39. Jason : Juste une voix dans son cœur.
Il courait. Il aimait courir. C’était comme si le vent s’écartait pour le laisser passer, comme si la lumière s’inclinait devant lui. Ses pattes foulaient le sol. Il aimait cette sensation, celle que rien ni personne ne le retenait. Après tout, il n’avait pas de meute. Ou en tout cas, il ne s’en souvenait pas. Y avait-il quelque chose avant cette nouvelle vie ? Il n’arrivait pas à s’en souvenir. Il ne voulait pas s’en souvenir. A chaque fois qu’il essayait, il revoyait le liquide rouge carmin dans sa mémoire, et il ressentait une peine immense lui déchirer le cœur. Comme si on lui avait enlevé sa meute. Il ne voulait pas s’en souvenir, si s’était pour souffrir. Il était bien plus commode d’être un loup solitaire qu’un loup souffrant le martyre face à des souvenirs horribles. Il aimait être un loup. Il le sentait jusqu’au bout de ses griffes, il était fait pour ça. Pour chasser. Pour manger. Pour dormir sous les étoiles, pour courir dans le vent. C’était si doux, le vent. Même quand il mugissait et attaquait, le vent lui était doux. C’était bon, et il apportait avec lui milles odeurs alléchantes. En revanche, il se méfiait de l’eau. Il aimait s’y désaltérer, mais elle l’inquiétait. Il avait voulu courir plus loin, avant. Mais il y avait de l’eau partout, et même s’il voyait une forêt plus grande là-bas, derrière l’étendue bleue, il ne voulait pas s’y aventurer. Ça bougeait trop. Et elle lui rappeler des choses. Des visages un peu flous. Des sensations de noyade. De perte. C’était comme le liquide rouge. Il n’aimait pas y penser. Alors il l’évitait au maximum, mais parfois il devait vraiment boire, alors il s’approchait, et il avait presque envie de pleurer sans savoir pourquoi. Il poussait alors des cris déchirants, appelant les visages flous, ceux de sa meute. « Où êtes-vous ? » hurlait-il vers le ciel. Mais aucun hurlement ne lui répondait. Il se sentait très seul, dans ces moments. Alors il s’éloignait de l’eau, en courant, et il oubliait.
Cela faisait beaucoup de lunes qu’il courait dans cette forêt. Il n’avait toujours pas essayé de traverser l’étendue mouvante et bleu qui lui faisait peur, et il commençait à se sentir un peu prisonnier. Il n’aimait pas cette sensation, mais il la préférait à la solitude qu’il ressentait quand il pensait aux visages flous de l’eau, alors il s’en contentait. C’était un loup après tout. Il était bien, en solitaire… Il avisa soudain une grotte, à peine plus grande que lui. Elle serait bien pour dormir… Mais quand il s’en approcha, l’odeur de la terre lui souleva le cœur. Un visage tentait de s’imposer à son esprit, mais il le repoussa de toutes ses forces. Il ne voulait pas s’en souvenir, surtout pas. Alors qu’il s’employait à s’en convaincre, un grand loup noir s’approcha de lui doucement. Il se sentit aussitôt oppressé. Le loup avait un regard triste et furieux – bien qu’il ne semblait pas l’être contre lui -, et une posture qui disait clairement : « je suis l’alpha ». Il n’aimait pas cette posture. Le gros loup grogna doucement, pas pour le menacer, mais pour le… saluer ?
- Jason… dit-il en grognant, de ce langage que seuls les loups comprenaient.
Il gémit. Il n’aimait pas ce nom. Pourquoi l’appelait-il ainsi ?
- Ne dit plus ça, gémit-il au loup noir. Je n’aime pas ça…
- C’est pourtant comme ça que tu t’appels, lui rappela le loup avec de grands yeux tristes. Tu as oublié, Jason ?
Gémissant de plus belle et abaissant la tête, il avoua :
- Je ne veux pas me souvenir…
- Alors tu l’as oublié, elle aussi ? Ta cousine, tu l’as oublié ?
Le loup noir regarda la grotte, et il sut alors que lui aussi voyait le visage flou. Mais lui, il ne voulait pas l’oublier.
- Pourquoi tu fais ça ? Je ne veux pas me souvenir. Ça fait mal…
- Je sais, le coupa le loup noir.
Ses yeux étaient emplis d’une infinie tristesse.
- Mais tu ne dois pas oublier. On a trop perdu pour te laisser oublier. On t’aime trop pour te laisser oublier.
- Pourquoi tu ne veux pas me laisser ? Et d’où es-tu venu ? De l’eau ?
Au lieu de répondre, le loup noir demanda :
- Pourquoi n’es-tu pas parti ? Tu ne veux pas quitter cet endroit ?
- Bien sûr que si ! se hérissa-t-il. Mais l’eau ne me laisse pas oublier. Comme toi.
- Alors l’eau fait bien, répondit le loup noir. Je suis heureux de te revoir, Jason.
Il secoua la tête, comme pour en faire sortir la voix du loup noir. Il ne voulait pas de ce nom. Jason… il lui rappelait des images, des images et des voix qu’il voulait oublier. Il aurait voulu que le loup noir se taise, mais il parlait toujours :
-Je sais que c’est moins douloureux d’oublier. Parfois, moi aussi j’aimerais oublier. Mais ça reviendrait à perdre mes plus beaux moments de bonheur, alors il ne faut pas.
- Tais-toi…
-Toi non-plus tu ne dois pas oublier. Jason.
- FRANK, LA FERME ! hurla-t-il.
Il pleurait. Pourquoi ? Pourquoi pleurait-il ? Il était un loup, solitaire, sans famille et sans meute. Sans cousine. Sa cousine…
- Hazel… gémit-il en se souvenant enfin de l’un des visages.
Elle était douce. Elle était belle. Elle n’était plus. Pourquoi essayer de se souvenir, si s’était pour la perdre une deuxième fois ?
- Oui, Hazel…
Le loup noir pleurait. De grosses larmes coulaient de ses yeux. Mais il les gardait rivé au regard de l’autre loup, qui se tordait au sol en gémissant de douleur. Une douleur au-delà des mots. Une douleur contre laquelle on ne pouvait rien. Une douleur au cœur.
- Tu te souviens d’Hazel, Jason ? Tu te souviens de son rire ? De sa voix ? Elle est morte pour nous. Pour qu’on puisse vivre. Tu t’en souviens ?
- Tait-toi… Je t’en prie… Tait-toi… J’ai trop mal, Frank. J’ai trop mal…
- Elle était si belle, si gentille… Si parfaite… Nous la connaissions depuis si longtemps. Tu te souviens du bonheur qu’on ressentait, quand on était ensemble ? Tous les sept ?
Jason. C’était son nom à lui. Il s’en souvenait. Il commençait à se souvenir du garçon qu’il avait était. De celui qui aimait ses amis. Qui prenait soins d’eux. Pour finalement les voir mourir. Il commençait à se souvenir des visages dans l’eau.
- Frank… Tu es Frank… Tu es mon ami…
Le loup noir hocha la tête. Oui, c’était bien son ami. Et il avait d’autre ami. Il y avait Reyna, avec qui il avait dirigé le camp pendant longtemps. Il y avait Calypso, la nymphe au fort caractère, et Nico, son cousin inquiétant mais qu’il aimait, et aussi Will, son compagnon. Il y avait ses nouveaux amis, Noémie, Gwen, Milo et Eve, les mortels qui les avaient accompagné et aidé si souvent. Il y avait sa sœur, Thalia, qui avait de si beaux yeux, les mêmes que les siens. Des yeux humains. Il y avait Percy, son cousin si agaçant, mais tellement attachant… Il y avait Annabeth, la blonde qui lui faisait parfois peur mais qu’il aimait, elle aussi. Il y avait Hazel, sa cousine Hazel, si douce et tellement gentille… Il y avait aussi Frank. Frank qui s’était changé en loup juste pour le retrouver. Et son meilleur ami. Oui, il avait un meilleur ami. Un frère. Léo. Il y avait aussi une fille… Une fille si belle qu’il pourrait décrocher la lune pour elle… Oui, il y avait cette fille aussi…
- Jason… appela une voix douce, dans un langage qu’il comprit malgré lui.
C’était une voix humaine, mais même si le loup en lui ne comprenait pas, les mots allaient jusqu'à son cœur, et son cœur comprenait, il sentait que cette voix y avait sa place. Il regarda la source de la voix. Elle était là. La fille. Son nom… quel était son nom, déjà ? Pourquoi ne s’en souvenait-il pas ? Elle était pourtant tellement importante dans son cœur ! Il le sentait, en entendant sa voix.
- Jason… Reviens… murmura-t-elle.
Il le voulait. Oui, maintenant, il le voulait, si fort que ça lui faisait mal, mais il n’y arrivait pas. Il avait l’impression que des crocs s’accrochaient à sa chaire, refusant de la lâcher, de le laisser partir. Il aurait voulu lui dire, lui demander quel était son nom. Mais elle ne le comprenait pas. Et il n’arrivait pas à lui faire comprendre.
- S’il te plait, Jason… sanglota-t-elle. Ne me laisse pas seule… J’ai besoin de toi… Tu m’as promis, tu te souviens ? Tu as promis de ne pas me laisser tomber…
Elle avait des cheveux longs, magnifiques, qui sentaient bon. Il sentait son odeur d’ici. Il aimait cette odeur. Il aimait aussi ses yeux. Il avait l’esprit embué, mais il les voyait encore. Ses yeux bleus. Verts. Marrons. Ses yeux aux milles couleurs, changeantes, tel qu’il n’arrivait pas à savoir laquelle primait. Il aimait ses yeux. Il l’aimait elle. Piper…
- Piper… grogna-t-il.
Il aurait aimé parler, parler d’une voix qu’elle comprenne, lui dire qu’il sentait sa voix dans son cœur. Mais il n’y arrivait pas. Et ça lui faisait mal. Il avait l’impression que ses os fondaient sous sa chaire. Il ne voulait plus de cette douleur, il voulait qu’elle parte.
- Ne lutte pas, conseilla le loup noir. Laisse la douleur gagner, Jason.
Laisser la douleur gagner ? Il ne pouvait pas faire ça ! Ça faisait trop mal, beaucoup trop. Comme s’il lissait dans ses pensées, Frank expliqua :
- Il est toujours beaucoup plus simple de devenir l’animal que de revenir. Quand on est un animal, la douleur est secondaire. Il est bon parfois d’oublier que nous sommes humains, car être humain est beaucoup plus douloureux. Mais si tu veux la rejoindre, Jason, tu dois te souvenir que cette douleur fait partie de toi, qu’elle fait de toi un homme. Laisse la gagner, Jason. Si tu veux la revoir, laisse-la gagner.
Est-ce qu’elle en valait la peine ? Est-ce que… Piper, en valait la peine ? Oui, réalisa-t-il en regardant ses yeux. Oui, elle en vaut la peine. Jason savait qu’elle lui avait menti. Elle était assez forte pour vivre sans lui. Mais lui, il ne pouvait pas vivre sans elle. Il s’en souvenait, maintenant. Il ne peut pas vivre sans elle.
- Jason… appela-t-elle doucement. Reviens.
Alors il laissa la douleur gagner, prendre de plus en plus d’intensité jusqu’à tordre ses os, sa chaire et lui tirer un hurlement de la gorge. Il avait tellement mal… C’était tellement humain… Il était humain, il le savait. Il s’en souvenait. Et il était redevenu humain grâce à elle, grâce à cette voix. Juste une voix dans son cœur. Le vent caressa doucement son corps nu et tremblant, comme pour lui souhaiter un bon retour. Il aimait le vent. Il se souvenait pourquoi désormais. Le jeune homme leva ses yeux électriques vers son amie :
- Salut Pip’s, marmonna-t-il d’une voix grave et un peu enrouée.
Ses magnifiques yeux se voilèrent de larme. Il était revenu pour elle, et il sut aussitôt, en contemplant son visage, qu’elle le savait. La fille d’Aphrodite se précipita vers lui et l’enlaça avec soulagement :
- Rentrons à la maison, chuchota-t-elle, et il ferma les yeux.
Il était avec elle. Dans ses bras. Il était déjà chez lui.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top