Chapitre 89
« Il existait jadis cinq peuples qui vivaient en harmonie sur une terre qu'ils avaient d'un commun accord choisi de nommer le Continent. »
– Yon Palik, Les hommes d'ombre et de lumière.
Jimin ouvrit les paupières le premier. Lové contre Yoongi, il s'aperçut d'un regard par la fenêtre que le soleil avait déjà atteint au moins son zénith. Par chance, il n'avait rien prévu de particulier avant la fin d'après-midi, où il avait promis à quelques-uns de ses soldats blessés restés ici de s'entraîner avec eux. Il s'agirait d'exercices peu violents qui leur permettraient avant tout non de s'améliorer mais de maintenir leur niveau.
Le général s'amusa à caresser du bout de l'index l'abdomen de son compagnon, qui frémit en soupirant avant d'ouvrir à son tour les paupières. Il voulut bouger mais en fut empêché par celui qui se trouvait à moitié affalé sur lui. Il se contenta donc de baisser les yeux sur son cadet pour lui adresser un sourire.
« Bonjour.
— Bonjour, mon amour. Bien dormi ?
— Oh oui, et toi ?
— De même, acquiesça Jimin.
— Et si nous allions manger ? Je meurs de faim.
— Très bien. Par contre, nous devrons remonter ranger la chambre, après... »
Yoongi jeta un regard circulaire autour d'eux. En effet, la pièce était en pagaille : après s'être aimé un long moment dans le lit, il leur était venu la lubie de poursuivre leurs ébats sur le bureau, ou bien penchés sur la commode, voire plaqués contre la bibliothèque – sans parler de la salle de bains ! Yoongi reconnaissait volontiers qu'ils avaient dépassé certaines limites, toutefois, outre quelques objets bousculés, il estimait qu'ils s'étaient montrés plutôt discrets. Yoongi avait réussi, une fois la nuit tombée, à contrôler ses gémissements, les changeant en lourds soupirs, et Jimin les avait avalés dans de profonds baisers.
Toujours nus l'un contre l'autre, ils s'étaient endormis si épuisés que récupérer leurs vêtements laissés au sol leur paraissait beaucoup trop complexe. Ils s'étaient assoupis en un clin d'œil, le cœur gonflé d'amour.
Ce fut en remuant que Yoongi s'aperçut d'un second détail.
« Et un bain, grommela-t-il, il faut vraiment que nous prenions un bain.
— Bon sang tu as raison, j'avais complètement oublié que nous nous étions assoupis avant même d'y songer, râla Jimin. Et si nous le prenions ensemble ?
— Cela sera en effet plus rapide.
— Parfait, dépêchons : moi aussi je meurs de faim. »
Ils quittèrent le lit, dont Yoongi se promit de se souvenir de changer les draps. Il grimaça à l'idée de tout ce qui s'y trouvait sans doute étalé.
« Oh, l'arrêta Jimin alors qu'ils entraient dans la salle de bains, j'y pense, mais il faudra aussi que je te montre quelque chose. Tu me diras ce que tu en penses, je suis curieux.
— De quoi s'agit-il ?
— Tu verras, je ne veux pas gâcher la surprise.
— Toi et tes surprises...
— Tu adores mes surprises, » répliqua-t-il avec un regard malicieux – et Yoongi ne put nier.
Le Phénix d'ailleurs profita de leurs quelques pas pour admirer le sublime corps de son fiancé. Tout en muscles, fin mais puissant, Jimin se déplaçait avec une grâce qui lui était propre, une fluidité délicate qui le poursuivait même en combat, qu'il le veuille ou non, et à laquelle la force brute se mêlait si bien. Sa peau, plus bronzée aux endroits les plus exposés, lui donnait encore envie d'y déposer les lèvres, et il observa son dos s'activer quand Jimin se pencha pour remplir la baignoire à l'aide d'une pompe reliée à un puits.
Malgré leur nuit, Yoongi désirait se blottir de nouveau contre lui, l'enlacer et se laisser étreindre pour refermer les yeux et savourer le monde des bras de Jimin, tellement plus doux que celui dans lequel ils vivaient.
Après un bain paisible dont ils profitèrent pour échanger quelques baisers et se complaire l'un contre l'autre, ils s'habillèrent puis se rendirent à la cantine, qui n'était plus occupée que par quelques soldats à cette heure, en train de jouer aux cartes le temps de digérer. Ils prêtèrent peu d'attention au couple quand ce dernier s'installa après avoir choisi quelques mets restants. Une fois repus, ils quittèrent la salle en bavardant, rejoignirent leur chambre et entreprirent de la ranger. Or, à peine avaient-ils commencé que...
« J'en étais sûre !
— Oh pitié, marmonna Jimin sans même se retourner.
— Y-Yua, qu'est-ce que tu fais ici ? balbutia Yoongi en faisant volte-face pour découvrir sa sœur bras croisés appuyée contre le chambranle.
— J'observe deux idiots en train de tenter de camoufler leurs méfaits.
— Nos méfaits ?
— Me crois-tu donc si naïve ? À trois reprises le bruit d'un meuble qui raclait le sol ou d'un livre qui tombait m'a réveillée cette nuit. La troisième fois, j'ai trouvé cela curieux : je me suis levée et j'ai... bon sang, Jimin, à peine reçois-tu l'autorisation du médecin que tu passes la nuit à faire l'amour avec mon petit frère !
— Le désir était partagé, ma chère, rassurez-vous, répliqua le général.
— Nous devrions nous tutoyer, après tout vous êtes le futur époux de Yoongi, de ce que j'ai compris.
— C'est juste, approuva le gardien avec une étincelle de fierté dans le regard.
— Mais ne détournons pas la conversation : Yoongi est certes apte à l'entraînement, mais cela ne signifie pas que tu peux passer des heures à l'épuiser ainsi, surtout en pleine nuit, alors qu'il devrait dormir, le sermonna-t-elle.
— Il n'a plus besoin d'être materné, rassure-toi, soupira Jimin déjà las de cette conversation.
— Il ne...
— C'est moi qui lui ai demandé, la coupa d'un ton embarrassé Yoongi pour éviter que la situation s'envenime. J'avais vraiment très envie qu'il me fasse l'amour depuis des jours, mais il s'entêtait à refuser parce que le médecin prétendait que j'étais encore trop fragile. Alors dès qu'il a affirmé que j'étais prêt pour les entraînements, j'ai eu envie qu'il me...
— Je n'ai pas besoin des détails ! clama Yua en se plaquant les mains sur les oreilles. Faites simplement moins de bruit à l'avenir ! Entendre vos soupirs fut traumatisant ! »
Et elle fila sans demander son reste. Jimin jeta un regard à son fiancé qui lui répondit par un rictus espiègle.
« Je savais que si je commençais à évoquer nos ébats plus en détail, elle détalerait.
— Efficace, mon amour, elle n'a en effet pas tenu très longtemps.
— J'imagine qu'elle n'était pas prête à entendre son petit frère affirmer qu'il avait sauté sur son fiancé dès qu'il en avait eu l'occasion. »
Jimin rit, et Yoongi referma la porte avant de le rejoindre pour l'aider à ranger. Les quelques objets écarlates lui rappelaient où ils se trouvaient et pourquoi. Cette guerre, ces larmes, ce sang, ces morts, puis cet étrange retour à la paix qui ne durerait que jusqu'à ce que s'ouvre le procès contre Mincheol. Que se passerait-il alors ? Que deviendrait son peuple ? Les autres allaient-ils évoquer ce sujet ? Yoongi l'espérait autant qu'il l'appréhendait.
Une fois la pièce dans l'état dans lequel elle était la veille, ils se chargèrent ensemble des draps qu'ils apportèrent à la buanderie. Puis, alors qu'ils la quittaient...
« Yoongi, est-ce que je peux te demander de venir avec moi ?
— Pour ce que tu voulais me montrer ?
— Exactement.
— Je te suis. »
Ils ne cheminèrent pas longtemps dans les couloirs de la caserne : ils se dirigèrent vers une salle toute proche de la précédente, où plusieurs couturiers et couturières œuvraient sur diverses tenues d'un rouge vif. Yua avait dû s'y rendre puisque dans son souvenir, elle avait délaissé son armure arixienne pour une tunique plus basique, sans doute celle des soldats de l'armée sawaï.
« Le procès aura lieu d'ici une dizaine de jours environ, peut-être un peu plus selon la disponibilité des ambassadeurs, indiqua Jimin en passant devant les ouvriers sans leur prêter une grande attention, alors il fallait des tenues appropriées. »
Yoongi jetait des regards emplis de curiosité autour de lui : partout des étagères couvertes de fils, de tissus, de boutons à coudre, de ciseaux, etc. Certains tailleurs discutaient à voix basse, sourire aux lèvres, tandis qu'ils piquaient dans leur étoffe.
« À quoi ressemble une tenue appropriée, d'après toi ? s'enquit Yoongi en baissant les yeux sur sa tunique noire qu'il trouvait tout à fait à son goût.
— Tu seras l'ambassadeur de ton peuple et Yua ta protectrice, cela me semble évident, n'est-ce pas ?
— Je ne vois aucun souci avec ma tenue, répliqua-t-il encore. Me faut-il des habits plus élégants ? Veux-tu que je porte la tunique d'Arixium ?
— Pas forcément, mais... disons qu'il pourrait être avisé, pour vous imposer en tant que peuple à part, de changer un petit détail, gardien des savoirs. »
Et sur ces mots, Jimin, placé tout près d'un mannequin recouvert par un drap, tira sur ce dernier pour dévoiler une tunique ainsi qu'une cape... toutes deux teintée d'un blanc d'une éclatante pureté, avec sur la cape un motif de phénix aux ailes déployées. Yoongi écarquilla les yeux devant cette splendeur, et les paroles de l'Arixien lui revinrent en mémoire : il avait toujours désiré le voir porter un habit immaculé.
« Par Hiemis, Jimin, c'est... je... est-ce toi qui as demandé à concevoir ces vêtements ?
— Tu es le chef de guerre de ton peuple, le général : tu as reconquis ce titre le jour où tu as décidé d'apprendre à manier ta magie pour protéger les tiens au péril de ta vie. Alors tu mérites cette tenue. J'ai demandé à ce qu'elle soit prête pour le procès, mais il faut croire que les couturiers étaient aussi impatients que moi à l'idée de te voir porter cette merveille : ils ont travaillé nuit et jour sur le design puis sur sa création. »
Jimin en profita pour adresser un signe de tête reconnaissant aux Scorpions qui le lui rendirent, touchés de l'émotion qu'ils entendaient dans la voix du Phénix.
« Est-ce que cela te plaît ? s'enquit Jimin afin que les couturiers soient tout à fait récompensés pour leur ouvrage.
— Bien sûr, c'est le plus bel habit que j'aie jamais vu. Les coutures sont si propres, les broderies si délicates... Au village, nous n'avons jamais possédé ni les outils ni les matériaux nécessaires à la fabrication de vêtements au moins un peu travaillés, nous traitions de notre mieux les peaux d'animaux à notre disposition. Alors... voir ces habits, ce beau tissu, ce motif majestueux... et ils m'appartiennent, ils sont pour moi...
— Oui, ces vêtements sont désormais ta propriété, et c'est cette fois bel et bien ton peuple qu'ils visent à représenter. Ton peuple et aucun autre.
— Je ne vous remercierai jamais assez pour cette merveille, affirma Yoongi en se retournant vers les ouvriers.
— Et attends de voir tes épaulières...
— Mes épaulières ?
— Nous voulions une tenue d'apparat, vous devez en mettre plein la vue lors du procès, sourit Jimin. Alors nous avons échangé un peu avec quelques ouvriers de Hurna à ce sujet, et l'un d'eux a pris en charge la fabrication de ces pièces. »
Il désigna une étagère derrière Yoongi, lequel se tourna pour découvrir deux épaulières de jais, couleur habituelle des armures, ornées cependant de plumes tantôt blanches, tantôt noires. Cette fois, il crut perdre sa mâchoire face à ces pièces si ouvragées. Il leva la main mais osa à peine effleurer les plumes, dont il s'aperçut qu'elles s'avéraient fabriquées dans un métal finement travaillé pour obtenir cette réplique aérienne qui laissait penser qu'elles étaient réelles.
« De cette manière, elles ne s'abîmeront jamais, affirma Jimin en constatant que son fiancé s'était rendu compte de leur matière. Tu vas éblouir tout le monde à ce procès, ils ne pourront plus ignorer les Phénix. »
La fierté qui perçait dans la voix de son compagnon émut Yoongi qui opina sans savoir quoi répondre. Jimin lui désigna du menton le fond de l'atelier.
« Tu y trouveras une cabine d'essayage. Bien sûr, ici tu ne porteras que la tunique, mais nous aimerions tous te voir avec la tenue complète.
— J'y vais. »
Yoongi, qui ne se souvenait pas s'être un jour senti si impatient pour des habits, attrapa ses présents et repéra sans mal le petit coin aménagé derrière un rideau. Jimin lui apporta le reste de l'armure, basique pour sa part, et le laissa se changer après avoir appuyé un baiser sur son front. Le Phénix prit tout son temps pour découvrir les vêtements. Il frotta en douceur le tissu entre ses doigts, et il le trouva plus confortable encore que celui des tuniques des Élémentaires. Plus chaud, également, car Jimin le savait frileux – et ce détail le toucha au point qu'il serra ce magnifique cadeau contre son cœur : quoi qu'il advienne de leur couple, il possèderait pour l'éternité cette sublime preuve d'amour.
Il lui fallut plusieurs minutes pour se préparer, ce qui amusa Jimin qui avoua aux Scorpions autour de lui que même après des mois, il ne parvenait toujours pas à enfiler son armure aussi vite qu'un débutant. Or, dès l'instant où Yoongi tira le rideau, son fiancé oublia ses moqueries : habillé de façon majestueuse, les plumes d'acier dressées sur ses épaules qui paraissaient plus larges, il ressemblait à un roi, voire à un dieu.
« Par Pyros, Yoongi, tu es le plus bel homme que j'aie jamais vu. »
Ce noir et ce blanc se mariaient aussi bien avec la couleur de ses cheveux qu'avec celles de ses yeux vairons. L'armure témoignait à la perfection de la dualité de son pouvoir, tantôt ombre et tantôt lumière, et Jimin ne se lassait pas de le toiser. Il nourrissait son regard affamé de ces splendeurs fabriquées par les Sawaï, qui pour leur part ne retinrent pas des exclamations admiratives, émerveillés par l'élégance du Phénix et le charisme qu'il dégageait ainsi vêtu.
« Merci, sourit son bien-aimé. Est-ce que... les plumes, n'est-ce pas de trop ?
— Oh que non, je te l'assure. Pas pour l'homme qui s'est changé en dieu. Ils seront tous obligés de se remémorer que tu tiens ton pouvoir de Hiemis elle-même, ils seront obligés de se remémorer qu'elle s'est incarnée en toi pour rétablir l'ordre. Ils ne pourront pas prétendre que vous avez tort alors que la déesse s'est rangée de votre côté.
— Je l'espère.
— D'ailleurs, on m'a prévenu que certaines des plumes les plus fines, bien que très solides, pouvaient s'avérer terriblement coupantes. Alors...
— Je ferai attention, promit Yoongi.
— Non, ce que je veux dire, c'est qu'il faudra surtout que tu n'oublies pas de donner un petit coup d'épaule à Mincheol si tu le croises. »
Yoongi pouffa, et même les Scorpions esquissèrent un sourire à cette boutade. Pour avoir beaucoup discuté avec Jimin lors de la confection de ce vêtement, ils avaient vite compris que le jeune général s'avérait aussi talentueux que généreux et à l'écoute. Sans le leur dire, il avait su leur montrer qu'il ne considérait pas les Sawaï comme une seule entité, et que les erreurs du Prince n'incombaient qu'à ce dernier, pas à son peuple.
« Bon, en tout cas nous sommes ravis que ce présent te plaise, conclut Jimin. Cela te va comme un gant.
— Je ne saurais tous vous remercier, ce geste me va droit au cœur.
— Les couturiers t'ont préparé trois tuniques en comptant celle que tu portes. Elles sont toutes identiques, il s'agira juste de pouvoir en changer quand cela sera nécessaire, afin que tu aies quelque chose à porter quand ta tunique sera à la buanderie.
— Merci beaucoup, c'est gentil d'y avoir pensé. »
Les ouvriers osèrent enfin s'immiscer dans la conversation : ils présentèrent leur travail à Yoongi, lui détaillèrent le processus de fabrication de son habit, et lui donnèrent les deux autres tuniques qu'ils avaient enfoncées dans un sac avec lequel il pouvait repartir. Touché par leur générosité, le Phénix les écouta avec attention, leur posa quelques questions, et ils se séparèrent après que Yoongi se fut changé de nouveau, ne gardant que son haut blanc, le reste placé dans un second sac qui lui fut confié.
Jimin et lui retournèrent d'où ils venaient, chacun chargé d'un paquet. Le couple bavardait quand un cri leur parvint. Yoongi reconnut la voix de sa jumelle. Comme ensorcelé, il se précipita tout à coup vers sa chambre, suivi par Jimin qui s'inquiéta aussitôt : lors de leurs premiers jours de présence dans la caserne, quelques rixes avaient éclaté entre Arixiens et Sawaï, ce qui n'avait surpris personne. Par chance, les fervents défenseurs de Mincheol ayant péri sous le pouvoir de Hiemis, il ne demeurait plus que des Scorpions peu vindicatifs, et les quelques conflits nés au sein de l'édifice s'étaient vite apaisés, le général était à peine intervenu. Yua et Hyunbin en revanche, parce qu'ils quittaient peu leurs appartements, ne s'étaient encore attiré aucun ennui. Un ennemi serait-il venu les chercher dans leurs quartiers ? Il ne pouvait pas écarter cette possibilité malgré les présences potentielles de bon nombre de soutiens à la prêtresse, à commencer par Beomgyu et sa mère.
Ils atteignirent le couloir des chefs le cœur palpitant d'angoisse. Yoongi se sentait soudain aussi vulnérable que le jour où il avait rencontré Jimin, une peur panique sourdait de son être, il éprouvait la sensation de ne rien contrôler de la situation, et il détestait cela. S'il arrivait trop tard, il ne se le pardonnerait jamais.
Jimin regarda le Phénix pousser la porte de la chambre laissée ouverte. Il entra à sa suite, craignant que la menace fonde sur son fiancé après avoir attaqué sa sœur.
« Yua, s'exclamait Yoongi lorsqu'il les rejoignit, que s'est-il passé ? »
Hyunbin avait disparu, et sa sœur se trouvait au fond de la pièce, blottie contre un mur, terrifiée. Jimin chercha immédiatement des traces d'effraction, toutefois la porte n'en présentait aucune, et la fenêtre s'avérait en parfait état.
L'Arixien éprouva une étrange sensation de déjà-vu...
Puis la prêtresse, incapable de détacher son regard du sol, tendit l'index vers ce qu'elle fixait. Son frère suivit sa trajectoire, Jimin aussi, et par chance ce dernier réagit le premier : il attrapa son fiancé pour le serrer contre lui, et il écrasa la misérable araignée.
« Est-elle morte ? marmonna Yoongi contre son épaule.
— Alors tu l'as vue... je craignais que ton joyeux réflexe de changer ma tente en lanterne ne te reprenne.
— Je savais que tu nous sauverais de l'envahisseur.
— Alors pourquoi t'être laissé faire quand j'ai tenté de t'en détourner ? »
Yoongi lui répondit en se lovant davantage contre lui, et Jimin afficha un sourire béat avant de se tourner vers la prêtresse.
« J'ignorais que tu souffrais de la même phobie que ton frère.
— Je n'ai pas l'habitude des insectes, voilà tout, grommela Yua qui s'était calmée en voyant entrer ses deux sauveurs. Moi, je passais mes journées à m'entraîner à l'arme blanche, je n'étais presque jamais amenée à côtoyer ces êtres minuscules.
— Yoongi, Yua... votre fratrie me désespère.
— Moi je n'ai plus peur des insectes quand tu es avec moi, intervint Yoongi qui n'avait pas quitté son étreinte.
— C'est bien, mon amour, on progresse. Mais dis-moi, Yua, où est Hyunbin ?
— Il est parti chercher de quoi manger. Oh, mais... Yoongi, cette tunique te va comme un gant ! »
Son jumeau releva tout à coup la tête pour la tourner en direction de sa sœur, à qui il adressa un sourire rayonnant. Jimin s'écarta, heureux de cette remarque. La Phénix pour sa part avait revêtu la tunique écarlate de Sawa, peu gênée de porter cette couleur tant qu'il ne s'agissait pas de robes fournies par le Prince. De cette manière, elle avait retrouvé une complète liberté de mouvement qu'elle exerçait chaque jour lors d'entraînements avec son ami d'enfance dans la caserne : elle risquait de devoir de nouveau se battre tôt ou tard pour son peuple, et hors de question pour elle de se reposer quand les siens demeuraient en danger.
Les deux jumeaux discutèrent des nouveaux habits offerts par les Scorpions, et Jimin montra à la prêtresse les épaulières sublimes qu'enfilerait son frère au procès. D'abord émerveillée, elle se rembrunit.
« Yoongi, j'y pense, mais si tu n'as rien de prévu, pourrais-tu rester ici un peu ? Hyunbin et moi voudrions discuter avec toi des... des possibilités, disons, qui s'offrent à nous.
— Des possibilités ?
— Nous devons trouver un lieu où vivre en paix.
— Jimin pourrait peut-être nous aider, affirma Yoongi en tournant un visage plein d'espoirs vers son fiancé. Et puis il devra être mis au courant, de cette manière il pourra venir nous voir de temps en temps. »
Yua se frotta la nuque, embarrassée. Elle déglutit et son frère, en constatant sa gêne, fronça les sourcils.
« Qu'y a-t-il ?
— Nous pensons que... que pour le bien des nôtres, nous devrions peut-être... nous devrions envisager, enfin...
— De quitter le Continent, compléta Hyunbin qui rentrait au même instant dans la chambre et avait surpris les balbutiements de sa dulcinée. Nous n'avons trouvé aucune autre issue. Si nous voulons vivre en paix, vivre cachés, il nous sera impossible de vivre ici : les autres peuples nous retrouverons toujours s'ils nous cherchent. Nous avions jadis l'avantage de pouvoir prétendre être tous morts, désormais ils nous savent bel et bien en vie. Rester est beaucoup trop dangereux, d'autant que la moyenne d'âge de notre population n'atteint même pas seize ans. Nous sommes les proies les plus faciles qui existent. »
Yoongi vécut ce choc comme une enclume tombée sur sa tête. Il demeura muet, immobile, et tout ce qui lui vint à l'esprit, ce fut cette terrible image de lui dans un bateau avec les siens, adressant un adieu bouleversé à son fiancé. Son cœur se serra tout à coup au point qu'il porta la main à sa poitrine, affligé par une vive douleur. Il recula inconsciemment d'un pas qui le guida tout près de son compagnon, lequel enroula un bras soucieux autour de sa taille.
« Non, non, c'est ridicule, se ressaisit le gardien. Voudriez-vous que nous traversions l'océan ? Pour aller où ? Nous ignorons ce qui se trouve par-delà ces étendues d'eau, nous ne savons pas naviguer, nous risquerions à tout instant le naufrage.
— Il existe bon nombre de petites îles au large d'Arixium et de Tyfodon, il nous suffirait d'aller juste un peu plus loin que celles que ces pays possèdent pour nous établir en toute discrétion sur l'une d'entre elles, répliqua Hyunbin avec un calme imperturbable. Nous y vivrons plus confortablement que sur le mont Tikia, et défendre une île s'avèrera beaucoup plus simple que de protéger un village. Il nous suffira de nous organiser dès notre arrivée.
— J'entends vos arguments, mais... je n'ai peut-être pas envie, moi, de quitter le Continent. Rien ne nous dit que les Élémentaires chercheraient de nouveau à nous attaquer.
— Et rien ne nous dit l'inverse non plus. Nous sommes un peuple jeune et faible. Sais-tu ce qu'on fait aux plus jeunes, aux plus faibles ? On les assujettit, tout simplement. Je suis convaincu que les quatre peuples vont se disputer pour savoir lequel a le droit d'accueillir les Phénix sur son territoire, tout cela pour ensuite faire de nous des soldats dévoués prêts à mourir pour eux, et surtout prêts à se reproduire pour transmettre ce qui leur reste de magie. Ton fiancé est un homme bien, Yoongi, malheureusement il fait partie des rares hommes qui peuvent se vanter d'être à la fois bons et puissants. Je doute qu'il réussisse à lutter contre l'Assemblée et ses vautours. »
À cet argument qu'il ne put s'empêcher de juger pertinent, Jimin baissa la tête : c'était lui qui, alors que Yoongi ne s'était pas encore réveillé, avait admis qu'il craignait que l'Assemblée et ses charognards ne cherchent à s'emparer des Phénix pour leurs propres intérêts. Il ne pouvait pas prétendre que Hyunbin se trompait : rien ne prouvait que les Élémentaires ne tenteraient pas de s'en prendre de nouveau aux Éthéréens, qu'ils demeuraient légalement en droit de tuer au moindre soupçon d'attaque.
Yoongi se tourna dans l'espoir de puiser dans le regard de son bien-aimé le soutien nécessaire pour contrer les affirmations du futur chef des siens. Jimin toutefois garda les yeux au sol, refusant de lui mentir autant que de le confronter à la douloureuse vérité.
« Tu réussirais, j'en suis convaincu, souffla Yoongi en posant une main encourageante sur son épaule. Nous y arriverions, ensemble, n'est-ce pas ?
— Yoongi, je... »
Jimin déglutit, incapable de trouver ses mots. Il ne s'était jamais senti si impuissant qu'à cet instant.
« Je savais que le peuple d'Arixium me soutiendrait dans cette bataille contre Sawa car elle sert aussi nos intérêts, souffla-t-il le gorge serrée. Votre cas en revanche ne ferait pas l'unanimité. »
Yoongi resta silencieux, toisant son fiancé alors que son cœur s'emballait sous l'effet de la peur et de la douleur.
« Nous leur avons prouvé qu'ils pouvaient nous faire confiance, tous ceux qui ont combattu savent que les Phénix sont un peuple bon.
— Oui, acquiesça Jimin, mais même dans nos rangs il a existé jusqu'au bout certaines réticences, alors dans l'empire entier...
— Q-Qu'est-ce que tu veux dire ? »
Jimin prit une longue inspiration, puis il prononça ces mots qui lui coûtèrent bien plus qu'il ne le laissa paraître : « J'y réfléchis depuis un moment moi aussi, et j'ai envie de croire que vous pourrez vous intégrer... mais une part de moi est absolument convaincue que si vous souhaitez vivre en paix, il vous faudra quitter le Continent, tous autant que vous êtes.
— Non, non, tu... tu m'avais juré que... tu avais dit...
— Oui, j'avais dit. Et puis j'ai débattu avec Yua et Hyunbin, et je ne peux que leur donner raison. Vous devrez fuir une fois le procès conclu. »
Yoongi contempla l'un après l'autre les trois jeunes gens aussi embarrassés que s'il venait de découvrir leur complot. Le Phénix sentit un frisson courir le long de son corps, une nausée soudaine s'emparer de lui, une douleur violente lui broyer le cœur. Ignorant quoi répliquer, il recula d'un pas, puis d'un second qui l'éloigna de Jimin au point que celui-ci relâcha son étreinte autour de sa taille.
Après un dernier regard à la pièce, Yoongi s'enfuit sans savoir où il se dirigeait. Il laissa son instinct le guider ; il arriva dans une petite cour isolée que le soleil, parce qu'il déclinait déjà, n'illuminait plus. Le jeune homme s'avança, les yeux embués de larmes qu'il retenait de son mieux, et il s'assit sur un coffre de bois qui contenait plusieurs mannequins d'entraînement à monter soi-même avant une session. Il s'appuya contre le mur, et il poussa un soupir en essayant d'organiser ses pensées. Tout s'embrouillait, une seule image le hantait : celle de Jimin sur les côtes dorées, à l'extrême ouest d'Arixium, en train de lui adresser un ultime au revoir tandis que les Phénix quittaient le Continent en toute discrétion sur des navires de pêche volés.
« Je suis désolé... »
Le gardien ne bougea pas ; il se contenta de se recroqueviller un peu. Jimin s'assit à ses côtés, penaud. Il n'osa pas prendre la parole de nouveau, ni même toucher son amant qui s'était écarté de lui pour filer de la chambre. Il ignorait si Yoongi lui en voulait ou non au point de repousser une de ses étreintes.
Enfin le Phénix se décida à parler.
« Hier encore tu me disais que tu mettrais tout en œuvre pour que nous restions ensemble. Et tu ne promets jamais rien en l'air.
— C'est juste. J'ai vraiment tout tenté auprès de Yua et Hyunbin, mais rien à faire pour les convaincre de rester... et je ne peux pas leur en vouloir : quand ils m'ont demandé si, honnêtement, j'étais convaincu que les Phénix ne risqueraient rien à rester ici... non, je n'ai pas pu mentir. Je leur ai dit ce que j'en pensais.
— Qu'en penses-tu ?
— Qu'aussi longtemps que cinq peuples cohabiteront sur un même territoire, il existera des dissensions qui pourront mener à des guerres plus sanglantes encore que ce qu'ils redoutent. Les Arixiens continueront de taper régulièrement sur leurs voisins pour des raisons toujours plus stupides, de même que les Sawaï reconstruiront leur royaume et finiront par s'en prendre de nouveau à ceux qui les entourent. Idem pour les Tyfodoniens et les Akashites, cependant moins susceptibles de s'attaquer aux autres parce qu'ils sont des peuples moins soudés.
« Mais le fait est là : aussi longtemps qu'il existera des différences, il existera de la peur, de la haine, et elles mèneront à des guerres. La paix est un idéal inatteignable ici, votre peuple ne sera en sécurité que s'il s'isole comme il le fit jadis : vous êtes d'une nature bien moins belliqueuse que nous, seuls vous pouvez espérer prospérer... et je m'en voudrais de vous inciter à rester sur des terres qui vous sont hostiles. »
Yoongi hocha la tête en se mordant la lèvre inférieure. Ses paupières battirent pour faire couler une première larme. Il s'en débarrassa en posant la joue sur l'épaule de son compagnon qui l'enserra avec amour.
« Comment m'as-tu retrouvé ? s'enquit Yoongi.
— Disons que je t'ai suivi... à la trace. »
Et Jimin tendit le menton derrière eux. Sourcils froncés, Yoongi se tourna pour découvrir une traînée noirâtre qui flottait le long du chemin qu'il avait emprunté. Il la fit disparaître sans un mouvement et baissa les yeux quand son fiancé appuya une main sur la sienne.
« Ta sœur a raison de vouloir votre sécurité, affirma-t-il en caressant sa peau avec tendresse. Elle a déjà imaginé une façon de tenir tout bateau loin de vos côtes, de cette manière l'extérieur ne pourra jamais vous atteindre, vous duper, vous abuser. Vous vivrez heureux loin des Élémentaires. Sur une île qui plus est, vous ne connaîtrez pas les mêmes difficultés que sur le mont Tikia, et je pourrai vous aider à organiser votre voyage afin que vous partiez avec le plus de vivres et de matériel possible. Qu'en penses-tu ?
— Pourquoi m'avoir caché ton point de vue ?
— Je n'arrivais pas à t'en parler... je voulais profiter avec toi du temps qui nous restait sans que l'on ait à se soucier de tout cela. »
Yoongiversa de nouvelles larmes qu'il ne tenta pas de dissimuler. Il leva son regardbrillant de douleur vers son compagnon et, d'un ton désespéré, d'une voixfragilisée par le chagrin, il affronta un sanglot avant de demander : « Dansquel monde veux-tu que je sois heureux si je dois me séparer de toi pourtoujours ? »
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