Chapitre 76
« Le général arrive au lieu du rendez-vous. Il s'agit des jardins, au clair de lune. Son regard balaie les alentours. Il est seul. »
– Moon Sungpio, La dame de la lune.
Yoongi observa, hébété, l'homme aux yeux saphir qui se redressait face à lui. Mincheol, un Phénix ? Cela ne rimait à rien : les Princes représentaient la plus ancienne lignée de Sawa, on prétendait même qu'il s'agissait de la plus ancienne famille du Continent ! Il n'existait ici plus un Phénix depuis tant de générations qu'il demeurait impossible que Mincheol descende de ces gens chassés cinq cents ans plus tôt ! Le sang des mages devrait avoir disparu depuis bien longtemps !
Que lui cachait-il ? Qui était-il ?
« Allons discuter, mon ami. »
Cette appellation le fit frémir : même s'il savait que le Scorpion feignait cette proximité qui le dégoûtait, il ne pouvait s'empêcher de penser à Yua qui avait sans doute subi non seulement cette fausse proximité, mais bien pire encore. Cette ordure lui paierait ses actes tôt ou tard, il se le jura.
Yoongi, la pierre sortie de ses ténèbres, percevait son rayonnement. Il pouvait tenter de se débarrasser de son ennemi... pourtant, il avait désormais besoin de comprendre. Il aviserait ensuite, d'autant que Mincheol maîtrisait assez bien sa propre ombre pour endiguer le sort de mort. Il faudrait au Phénix trouver une nouvelle ruse pour le piéger.
Deux gardes maintinrent Yoongi sous leur emprise tandis qu'ils le guidaient dans une chambre toute proche, à la suite du Prince qui referma derrière eux. Le jeune mage découvrit alors une pièce ostentatoire, que l'élégance exagérée rendait presque de mauvais goût. Tout brillait, tout était coloré de pourpre, tout se voulait luxueux à l'excès. Pour avoir grandi dans une maisonnette de quelques mètres carrés, Yoongi n'apprécia pas le moins du monde ni la taille ni la décoration de ce cabinet de travail. Plusieurs fauteuils d'un cuir sombre étaient réunis dans un coin près de la porte autour d'une minuscule table basse sur laquelle tiendrait à peine un service à thé, des bibliothèques de documents tapissaient les deux murs qui couraient jusqu'au fond de la salle, où trônait un majestueux bureau de bois noir rangé à la perfection. Pas un parchemin ne dépassait des piles qui s'y trouvaient, et un pot doré contenait plusieurs crayons de toutes sortes.
Le fauteuil placé derrière ce meuble imposant ressemblait aux autres, à cela prêt qu'il paraissait davantage usé. Combien d'heures ce Prince de pacotille avait-il passées ici à ourdir son plan machiavélique ? Quand avait-il décidé d'arrêter d'être utile à son peuple au privilège de la guerre ?
Une odeur entêtante d'encaustique émanait du parquet tout juste ciré, et Yoongi remarqua aussi un brûle-parfum qui diffusait une fragrance bien plus ténue que la première, de sorte qu'il ne parvint pas à l'identifier – de l'encens qu'il venait juste d'allumer, peut-être. Tout semblait avoir été pensé pour la tête couronnée du pays, depuis les tapis de pourpre jusqu'au lustre de cristal.
Mincheol s'installa sur un fauteuil et invita son prisonnier à le rejoindre d'un geste courtois. Méfiant, ce dernier jeta un regard torve aux gardes qui ne bougèrent pas d'un pouce, immobiles et les yeux fixés devant eux tandis qu'ils encadraient la porte. Eux, il réussirait à les tuer sans mal.
Pour lors néanmoins, il désirait obtenir des réponses. Il observa les iris toujours bleus du Prince, qui croisa les jambes en lui adressant un rictus narquois. Yoongi s'assit sur un fauteuil face au sien, la table basse entre eux. L'air satisfait, Mincheol prit la parole.
« Oui, je suis un Phénix, moi aussi.
— Non, je... je refuse d'y croire, tu cherches à me leurrer.
— Crois-tu qu'un simple Élémentaire aurait ainsi pu plonger la main dans ton ombre ? »
Non. Les Élémentaires avaient perdu leurs facultés depuis des siècles... et leurs pouvoirs ne leur permettaient pas de jouer ainsi avec les ombres des autres. Seuls les Éthéréens en étaient capables. Yoongi n'y comprenait rien, il cherchait ce qui avait pu advenir, comment une telle... anomalie était arrivée.
« Qui es-tu ?
— Je suis Mincheol de Sawa, fils unique du Prince... et d'une Phénix.
— Impossible ! Nous nous cachons depuis cinq siècles et les Élémentaires se sont débarrassés des autres !
— En effet. Mais efforce-toi de te rappeler : une femme morte alors qu'elle était partie dans la montagne il y a... hum, disons une trentaine d'années.
— La première épouse de notre chef, comprit tout à coup le Phénix. Non, c'est... elle est morte.
— Vous avez conclu qu'elle était morte, mais elle a simplement disparu, n'est-ce pas ?
— Ton peuple l'avait donc kidnappée !
— Tu t'emballes, rétorqua Mincheol en chassant cette idée d'un revers de main – comme s'il chassait une mouche –, elle n'a jamais été kidnappée. Sa curiosité l'a tout bonnement emportée loin de ce village dans lequel vous vous cachiez, et la voilà arrivée au nord de Sawa, où elle se promena des mois durant en apportant son aide aux habitants, dissimulée sous une armure de mercenaire. Elle était une bretteuse douée d'un rare talent, et elle se forgea une telle réputation qu'elle devint une légende dans notre pays, notamment lorsqu'elle vola un jour au secours du roi, lors d'une tentative d'assassinat. Bien qu'elle fût coiffée d'un heaume, leurs yeux se sont croisés une seconde, et tous deux ont su. Elle s'est enfuie après l'avoir sauvé, mais elle n'a pas résisté bien longtemps à son cœur, elle est revenue auprès de lui quelques semaines plus tard, et dès l'instant où il l'a vue, il l'a reconnue. Il lui a aussitôt demandé de l'épouser, et elle a accepté. »
Yoongi fronça les sourcils : cette histoire lui rappelait quelque chose qu'il avait récemment entendu, mais il avait oublié à quelle occasion cela lui avait été narré. Peu importait. Il se sentait atterré à l'idée qu'une femme, l'épouse du chef qui plus est, ait choisi d'abandonner le village pour poursuivre des rêves d'aventures en dépit du danger que cela représentait non seulement pour elle, mais pour son peuple.
« Je suis né quelques années plus tard, continua Mincheol, et mes parents ont tout de suite su : mes yeux bleus et mes cheveux blancs avouaient à la fois ma véritable nature et celle de ma mère. Elle qui se cachait du personnel du palais pour éviter d'ébruiter l'existence des Phénix, elle a décidé de changer nos couleurs d'yeux et de cheveux de façon définitive. Ainsi, nous pouvions passer inaperçus... du moins en apparence : les enfants Phénix ne contrôlent pas leurs pouvoirs, vous le savez mieux que moi. Jusqu'à mes six ans, il n'était pas question que je sorte de ma chambre, car il m'arrivait de changer par mégarde une couleur, ou bien de modifier les ombres ou la lumière. Il fut expliqué que notre santé, à la Princesse et moi, était instable. Le peuple goba ces balivernes sans se questionner.
« Chaque soir ma mère me racontait des légendes Phénix, j'ai grandi en m'abreuvant de ces histoires que j'adorais. Savoir que j'appartenais à ce peuple gonflait mon cœur de fierté. Je me sentais unique. Et puis... la sécheresse a sévi. Mon père a attrapé une maladie qui l'a emporté, et je me suis retrouvé à régner sur un royaume à l'agonie. J'ai tout tenté, en vain. Alors j'ai demandé de l'aide à ma mère : si nous levions une armée de Phénix, nous pourrions conquérir le Continent, ou bien il suffirait que moi seul apprenne à utiliser mes pouvoirs de sorte à plier enfin le conseil à ma volonté. Ma mère a tout refusé en bloc, affirmant que son peuple était paisible et refuserait le combat.
— Elle a eu raison, répliqua Yoongi d'un ton sévère.
— Elle a eu tort ! Elle s'est montrée stupide, incapable de comprendre la détresse des siens ! Savez-vous, sot, le nombre d'enfants que j'ai vus mourir de faim dans les rues ! J'ai tenté d'en nourrir, d'en aider, mais cela ne suffisait pas ! J'ai vendu je ne sais combien de meubles du palais, j'ai ordonné que les repas royaux se limitent au strict minimum, mais j'étais encore bien trop loin d'avoir réuni la somme nécessaire pour sauver mon peuple ! Nos coffres étaient vides, nous ne possédions plus que quelques réserves que j'ai choisi d'investir dans la guerre, car elle était le dernier moyen de sauver les miens. Les autres Élémentaires n'auraient jamais accepté de nous aider, alors je comptais bien les y forcer. Et pour cela, j'avais besoin de l'aide des Phénix.
« J'ai lancé des raids sur les bibliothèques de Vanori, les plus anciennes du Continent, mais nous n'y avons rien trouvé... jusqu'à ce que, au détour d'un parchemin décrépit, nous découvrions cette lettre du général Min à son apprenti. Alors j'ai compris. J'ai compris le rôle de gardien, et j'ai compris que je n'avais besoin que d'une personne : celle qui s'était vue attribuer une tâche qui lui interdisait de développer les immenses pouvoirs qu'elle ignorait posséder. Ma mère, ancienne épouse du chef, connaissait ce secret de votre peuple et me l'a confirmé. Le guerrier le plus redoutable parmi les Phénix, c'est le gardien.
— Je n'aurais jamais cédé, se défendit Yoongi. La guerre me répugne.
— Mais tu aurais accepté pour sauver les tiens.
— Tu avais dit tout à l'heure ne pas avoir besoin de moi. Que s'est-il passé, alors ?
— Je voulais bel et bien mettre la main sur toi en particulier, au début, je le reconnais. Comme je te l'ai dit, un faible cède plus facilement qu'un fort. Tu aurais cédé, j'en suis convaincu. Or, ma mère menaçait de révéler notre secret à toute la population afin de nous faire condamner tous deux. Je l'ai donc fait arrêter pour son utilisation de la magie. Les Élémentaires semblaient penser qu'il fallait deux Phénix donner naissance à un enfant doué de pouvoirs. Naïfs... Et puis j'ai profité de la détention de ma mère pour la faire parler : où se cachaient les Phénix, comment était organisé le village, où vivaient les jumeaux de Hiemis. Elle m'a tout avoué pour que j'abrège ses souffrances. Je savais désormais où je devais chercher pour trouver tout ce que je désirais. Elle est morte peu après, tuée par sa propre bêtise. Si elle avait dès le début acquiescé à mon projet...
— Notre peuple est paisible ! C'est bien la preuve que tu n'en fais pas partie !
— Comme il te plaira, cela m'importe peu. Le fait est que ce soir-là, en attaquant le village, mes hommes m'ont rapporté l'œil de Hiemis, la perfection incarnée dans une pierre d'une pureté délicate. Parce que mon sang est à moitié Scorpion, je peux l'approcher. Je n'en ressens qu'un simple mal de crâne, je ne risque pas d'en mourir dans l'instant. Mes hommes l'ont manipulé, observé, examiné, ont cherché à comprendre d'où provenait son pouvoir... et figurez-vous que l'un d'eux m'a affirmé que votre pierre divine affichait une légère imperfection, une cassure à peine visible mais qui offrait une certitude : il en manquait un minuscule morceau. Alors j'ai su : il me fallait absolument ce morceau, car avec lui, puisque je suis moins sensible aux effets négatifs de l'artefact, je pourrais développer mes pouvoirs pour qu'ils deviennent encore plus puissants que tous les Phénix actuels réunis. Je pourrais profiter des effets bénéfiques de la pierre du Phénix tout contre moi sans subir les maux de tête douloureux que me provoque la proximité avec l'œil. Et une conviction m'habitait : s'il était bien un Phénix à qui ce morceau avait été confié, cela ne pouvait être que le gardien, celui qui s'en servirait pour contenir ses immenses pouvoirs. Le seul Phénix qui m'avait échappé... le seul capable de m'arrêter s'il venait à découvrir sa véritable identité. »
Yoongi sentait la tête lui tourner, étourdi par ces révélations. Comment un homme au sang si noble, à l'âme si pure, avait-il pu basculer dans une telle folie ? Quelle fut la situation de Sawa pour qu'il en vienne à de telles extrémités ? Jimin et ses troupes avaient certes découvert que le pays était ruiné, affamé, mais l'argent injecté dans la guerre n'aurait-il pas pu servir à redresser la barre ? Quand Mincheol s'était-il senti si impuissant que sa seule réponse envisageable était-elle devenue le chaos ? Et dire que quelques années plus tôt à peine, ce garçon était considéré comme le parfait héritier de son père, honnête et juste. Les crises les plus graves révélaient le véritable visage des hommes.
Fier de posséder enfin ce qu'il convoitait, le Prince attacha le bijou à son oreille après en avoir retiré un élégant rubis. Il arborait en effet plusieurs piercings, deux à l'oreille droite et trois à l'oreille gauche, tous les cinq colorés d'or et d'écarlate. Cette prétention que traduisait son apparence révulsa Yoongi. Il serra les poings sur ses genoux en tournant la tête, préférant concentrer son attention ailleurs.
Son bijou, dans les mains d'un autre ; dans des mains viciées, corrompues. La relique offerte par Hiemis, celle que son peuple protégeait depuis plus d'un millénaire... Le sang du Phénix bouillonnait, il refusait d'imaginer ce monstre en possession de l'œil.
« Il me va bien, le provoqua Mincheol, ne trouves-tu pas ? À présent, son pouvoir m'appartient !
— Ce morceau de pierre ne servira qu'à niveler ton pouvoir à un seuil tolérable, il ne te rendra pas aussi fort que moi ! protesta Yoongi.
— C'est juste, mais ce seuil me permettra de me débarrasser enfin du conseil. Pour lors toutefois, je souhaite le tester sur nos amis Élémentaires, car... hum, c'est savoureux : même à l'ombre, la pierre me confère une puissance que je sens couler dans mes veines à la manière d'un torrent de lave. À la lumière du soleil, quel doit être son pouvoir ! Voilà pourquoi, Yoongi, mes troupes et moi attaquerons les tiens au lever du jour. Et si, comme je te l'ai dit, tu ne viendras pas combattre à nos côtés, en revanche tu viendras avec nous assister à ce massacre. Tu seras ensuite peut-être un peu plus enclin à accepter une proposition que j'ai à te soumettre.
— Tu ne me feras pas plier, je ne te cèderai pas sans lutter ! se rebella le gardien, désormais prêt à attaquer.
— Oh, vraiment ? Mais je sais comment te rendre aussi inoffensif qu'un poussin, petit Phénix. »
Un sourire mauvais ourla ses lèvres tandis que déjà Yoongi sentait sa tête marteler, tout son être s'échauffer, et son corps perdre en vigueur. Lui qui s'était levé d'un bond se laissa retomber sur son fauteuil. Mincheol pour sa part cilla à peine. Un léger inconfort se peignit sur son visage lorsque la porte s'ouvrit sur un serviteur qui portait une pierre ronde teintée d'un noir d'une insondable profondeur.
L'œil de Hiemis...
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Le général Park et les siens rejoignirent les prisons. Ils en descendaient à peine les escaliers que des bruits de bataille leur parvinrent depuis l'intérieur. Jimin jura et accéléra le pas, l'esprit encore embrouillé par le sacrifice de son amant : comment Yoongi avait-il pu les forcer à un tel choix ? Comment avait-il pu se laisser prendre par l'ennemi ? Quel plan avait-il trouvé pour échapper à Mincheol ? Si son compagnon retournait son pouvoir contre eux... non, son regard brillait d'assurance, Jimin voulait croire qu'il taisait une idée qui lui permettrait d'en réchapper.
Il voulait croire...
Le jeune chef ferma un instant les paupières pour rediriger sa concentration sur les alentours. Ils traversèrent la prison, rejoignirent la salle de torture, et découvrirent une dizaine de soldats aux prises avec les lieutenants Jeon et Kang. Taehyung, lui, devait s'être retiré dans le tunnel, car il ne combattait pas avec eux.
Les nouveaux arrivants se jetèrent sans hésiter dans la mêlée : Jimin abattit des deux mains son sabre sur celui d'un Sawaï qui, sous la puissance déployée par son adversaire, céda rapidement. L'arme de Jimin s'enfonça en lui pour en ressortir trempée de sang frais, et il s'occupa aussitôt d'un deuxième ennemi dont il heurta la lame, attirant son attention dessus alors que de sa main libre il tirait sa dague de son fourreau pour la planter dans ses côtes.
Jungkook termina son duel contre un Scorpion en lui tranchant la carotide de son karambit tandis que Taehyun, en deux minuscules coupures sur les parties visibles du corps de son assaillant, lui provoquait une violente hémorragie qui le déstabilisa au point qu'il se laissa surprendre par un coup porté à la gorge.
Le combat s'achevait à peine que de nouvelles troupes Scorpions pénétraient dans la pièce. Jimin, Yeonjun, Rure, Beomgyu et Yua se replièrent aux côtés de leurs amis. Jungkook écarquilla les yeux, stupéfait, en s'apercevant que Yoongi ne se trouvait pas avec eux. Que s'était-il passé ?
Impossible de partir, les soldats écarlates se jetaient déjà sur eux. Yua recula, Jimin se plaça devant elle pour couvrir sa retraite, de sorte qu'elle parvint à accéder à l'entrée des tunnels où elle se réfugia. Elle y retrouva un jeune homme qu'elle ne connaissait pas et qui, armé d'une dague, paraissait plus tendu que tous les autres. Il s'apaisa en la voyant, il lui adressa même un léger sourire.
« Vous êtes Yua, n'est-ce pas ?
— Oui. À qui ai-je l'honneur ?
— Kim Taehyung, soldat-médecin. Les vôtres sont déjà en route vers un campement de Sawaï rebelles, ils ne risquent plus rien.
— Mon frère est resté aux mains du Prince.
— Yoongi a... bon sang ! »
Il s'adossa à la paroi du tunnel, jetant un regard en direction de la porte. Les combats à l'extérieur faisaient rage, il ignorait combien de personnes luttaient contre les alliés Élémentaires, et il brûlait de rejoindre ses compagnons de voyage pour les aider. Il savait qu'il avait progressé, Hoseok le lui avait confirmé, il s'était entraîné contre lui à d'innombrables reprises depuis leur fuite de Noria. Il demeurait certes quelques lacunes, mais rien qui ne soit susceptible de lui porter préjudice contre de simples soldats. Il lui suffisait d'éviter les plus hauts gradés de l'armée, rien de plus.
« Moi aussi je peux aider, affirma Yua qui avait compris ses intentions à son agitation. Vous me couvrez ?
— Je suis votre homme. »
Ils échangèrent un sourire complice, et la prêtresse fila, accompagnée par le poète qui, aussitôt sorti du tunnel, se plaça devant elle en balayant la pièce du regard. Les Élémentaires formaient un barrage, empêchant ainsi la marée écarlate d'accéder au fond de la salle de torture. Yua atteignit sans mal la table la plus proche, sur laquelle elle se servit : deux poignards effilés.
Elle avait compris dès qu'elle avait mis le pied ici ce qui se tramait à l'accoutumée dans ce lieu. Elle avait préféré écarter de son esprit le fait que plusieurs de ses amis y étaient sans doute passés afin de se concentrer sur l'essentiel : désormais, inutile de s'inquiéter, tous s'étaient enfuis.
Armée de ses deux lames, Yua se jeta au secours de Beomgyu, qui luttait tant bien que mal contre trois hommes et femmes. Taehyung s'émerveilla tant de son assurance que de son habileté. Une rage convulsive la faisait trembler, pourtant elle tailladait les ennemis avec des gestes à la précision comparable à celle de Taehyun. Elle ne s'essoufflait pas : la colère sourdait en elle au point qu'elle annihilait toute fatigue.
Jimin était placé le plus avant, peu effrayé par ces hommes qu'au contraire il rêvait d'affronter pour déverser toute sa frustration sur eux. Il collectionnait les cadavres comme d'autres les armes anciennes, mais à mesure qu'il se débarrassait de ces parasites, d'autres revenaient sans cesse. Or, impossible de reculer : ils ne réussiraient pas à fermer et verrouiller la porte des tunnels sans que les soldats du Prince les rattrapent, ils mettraient en danger les vies du millier de jeunes Phénix qui parcouraient encore ces couloirs.
Il grimaça, songeant en plus que Yua et Taehyung s'étaient ajoutés au combat malgré les ordres – que Yua meure et son frère la rejoindrait au firmament. Il fallait abréger ce combat, mais comment ? Le temps de réfléchir ne lui fut pas permis : un énième duel accapara son attention. Une femme aux muscles développés armée d'une puissante hache tenta de lui infliger un coup fatal. Il esquiva sans mal et, du fait de sa vitesse plus élevée que celle de son adversaire, il bondit sur elle, évita un nouvel assaut, et profita des courtes secondes suivant son attaque pour la lui rendre. Il planta sa dague dans ses côtes sans pitié, enchaînant avec un autre soldat qui s'avançait.
Le lieutenant Kang, plus en arrière, s'était rapproché de Taehyung afin de lutter à ses côtés pour lui apporter tout le soutien possible. Il s'était attaché à lui au fil du temps, attendri par sa relation avec Jung Hoseok autant qu'admiratif de son talent. Le jeune homme en effet avait observé de loin l'entraînement mené par le Tyfodonien, curieux de la façon dont l'artiste combattait. Il s'en sortait aussi bien qu'un soldat classique à la fin de son service militaire : sans s'avérer très doué, il savait néanmoins se défendre et résisterait assez longtemps en cas de difficulté pour que quelqu'un puisse le tirer du pétrin.
Et aujourd'hui, ce quelqu'un n'était plus Hoseok, mais lui.
Le lieutenant para un coup destiné à Taehyung et répliqua pour lui, tranchant d'un coup de sa lame acérée la hanche de l'ennemi près de lui. Le choc l'incita à baisser sa garde, et le poète en profita aussitôt pour planter sa dague dans son cou. Les deux hommes échangèrent un regard empli à la fois de satisfaction et de reconnaissance, et ils poursuivirent le combat avec une dextérité qui leur était propre.
Jungkook ne pouvait pas nier leur talent, il ne parvenait d'ailleurs jamais à lâcher son ancien amant des yeux bien longtemps. Obnubilé par Taehyung, il craignait plus que tout un mauvais coup, une minuscule erreur qui lui coûterait la vie. Or, il savait aussi qu'il ne voulait plus entendre parler de lui, si bien qu'il n'osait pas lutter à ses côtés. Il tentait de se convaincre que Taehyun le protègerait de manière efficace, mais quelque chose en lui paraissait incapable d'y croire, ce qui lui semblait tout à fait ridicule mais le rongeait malgré tout.
Le jeune lieutenant esquiva un assaut adverse auquel il répondit, et de nouveau il remporta son duel sans grand mal. Téméraire, il repartit aussitôt à l'attaque contre deux personnes qui s'en prenaient à Beomgyu. Il devait déterminer ses priorités, admettre que son amant, entre de bonnes mains, n'en était pas une.
Il se jura qu'après ce combat, quand ils remonteraient les tunnels jusqu'au camp rebelle, ils discuteraient. Il ne voulait pas qu'une fois cette guerre achevée, l'artiste disparaisse à Tyfodon, si loin de lui. Il se rendait enfin compte de son affection pour lui, peut-être parviendrait-il à le récupérer. Quitter Noria après tout soulèverait de nombreux problèmes, d'autant que Taehyung réussirait sans doute à se fondre parmi les Sawaï, mais pas les Tyfodoniens, qui s'apercevraient tout de suite qu'il n'était pas un des leurs. Sa place était à Arixium, à écrire de jolis poèmes de plus en plus connus, à savourer la gloire que lui apporterait une épopée sur sa propre histoire, ses propres péripéties à Sawa.
De tout son cœur Jungkook espérait obtenir le pardon de son ancien compagnon et ainsi profiter enfin de l'amour qu'il lui avait jadis porté. Pour cela, il devait lui prouver sa sincérité, et plus que tout l'affection qui l'habitait. Hoseok loin d'ici, Taehyung et lui s'expliqueraient de manière posée, et Jungkook lui jurerait même de quitter l'armée pour demeurer à ses côtés – il lui suffirait d'enseigner le maniement du sabre, la noblesse raffolait de ces vétérans hauts gradés qui proposaient d'éduquer leurs enfants dès le plus jeune âge afin qu'ils intègrent ensuite la prestigieuse académie de Noria. Ainsi, Taehyung emménagerait chez lui et ils vivraient heureux, sans jamais manquer de quoi que ce soit.
Cette pensée lui procura un délicieux sentiment de plénitude qui lui offrit un regain de force. Beomgyu et lui achevèrent les deux soldats face à eux et, devant le flux constant de guerrier qui franchissait la porte de la salle de torture, Jungkook grimaça avant de se tourner vers Yeonjun et Rure, à quelques mètres de là.
« Rure, je crois qu'on va avoir besoin de toi si on veut filer ! »
La guerrière, sans détourner son attention de son combat, posa une main à sa ceinture, vers ses deux fioles, pour confirmer qu'elle avait compris et envisageait elle aussi cette idée depuis un moment déjà. Elle calculait en vérité l'endroit le plus propice à l'explosion : détruire le fond de la pièce permettrait d'empêcher de nouveaux hommes de rentrer, et cela choquerait peut-être les soldats à l'intérieur assez longtemps pour que les alliées puissent se dérober. L'idéal en effet serait de bloquer la porte des tunnels de façon définitive, en la faisant sauter à son tour. Or, une longueur d'avance s'avèrerait nécessaire, afin qu'ils s'assurent de se tenir assez loin d'elle pour ne rien risquer : le palais pourrait s'effondrer sur eux.
L'acte était périlleux, elle n'agirait pas avant d'être absolument convaincue de ne mettre en danger aucune vie parmi les siens. Pour cela, elle se perdait en calculs et en conjectures, combattant en même temps aux côtés de son camarade et chef de section. Lui en particulier, pour des raisons égoïstes, elle souhaitait qu'il s'en sorte vivant. Elle l'aimait. Bien sûr qu'elle l'aimait, depuis des années, même. Elle s'était attachée à lui au fur et à mesure des entraînements, quand ils étaient deux enfants qui entraient à peine dans l'adolescence. Il la protégeait des autres comme d'elle-même, il la soutenait, l'encourageait à donner le meilleur. Il l'avait révélée, elle n'en doutait pas. Sans lui, elle n'aurait pas réussi les tests, n'aurait pas intégré cette unité d'élite. Elle lui en demeurerait pour l'éternité reconnaissante. Il l'avait aidée à éveiller la femme forte qui dormait au fond d'elle.
Rure, de plus, savait qu'elle lui plaisait aussi. Après tout, leurs nombreuses nuits passées vautrés dans les plaisirs charnels en témoignaient : il appréciait au moins son corps. Il l'avait d'ailleurs complimenté à d'incalculables reprises entre deux soupirs, lors de ces savoureux moments de débauche.
Elle se promit qu'à la fin de cette guerre, elle lui avouerait ses sentiments, et surtout que s'il ne les lui rendait pas, elle cesserait de partager sa couche.
Quelque chose sembla s'allumer en elle lorsqu'un soldat bougea. Voilà comment elle se débrouillerait pour jeter sa fiole au fond de la large pièce, à l'endroit exact où elle devait exploser, sans risquer de viser trop loin ou trop près.
« Capitaine, je vais devoir vous laisser quelques instants, le prévint-elle en tranchant la gorge de l'homme face à elle. Puis-je ?
— Allez-y. »
L'autorisation reçue, Rure recula jusqu'au couloir qui menait aux tunnels, le regard toutefois concentré sur bien autre chose. Elle fixait avec une froide détermination les chaînes qui pendaient du plafond et que quelqu'un avait remontées de deux bons mètres pour qu'elles ne gênent pas lors d'un potentiel combat. Après une brève mais profonde expiration, l'Akashite se précipita, ses pas si rapides qu'ils donnaient l'impression qu'elle volait. Arrivée à l'extrémité de la barrière formée par les Élémentaires, elle bondit, parvint de justesse à saisir les menottes, et son impulsion l'amena sur-le-champ à se balancer. Elle passa une première fois au-dessus des Scorpions, les jambes tendues vers l'avant, mais l'élan ne suffisait pas. Un deuxième essai : lorsqu'elle repartit en direction des ennemis, cette fois elle lâcha une main pour attraper une de ses fioles. Elle atteignit le point le plus éloigné possible des tunnels, patienta encore un instant, et quand elle sentit qu'elle filait vers ses amis, elle jeta sa bombe en l'air.
Les alliés, tous attentifs à ses gestes, reculèrent aussitôt, entraînant Yua avec eux. Rure resta accrochée aux menottes, son mélange s'immobilisa près du plafond avant de retomber lentement. Il se rapprochait du sol quand la guerrière lâcha sa prise. Tandis qu'il lui semblait voler jusqu'au fond de la pièce, une violente explosion retentit derrière elle qui lui réchauffa le dos. Elle acheva son saut magistral sur une roulade qui la conduisit derrière la ligne formée par ses camarades, à la droite de Yeonjun qui la félicita d'une main sur l'épaule.
De nouveau prêts à attaquer, les jeunes gens se jetèrent sur les derniers hommes face à eux. Une fois débarrassés de ses soldats, il leur suffirait de rejoindre les tunnels et la partie serait gagnée ! Le général lui-même peinait à croire qu'ils avaient vaincu – puis son humeur s'assombrit lorsqu'il se rappela qu'ils n'avaient pas vaincu, car ils avaient perdu un élément essentiel à leur futur combat. Sans Yoongi, l'armée alliée ne pouvait pas envisager sérieusement de l'emporter contre les milliers de Sawaï du Prince. Ils luttaient dans un lieu qu'ils ne connaissaient pas ni n'avaient préparé, ils couraient à la catastrophe.
Jimin planta son sabre dans le ventre de son ennemi en songeant qu'il penserait plus tard au désastre à venir. Pour lors, ils devaient encore s'enfuir.
Tous les soldats écarlates gisaient à terre, tantôt morts, tantôt agonisants alors qu'ils échappaient leur dernier souffle : Rure ordonna le repli en direction des tunnels. Tous s'exécutèrent aussitôt, conscients que pour cette opération, elle était la plus qualifiée. Le général lui-même ne protesta pas en recevant des injonctions d'une simple combattante. Il lui accordait toute sa confiance et gardait en tête l'essentiel : il leur fallait sortir au plus vite, rien d'autre n'importait.
Les alliés s'enfoncèrent dans le souterrain, le cœur soudain plus léger, et s'arrêtèrent après une dizaine de mètres pour observer l'Akashite qui jetait sa fiole au niveau du couloir qui précédait la porte. Jungkook, remarquant que Taehyung était occupé à étudier l'obscurité des tunnels, récupéra une sphère lumineuse que les Phénix, en s'enfuyant, leur avaient laissée. Il la lui céda alors que résonnait à plusieurs mètres de là une explosion dont il se moquait – le feu qui brillait dans le regard de son amant l'intéressait davantage que celui qui ravageait les murs de la salle de torture.
« Tiens, souffla-t-il, à toi de nous guider, tu te rappelles le chemin, n'est-ce pas ?
— Oui, opina l'autre en tendant les mains, je... »
Soudain, dans cette quasi-obscurité, un éclat à peine visible traversa la fumée et entra dans le champ de vision du lieutenant. Ici, juste derrière l'épaule de Taehyung. Qui approchait à la vitesse du vent, silencieux et létal. Tout se joua en une seconde : Jungkook, le visage horrifié, lâcha la sphère alors que, d'un geste brutal, il poussait de sa main libre son ancien compagnon.
Trop de temps avait été perdu pour écarter son bien-aimé. Jungkook ne leva pas le bras assez rapidement.
La pointe d'une lame de lancer, ultime attaque d'un soldat qui agonisait encore en salle de torture, lui trancha le côté droit du cou.
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