6- JULES
La flemme.
C'est le weekend. Il est 11h43.
Peut-être qu'il devrait songer à se lever.
Derrière ses volets, il devine qu'il fait grand soleil. Que des enfants jouent en bas de l'immeuble, que le marché du quartier non loin bat son plein. Il entend les voitures passer à toute blinde, les fenêtres ouvertes, la musique à fond. Dehors, la vie grouille.
Son ventre gargouille, il n'a rien avalé depuis midi dernier. Ça fait deux jours qu'il songe à faire des courses. Il sait qu'il devrait sortir, se bouger un peu. Il regarde le plafond, la tâche brune d'humidité au coin qui ne cesse de grandir (du moins en a-t-il l'impression) et le bourdonnement du frigo lui fout mal au crâne. Il devrait se bouger pour trouver un taff, renouveler sa demande de bourse, confirmer à la caf qu'il garde son logement l'été...
Mais juste, la flemme.
Tout le paralyse, il ne peut plus bouger. Ça l'écrase, lui comprime les poumons, il a l'impression d'étouffer.
La seule chose qui l'obsède, c'est Carmen. Carmen. Carmen. Carmen.
Son nom en boucle toute la journée. Ses derniers mots tournent dans sa tête comme un disque rayé. Il veut juste boire une bière et fumer une clope pour ne pas y penser.
Son téléphone vibre, il s'en empare mollement. Lorsque l'écran s'allume, 1 message non lu.
Alors, il se lève d'un coup.
« Tu viens à la manif ? »
Il avait complètement zappé. Alors, il balance son téléphone sur son matelas en soupirant, et il décide de se lever pour de bon cette fois. Sans conviction, il cherche dans ses vêtements emmêlés un t-shirt pas trop sale, en trouve un noir triple xl qui traînait sur son bureau, l'enfile en vitesse et va donner un coup de pied dans le frigo. Le bourdonnement se stoppe net.
Soulagé, il ouvre la porte, la lumière l'éblouit, il avise la plaquette de beurre, la brique de lait de soja. Rien d'autre. Bon, il boit au goulot, une gorgée de lait. Ça lui suffira. Il part à la recherche de son fute, se brosse vite fait les dents, enfile ses doc's et son blouson. Direction la manif.
.
La chaleur est étouffante, et le soleil tape sur le boulevard bondé. Tout le monde est pourtant bien vêtu ; casquettes, sweats, lunettes. Jules crève de chaud sous son blouson noir et son passe-montagne remonté jusque sur son nez. En plus, le cortège n'avance pas des masses, et quelqu'un a allumé un fumigène dont la fumée stagne dans la foule ; ça pue ces trucs. Le monde se presse contre lui, ça sent la sueur et l'alcool partout, Jules se sent coincé, il attend l'appel d'air, il ne tient plus en place. Et puis... et puis... une rumeur remonte depuis l'avant, quelque chose se passe, ça frémit dans tout le cortège... Les sirènes retentissent. Ça y est. Comme un signal de départ, le cortège si soudé quelques secondes auparavant se retrouve complètement disloqué. Et là, pour Jules, c'est comme si tout s'arrêtait.
Des bouteilles éclatent, un feu est lancé quelque part, sans réfléchir, il aide à bouger du « mobilier urbain » comme on l'appelle si bien ; une palissade de chantier, des palettes, des pneus. Nous ne sommes rien, soyons tout, ça résonne en lui, il se fond dans l'action comme si son corps n'était plus qu'un outil, pour lancer, casser, brûler. Un automate, dont les pensées n'ont plus d'importance, il se fond dans la foule, ressent les frémissements, les gestes, de chaque personne qui l'entoure comme s'il était eux, comme s'ils étaient lui. Ses souvenirs disparaissent, ses pensées sombres aussi, il ne se sent plus seul, juste noyé, broyé dans l'émeute. Et déjà on lui file des stickers, il en colle un peu partout, fait un graff par-ci, un autre là-bas, continue de chanter, relaie quelqu'un à la banderole de tête, puis repart ramasser des bouteilles vides et remplir ses poches de débris... lorsque là, les flics lancent les premiers lacrymos, et que, dans la menace, il aperçoit quelqu'un.
Entre les feux, une silhouette qui se dessine dans la fumée. Il cligne plusieurs fois des yeux, il croit rêver. Elle jette un pavé, court pour échapper à un keuf qui la poursuit, son visage se tourne vers lui, il voit ses yeux bruns, ses cheveux décolorés... il aimerait lui crier Reste pas là ! et lui tendre la main, sentir son gant râpé au creux de sa paume. Mais tout s'efface, ce n'est pas elle. La foule l'emporte, il se laisse porter par le courant, à la dérive, complètement, ses yeux piquent, il ne voit plus rien. Un bourdonnement, quelqu'un l'appelle il croit, mais le monde est flou devant lui. On le traîne, hors du nuage épais qui stagne dans la rue. Il sent l'eau qu'on lui jette au visage, et d'un coup, il respire. Il se rend compte que cela faisait plusieurs secondes qu'il retenait son souffle.
-Jules ! Ça va ?
Quelqu'un le secoue. Il cligne plusieurs fois des yeux, aperçoit un visage. Nina.
-Faut pas rester seul dans moment pareil ! Tu pensais à quoi ? Heureusement que j'étais dans le coin.
Les sirènes se rapprochent, il y a du mouvement. Elle tourne la tête pour scruter la rue. Puis elle entreprend de se mettre debout en l'entraînant avec elle.
-Viens. Faut qu'on bouge.
Sans réfléchir, il la suit dans la fuite, ils passent par des petites rues, zigzaguent entre les passants, échappent aux contrôles, et sortent de la nasse. Pendant un instant, il croit la suivre, elle, ou alors c'est l'idée qu'il poursuit, il ne sait plus, peut-être qu'il ne fait plus la distinction entre les deux.
Il s'arrête. Essoufflé. Quelques pas plus loin, sentant probablement qu'il ne la suit plus, Nina s'arrête à son tour, et retourne sur ses pas.
-Attends. On peut faire une pause ?
Sa gorge brûle, les lacrymos l'ont bien amoché. Il essaye de retrouver sa respiration, s'adosse à un mur pour tenter de remettre de l'ordre dans ses idées. Toute son énergie a été sapée par l'intensité de l'affrontement, et tout ce qu'il avait oublié un court instant lui retombe dessus d'un seul coup.
-Je... là-bas, j'ai cru que t'étais Carmen.
-Carmen ?!
-Ouais...
Ça a l'air de lui faire plaisir, elle se redresse, avec un immense sourire plaqué sur le visage. Jules n'y fait pas trop gaffe, il n'en peut plus, le béton dans son dos est tiède. Nina poursuit en l'assaillant de questions :
-Punaise mais elle est super cette meuf ! T'étais proche d'elle, non ? Tu sais ce qu'elle fait maintenant ? ça fait des mois que je la vois plus...
-Je... non.
Il s'esquive tout de suite, sent le regard de Nina sur lui. L'atmosphère change, il comprend qu'elle ne s'est jamais posée de questions. Le silence s'installe lentement, sinueux, et Jules se sent obligé de lui expliquer ce qu'il se passe. En réalité, lui-même se sent complètement coincé.
-Elle a disparu du jour au lendemain sans rien dire à personne...
Jules secoue la tête, s'empêche de trop en dire.
-Mais personne essaye de la retrouver ?
-Si... Camille m'a demandé de l'aider et...
-Attends, mais ça fait combien de temps ?
-Presque six mois...
Vraiment, Jules ne sait pas quoi faire, Nina a l'air scandalisée. Lui s'est toujours dit que si Carmen avait disparu, c'est parce qu'elle le voulait. Parmi sa bande de potes, elle a toujours été la plus libre. Sans attaches, sans entraves, la posture et le jugement ça lui passait au-dessus de la tête. C'est bien pour ça qu'ils sont devenus amis. Alors bien sûr que ça lui fait mal tous les jours, mais il finira bien par s'accommoder à la douleur. Ce qui l'enrage, c'est que personne ne se soit posé de questions, depuis tout ce temps. Pourquoi Camille commence seulement à s'y intéresser ? Sur bien la centaine de militants qu'ils sont, aucun, jusqu'alors, n'avait daigné accorder d'importance à la disparition de Carmen, pendant que lui, il ressassait son malheur en silence. Au final, peut-être qu'il ne vaut pas mieux que les autres.
Mais avant qu'il ne sombre trop loin, la jeune femme se plante devant lui, et le regarde droit dans les yeux, l'air déterminée :
-Bon. Tu vas me suivre, on va prendre une bière et tu vas me raconter tout ça.
Il ne sait pas quoi répondre, mais ça a le mérite de lui redonner un peu le sourire. Alors, il se laisse emporter à travers la ville à ses côtés.
**
Jules rencontre vraiment Nina!
Vos impressions? Des idées sur la suite de l'enquête?
A bientôt pour un nouveau chapitre!!
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