute comme un automate. L'eau fraîche a un effet immédiat ; je sens que mes neurones se reconnectent lentement.
— Ça va mieux ?
Je lève les yeux sur la moue concernée de l'incube et hoche le menton.
— Merde, Defontaine, grogne Marc dans une barbe qu'il rêverait d'avoir, mais qui refuse catégoriquement de pousser autrement que de façon ridiculement disparate. Si j'avais su que tu réagirais comme ça, je ne l'aurais pas formulé de cette façon. Tu vas me remettre ton arme et ton insigne ici et maintenant pour la galerie.
Je lance un coup d'œil en périphérie de ma vision. Le bureau de Marc est vitré. Habituellement, lorsqu'il se trouve en rendez-vous, il tire les stores afin de préserver une certaine intimité, mais aujourd'hui, notre échange est largement épié par mes camarades faisant mine de rédiger des rapports derrière leurs écrans d'ordinateur. Ils n'en perdent pas une miette et, vu la mine défaite que je renvoie, ils doivent se douter que le commissaire Lefèvre n'est pas en train de m'offrir un bon pour un repas gratuit à la cafèt' du poste.
— Personne ne doit savoir que tu vas bosser sur cette enquête, Claire, poursuit-il. C'est trop délicat. Tu entres dans le secret des Dieux. La moindre fuite et ce sera la panique générale. Tu comprends ?
Je hoche la tête. J'ai repris quelques couleurs, mais je suis encore incapable d'aligner un mot. L'incube récupère le verre vide et le pose sur une console avant de se recoller à la porte.
— Je te mets à pied pour dix jours, me sentence Marc.
Je frissonne. Même si c'est pour la galerie, ça fait un mal de chien. Et tout au fond de moi, je sais – je sens – que je le mérite. Si cette enquête surnaturelle ne m'était pas tombée dessus, c'est exactement ce qui me serait arrivé. Sur mon tableau immaculé, je décèle une tache. De celles qui ne partent pas, même en programme intensif.
— Une enquête va être ouverte à propos de... cette nuit ? demandé-je, ayant retrouvé l'usage de ma voix.
— Une enquête va être ouverte, oui. C'est la procédure. Mais je sais qu'elle ne mènera nulle part.
— Mais Marc, j'ai... j'ai merdé !
Il se masse les tempes comme si j'étais à l'origine de son mal de crâne.
— Claire... J'ai confiance en toi, d'accord ? Alors, aie un peu confiance en moi aussi de temps en temps.
J'ose ouvrir la bouche. Il claque une main impérieuse sur son bureau. J'ignore si c'était pour la galerie, cette fois, mais c'est drôlement bien joué. J'avale ma salive.
— Nous ne reviendrons pas là-dessus, Defontaine. Donc, ferme ton clapet et écoute-moi !
Je me renfonce dans ma chaise. Habituellement, j'aurais dégainé les griffes, mais aujourd'hui, je suis physiquement et psychologiquement vidée.
— Bien, commissaire. Que dois-je faire ?
— Revenir à ton premier amour et enquêter. Tu as dix jours. Dix jours qui passeront comme une mise à pied aux yeux de tous. Le démon...
— Qui s'appelle toujours Keziah, intervient l'intéressé avec un clin d'œil à notre intention.
Marc grogne une seconde.
— Keziah va te mener à son supérieur. Tu auras toutes les informations dont tu auras besoin pour commencer là-bas. Si tu as d'autres questions, pose-les-lui, je ne suis qu'un intermédiaire. En revanche, je veux que tu m'appelles sur mon portable perso tous les jours pour checker c'est compris ?
Je hoche le menton.
— Ton enquête se trouve en dehors de mon champ d'action. Tu seras seule sur le coup, mais reviens en un seul morceau, Defontaine. Ça foutrait le merdier que l'un de mes agents se foute en l'air alors qu'il est censé être en congé.
Je sens poindre un léger sursaut railleur au coin de ma bouche.
— Tu veux dire que je te manquerais trop...
Il grogne en retour ; ses yeux acquiescent.
— Bon, maintenant, dépose ton arme et ton insigne sur le bureau et dégage de là, la queue entre les jambes, tu veux ?
Je m'extirpe de ma chaise. Je n'ai pas besoin de simuler combien cette comédie me pèse. J'ôte mon blazer, le plie méticuleusement et le dépose sur le dossier de mon siège. Les lanières de mon holster glissent sur mes bras, l'étui de cuir échoue dans mes mains en coupe. Mon menton tremblote.
— Marc... une dernière chose, fais-je, les yeux rivés sur mon si cher Smith & Wesson. Si je me loupe... Si je suis destituée. Je veux que ce soit toi qui le récupères. Toi et personne d'autre. D'accord ?
Il acquiesce.
Mon arme de fonction échoue sur le bureau métallique de Marc. Mon cœur se pince. Je dégrafe mon insigne de ma ceinture.
Épinglé à un morceau de cuir noir, l'insigne ovale et doré est surmonté d'une étoile à cinq branches, retournée tête en bas. Au centre, l'acronyme BMS est gravé en lettres majuscules et argentées. Autour, un serpent se mord la queue. Je passe le pouce sur la devise de la Brigade Surnat', comme l'appelle le commun : « Être un bouclier au chaos ». C'est ce que j'aurais dû être : un bouclier pour mon équipe.
Mon insigne retrouve son compagnon sur la surface lisse et froide. J'ai les larmes au bord des yeux.
C'est toute ma vie qui gît sur ce bureau. Tout ce pour quoi je me suis battue. Toute ma hargne, ma colère, ma combativité. Je sais que ce ne sont que des objets, c'est ce qu'ils représentent et que j'abandonne qui me fait le plus mal. J'ai l'impression d'être amputée d'une partie de moi.
Je recule jusqu'à la porte, la queue entre les jambes. L'incube m'ouvre. Pour un regard extérieur, il ressemble à un maton extrêmement bien sapé, me guidant jusqu'à ma sanction. Dans le jargon policier, on l'appellerait un bœuf-carotte : un membre de l'IGS, la police des polices. C'est lui qui mènera mon interrogatoire. C'est d'ailleurs de là que vient l'expression « bœuf-carottes », de cette manie des flics de l'IGS à faire mijoter leurs suspects avant de les interroger.
Le fait que mes collègues pensent que l'incube fait partie de la police des polices est encore plus dur à supporter. Mais c'est la couverture parfaite, et mon ego doit s'y plier.
J'emprunte le couloir de la honte dans l'autre sens. Les flics de la BMS sont absorbés par leurs tâches administratives. Mais je sais qu'ils en ont seulement l'air.
Le cœur et la fierté en lambeaux, je pose mon pouce contre le boîtier biométrique de l'ascenseur. Il nous descendra directement au sous-sol où se trouve le garage. Il est hors de question que je supporte une seconde traversée du hall. Nous passerons par la petite porte.
Les battants de l'ascenseur se referment et Keziah se penche vers moi.
— Vous le saviez, n'est-ce pas ?
— De quoi parlez-vous ?
— Du monde Surnat'. Vous le saviez. Vous n'avez pas paru plus choquée que cela lorsque je vous ai dit que j'étais un incube ni quand le commissaire Lefèvre vous a indiqué qu'il existe une section secrète de la BMS. Et vous prenez un peu trop bien cette nouvelle affectation.
— Un peu trop bien ?
— Je commence à comprendre votre fonctionnement, inspecteur. Ce job, c'est votre fix à vous. Si la sanction avait été réelle, vous auriez fait une combustion spontanée.
— Je n'en suis pas loin.
— Mhmmm. Du coup, je vous le demande : comment avez-vous su pour les Surnat' ?
— Je ne discuterai pas de ça avec vous.
— Pourquoi ?
— Parce que ce ne sont pas vos putains d'oignons !
La porte de l'ascenseur est ouverte depuis quelques bonnes secondes et l'incube est planté à l'intérieur.
— Bon, on y va ou vous attendez le dégel ? grogné-je.
— Attendez-moi à la voiture. J'ai un petit arrêt à faire avant de vous emmener au boss.
— Vous vous foutez de moi ?
Son large sourire disparaît derrière la double porte.
Putain de démon !
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