Chapitre 86
« Il aimait les ténèbres, il aimait la lumière. Mais plus encore, il chérissait ce bref instant au cours duquel les ténèbres s'embrasaient quand la magie l'illuminait soudain. Un symbole d'espoir à ses yeux. »
– Yon Palik, Les hommes d'ombre et de lumière.
La noirceur la plus complète succédait par intermittence à des éclats écarlates. Une odeur nauséabonde se répandait partout, lui prenait le nez, s'insinuait jusque dans ses tripes. Du sang. Du sang, mais pas le sien. Son cœur lui semblait réduit en miettes, lacéré par les griffes d'une douleur qu'il ne supporterait plus très longtemps. Ce même monstre de chagrin lui embrumait l'esprit, l'empêchait de réfléchir. Plus rien ne comptait que l'horreur qui se déroulait autour de lui.
Il n'y voyait rien, mais il ressentait : il ressentait la mort, la mort d'un être si cher que tout s'effondrait, que plus rien n'existait que son souvenir. Un être si cher que le monde entier s'en retrouvait dépeuplé, vide de sens. Si cher qu'il ne persistait en lui qu'une émotion : la souffrance.
Son univers s'était tapissé d'un voile de ténèbres, un voile lourd et oppressant. Il ignorait où aller, quel chemin prendre. Devenu aveugle, il refusait d'ouvrir les yeux s'il s'agissait de découvrir une réalité vaine. L'atmosphère lui paraissait de plus en plus dense autour de lui, il étouffait sous la chape de plomb que formait sa propre détresse. Il voulait bouger ; il demeurait figé. Le monstre le retenait, il ployait sous le joug de cette chose sans consistance. Il lui semblait avoir été dépossédé de tout jusqu'à son identité : il ne savait pas qui il pouvait bien être. Seul, il ne valait plus la peine de s'inquiéter de son nom.
Puis la créature poussa des râles étranges d'une voix rauque, et tout pesa plus lourd encore alors que désormais, des gémissements lui échappaient. Que se passait-il ?
Tout à coup, le voile se déchira.
Yoongi fut arraché à son sommeil dans un sursaut, réveillé par Hyunbin qui lui agrippait les épaules. Tout lui revint : retourné à sa chambre, il s'était assoupi pendant que Jimin partait discuter avec la générale sawaï du cas de Kai. La présence du Phénix, en revanche, il ne la comprenait pas. Tétanisé par ce cauchemar qui lui rappelait celui qui l'avait poursuivi pendant des jours lors de son coma, il se contentait d'observer, les yeux écarquillés, le jeune homme qui lui demandait s'il allait bien. Sa voix lui paraissait lointaine. Yoongi entendait avant tout les palpitations effrénées de son cœur.
« Est-ce que tu m'entends ? s'enquit le jeune chef en posant une main sur son front pour vérifier sa température. Comment te sens-tu ? »
Dans un réflexe qu'il ne s'expliqua pas, Yoongi sentit son regard attiré de côté. Il remarqua la forme étendue sur le sol, recroquevillée, et il reconnut aussitôt son fiancé. Son souffle se coupa alors que mille questions lui venaient soudain à l'esprit. Hyunbin, devant son air horrifié, se retourna puis concentra de nouveau son attention sur le gardien.
« Il va bien, il a perdu connaissance mais cela ne devrait pas durer.
— Q-Que s'est-il passé ? balbutia Yoongi d'une voix effrayée.
— Je l'ignore. Nous sommes arrivés alors qu'il était déjà à terre, et il s'est évanoui peu après. »
Ce ne fut qu'à la mention de ce « nous » que le Phénix s'aperçut qu'en effet, sa jumelle se trouvait dans l'encadrement de la porte, le visage marqué par l'inquiétude. Cette fois, il se concentra sur Hyunbin lorsque ce dernier poursuivit d'un ton embarrassé.
« C'est... c'est ton pouvoir qui a provoqué cela. Nous avons été alertés par une sensation pesante, j'ai tout de suite reconnu la marque de notre magie, et quand nous sommes sortis de notre chambre... »
Il jeta un regard à Yua, qui prit la relève dans un soupir : « Le couloir était envahi de ténèbres si denses qu'elles en devenaient étouffantes. Hyunbin a pu les traverser sans trop de mal pour te rejoindre. Tu semblais en plein cauchemar, il fallait te réveiller, d'autant que Jimin était en danger.
— Je l'ai... oh par Hiemis, qu'ai-je fait ? se lamenta Yoongi en rejetant sa couverture pour quitter son lit. Jimin, je suis désolé. »
Il fila d'un bond au chevet de son fiancé sous la tête de qui il passa une main aimante tandis qu'il se penchait pour appuyer un baiser sur son front. Un genou à terre, il glissa les bras sous son corps pour le soulever et se hâta de l'installer à sa place sur le lit. Hyunbin et Yua n'avaient pas bougé, à part un instant pour échanger un regard de guingois, se battant en silence pour savoir qui prendrait la parole. Aucun ne le souhaitait ; finalement la prêtresse céda.
« Yoongi, tu... est-ce que tu comprends ce que cela signifie ?
— Que veux-tu dire ? s'enquit-il sans quitter Jimin des yeux alors qu'il s'était assis au bord du matelas.
— Ce que tu as créé, toute cette magie qui se dégageait de toi... »
Yoongi se figea quand il comprit où elle essayait d'en venir. Il se tourna vers elle, stupéfait.
« Je n'ai... je n'ai pas perdu mon pouvoir.
— Même Hyunbin peut à peine immobiliser quelqu'un une poignée de secondes, alors que toi, tu as pu propager des ombres densifiées partout autour de toi sans même paraître fatigué ensuite. »
Yoongi ne s'aperçut qu'à cet instant qu'en effet, il se sentait aussi bien qu'après un sommeil normal. Cela n'avait aucun sens.
« Pourquoi ferais-je figure d'exception ? La pierre a été brisée, nous devrions tous avoir perdu notre capacité à maîtriser la magie.
— Je suis en train de me demander si..., marmonna Yua.
— Si... ?
— Ce morceau brisé que je t'avais confié...
— Impossible, la coupa Yoongi, je ne l'ai plus sur moi depuis longtemps, Mincheol me l'avait volé quand il m'a capturé. Parce qu'il n'était pas un Phénix de sang pur, il percevait de façon moins vive les douleurs provoquées par l'œil, alors il souhaitait porter ce morceau sur lui afin de profiter des pouvoirs qu'il lui confèrerait sans subir les maux de tête et autres douleurs provoquées par l'œil entier.
— Je vois... mais est-ce que tu penses qu'il serait vraiment impossible que cet éclat ait été placé... enfin... en toi ?
— Pardon ?
— Yoongi, je connais l'œil par cœur, il était sous ma protection, je... j'en connais le moindre reflet, et ce noir inégalable qui le colorait... eh bien, c'est exactement celui de... de ton œil, » expliqua-t-elle en appuyant sur le possessif mais sans oser le regarder.
Le gardien ne sut pas quoi répliquer. Hyunbin pour sa part ne semblait pas surpris outre mesure, sans doute Yua avait-elle déjà évoqué ce sujet avec lui.
« Est-ce que tu es sûre de toi ? murmura Yoongi.
— Absolument certaine. Ce noir n'est pas celui de tes yeux lorsque nous nous sommes retrouvés, il est beaucoup plus profond, et marqué par de très discrets reflets nacrés. J'ai tant regardé la pierre que même d'ici, je les vois. Ce choix peut s'expliquer, Hiemis désirait que son gardien reste capable de protéger son peuple, raison pour laquelle elle t'aura confié un morceau de sa pierre tout en s'assurant cette fois que personne ne pourrait te le voler.
— Rien ne nous dit que les prochains gardiens possèderont un œil similaire, réfuta Yoongi.
— Non en effet, et malheureusement Hiemis ne m'a rien murmuré à ce sujet. Peut-être en saurai-je plus dans les semaines à venir.
— Quoi que tu apprennes, je t'en prie, cette fois parle-moi. »
Yua perçut dans sa voix une douloureuse détresse qu'elle comprenait : lui qui s'était toujours fié à elle avait appris qu'elle lui avait menti toute sa vie, lui cachant non seulement son véritable rôle, mais aussi son pouvoir. Elle n'osait pas se figurer le sentiment de trahison qui avait pu l'envahir à cet instant, quand il s'était aperçu qu'il avait été cantonné à une tâche ingrate au lieu de servir son peuple à la manière des gardiens d'antan.
« Je ne te dissimulerai plus jamais quoi que ce soit qui te concerne, jura-t-elle en approchant, je le promets. »
Puis elle reporta son attention sur Jimin, tout comme les deux autres garçons quand ils l'entendirent bouger. L'Aigle poussa un soupir chargé de fatigue alors qu'il ouvrait les paupières. Remarquant Yoongi assis tout près, il se redressa aussitôt sur le lit, débordant soudain d'une énergie provoquée par l'adrénaline.
« Yoongi, comment te sens-tu ? Que t'est-il arrivé ?
— Je vais bien, rassure-toi. J'ai juste... ce n'était qu'un cauchemar.
— Il devait être violent, alors...
— Je suis désolé, je ne voulais pas te faire de mal.
— Ce n'est rien. J'ai eu vraiment peur pour toi, je suis soulagé que tout aille bien.
— Que s'est-il passé exactement ? l'interrogea Yua.
— J'étais sur le point de quitter la générale Choi quand j'ai éprouvé un sentiment d'oppression similaire à celui que crée Yoongi quand il empêche quelqu'un de bouger ou bien qu'il déploie son pouvoir. Alors je me suis précipité à sa chambre. Le couloir se remplissait de ténèbres, et quand je suis arrivé... je n'ai plus de souvenirs à partir de là. Je me rappelle juste cette impression d'être comprimé dans un étau.
— Je suis désolé, répéta Yoongi d'une voix piteuse.
— Tu n'y peux rien, je te l'ai dit. Je me suis inquiété, tout ce qui compte est que tu te portes bien. J'ai eu si peur qu'ici encore, quelqu'un cherche à s'en prendre à toi. »
Yoongi se sentit ému que Jimin ait tenté de venir à son secours dès le premier signe d'une potentielle menace. Sa jumelle ne pouvait plus douter : le général arixien mettrait toujours tout en œuvre pour s'assurer que Yoongi allait bien. Il ne permettrait à personne d'atteindre son bien-aimé.
Dans un soupir, Yua s'écarta, imité par Hyunbin qui se redressa.
« Nous allons vous laisser, affirma-t-elle. Jimin, si ce qui s'est passé aujourd'hui se reproduit, venez trouver Hyunbin. Lui peut utiliser sa magie pour se frayer un chemin parmi ces ombres.
— Très bien, merci beaucoup. Bonne soirée.
— À vous aussi. »
Ils s'en allèrent sans un mot de plus, toujours retournés par le phénomène qui les avait réunis ici. Yoongi se passa les deux mains sur le visage dans un geignement piteux.
« Je n'en reviens pas. Si je commence à utiliser mes pouvoirs dans mon sommeil, on court à la catastrophe... je n'oserais plus dormir avec toi.
— Du calme, sourit Jimin. Nous avons dormi ensemble depuis le jour où tu t'es réveillé de ton coma et rien de tel ne s'est produit avant aujourd'hui. Ce cauchemar, sais-tu ce qui l'a provoqué ? De quoi s'agissait-il ? »
Yoongi déglutit en tournant un regard empli de douleur sur son compagnon.
« Ta mort, j'en suis certain. »
Jimin parut surpris d'être le centre de ce mauvais rêve. Il haussa les sourcils sans cependant répliquer, prenant le temps de digérer l'information. Il ignorait s'il se sentait touché ou triste, ou bien s'il s'agissait d'un mélange des deux. Il était touché que son compagnon l'aime au point d'être si bouleversé par son décès, mais triste que cet épisode, bien que bref, l'ait traumatisé au point de lui provoquer un tel cauchemar.
Sans hésiter, il enlaça son aîné qui lui rendit son étreinte, rassuré de le voir sans séquelles après ce qu'il lui avait inconsciemment infligé.
« Je vais bien, maintenant, murmura Jimin. Tu m'as sauvé, Yoongi, rappelle-toi. J'aimerais que tu réussisses à passer au-delà de tout cela. Je sais que cela te prendra du temps, bien sûr, mais garde en tête que je suis vivant, et que je suis là, tout près de toi.
— Je le sais bien, mais... tu sais tout aussi bien que je n'avais jamais été exposé à ce genre de violence. Et cette lame qui glisse le long de ton cou, ce bruit, tout ce sang... Tu auras beau tout tenter, je ne l'oublierai jamais. »
Jimin comprenait, bien sûr. Il avait vu périr des gens qu'il appréciait, jamais il n'oublierait leur visage à cet instant, la blessure qui les avait conduits au décès, l'émotion que cela avait suscitée en lui. Quand il avait cru perdre Yoongi, il s'était senti dévasté alors qu'il ne s'agissait ni d'une mort sanglante ni d'un assassinat. Comment aurait-il vécu que son amant disparaisse d'une autre manière ? Bien qu'aguerri, il savait que ce souvenir l'aurait hanté pour toujours, même refoulé au fond de son être.
« Je comprends. J'imagine de toute façon que je ne pourrai pas te convaincre de ne plus t'inquiéter pour moi à l'avenir...
— Pas tant que tu seras général d'Arixium.
— Tu sais que je ne peux pas envisager de changer de profession.
— Je sais. Tu es né pour protéger les autres, je ne peux pas nier. Tu le fais avec un rare talent.
— Je ne pense pas qu'une nouvelle guerre éclatera de si tôt, et en période de paix, nos opérations se limitent à la surveillance du territoire et l'arrestation de brigands. Je ne crains plus grand-chose désormais. »
Avant que Yoongi ne réplique, Jimin lui proposa d'aller dîner. Ils descendirent donc ensemble à la cantine de la caserne où ils retrouvèrent plusieurs soldats alliés blessés restés à Hurna le temps de leur rétablissement, ainsi qu'une majorité de Scorpions plus ou moins agacés de regarder d'autres peuples se nourrir chez eux. La plupart, opposés au régime belliqueux du Prince, demeuraient toutefois soit neutres, soit plutôt enthousiastes. Les Élémentaires, à l'exception des ambassadeurs et des commerçants, ne se mélangeaient jamais. Voir de nouvelles couleurs ici leur procurait un sentiment d'unité et les rassurait un peu quant à l'avenir : si les relations entre les quatre États redevenaient saines, peut-être leur accorderait-on les crédits qu'ils avaient si longtemps réclamés à corps et à cris.
Or, s'il existait deux personnages qui attiraient plus que les autres l'attention, c'était bien Jimin et Yoongi. Connu pour son rôle majeur dans la guerre, son courage exemplaire et sa faculté à mener des soldats de tous horizons qu'il avait lui-même réunis, l'histoire du général Park Jimin se rapprochait à présent d'une légende. Yoongi pour sa part, considéré comme l'élu de Hiemis, était comparé à un véritable semeur d'ombre, capable à l'envi de donner la mort ou de la reprendre. Enfin, l'idylle entre les deux hommes, ébruitée par les plus commères des Arixiens, n'était plus tenue secrète depuis longtemps. Elle attisait d'ailleurs tant la curiosité que la jalousie.
En bref, leur entrée ne laissa pas indifférent. Yoongi remarquait toujours les regards en coin, ceux qui les épiaient, ceux qui se mettaient à chuchoter, voire qui esquissaient un rictus quand, au petit déjeuner, ils arrivaient les cheveux en bataille et les vêtements débraillés. Jimin lui avait déjà parlé des conséquences d'une relation à Arixium ; à Sawa, il en allait de même. Yoongi était convaincu que plus d'une fois, des paris avaient été lancés sur leur liaison, leurs occupations, l'heure à laquelle ils se lèveraient, etc.
Il ignorait si cela le dérangeait ou bien l'amusait. Un peu des deux, à vrai dire. Au fond, une part de lui s'en moquait tant qu'il pouvait profiter de son compagnon comme il le souhaitait. L'important demeurait que personne n'interfère dans leur relation. Qu'ils misent dessus ou en sourient, cela lui passait bien au-dessus de la tête.
Et dire que tout avait commencé alors que Jimin avait eu l'idée de les prétendre en couple...
Leur soirée s'avéra paisible : les deux amants se couchèrent tôt et s'endormirent l'un contre l'autre, savourant la chaleur de leur contact. Au matin du lendemain, Yoongi ouvrit les yeux alors que son compagnon avait déjà quitté le lit. Surpris, il remarqua que le soleil était haut dans le ciel, au point qu'il n'illuminait plus leur fenêtre. La mi-journée approchait.
Seul et peu enclin à s'éloigner de la pièce sans Jimin, Yoongi retourna s'asseoir sur le matelas. Il se perdit dans ses pensées tandis que, dans le but de tester ses pouvoirs, il se mit à modeler l'ombre pour ensuite la densifier afin de lui offrir une véritable consistance. Il ajouta des détails, en modifia d'autres, sculpta de longues minutes durant qui se changèrent bientôt en une heure, au terme de laquelle la porte s'ouvrit sans bruit. Concentré sur son ouvrage, le Phénix n'y prêta pas grande attention.
« Bon, eh bien j'imagine que nous venons d'obtenir la confirmation que tu n'as pas perdu ton pouvoir. »
La voix du général coupa court aux pensées du mage qui fit aussitôt volte-face pour trouver Jimin adossé au mur, le regard fixé sur son œuvre. Son visage vira au rouge.
« Je... ce n'est pas terminé, je n'ai... enfin...
— Je m'étais toujours demandé à quoi ressemblait le village dont tu me parlais si souvent. »
Fasciné par la maquette de son fiancé, Jimin ne parvenait pas à la lâcher des yeux. Il découvrait les maisons, les chemins, les Phénix qui s'amusaient dans la neige, ceux qui partaient voir les champs en contrebas, ceux qui discutaient sur leur palier, les soldats qui veillaient sur l'entrée du village en bavardant, etc.
Yoongi, touché de son intérêt, exécuta un geste délicat du poignet, et les personnages de son petit monde se murent comme s'ils vivaient. Le mage observa, les prunelles voilés de larmes qu'il retenait, les enfants se lancer des boules de neige, les adultes se promener, les combattants s'entraîner. Tous étaient façonnés dans la plus pure pénombre, mais à force de les contempler, Jimin éprouvait la sensation de discerner leur véritable couleur, celle de l'âme que Yoongi avait réussi à leur offrir en les reproduisant avec une telle fidélité.
« Ton pouvoir est, après toi, ce que j'ai vu de plus beau au monde. »
Aussi embarrassé que ravi, Yoongi le remercia d'un souffle. Il ajouta ensuite, plus à l'écart, au bord d'une haute montagne, deux maisons. Devant l'une d'elles, il fit naître une femme au regard fixé sur un groupe qu'il créa un peu plus loin : plein d'enfants étaient rassemblés face à un homme assis sur un rondin de bois en train de parler. Un feu brûlait entre eux pour les réchauffer.
« Tu leur racontais une histoire ?
— J'aimais sortir de ma maison quand j'en avais l'occasion. Parfois, quelques enfants du village venaient me trouver pour que je leur conte nos légendes. Ils adoraient l'écouter au coin du feu. Nous profitions des jours de beau temps pour nous établir dehors, et le reste du temps, nous nous installions chez moi. Yua nous écoutait toujours, et parfois mes parents venaient aussi. Ils étaient fiers de nos rôles au sein du village. »
Et d'un geste, Yoongi rajouta deux adultes pour couver le petit groupe d'un regard protecteur accompagné d'un sourire attendri.
« Sais-tu déjà où vous allez vivre ? Avez-vous discuté, Yua, Hyunbin et toi, de ce sujet ? »
Yoongi, jusqu'à présent nostalgique, se rembrunit en effaçant d'un mouvement sa création. Il poussa un soupir alors que Jimin, refermant la porte derrière lui, le rejoignait sur le lit. Il s'installa auprès de lui, posa une main sur sa cuisse, et attendit en silence. Enfin le gardien trouva ses mots.
« Non, je n'en ai pas la moindre idée. Si nous avons connu si longtemps la paix, c'était parce que les Élémentaires ignoraient notre existence, autrement dit ils ne nous cherchaient pas. À présent, j'ignore si nous trouverons un seul endroit sur le Continent où vivre en sécurité.
— Je pense sincèrement que Noria serait honorée de vous accueillir.
— Mais beaucoup d'entre vous nous rejetteraient, se méfieraient, voire nous attaqueraient. Mon peuple, très jeune qui plus est, ne serait pas en sécurité auprès des tiens.
— Je comprends. Je vous aiderai à y réfléchir dans les jours qui viennent, Yua et Hyunbin ont peut-être déjà quelques idées.
— Possible.
— Tu viendras quand même me voir de temps en temps une fois que vous vous serez établis ailleurs ?
— Je le jure. »
Ils se rapprochèrent, leurs deux visages s'effleurèrent, puis leurs lèvres, et ils s'embrassèrent tandis que par réflexe, Jimin resserrait sa poigne sur la cuisse de son compagnon. L'idée même que Yoongi puisse s'éloigner de lui quelques jours le rendait malade, ils vivaient ensemble depuis trop longtemps pour se séparer de façon si brusque.
L'Arixien appuya sans brutalité la dextre sur le torse de son fiancé, qu'il invita ainsi à s'étendre sur le lit. Yoongi obéit sans hésiter, les mains agrippées au col de son cadet qu'il attira à lui pour poursuivre leur baiser alors qu'il enroulait les jambes autour de son bassin. Le contact de leur corps le réchauffa, il en frémit de plaisir et l'excitation s'épanouit au creux de son bas-ventre.
Leur échange gagna en lascivité quand le Phénix entrouvrit la bouche pour inciter Jimin à le goûter de sa langue. Il s'exécuta, toujours aussi heureux de savourer cet échange passionné, néanmoins il perçut très vite l'érection de son aîné qui cherchait à stimuler la sienne en s'y frottant. Yoongi ondulait contre lui, sa respiration devenait de plus en plus lourde, il déposait des baisers humides sur la gorge de son compagnon qui le repoussa en douceur.
Le regard débordant d'une envie mêlée de détresse, Yoongi tenta de le serrer de plus belle contre lui, de récupérer ses lèvres. Jimin l'enlaça mais l'obligea à garder le visage dans la courbe de son cou alors que, faisant davantage peser son poids sur lui, il l'empêchait de remuer contre son bassin.
« Jimin, j'ai envie de toi, tu avais promis qu'on pourrait, geignit Yoongi. Est-ce que tu n'as plus envie ? Il suffit de me le dire.
— Je t'avais promis qu'on pourrait, mais seulement après que tu aurais consulté un médecin pour un avis favorable à tout exercice physique.
— Tu me désespères...
— Allons manger, mon amour, ensuite nous irons voir Kai puis le médecin, et nous passerons la soirée, la nuit et la matinée de demain à faire l'amour si tu le souhaites.
— Dit comme cela, j'ai l'impression que tu me perçois comme une personne en détresse émotionnelle, grommela Yoongi. J'ai envie de toi, voilà tout.
— J'ai très envie de toi aussi, si cela peut te rassurer, et j'espère bien que tu seras assez endurant pour tenir au moins toute la nuit... »
Il frotta son nez contre le sien, toujours aussi tendre à son encontre, avant de l'embrasser de façon surfacique en lui caressant la joue. Yoongi pour sa part glissa les mains dans sa nuque et ses cheveux, qu'il cajola d'une manière qui amusa son cadet.
« Ils deviennent longs, remarqua ce dernier alors que le mage enroulait une de ses mèches autour de son index. J'irai me les faire couper, je déteste quand ils commencent à me gêner pendant l'entraînement.
— Je peux comprendre. »
Ils échangèrent un sourire, puis ils se décidèrent à quitter la pièce afin de déjeuner. Comme convenu, ils se préparèrent ensuite pour se rendre en ville, où ils retrouvèrent Kai au même endroit que la veille. Toujours aussi heureux de les revoir, le garçon les étreignit l'un après l'autre.
« Alors, comment vas-tu ? s'enquit Jimin. Tes amis ont-ils apprécié les vêtements que tu leur as apportés ?
— Oui, beaucoup ! Les petits pourront aller à l'école dès la semaine prochaine, j'ai hâte pour eux, ils possèdent désormais tout le nécessaire, et nous leur avons trouvé un professeur qui acceptait de donner cours à cinq enfants pour le même prix que s'il s'agissait d'un seul. Nous avons négocié un bon moment, mais cela en valait la peine ! Oh, et à midi, nous avons mangé des fraises pour le dessert ! C'était vraiment très bon ! »
Voilà des mois qu'ils se nourrissaient pour l'essentiel de pain et de pommes, avec parfois de la viande qu'ils réussissaient à voler. Le goût acidulé des fraises lui avait chatouillé les papilles, leur jus sucré lui avait presque fait monter les larmes aux yeux. Il revivait.
« Que de bonnes nouvelles ! se réjouit le général. Nous voudrions te présenter quelqu'un, est-ce que tu peux venir à la caserne ?
— La... caserne ? hésita-t-il tout à coup.
— Oui, pourquoi ?
— Eh bien, il y a... disons que... je me suis souvent attiré quelques ennuis, et là-bas, je risque de ne pas passer inaperçu.
— Tu es sous la protection des généraux Park et Choi, tu n'as rien à craindre. Personne ne t'effleurera, et si tu le souhaites, nous te raccompagnerons ici ensuite.
— Je veux bien, dans ce cas.
— Parfait, alors allons-y. »
Jimin se mit en route, suivi par son compagnon qui discuta avec Kai sur le trajet du retour : il trouvait ce garçon plein de vie, touchant, et naïf. Qu'il les accompagne à la caserne sans s'inquiéter l'émouvait. Mille raisons incitaient un enfant des rues à se montrer méfiant envers quiconque. Mais pas Kai. Lui, il demeurait convaincu qu'il existait une part de lumière dans l'obscurité, qu'il demeurait de belles âmes perdues au milieu des cœurs de pierre. Yoongi se sentait soulagé que l'adolescent place sa confiance en Jimin, car lui seul, parmi tous ceux qu'il connaissait, ne trahirait jamais sa parole.
Arrivés à la caserne, les garçons attirèrent bel et bien l'attention, ce dont l'Arixien parut se moquer puisqu'il poursuivit son chemin d'un pas tranquille sans même tourner la tête. Kai l'imita sans parvenir à dissimuler son embarras. Devant sa moue lasse, Yoongi décida d'agir : il s'empara de toutes les ombres des voyeurs de la cour qu'il franchissait, et il les obligea à se retourner et s'occuper de diverses manières. Le jeune Sawaï parut soudain soulagée, ce dont se félicita Yoongi.
Ils rejoignirent le couloir qui menait aux chambres des généraux et frappèrent à celle de Beomgyu. Ce dernier les invita à entrer. En reconnaissant le lieutenant rebelle, le regard de Kai brilla alors que jusque-là il n'osait pas s'engager dans la pièce sans savoir à qui il aurait affaire. Il fila à son chevet avant de débiter des paroles précipitées, trop heureux pour contrôler ses émotions.
« Beomgyu, comment vous portez-vous ? À Hurna, tout le monde a entendu parler de vos exploits pendant la bataille, de vous luttant avec vos dernières forces pour ligoter le Prince alors que vos jambes ne vous portaient plus ! Vous êtes un héros ! »
Surpris, Beomgyu ignorait quoi répondre. Le visage encore marqué par quelques blessures, des bandages parsemant son corps sous ses habits écarlates, il lui fallut quelques instants pour assimiler. Alors, il éclata d'un rire franc.
« Eh bien, quelle vivacité ! Il n'y a pas que ta course qui soit rapide !
— J'y mets un point d'honneur !
— On m'a beaucoup vanté cette rapidité en question, » lança une voix qui provenait du fond de la chambre.
Vêtue de sa tunique rouge et d'un pantalon ample noir serré aux chevilles, la générale Choi s'essuyait les cheveux d'un geste vif. Elle sortait à peine de son bain, son matelas encore déployé dans un coin de la pièce. Elle passait l'essentiel de sa journée en réunions et entraînements à rallonge, de sorte qu'elle ne voyait son fils que les soirs et les matins – tous deux, bien qu'importants l'un pour l'autre, demeuraient très indépendants : elle savait que Beomgyu vivrait mal qu'elle reste sur son dos.
Kai s'inclina devant celle qu'il avait reconnue comme la chef des résistants, et elle le lui rendit d'un mouvement empli de respect.
« Enchanté de vous revoir, affirma-t-il.
— Plaisir partagé, Kai. Je vous remercie encore d'avoir aidé les nôtres malgré les risques. J'ai appris qui vous étiez, et sachez que je suis profondément désolée de ce qui vous est arrivé, à vos amis et vous.
— On survit, répliqua-t-il d'un ton qui se voulait badin en haussant les épaules.
— Je me doute. J'ai discuté avec le général Park et le lieutenant Choi ici présents de la récompense qu'ils vous avaient promise en échange de l'indication de l'entrée des tunnels. Nous avons convenu que vous fournir un peu d'argent pour permettre à vos amis et vous une vie plus paisible ne s'avèrerait pas assez durable, cette solution ne nous convenait pas. »
Le sourire lumineux de Kai se fana. Il posa par réflexe la main sur la bourse à sa taille, comme s'il craignait que Jimin ne souhaite soudain qu'il la lui rende. La peur qui se lisait sur son visage et jusqu'au fond de son regard peina Yoongi.
« C'est pourquoi, continua la générale Choi, nous avons trouvé une solution qui nous paraissait plus correcte vis-à-vis de vous et de vos capacités : Kai, accepteriez-vous d'entrer dès maintenant dans l'armée afin d'être formé au poste de héraut ? La solde n'est pas aussi élevée qu'on l'imagine, mais elle permet largement de faire vivre... disons, une famille avec quelques enfants, sans compter que les hérauts peuvent espérer des primes selon leur efficacité. »
Sa mâchoire s'en décrocha. Kai sentit son cœur rater un battement avant d'effectuer un bond pour se tordre ensuite dans sa poitrine, et il garda ses yeux écarquillés rivés sur la femme qui lui souriait à présent. L'idée, aussi surprenant que cela puisse paraître, venait de celui qui s'était montré le plus hostile envers Kai : Beomgyu. Le jeune lieutenant avait refusé d'offrir une quelconque somme d'argent au petit voleur, et alors que Jimin était convaincu qu'il lui en voulait encore pour les pommes dérobées, Beomgyu avait enchaîné en expliquant qu'il fallait une solution pérenne pour l'aider à sortir une bonne fois pour toutes de la misère. Et dès l'instant où il avait vu Kai filer à la vitesse de la foudre, il l'avait imaginé héraut.
Beomgyu avait proposé de superviser lui-même la formation du garçon, puis de s'occuper de ses camarades une fois que ces derniers atteindraient l'âge de travailler à leur tour, de cette manière chacun bénéficierait d'un emploi qui lui correspondrait – cela l'occuperait durant sa convalescence. Jimin n'en avait pas cru ses oreilles, puis il avait compris qu'il avait depuis le début fait fausse route à propos du militaire : Beomgyu était une personne foncièrement bonne.
Grâce à lui, Kai recevrait de quoi continuer de nourrir ses amis – ses petits frères et ses petites sœurs, comme il les appelait parfois –, et plus jamais ne lui viendrait la tentation de voler de quoi survivre. Et puis, à ses yeux, aucun doute à ce sujet : Kai deviendrait un messager d'exception.
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