🌺 Chapitre 3 : Navier 🌺
Je suis en train de broder une nappe avec Riella à la table de la cuisine afin de l'aider dans son travail pendant que la tarte dore dans le four. Mon aiguille est sûre, et je m'y connais bien. Pour Riella, c'est son métier, donc nous avançons bien. Nous ne disons pas un mot et je sens le regard d'Isanelle sur mon dos alors qu'elle aide les jumelles à faire leurs devoirs.
J'aurais bientôt dix-neuf ans. Riella en a déjà dix-huit. Si elle m'avait acceptée, nous aurions pu être aussi inséparables que les jumelles. Seulement voilà, elle ne m'apprécie pas.
La porte s'ouvre soudain et une vague de chaleur s'engouffre à l'intérieur. Les jumelles sautent directement au cou de notre père, qui les enlace avec chaleur. Il vole ensuite un baiser à ma mère et nous embrasse à tour de rôle Riella, Isanelle et moi. J'inspire son odeur familière : celle du blé cultivé dans les champs, et de la feuille de vigne.
Un autre homme franchit le seuil et ferme la porte derrière lui. Il tapote gentiment les cheveux des jumelles, ignore Isanelle et ébouriffe nos cheveux, à Riella et moi. Je souris. C'est mon frère aîné, Terrence.
— Où est Jeff ? s'écrire notre père de sa voix grave.
— Il dort dans notre chambre. Isanelle, tu veux bien aller chercher Jeff ? C'est la fin de sa sieste de l'après-midi.
Isanelle acquiesce et part de la pièce dans un froissement de jupons. Nos parents ont beaucoup économisé pour acheter des affaires convenables à Isanelle. Elle est l'aînée des filles, et ses vêtements passent de mains en mains : moi, Riella, puis les jumelles. Résultat : les jumelles portent de vieux vêtements. Elles s'en sont plaintes plusieurs fois, mais notre mère leur a expliqué que si elles continuaient à courir partout et à faire des bêtises, il valait mieux que ce soit avec d'anciens vêtements qui ne craignent plus rien. Riella raccommode les affaires des jumelles et celles que je lui donne. Elle n'aime pas trop mettre des affaires que j'ai déjà portées, mais nous n'avons pas tellement le choix. Comme nous avons presque le même âge, à quelques mois près, nous échangeons souvent les anciens vêtements d'Isanelle. Comme ça, nous ne portons pas toujours la même chose.
— Tout va bien ? demande Terrence à Riella.
Cette dernière soupire et recoiffe ses cheveux lisses.
— Je suis un peu fatiguée, avoue-t-elle dans un soupir las. J'ai reçu des grosses commandes aujourd'hui...
Terrence s'assoie sur la chaise vide à côté d'elle et pose les pieds sur la table, croisant les chevilles dans une attitude décontractée.
— Tant que ça ? s'étonne-t-il.
Riella baille puis plaque une main devant sa bouche.
— Désolée, marmonne-t-elle avant de reprendre d'une voix plus claire. Oui, des grosses commandes de dernière minute... C'est bientôt l'ouverture du bal, après tout.
Le bal..., songé-je en regardant dehors. C'est vrai. Il aura lieu dans seulement une semaine. C'est un évènement très attendu, que ce soit chez les nobles ou le peuple, car il est ouvert à tous...ou presque. Les nobles, qu'ils soient de tous âges, peuvent participer au bal. Pour le peuple, c'est différent. Seulement les hommes et les femmes de dix-sept à vingt-trois ans peuvent y aller. Je vais y participer cette année, avec Riella, Isanelle et Terrence. C'est un évènement particulier et joyeux, de ce que j'en ai entendu dire... Nos parents se sont rencontrés lors du bal. Je me surprends à rêver. Peut-être que je rencontrerais moi-aussi mon âme sœur...
Je secoue la tête. Qu'est-ce qu'il me prend, tout à coup ? Il faut que je me reprenne, et que je sois réaliste. Personne ne pourra jamais m'accepter telle que je suis. Je ne me marierai jamais...
Pourtant, j'en rêve encore, malgré moi.
Terrence s'affale contre le dossier de sa chaise.
— Tu reçois encore des commandes ? Si proche du bal ? Les gens sont vraiment...
— Terrence ! le tance notre mère.
Il lève les yeux au ciel sans qu'elle puisse le voir, et adresse un coin d'œil à Riella. Puis il se tourne vers moi, le regard bienveillant.
— Et toi, qu'as-tu fait, aujourd'hui ?
— J'ai...je...
Isabelle reparaît dans la salle à manger, le petit dernier, Jeff, dans les bras, et Terrence se tourne vers eux. Soulagée, je reprends la couture, le regard de Riella me transperçant de toutes parts.
Je bégaye beaucoup. Bien que j'aie tenté de m'en défaire, et que quelqu'un m'y ait aidée. Chassez le naturel, et il revient au galop...
Je soupire.
— C'est bon, tu peux lâcher la nappe, m'annonce Riella.
— Mais ce...ce n'est pas t...terminé ! je proteste.
— Je finirai plus tard.
J'acquiesce. Je n'ai pas envie de me ridiculiser davantage devant Riella. Je n'ai pas l'habitude de parler beaucoup dans une journée. Et ma famille s'en contente très bien. Entre le papotage incessant des jumelles, le babillage enfantin de Jeff, les disputes entre Terrence et Isanelle, Riella et moi sommes les seules à ne pas parler pour ne rien dire. On ne dirait pas, mais quand Isanelle se met en colère...elle peut parler pendant des heures ! Et Terrence...il est toujours si décontracté, ne respectant pas les règles à la lettre, ce qui agace Isanelle, si pointue sur le règlement. Nous sommes tous d'accord pour dire qu'elle est énervante avec ses règles ! Mais bon. Nous sommes une famille, même si j'ai souvent l'impression d'en faire partie sans vraiment être présente. Je suis là, dans cette famille, sans y être véritablement présente. J'ai le sentiment d'observer la famille de l'extérieur, à travers une dure paroi de verre...parce que je ne mérite pas la paix, l'amour, la tranquillité, la joie, le bonheur de cette vie.
Riella plie la nappe, aidée par Terrence.
— Je risque donc de rentrer plus tard les jours qui viennent, explique Riella à Terrence, qui acquiesce. Avec toutes ces nouvelles commandes...
Les jumelles soupirent. Je me tourne vers elles, les yeux en point d'interrogation. C'est Riella qui verbalisent ce que je pense :
— Qu'est-ce qu'il vous arrive encore ?
Bon. D'accord. Je ne l'aurais pas formulé de la même manière que Riella mais c'était la même intention de savoir qu'il leur arrivait.
Vigna croise les bras, boudeuse.
— Les parents, dit-elle, nous mettent de côté, Velya et moi, parce que Jeff est né et c'est le petit dernier... Un garçon en plus ! Depuis Terrence et ils n'ont eu que des filles et je crois que ça leur a pas plu parce que ils préfèrent Jeff.
Velya darde un regard meurtrier sur le dernier de la fratrie. Je sens que ça va être joyeux quand Jeff va grandir... Velya et Vigna vont tout le temps se disputer avec Jeff, ça va être infernal !
Je croise le regard sombre de Riella, puis celui, plus rieur, de Terrence, et me dit en haussant les épaules que nous pensons tous à la même chose. Isanelle nous jette à tous les trois un regard noir. Ça ne nous fait pas peur ça ne fait pas reculer pour autant Terence qui hausse les épaules d'un geste négligent et tourne le dos à Isanelle. Riella, pour sa part, monte à l'étage, la nappe dans ses bras, mais je vois son sourire qu'elle tente de cacher alors qu'elle monte l'échelle en bois.
Je l'entends ouvrir la malle qui contient toutes les commandes de ses clientes au magasin et un froissement de tissu puis elle la referme, sa nappe en sécurité ; à l'abri de Jeff qui bave partout et des jumelles qui jouent avec tout et n'importe quoi. C'est déjà arrivé qu'elles prennent des commandes de Riella pour des chiffons qu'elles pouvaient utiliser pour leurs jeux. Ce qui avait mis très en colère Riella car elle devait tout recommencer. Le tissu provient de la boutique où elle travaille, mais tout de même !
J'écoute les bruits de la maison. Le gazouillement de Jeff, les rires de ma mère et de mon père qui s'extasient devant lui, les pas de Riella à l'étage, la voix d'Isanelle qui raconte ce que les jumelles ont fait à l'école... C'est chez moi. Depuis presque dix-neuf. Ce n'est pas aujourd'hui que ça changera. Et, pourtant, alors que je croise le regard de Terrence, je prends peur. Je me sens bien ici. Mais je ressens toujours une part d'insécurité. Quelque chose arrive, sans que je puisse déterminer quoi...
— Et toi, Navier ? Qu'as-tu fait, aujourd'hui ?
La voix de mon père me ramène sur terre. Peut-être que je n'aurais plus le droit de dire « mon » père, un jour. Parce que ce n'est pas vraiment le mien...
Je me donne mentalement des gifles, puis me rapetisse sous tous les regards de ma famille. Même Riella est redescendue pour assister au spectacle. Neuf paires d'yeux m'observent (même Jeff attend mon supplice, suçotant sin pouce).
— Je...j'ai...
— Mais laissez-là donc respirer ! s'exclame ma mère.
Alors que les jumelles, qui s'étaient rapprochées, s'écartent en s'excusant piteusement, ma mère m'adresse un clin d'œil. Je lui offre un sourire crispé, et décide de me concentrer sur elle pour ne pas bégayer. Comme je l'ai fait au marché, je pose mon regard sur quelque chose d'agréable, de fixe (le sourire de ma mère) pour me concentrer.
— Ce ma...matin, je me suis occ...occupée de Jeff. Je suis allée au marché. (J'avale ma salive ; ma respiration est hachée, je fais un effort pour parler.) Et j'ai préparé une ta..rte.
Velya me serre la main sous la table. Ma mère tape dans ses mains.
— Je ne sais pas vous, mais j'ai hâte de goûter à cette tarte ! Navier, tu veux bien aller la chercher ? Elle doit être cuite...
Je m'empresse d'aller dans la cuisine. Je sors la tarte du four et la coupe en huit parts. Nous sommes neuf, avec Jeff, mais il mangera un petit morceau dans l'assiette de notre mère, comme d'habitude. Je plonge également mes mains sous l'eau fraîche pour en asperger mes joues brûlantes. Je déteste être le centre de l'attention.
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Chapitre 4 : Mardi 24 décembre à 18 heures.
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