2.L'intrus

L'eau calcaire ruisselle sur mon visage à gros bouillons, rougissant et giflant ma peau. Les paupières résolument closes, je tâtonne à la recherche du mitigeur.

Ce n'est pas encore assez fort. Pas encore assez chaud.

La poignée pivote à fond sur la gauche, vers ce petit point rouge qui – il le faut – étouffera ma peine. La pomme de douche crache son contenu à toute puissance et le martèlement redouble tandis que le nuage de vapeur s'épaissit.

Là... là oui. C'est mieux.

Désormais, le débit est si fort que je peine à entendre le chanteur pop qui, dans la petite enceinte posée sur le rebord de mon lavabo, me susurre des paroles langoureuses, me promettant mille amours à l'arrière de sa voiture de sport.

Habituellement, je n'hésite pas à pousser la chansonnette, au grand dam de mes pauvres voisins qui, derrière les cloisons trop fines du vieil immeuble, doivent avoir la désagréable impression qu'on égorge une truie dans l'appartement d'à côté. Mais ce soir, je n'en ai pas la force.

Paumes et front appuyés contre la faïence de la salle de bain, j'essaye de réprimer les souvenirs. Ils poussent contre la barrière, plus pressants, plus douloureux.

Le regard terrifié de Lucas est imprimé sur mes rétines, son cou brisé, ses membres pendants dans le vide comme une marionnette aux fils sectionnés. Derrière mes paupières pourtant closes, le visage fondu de Michael grimace son sourire de mort.

Un sanglot m'échappe.

J'ouvre brusquement les yeux, mes ongles se crispent sur la céramique rose à petites fleurs Mon cœur tambourine contre ma cage thoracique, tente de me traverser la poitrine. À défaut, il réussira sûrement à ressortir par ma bouche. Je sens l'horreur me submerger.

Mes jambes flanchent soudain et je glisse dans la baignoire. Genoux repliés, bras passés autour de mes cuisses, je ne retiens plus mes larmes.

Je ne veux plus...

Je ne veux pas.

Malgré mes efforts pour me contenir, mon corps commence à trembler. Ce ne peut pas être de froid : l'air de la salle de bain est si saturé de chaleur humide que j'en ai presque du mal à respirer. Mon souffle se fait plus court, plus hachuré. Alors que le pommeau continue à cracher son jet brûlant, je tends la main à l'aveugle. Sur la cuvette rabattue des toilettes, mon holster attend. Dans l'étui, sous ma paume fébrile, je sens le métal rude de la crosse de mon Smith & Wesson caresser la pulpe de mes doigts.

La panique reflue lentement. Mon cœur affolé s'apaise. Le toucher tiède du pistolet me rassure – ça a toujours été le cas Je m'ancre à cette sensation familière et, lentement, brique par brique, mon mur mental se reconstruit.

C'est ma façon de faire. Depuis des années. Depuis la mort de mon père.

J'abaisse finalement le mitigeur et me redresse, les yeux rivés sur mon arme de fonction. L'intérêt de vivre seule et de ne pas avoir d'enfant, c'est que l'on n'a pas besoin de garder son flingue dans son casier au poste ou planqué dans un tiroir de bureau verrouillé à double tour dans la peur constante qu'un de ses marmots se troue le pied avec une balle perdue. Ou tire sur le chat.

J'attrape ma serviette puis l'enroule autour de ma poitrine. Enjambant le rebord de la baignoire, je glisse sur le carrelage détrempé et, avant que mon corps épuisé ne réussisse à me rééquilibrer, je m'échoue sur le tapis de douche. Mes paumes à plat dans une flaque, mon monde change de couleur. Pensées noires, sang rouge.

« Defontaine. Defontaine ! »

Je relève le menton. Un visage sur fond de souvenirs est penché sur moi. Encore maintenant, je peine à me rappeler à qui il appartenait. Un agent anonyme de la BMS, celui qui m'a ramassée, pathétique, misérable, dans mon entrepôt, dans ma mare de sang et dans mon absence de larmes.

Demain. Tu pleureras demain.

J'étouffe. Je ne veux plus entendre. Ressentir. C'est trop douloureux.

Je tente de me redresser en agrippant le bord du lavabo, mais c'est mon enceinte qui dégringole tandis que le chanteur déverse des paroles venimeuses à propos d'une ex sur un texte poético-larmoyant. L'objet explose, batterie et pièces métalliques dégueulent sur le tapis. Le chanteur s'est tu, mais c'est loin d'être le cas des voix dans ma tête.

Cette fois, j'arrive à me hisser sur mes jambes. Le corps plié en deux, j'attends que mes tremblements passent et que mes oreilles cessent de bourdonner.

Lorsque l'équipe de secours est arrivée sur les lieux du carnage, une vingtaine de minutes après mon appel, l'un des secouristes m'a proposé d'appeler le service de soutien psychologique opérationnel, la SSPO, dédié à la BMS ; j'ai refusé.

Le débriefing psychologique n'est pas obligatoire, c'est une demande volontaire, et je ne le suis pas. Si Marc, mon supérieur, me voit dans cet état, il n'aura aucun scrupule à m'envoyer bouler sur le sofa d'un de ces suceurs de pensées névrosées.

Volontariat, mon cul !

Je dois me calmer. Il est hors de question qu'on me foute en congé forcé ! Je dois pouvoir retourner travailler. Je sais pertinemment que l'inaction et ma propre compagnie dans mon appartement vide me rendront barjo.

Ouvrant la pharmacie, j'attrape une boîte et fais glisser un cachet dans le creux de ma main. Depuis l'intervention, je revis chaque moment, comme un vieux disque rayé. Et chacune des lectures est plus vive, plus douloureuse que la précédente.

Les yeux de Mika me fixent.

Un deuxième cachet roule dans ma paume.

Le corps de l'IT se tracte lentement jusqu'à moi, un sourire fou au coin de la bouche.

J'attrape un troisième cachet.

Le sang glisse sous mes semelles. Je n'arrive pas à me dégager.

Avisant une autre boîte reléguée au fond de ma pharmacie, j'en sors un quatrième cachet et les avale tous. Aux grands maux, les grands remèdes.

Le regard rivé à la porcelaine du lavabo, j'attends que les médicaments me soulagent. Peu à peu, les visages ensanglantés de mes collègues s'estompent.

Inspirer. Expirer.

Mon reflet dans le miroir est brouillé par une buée épaisse. Je passe la paume sur la vitre. Une version de moi dégoulinante me fixe. Mais qui es-tu, putain ?

Je ne sais pas.

Je ne reconnais pas cette femme aux traits tirés et aux cernes caverneux. Ma peau est blanche, presque grise, et mes yeux noisette sont éteints.

Qui es-tu ?

Je me détourne. Je n'aime pas voir la mort et le chagrin se refléter en moi. Sur la cuvette des toilettes, mon S&W m'attend sagement dans son holster d'épaule. Toujours fidèle au poste.

« Moi, je sais qui tu es. Un flic. La meilleure. Attrape-moi et tu ne l'oublieras plus », me susurre-t-il.

Je fronce les sourcils.

Pourrai-je de nouveau circuler dans mon propre appartement sans avoir à passer d'une pièce à l'autre avec mon arme ?

J'attrape mon revolver avant de sortir de la petite pièce embuée.

Dans mon salon, les volets sont fermés et les rideaux tirés. Bien qu'il fasse jour dehors, il ne filtre qu'une très légère lumière des lames du store et la salle est plongée dans l'obscurité.

Je m'apprête à appuyer sur l'interrupteur quand un frottement suspend mon geste. Ce n'est qu'un bruit infime. Une seconde à peine, mais suffisante pour mettre mes instincts de flic au garde-à-vous. Au bout de mon bras, mon poing se contracte autour de mon Smith & Wesson.

Je vis dans un vieil appartement du centre-ville. Tout dans sa structure grince, craque, gémit. J'ai l'habitude des bruits de mon foyer : le cliquetis du chauffe-eau qui s'éteint, une canalisation crissante ou encore un rongeur creusant une galerie dans mon mur. Mais ce bruit est différent. Mon cœur s'affole, ma sueur s'épaissit. Mes muscles tétanisés me soufflent que quelqu'un s'est introduit chez moi. Et ce quelqu'un, en se redressant, a fait grincer le cuir du vieux fauteuil club que j'ai hérité de mon grand-père et qui est posé juste en face de moi.

— Qui est là ? couiné-je comme une souris apeurée avant d'employer un ton plus ferme :

— Qui que vous soyez, je vous demande de vous annoncer. Vous êtes dans une propriété privée. Toute effraction est un délit puni par la loi.

Oui, là, c'est bien mieux.

Je n'ai pas tremblé et ma voix était sûre. J'ai une chance pour que l'intrus n'ait pas remarqué l'hystérie dans ma première question.

Je laisse passer une dizaine de secondes : seul le silence me répond. Dans mon esprit, les rouages de mon imagination se sont mis à tourner frénétiquement.

Aucun de mes amis et collègues n'aurait attendu silencieux dans le noir que je veuille bien sortir de ma salle de bain ; ils me connaissent trop bien pour me faire ce genre de blague à la con. Aucun de mes amis et collègues ne possède les clefs de mon appartement. Luc, mon ex, m'a rendu les siennes il y a plus de huit mois. Ce qui veut dire que celui qui est assis dans l'ombre n'est ni un ami, ni un collègue, ni un ex. En conclusion, c'est une menace.

Je ne me ferai pas surprendre deux fois dans la même journée. Si j'ai survécu à un massacre, ce n'est pas pour finir violée et dépecée dans mon propre appartement.

Mon pouce crochète la sécurité de mon holster et la pression s'ouvre dans un bruit feutré, que seule une oreille coutumière aurait pu déceler. En face, l'intrus ne bouge pas. Bien. Il n'est donc pas un habitué des armes à feu. Ce qui me laisse une chance de survie plus élevée. Si j'écarte légèrement les doigts, l'étui de mon arme glissera au sol, et cette dernière sera immédiatement utilisable. Je me remercie intérieurement de ne pas avoir mis en plus la sécurité du pistolet.

Le bras tendu et les doigts à un souffle de l'interrupteur, je retiens ma respiration.

Lorsque les spots de mon salon s'allument, cela ne fait plus aucun doute : quelqu'un est bien assis dans le fauteuil en cuir marron, jambes croisées et menton posé sur le bout de ses doigts.

L'étui de mon S&W tombe sur le parquet dans un bruit mou et je pointe mon arme sur l'inconnu.

L'homme, puisque c'en est un, sourit et, prenant appui sur les larges accoudoirs du fauteuil, se redresse d'un bond leste.

Je n'ai pas le temps de réfléchir à ce que je suis en train de faire ; je tire.

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