1 - JULES

Un chien aboie dans les bosquets. Les ronces et les buissons emmêlés sont pleins de déchets déchirés, qui s'accrochent aux branches comme des sangsues en l'attente de leur décomposition, rôtissant sous la chaleur lourde d'un début de mois de juin caniculaire.

Ambiance tiède typique d'un vendredi soir. Pas loin de la gare, en-dessous du chemin de fer, le soleil descend sur les caténaires, enveloppant le monde de sa lueur rougeoyante. Sur le trottoir, une petite foule s'entasse, en face de l'entrée d'un grand bâtiment à la façade taguée. De longues langues de fumée s'évaporent dans le ciel rosé, et des paroles s'y mêlent joyeusement. Le sol est jonché de cadavres de bouteilles, de flaques spongieuses, et de mégots qui peinent encore à s'éteindre. Un chien – le même probablement – aboie encore, et les rires redoublent.

Jules attend tranquillement, seul, comme à son habitude, perché sur un muret, comme d'habitude. Bercé par la douce chaleur, il somnole à moitié, en balançant mollement ses jambes contre le revêtement

Il est probablement aux alentours de vingt heures, et il n'y a pas encore foule, normal, c'est le début de la soirée. Les gens sortent de leur dernière journée de boulot de la semaine ou de leur dernière heure de cours.

Jules se maudit d'être arrivé si tôt. Ses potes n'arriveront pas avant deux heures, minimum, parce que, d'après eux, les concerts commencent toujours en retard, et l'ambiance, la vraie, c'est à partir de 22 heures. Mais, malgré tous les arguments pertinents qu'ils auraient pu lui exposer sur les bienfaits de faire la fête à la tombée de la nuit, au fond, Jules préfère largement poireauter ici que dans le petit appartement de 9 mètres carrés de sa résidence miteuse. Le chien surgit d'un fourré voisin, et vient se frotter à son mollet, aboie une nouvelle fois, la langue baveuse. Le brun sourit et se penche pour lui tapoter le haut du crâne.

Lorsqu'il relève la tête, il se cale mieux contre l'angle du mur, prend une gorgée de sa cannette de 8.6 réchauffée par le béton. Près de l'entrée, dans le brouillard des clopes, les portes noires du local se sont ouvertes.

Ces portes noires, elles en ont vu des choses ; griffées, graffées, taguées de partout, couvertes de stickers du monde entier, qui signalent en toutes les langues le passage de tel ou tel groupe et exprimant des valeurs communes. Inébranlables, elles sont un symbole du solide bâtiment qu'elles soutiennent à bouts de bras. Elles ont résisté à toutes les fermetures administratives, à toutes les mesures prises par les maires successifs, aux attaques des différentes bandes d'extrême-droite et même aux tentatives d'expulsion frauduleuses de la police : dans la ville, elles sont connues de tous comme le seul haut lieu de contestation de la ville. Ici, on y construit de nombreuses solidarités. Elles ouvrent sur un monde inédit, une sorte d'autre dimension incroyable, une part de mystères dont elles seules ont le secret.

Quelques personnes commencent à entrer, en se faufilant difficilement entre les deux gars postés de part et d'autre des battants noirs – ces deux cadors, Jules les connait bien. Avec sa casquette noire et pelucheuse vissée sur le crâne, Basile, est un vieux d'la vieille, l'un de ceux qui a été de toutes les manifs depuis 2006. Basile est de taille moyenne, un peu trapu, le crâne rasé et les sourcils broussailleux, Jules l'a toujours comparé à un coco d'Europe de l'Est, mais le type est tout ce qu'il y a de plus anar ; le contrôle, c'est carrément pas pour lui, et ses nombreuses bagarres avec des trotskystes un peu trop bourrés lors des soirées restent légendaires. C'est un gars qui aime raconter des histoires, ça par contre, il adore, et il en a à la pelle. Combien de soirées Jules a passé avec ce type, tous les deux avec beaucoup trop d'alcool dans le sang, et la voix rocailleuse de vétéran de Basile qui contait les mésaventures de son grand-père au front, des petits gars du centre de rétention où il travaille parfois, des groupes de musique, de ses voyages à travers l'Europe... un type impressionnant, mais passionnant. Ses cicatrices aux coins de ses lèvres qu'il aime montrer aux nouveaux pour les impressionner, ce sont ses marques de guerre à lui, un souvenir d'un combat rapproché avec les bagues pointues d'un facho qui l'avait suivi alors qu'il rentrait de la fac. L'on pourrait raconter des pavés sur lui, et Jules se dit souvent qu'il aimerait bien consigner tout ça quelque part.

L'autre, c'est Camille, et son éternelle veste en cuir. Grand, ses courts cheveux en bataille avec un épis qui part vers l'arrière, le visage fin, bien dessiné et des grains de beauté qui parsèment ses tempes. Lui, c'est le beau mec du milieu. Même les vieilles sont en pamoison lorsqu'il sourit. Mais le type est en couple avec elle. Enfin, plus maintenant. La gorge de Jules se serre. L'ombre grandit, et il chasse ses pensées sombres. Camille, donc. Le plus populaire, le plus beau, excepté tout ça, Jules ne sait pas grand-chose de lui, à part que c'est le meilleur pote de Basile. Rien de fou, en réalité. Jules n'a jamais vraiment compris la hype dans le milieu militant à son sujet ; il est seulement au cœur de tout, comme elle l'était, de toutes les actions, de toutes les manifs, de tous les débats et vivant à trois cent à l'heure la lutte, comme elle, elle le faisait.

Pourquoi est-ce que tout le ramène toujours à elle ?

Il secoue la tête, prend une nouvelle gorgée de sa bière. Le liquide glisse dans sa bouche sans s'y attarder, il ne le savoure même pas.

D'un bond, il saute du muret. Soudain, il a la bougeotte, il faut qu'il aille voir du monde. Histoire de chasser un peu toutes ces pensées qu'il rumine un peu trop au fond de lui.

Basile et Camille font partie d'un groupe. Si ce n'est pour dire, le groupe. Celui qui est le plus influent de la ville ; qui organise les manifs sauvages, les concerts de punk, qui publie le fanzine militant le plus lu de la région qu'on distribue dans les manifs, qui organise les blocages à la fac et les conférences super intéressantes, tard le soir, dans le local associatif du campus. Celui qui est aussi le plus fermé ; ils n'acceptent pas grand monde et dévisagent d'un air suspicieux quiconque ayant l'air de s'approcher un peu trop près. Jules les connaît bien, mais il gravite seulement autour, de temps en temps, lorsqu'ils veulent bien le laisser approcher. Ils sont comme des bêtes farouches impossibles à apprivoiser, trop libres pour se conformer aux normes de bienséance, trop passionnés pour s'accrocher à des relations futiles. C'est pour ça que lorsqu'elle a disparu, aucun d'eux n'en a eu quelque chose à foutre. Un monde froid où la reconnaissance importe peu, où les gens ne sont que de lointaines silhouettes que l'on appelle camarade et auxquelles on ne parle pas pendant des mois. Un idéal d'une société sans vie où les camarades ne sont que des pièces remplaçables et interchangeables. Et puis si l'une disparaît, pas grave, cent autres prendront alors sa place. A partir de quand est-ce que la lutte est devenue ce qu'elle est aujourd'hui ?

Ce soir, Basile sourit en le voyant arriver devant les portes noires. Il le reconnaît. Enfin, Basile, c'est pas un type comme les autres. Un temps, Jules s'arrête. Répond à son Salut, comment ça va ? par un Oh la routine t'sais, il se passe rien sur la fac en ce moment. L'autre s'esclaffe que c'est toujours pareil de toute façon, et au fait t'es toujours en histoire ? Puis la discussion s'arrête, s'évapore avec la fumée de la cigarette qui se consume à ses lèvres alors qu'il se tourne vers quelqu'un qui l'a interpellé. Jules en profite pour s'extirper, et passer le pas de la porte. Camille ne lui aura même pas accordé un regard.

A l'intérieur, il fait frais. Sombre, aussi, surtout. Ses yeux mettent un certain temps avant de s'habituer, et que des formes n'émergent de l'ombre. Une atmosphère étrange y règne ; la musique n'a pas encore commencé, le groupe sur scène lâche quelques accords de guitare mal accordée, une plainte qui part dans les aigus, un deux un deux, ça marche là ah merci bastien le meilleur ingé son, puis de nouveau un grincement inaudible, et une cymbale qui tressaute doucement dans le lointain comme une bruine qui tombe sur l'asphalte brûlant. Les discussions sont éparpillées, de petits groupements indistincts s'étalent aux quatre coins de la salle spacieuse. Tous chuchotent, ou parlent trop bas pour que Jules distingue quoi que ce soit. Seule source lumineuse, le bar, à sa gauche, qui s'étale : les lumières jaunes font reluire le comptoir déjà trempé et gluant. Des ecocups abandonnées traînent, et des tracts mouillés se gondolent doucement de bière. Jules s'approche, comme une mouche attirée par la lumière, pose ses bras sur le comptoir pour essayer de se donner une contenance en attendant que quelqu'un le repère, avant de les retirer bien vite – il avait un instant oublié que c'était mouillé. Derrière le bar, quatre pelés, trois tondus. C'est le cas de le dire, ils ont tous le crâne rasé.

Jules les connaît, eux aussi. C'est une petite ville, le milieu l'est tout autant. Pas compliqué de connaître toutes les têtes, alors que ça fait bien trois ans qu'il se balade à l'extrême gauche. Enfin, l'un d'eux croise son regard, pas farouche, un air aimable sur le visage, il vient à sa rencontre.

-Salut ! Je te sers quoi ?

-Une bière s'teu plaît.

Depuis trois ans, voilà à quoi se résument ses échanges avec eux. Ni plus, ni moins. L'essentiel. Ils ne connaissent pas leurs prénoms respectifs, encore moins leurs noms, et pas même leurs surnoms. Le seul truc que Jules sait, c'est que ce sont eux qui tiennent le bar lors des soirées au local. Pour le reste, ils se croisent en manif, se reconnaissent, s'accordent un regard peut-être lorsque l'humeur y est. Puis ils se séparent comme si de rien n'était.

Son gobelet rempli à ras bord atterrit devant lui. Sans lever les yeux, il marmonne un merci, et s'en va. L'autre est déjà retourné à sa conversation.

Un moment, il erre avec son gobelet, sirote quelques gorgées amères, cherche quelqu'un avec qui parler, ne trouve personne, se retrouve happé dans une conversation avec trois inconnus qui causent prolétariat et classe ouvrière à une époque où plus personne ne comprend ces termes, et finit par se poster dans un coin pas loin de l'entrée, faisant mine d'attendre quelqu'un. Il sort son téléphone ; même pas vingt-heures. Ses potes ne sont pas près d'arriver et il n'a personne d'autre sur qui s'impatienter. Avant, au moins, elle était là. Avec elle, jamais il ne s'ennuyait. Son visage s'impose devant ses yeux, comme si elle était là, comme si elle n'était jamais partie.

Vite, une gorgée de bière. Immédiatement, ça l'apaise. Cette fois, il savoure la fraîcheur de la boisson. Voilà bien la seule chose qui puisse calmer les battements irréguliers de son cœur troué.

D'un coup, l'ambiance de l'intérieur lui pèse, et il retraverse les portes pour prendre une goulée d'air. Dans la poche interne de son blouson, il tâtonne à la recherche de son paquet de cigarettes écorné. Glissant une clope cassée entre ses lèvres, il s'adosse au mur, fait jouer la pierre de son vieux briquet chipé dans les poches de son grand-père, savoure la première bouffée avec délectation. Le mieux, c'est de boire un coup après ; faire passer l'âpreté d'une gorge éreintée par l'amertume de la bière. Un délice. La nuit tarde à tomber, les nuages se teintent de rouge. Il passe un moment ainsi, à contempler le ciel qui s'éteint, lorsqu'une voix forte et joyeuse s'exclame et qu'une furie se jette sur lui pour lui ébouriffer la tignasse.

-Le voilà le rabat-joie !

-Toujours à arriver plus tôt que les autres, hm ?

-Les gars, c'est vous les retardataires, ça fait deux ans que j'me les pèle à vous attendre !

-Quest-c'que tu racontes toi, il fait un temps magnifique ? Me dis pas que t'es déjà fin bourré, hé !

-Il nous a même pas attendu, ce con, attends qu'on s'y mette nous aussi tu verras.

-Viens, on file se chercher une pinte. On arrive, Jules.

Jules lève les yeux au ciel ; les dernières lueurs ont disparu. La fête va pouvoir commencer.

*

Hmhlgkfdpez'mg...

Il voit flou en tapant sur le clavier de son portable. Juste un message. Lui demander où elle est, ce qu'elle fait, elle lui manque terriblement, les soirées ne sont pas pareilles sans elle, et la vie est tellement plus chiante, franchement hein quoi ? quelqu'un l'appelle il range son téléphone, pas important, il verrait ça plus tard. Il ravale une gorgée de bière, il a perdu le compte des binouzes il y a bien longtemps, et l'heure qu'il est, il n'en a plus rien à faire. Plus d'argent, enfin, si, peut-être quelques pièces au fond de ses poches. Il se retrouve devant le comptoir, encore. Le même visage avenant qui le contemple, lui sourit. Il en a marre de toute cette bienveillance, le monde c'est pas des bisounours et surtout pas le milieu militant. Qu'une façade, ces camaraderies à la noix, lui, il n'a qu'une envie, c'est de leur gueuler à tous une vérité qu'ils devraient bien entendre un jour.

Lui, l'aimer, elle ? Non, enfin, si, peut-être, en réalité il ne sait pas, il n'a jamais su. De toute manière, c'est un attachement purement platonique, et cela lui suffit. La seule chose qui lui manque, c'est simplement de ne plus pouvoir échanger avec elle, de ne plus lui parler, partager leurs points de vue, débattre jusqu'à pas d'heures... leur amitié lui manque, sa présence lui manque.

-Je te sers quoi ?

Qu'est-ce qu'il marmonne ? Il ne sait même pas, mais en tout cas, son gobelet est rempli à nouveau, il fait glisser ses pièces sur le comptoir, rassemble ses pensées pour tenter de calculer. 1,76... Merde, il n'a pas assez pour aller jusqu'à 2. L'autre le regarde, compatissant, empoche sans rien dire la somme, et lui fait signe que tout va bien.

Il s'en va, s'échappe de cette atmosphère étouffante, qui lui oppresse la poitrine et le fait suffoquer. Le monde tournoie, il a l'impression de courir, loin, mais il se retrouve devant le muret, son muret. Leur muret, là où elle et lui se sont tant de fois retrouvés, à compter les étoiles en se racontant des histoires où la société serait plus juste et l'homme n'aurait besoin que de lui-même pour se gouverner. Il se hisse, s'accroche la paume quelque part – un morceau de verre, peut-être. Un liquide chaud goutte de la plaie, mais il ne sent rien, cela fait longtemps qu'il ne sent plus rien du tout. Il est perclus d'un mal qui le dévore.

Puis, il plonge son regard dans le ciel, voilà, là, où tout semble possible, cette nuit noire où se fondent les loups.

Un raclement de gorge le tire de sa tourmente ; il tourne la tête, et d'un coup, la redescente. Camille se trouve en face lui, la lueur pâle de la salle de concert l'éclaire par-derrière. Il voit à peine le beau visage du mec le plus populaire du milieu militant.

-Salut, euh... Jules c'est ça ? J'peux m'asseoir ?

Jules ne dit rien, et l'autre prend ça pour un oui. Il se hisse alors à ses côtés, et les voilà tous les deux à contempler l'obscurité sans rien dire, deux belles âmes éplorées au cœur brisé.

-T'étais... t'es proche de Carmen, non ?

Jules sent sa gorge se nouer, mais il ne lui en faut pas plus pour hocher la tête. Ils restent tous les deux assis là, en silence, à contempler l'obscurité qui rôde, à la lisière de la lumière, qui n'attend que son heure pour pouvoir les happer, avec ce prénom qui résonne dans le vide, dans ce creux qu'elle a laissé en eux. Son prénom. Cela fait longtemps qu'il n'avait plus osé le prononcer. Il est soudain pris de vertige, et son corps ne semble plus lui appartenir. Pourtant, il sent l'autre lui prendre le bras, avec une telle force que Jules se retourne totalement vers lui, surpris. Là, dans la pénombre, il aperçoit les yeux brillants, la mâchoire tordue par la douleur. Ses lèvres tremblent, lorsqu'il tente de parler.

-Alors aide-moi... aide-moi à la retrouver. 

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