5.La scène de crime
Keziah
Son corps est bercé contre le tissu du siège avant par les cahots réguliers de ma voiture. Sa tête dodeline comme les petites figurines kitsch en forme de chien de ces fabuleuses années 80. L'inspecteur Defontaine gémit dans son sommeil. Je sens qu'elle est sur le point de se réveiller, mais que cette obstination qui lui semble plus que naturelle – instinctive – refuse d'ouvrir ses paupières.
J'allume l'autoradio et mets quelques secondes à trouver une station sans grésillement – ma vieille Titine n'aime pas qu'on la bouscule de trop. Elvis Presley se met à murmurer avec langueur qu'il ne peut s'empêcher de tomber amoureux d'elle. Qui peut résister au King ? Elle va forcément émerger sous peu. Pour l'encourager, je commence à chantonner gaiement.
À la moitié de la chanson, l'inspecteur ouvre finalement les yeux. Mettant sa main en visière pour se protéger de la lumière trop agressive, elle se redresse avant que son buste ne soit bloqué et son corps repoussé par la ceinture de sécurité du siège auto. Elle cligne des paupières, le temps de s'habituer aux rayons du soleil qui apparaît et disparaît entre les frondaisons des arbres qui longent la route. Du coin de l'œil, je la vois froncer les sourcils. Elle doit s'être rendu compte que nous avons quitté la ville et son agitation pour les champs et les regards mornes des vaches laitières.
Palpant son côté, ses doigts glissent sur le cuir de son holster d'épaule, et elle pousse un discret soupir de soulagement en sentant le métal tiède de son arme de fonction.
Oui, c'est quelque chose que j'ai remarqué ; elle ne se sent pas complètement elle-même sans son vieux Smith & Wesson. Encore un détail qui fait d'elle un vrai bourreau de travail qui passe beaucoup trop de temps au poste, au lieu de faire fructifier sa vie sociale. Dommage qu'avec une telle frimousse, elle ait le comportement d'un vieux flic quinqua et divorcé. Un vrai gâchis, si on me demande.
Je lui laisse un temps d'adaptation, concentré sur la route. Mais en apparence seulement : je connais le chemin comme ma poche.
Elle a l'air de se demander comment sa plaque rutilante, son arme et son blaser noir ont fait pour se retrouver dans la voiture avec elle. Et je sens que si je lui explique que je l'ai habillée et équipée pendant qu'elle était inconsciente, je vais me faire passer un savon. À raison, je dois bien l'avouer.
Elle grogne de frustration. Il est temps que je me manifeste.
— Bonjour, Rayon de soleil. Bien dormi ?
Elle sursaute dans une volte-face qui l'aplatit contre la portière de ma vieille Alpine de soixante-dix. Si elle l'avait pu, elle aurait sûrement repoussé la tôle afin de mettre autant d'espace que possible entre elle et moi. Il faut dire que l'habitacle est restreint et que j'encombre une bonne partie de sa surface. Ses yeux manquent de lui sortir des orbites. Mais l'inspecteur reprend vite ses esprits et me fusille de ses jolis yeux noisette.
Sa mémoire des derniers événements semble lui être revenue et elle n'a pas l'air d'en apprécier la tournure.
Aïe.
— Est-ce que vous venez... de kidnapper... un agent de police ? me menace-t-elle du doigt, en détachant chaque partie de sa phrase afin de les marteler dans mon cerveau.
— J'ai pensé qu'un petit tour de voiture vous ferait du bien. Vous m'avez quand même vomi dessus avant de vous évanouir. D'ailleurs, il y a des chewing-gums dans le vide-poche... Vous refoulez comme une vieille bouche d'égout.
Heureusement que j'ai toujours des changes dans le coffre. Si j'avais dû faire le voyage couvert de vomi, ça aurait fait désordre. Ma période borderline m'est passée depuis un ou deux siècles.
— Arrêtez la voiture ! hurle-t-elle si fort que je fais une embardée.
Mon Alpine couine en se garant sur le bas-côté d'une route de campagne anonyme.
L'inspecteur se rue hors de l'habitacle comme si elle avait un démon aux fesses. Je me sens visé.
Dépliant les jambes, je sors de la voiture à mon tour et l'observe s'éloigner à larges foulées, les épaules carrées, déterminée comme un taureau de corrida.
— Le patelin le plus proche est à une quinzaine de kilomètres !
Son majeur m'indique tout le bien qu'elle pense de moi.
— Inspecteur, s'il vous plaît ! Nous devons...
Cette fois elle fait volte-face, la mine furieuse.
— Il n'y a aucun « nous », démon ! Je n'ai aucune idée d'où vous m'emmenez et je ne vous connais pas !
Je pose une main sur mon cœur, l'air affecté.
— Je suis attristé, inspecteur. Vous ne me connaissez pas ? Et moi qui pensais que nous avions partagé quelque chose de fort tous les deux. Un moment intense, court et... humide. N'ai-je donc été qu'une passade pour vous ?
Elle fronce les sourcils, de trop mauvaise humeur pour accorder le moindre sourire à ma tentative d'humour. Elle est encore plus coriace que je ne le pensais. Ça ne va pas être une partie de plaisir.
— Jetez un coup d'œil à votre téléphone, vous voulez ? Ça nous épargnera du temps et quelques joutes verbales.
Les sourcils en berne, elle déverrouille l'écran. Lorsqu'elle redresse la tête, son expression est toujours furieuse, mais il flotte au coin de ses yeux une surprise teintée d'intérêt. Tout est bon à prendre.
— Ça me dit « RDV ASAP au QG », pas qu'on m'envoie une escorte qui doit m'attendre en mode Blofeld dans mon fauteuil, rétorque-t-elle.
Je souris à la référence. Qui n'aime pas un bon James Bond ? Puis je hausse les épaules.
— Où m'emmeniez-vous ?
— Sur la première scène de crime.
— Je ne peux pas m'imposer sur une scène de crime sans l'aval de ma hiérarchie !
Je lève les yeux au ciel.
— Et qu'aurais-je dû faire, d'après vous, inspecteur Defontaine ? Vous déposer inconsciente sur le bureau de votre commissaire ? C'est ce que vous auriez voulu ? Lui montrer combien votre dernière mission vous a fait péter un plomb au point d'avoir avalé assez de médicaments pour assommer un buffle ?
Elle hoquette.
— Comment... ? commence-t-elle sans réussir à poursuivre.
Ses pupilles se sont dilatées, sa respiration s'est accélérée, à l'instar de son rythme cardiaque, et sa température corporelle est montée subitement. D'habitude ce sont des changements que je note lorsqu'une bouffée de désir s'empare des âmes auxquelles je suis affectée, mais j'ai appris avec les années, que ça fonctionne également avec d'autres émotions fortes, comme le stress ou la peur. Ici, j'ai affaire à un savant mélange des deux.
— Ça fait quelques semaines que je vous observe. Nous voulions être certains que vous étiez la meilleure. Et mise à part votre boulette de cette nuit, vous possédez un tableau de chasse immaculé. Ce serait dommage de le gâcher pour un fugace instant d'égarement.
Je la sens serrer les poings. Ses lèvres se sont réduites à deux minces lignes pincées. Elle rebrousse chemin. Je ne suis pas certain que je vais apprécier ce qui arrive sur moi à toute berzingue.
— Harcèlement, effraction, enlèvement, chantage... Votre tableau de chasse à vous est celui d'un vrai enfant de chœur. Même si vos intentions étaient nobles – et franchement je commence à en douter –, vous n'employez pas les bonnes méthodes.
— Je suis un démon, inspecteur. J'use rarement de bonnes méthodes. Et je ne pense pas devoir recevoir de leçon de vie de la part d'une bouchère de la Brigade Surnat'.
Je pensais à cet instant que sa colère se gonflerait de rage, mais elle se contente de baisser les yeux sur sa plaque épinglée à sa ceinture, la caressant du pouce.
À quoi pense-t-elle ?
— Nous ne sommes pas des bouchers, murmure-t-elle comme pour s'en convaincre puis, relevant les yeux pour me dévisager, elle reprend : Nous tu... neutralisons pour sauver des vies innocentes. Et si ce que je suis vous rebute tant, pourquoi vous adresser à mon service ? Vous n'avez pas votre propre... police ?
— Remontez en voiture et je vous dirai tout.
Elle m'adresse un regard irrité. Un long moment, le gazouillis des oiseaux est la seule chose qui nous arrache à son silence acéré.
— Bien, lâche-t-elle finalement en dégainant son arme. Mais je garde mon jouet en main.
Je tourne le volant, nous faisant prendre une sortie qui mène au cœur d'un bois privé.
— L'affaire nous dépasse et nous avons besoin d'un œil neuf. Vous êtes humaine, votre impartialité fait de vous un atout précieux.
L'inspecteur gamberge, son cerveau analyse le moindre de mes mots, leur signification et leur conséquence. Son flingue posé sur les cuisses, elle récupère discrètement le paquet de chewing-gums dans la boîte à gants et en gobe deux.
La laissant digérer, je me reconcentre sur ma conduite. Il faut dire que les amortisseurs de ma voiture de collection paraissent presque inexistants sur le chemin de terre que nous empruntons.
Elle ouvre la bouche, la referme. Une question lui brûle la langue.
— Pourquoi moi ? finit-elle par lâcher.
— Je vous l'ai dit. Vous êtes humaine et vous êtes la meilleure dans votre domaine.
Elle grimace.
— Quoi ? je lâche. Bon, vous m'avez démasqué, inspecteur ! J'ai ouvert un bottin, choisi une page au hasard et posé le doigt sur votre nom. Voilà !
Je quitte la route des yeux un instant pour la dévisager. Elle se détourne, le regard rivé sur un défilé de conifères.
— Quand on conduit, on regarde devant soi, se renfrogne-t-elle.
— On y est, de toute façon.
L'inspecteur se penche en avant afin d'avoir une vue d'ensemble de la grande ferme qui se trouve au bout du chemin.
Construite sur deux étages, en pierre beige, elle possède une dépendance qui servait autrefois d'étable et qui forme un L avec la partie principale. Ses volets rouges ont été fraîchement repeints, et un petit puits agrémenté de géraniums trône au milieu de la cour recouverte de gravier moussu. Un vrai petit Paradis à la mode Blanche-Neige.
J'éteins le moteur et sors de l'habitacle avec souplesse. L'inspecteur Defontaine n'a pas autant de grâce et manque de s'étaler de tout son long dans la poussière avant de se rattraper de justesse à la poignée de la voiture. Je ne peux m'empêcher de sourire devant sa maladresse. Elle me lance un de ses regards noirs à faire fondre le métal avant de se masser la tempe droite de l'index. Sa migraine ne semble pas être passée.
— Je ne sais pas ce que vous recherchiez comme cocktail médicamenteux, mais mélanger anxiolytiques, hypnotiques et antalgiques, ça fait rarement bon ménage à forte dose.
— Je ne cherchais rien du tout, se défend-elle avec agressivité. J'avais une migraine. Et la prochaine fois, vous me ferez le plaisir de ne pas fouiller dans mes affaires personnelles.
L'inspecteur est en colère – en colère contre elle-même – et je la comprends. Elle a autant conscience que moi que si elle n'avait pas vomi ses cachets, elle ne tiendrait probablement pas debout à cet instant. C'est toujours plus facile de se décharger sur autrui.
Je hausse les épaules en glissant ma clef dans la poche arrière de mon pantalon. Si elle ne souhaite pas s'étaler sur le sujet, c'est son choix. Tant qu'elle est capable de faire le job, je me fous de ses sautes d'humeur. J'ai côtoyé – et je côtoie – pire.
— Au fait, au cas où ça vous intéresserait, je m'appelle Keziah.
Elle hausse un sourcil par-dessus la carrosserie bleu électrique de mon Alpine qui flamboie comme un petit soleil.
— Drôle de nom.
— C'est biblique.
— Très... à propos pour un démon. Et très... féminin, glousse-t-elle nerveusement.
— Et c'est la femme qui porte un nom de comptine pour enfants qui parle ? C'est facile de voir la paille dans l'œil du voisin...
L'inspecteur plisse les yeux.
— Bon ! Où est mon cadavre ?
Je la regarde du coin de l'œil, passant la main dans mes boucles rousses.
— Votre enthousiasme fait froid dans le dos, dis-je en me dirigeant vers la porte rouge, le gravier crissant sous mes chaussures cirées. Et ce n'est pas « cadavre » au singulier.
J'aurais voulu ne jamais avoir à repasser cette porte, mais le boss possède un sens de l'ironie et de la torture bien affûté. Ma main tremble sur le bois. J'entends que l'inspecteur s'est arrêtée juste derrière moi. Elle attend que je pousse le battant.
Après une longue inspiration, je déverrouille puis entre dans le hall, ma fliquette sur les talons.
On sent qu'elle a vu pire, mais à cet instant précis, tandis que ses prunelles sont fixées sur un amas sanguinolent à peine identifiable, je perçois un changement sur son visage neutre : une légère décoloration des joues ainsi qu'un tic au niveau de la mâchoire. Elle s'est figée dans l'entrée. Son regard balaye la scène sans s'arrêter sur aucun détail. Sa main s'est instinctivement glissée sous son blazer, là où se trouve son arme de fonction.
— Vous allez bien ? lui demandé-je en posant une main sur son épaule.
Elle sursaute puis dresse le menton vers moi, ses paupières comme si elle émergeait d'un rêve, ou plus probablement de souvenirs. De ceux qui sont douloureux au-delà du possible. Trop récents, trop vifs pour ne laisser aucune marque à l'âme.
Mais il semble que rien ne peut entraver son professionnalisme, pas même une scène de crime façon steak tartare et le traumatisme que celle-ci réveille en elle. Elle inspire un grand coup, hoche la tête et reporte son attention sur le salon plongé dans la pénombre.
Ce qu'elle a devant les yeux, même un policier chevronné – ou un démon – ne souhaite pas le contempler plus d'une fois dans sa vie. Et pour moi, ça fait deux.
Elle s'est déjà accroupie au-dessus d'un cadavre enveloppé dans un costume gris anthracite. Elle l'observe un instant avant de passer au suivant dans son fourreau carmin.
Puis au suivant.
Puis au suivant.
Le salon dévasté est jonché de cadavres. Je sais qu'il y en a plusieurs dans les chambres et deux derniers dans la véranda. Ceux-là ont échappé au pire. Car sur les six corps démembrés qui s'étalent au rez-de-chaussée sur les dalles en pierre de Bourgogne, aucun n'est identifiable.
L'inspecteur s'est finalement arrêtée devant le dernier corps – celui qui trône au centre de la vaste pièce. S'il n'était pas vêtu d'une robe bain de soleil, ornée de petites fleurs blanches, et chaussé d'une paire de sandales à talon, on n'aurait pu jurer qu'il s'agit d'une femme.
Elle est allongée, bras en croix, sur un épais tapis persan aux riches couleurs chamarrées tellement imbibé de sang pourpre, presque noir, que les motifs symétriques en sont estompés. La table basse en bois de manguier est renversée et un vase en cristal déverse ses lys fanés sur les dalles du salon. L'atmosphère est tamisée par de lourds rideaux de velours bleu roi qui masquent les larges fenêtres de la pièce, seulement éclairée par un lustre fait de centaines d'éclats de verre multicolores. L'ambiance me rappelle celle des boudoirs de la fin du xviie siècle.
— Vous avez des gants ? me demande l'inspecteur Defontaine après un moment.
Comme je fais non de la tête, elle soupire et se dirige vers la cuisine ouverte sur la pièce principale. Elle fouille le placard sous l'évier, en sort une paire de gants roses en latex, les enfile, puis vient se replacer devant le dernier cadavre, celui de la femme au bain de soleil.
Pourquoi faut-il que ce soit celui-ci sur la douzaine de cadavres qui jonchent la maison ? Pourquoi elle ?
— Est-ce que quelqu'un est venu avant moi ? Est-ce qu'on a déplacé quoi que ce soit ?
Je réponds, les lèvres pincées :
— Non, la scène a été mise en stase dès que les corps ont été découverts. Nous vous attendions.
— En stase ?
— Un sort arrête le temps dans toute la ferme. Les corps sont donc aussi frais que lorsque nous les avons découverts quelques heures après les faits.
Elle assimile ce qu'elle vient d'entendre avec le stoïcisme d'un gastro-entéro en consultation matinale. Mais son esprit est en ébullition derrière ses yeux brillants.
— Quand sont-ils morts ?
— Il y a deux jours.
Elle se reconcentre sur le cadavre tandis que je pêche un verre d'eau dans le vaisselier, le remplis au robinet et le vide d'un trait. Je déboutonne les deux premiers boutons de ma chemise puis tire sur le col. La chaleur est étouffante, sans parler de l'odeur qui se dégage des cadavres malgré la mise en stase.
J'attrape une éponge et nettoie mon verre, l'essuie et le repose dans le vaisselier. C'est ce qu'elle aurait voulu. Elle était toujours si méticuleuse, si soignée. Voir sa maison – son foyer – dans cet état l'aurait rendue hystérique. Mais je ne peux rien faire, rien bouger. Je n'ai même pas pu la couvrir afin de préserver sa pudeur.
Dans mon dos, j'entends les grincements des gants de l'inspecteur. Je sais ce que ses mains touchent, ce que ses yeux voient ; les détails sont gravés dans ma mémoire au fer rouge.
Son beau visage a été comme lacéré au couteau à pain. Les plaies sont trop sales pour avoir été causées par une lame lisse. Des morceaux de chair pendent sur le côté du crâne, laissant à vif les muscles en dessous. On aperçoit même le blanc de l'os de l'une des pommettes. Son ventre est ouvert, comme explosé de l'intérieur. Le trou béant met à nu organes et viscères qui dégueulent sur le tapis persan qui lui a été offert par l'un des princes de la dynastie achéménide. Un morceau d'intestin pend du plafonnier en cristal.
Mes doigts se contractent sur le rebord du plan de travail en granite. Mon corps de démon ne me permet pas de vomir ; si j'avais encore été humain, j'aurais vidé mes tripes dans l'évier. Et pourtant, j'ai déjà assisté à cette scène.
Lentement, l'inspecteur passe ses mains sous le corps, puis fouille les deux poches de la robe. Elle en ressort un téléphone portable qu'elle déverrouille sans difficulté et explore silencieusement. Au bout de quelques minutes, elle se redresse en silence, pose le téléphone sur le comptoir de la cuisine, retire ses gants, les retourne et les fourre dans sa poche.
— Qui est-elle ? Vous avez des détails sur sa vie, sa famille, ses fréquentations ?
Je me détache du meuble de cuisine sur lequel je me suis adossé et m'avance. Je reste néanmoins à cinq bons mètres du cadavre. Sa vision est trop douloureuse pour que j'y jette plus que de vagues et rapides œillades. Elle ne perd rien de mon manège, doit se demander quel genre de démon se sent mal à l'aise en présence de macchabées. C'est bien connu, nous sommes des serviteurs du mal, toujours prêts à violer les pucelles et à enlever les nouveau-nés pour les dévorer au clair de lune.
Navré de vous décevoir, inspecteur, mais je n'ai pas le cœur si bien accroché que ça.
— Elle s'appelle... s'appelait Éden Villier. C'est... c'était un succube. Elle organisait ici des parties fines. Très prisées parmi les hautes sphères. C'est comme ça qu'elle gagnait sa vie.
— Un succube organisateur d'orgies échangistes ? Comme c'est original, commente-t-elle à voix basse en prenant des notes sur son téléphone.
Je garde ma réplique acerbe ; je n'ai pas besoin de me la mettre plus à dos. Mais je n'en pense pas moins. De quel droit se permet-elle de juger sans connaître ?
— Famille ? Amis ?
— Pas de famille. Je suis... j'étais l'un de ses amis.
Cette fois, l'inspecteur dresse brusquement la tête et me dévisage. Son regard brille, une fine ridule marque l'espace entre ses sourcils.
— Je suis désolée, murmure-t-elle d'un filet de voix. Je ne voulais pas paraître... condescendante. C'est ma façon à moi de me détacher de... (elle enveloppe la scène de crime d'un large geste du bras) tout ça.
Elle semble vraiment touchée. Je lui adresse un sourire, mais je sais que ce dernier est salopé par le chagrin.
— Vous étiez proches ?
Je hoche le menton, passant une main plus nerveuse que coquette dans mes cheveux.
— Nous avons fait les quatre cents coups ensemble pendant les Roaring Twenties à Hollywood. C'était au début des années 1920.
Éden était plus qu'une amie. C'était mon mentor, mon guide, mon roc, ma complice, mon amante à l'occasion, lorsque la solitude se faisait trop impérieuse.
Nous étions tous deux des vaisseaux de désir et de plaisir, toujours entourés d'humains, chaque nuit à caresser le corps d'une nouvelle conquête, puis au matin se mettre en quête de la suivante. Pourtant, la solitude, ce sentiment de vide – d'absence –, était et est toujours une maîtresse vorace et fidèle. C'est cette ironie qui guide notre existence.
Nous avons partagé tant de moments que chaque image se presse contre ma rétine, faisant défiler des siècles de souvenirs communs en accéléré. Certains sont vifs, d'autres passés, comme des clichés en argentique décolorés par le passage des siècles.
Éden était vivante, fraîche, douce. Elle possédait encore, même après deux millénaires et demi d'existence, le feu de son humanité. Elle chérissait la vie bien plus que la plupart des humains, pourtant si éphémères.
Éden était comme ces peintures de maître, sans âge, mystérieuses, et si pleines d'émotions. Elle savait faire ressortir le meilleur comme le pire chez les autres. Elle sondait une âme en un battement de cils.
Éden était bien plus qu'un succube organisateur « d'orgies échangistes », mais ça, je le garde pour moi. L'humaine pleine de préjugés qui se dresse devant moi n'a pas besoin de le savoir. Elle ne le mérite pas. Elle ne la mérite pas.
Mes pensées n'ont duré qu'une poignée de secondes, le temps d'avaler ma salive et d'enchaîner :
— Une idée sur ce qui a bien pu se passer ici ? Un amant jaloux ? Un client furieux ? Un ou une rivale ?
L'inspecteur Defontaine secoue la tête.
— Un meurtre passionnel aurait été une configuration logique pour expliquer l'état d'Éden et des autres ; on défigure rarement des inconnus par pur sadisme. Mais ça ne colle pas.
— Pourquoi ?
— Parce qu'habituellement le meurtrier cherche à ce que sa victime se retrouve seule, et non pas au milieu d'une orgie. Il arrive qu'une famille entière se fasse décimer par l'un de ses membres, mais ici, les victimes n'ont aucun lien de parenté. Il manque un mobile.
— Avez-vous trouvé quelque chose dans son portable ?
— Non, j'ai parcouru ses mails, ses messages, ses profils sur différents réseaux, aucun échange ne laisse présager qu'elle a été harcelée par un amant éconduit, un client insatisfait ou même un maniaque. Au contraire, les messages sont plutôt élogieux quant à ses... hum... performances. Elle n'a pas non plus reçu un nombre d'appels excessif d'un numéro unique qui l'aurait harcelée et sa boîte vocale est vide.
— Un cambriolage, alors ?
Oui, je sais que ça n'a aucun sens, on n'a jamais vu un cambrioleur prendre le temps de torturer et éviscérer ses victimes sans piquer l'énorme collier en or blanc agrémenté d'un diamant gros comme un œuf de pigeon qui scintille au cou de la maîtresse de maison. Et c'est précisément ce genre de bijou qui orne la gorge mutilée d'Éden.
Aucune raillerie ne fait briller les yeux de l'inspecteur. Je ne dois pas être le premier proche de victime ayant pété un câble qu'elle interroge. À la place, elle reprend d'une voix douce :
— Personne n'est rentré ici. J'ai vérifié chacune des portes et fenêtres du rez-de-chaussée, elles sont toutes verrouillées de l'intérieur et aucune n'est fracturée.
— Donc l'assassin s'est téléporté. Ou il a tout aussi bien pu sauter ou voler jusqu'à l'une des fenêtres du premier.
Une lueur d'étonnement s'allume brièvement dans ses prunelles ; elle ne doit pas encore être tout à fait habituée au fait que ce genre de pratique fasse désormais partie des effractions plausibles. Ses doigts volent sur l'écran de son portable tandis qu'elle inscrit ces nouvelles données. Elle se relit plusieurs fois, semblant réfléchir.
— Mon instinct me souffle que personne n'est entré ou sorti d'ici entre l'arrivée des invités et l'incident. Le fait qu'il n'y ait aucune trace de pas avec tout ce sang qui macule le sol et les murs, c'est ce qui me dérange le plus. Même en ayant été extrêmement méticuleuse, je n'ai pas pu éviter les plus larges, fait-elle en me désignant l'empreinte partielle de l'une de ses bottines qui souille la pierre claire à nos pieds.
— Certains Surnat' sont capables de voler. Je viens de vous le dire.
— Oui, mais voler et tuer en même temps ? Je doute que ce soit si facile. Et puis les corps... leur disposition. Le fait que le corps le plus abîmé soit celui d'Éden... Je pense qu'ils sont tous morts en même temps. Comme une sorte de réunion morbide.
— De quoi ?
La bouche de l'inspecteur se tord. Sa grimace a été plus que fugace, mais pas assez pour que je la manque. Mes yeux s'assombrissent de compréhension et ma voix gronde de colère lorsque je prends la parole à sa place.
— Si vous suggérez qu'il s'agit d'un suicide collectif orchestré par Éden... vous vous trompez méchamment, inspecteur. Je la connaissais depuis très longtemps. Elle n'aurait jamais fait une chose pareille.
Elle secoue la tête.
— Ce n'est pas ma seule piste, mais regardez la disposition des corps, les traces de sang sur les murs, la forme et la gravité des blessures. Éden se trouve au centre de la pièce. Au centre du cercle des victimes.
En effet, les cadavres sont éparpillés en cercle autour d'Éden, leurs membres sont désarticulés comme si on les avait jetés dans la pièce sur plusieurs mètres. L'un d'eux a été projeté si fort que son corps est toujours encastré dans un buffet en chêne massif.
— Quelqu'un a assassiné Éden et ses invités, inspecteur. Un... un poseur de bombe ou... Vous devez avoir manqué quelque chose dans son portable, protesté-je en le récupérant sur le comptoir.
— J'ai vérifié. Il n'y a rien.
— Je refuse d'y croire !
— C'est pourtant une piste à suivre. Et je n'en écarte jamais aucune avant qu'un nouvel élément la réfute tout à fait.
— Mais vous l'avez, votre élément irréfutable ! On ne se mutile pas le visage jusqu'à l'os pour se suicider, enfin !
L'inspecteur Defontaine hoche la tête en silence. Sa grimace m'indique le contraire.
— J'ai déjà lu des rapports qui faisaient l'étalage de suicides tout aussi glauques. Cet homme en instance de divorce, par exemple, qui a attaché une corde autour d'un arbre puis autour de son cou. Il a ensuite pris sa voiture et a accéléré brusquement, se décapitant d'un coup.
Sa froide logique et son argumentaire hasardeux ont raison de ma patience.
Le smartphone fend soudain l'air du salon à une vitesse prodigieuse et se brise sur une reproduction de L'Origine du monde avant que le tableau ne vacille et ne s'écrase à son tour sur le sol.
L'inspecteur n'a pas bougé, mais je sens malgré tout sa propre colère poindre juste derrière son flegme.
— Vous venez de détruire une preuve.
— Qu'importe puisque c'est un suicide !
— Vous m'en voulez.
Je commence à faire les cent pas devant le comptoir de la cuisine. Je marche dans des litres de sang, mais je m'en contrefous. Ma colère et ma frustration sont si vives qu'elles font trembler mon corps entier.
— C'est une réaction naturelle, Keziah. La plus naturelle et la plus fréquente lorsque l'on annonce la mort d'un proche à son entourage, lâche l'inspecteur. Elle est proportionnelle au degré d'attachement.
— Épargnez-moi votre psychologie de comptoir !
Je m'arrête, rageux, juste devant l'inspecteur. Je ne l'avais pas remarqué jusque-là, mais elle est très grande pour une femme, même de cette époque et, malgré ma carrure qui frôle les deux mètres, je ne la surplombe que d'une tête.
— Je n'ai pas fait l'école de police, mais je sais lire. Et j'ai eu pas mal de temps libre au fil des ans. C'est merveilleux, ce que l'on peut apprendre dans le manuel du parfait petit agent de police.
Elle lève un sourcil.
— Si c'est trop à encaisser pour vous, je peux finir seule. Vous n'avez qu'à m'attendre dehors. Nous continuerons cet entretien dans la voiture quand vous vous serez calmé.
Est-ce qu'elle vient de m'infantiliser, blesser mon ego et me remettre à ma place en moins de trois phrases sans même cligner de l'œil ?
Diable ! Cette femme est un vrai démon !
— Posez vos questions.
— Vous êtes sûr ?
Je lui lance un regard sans équivoque.
— La thèse du suicide n'est pas ma seule piste. Elle est simplement sur ma liste. Ma question va peut-être vous paraître bizarre, mais...
— Posez toujours.
— Vous avez sans doute déjà assisté à ce genre de... hum...
Elle balance un signe de tête vers le salon.
— Bacchanale ? En effet.
— Bien, bien. Vous savez donc si votre amie, Éden, s'adonnait à des rituels ?
Je pince les lèvres. Je sens que je vais encore moins apprécier cette thèse que celle du suicide d'Éden.
— De quel genre ? demandé-je avec méfiance.
— Du genre... satanique ?
C'est plus fort que moi, j'explose de rire.
Elle doit me prendre pour un vrai cinglé du genre maniaco-dépressif à tendance bipolaire. Pourtant, encore une fois, elle n'a pas cillé.
Non, pas un démon, un robot.
— Nous n'avons pas besoin de recourir à des rituels sataniques, inspecteur, nous travaillons déjà pour l'Enfer. Nous laissons ça aux emo et aux fans de vampires. Pourquoi cette question ?
— Je pensais à un rituel qui aurait mal tourné. Éden semble avoir explosé de l'intérieur. À mon avis, c'est cette explosion, cette décharge de pouvoir qui a soufflé toute la maison. Plus les victimes étaient proches d'elle, proches du centre névralgique du pouvoir, plus leurs corps ont été abîmés.
— Les succubes et les incubes ne possèdent pas de pouvoirs magiques.
— Pourtant vous pouvez bien vous guérir.
— Parce que je me suis nourri de l'énergie – du désir humain. Je ne peux pas créer ma propre magie, je dois la prendre à un autre.
L'inspecteur prend quelques notes rapides sur son téléphone, puis relève la tête.
— Avez-vous des photos de la scène ? Un rapport ?
— Oui, au QG.
— Bien, nous en avons donc fini. Vous avez d'autres cadavres ayant subi le même sort ?
Je grimace.
— Décidément, vous aimez bien trop votre travail.
— N'est-ce pas pour ça que vous m'avez choisie ? demande-t-elle avant de reprendre, réfléchissant à voix haute : Vous devez me ramener au poste. Je dois avoir une discussion avec mon commissaire.
Je l'entraîne vers la sortie. Les talons dans le sol, elle se retourne sur le corps d'Éden.
— On laisse le corps comme ça ?
Je suis son regard, et fixe réellement pour la première fois depuis que nous avons passé la porte le cadavre de mon amie.
Adieu, ma douce.
Prenant une longue inspiration, je réponds :
— Nous avons une équipe de nettoyage.
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