Chapitre 74

« Le général balaya les lieux du regard. Sa loyauté se dirigerait toujours vers le plus grand nombre. Le peuple Phénix avait besoin de lui, peu importait ceux à qui il tenait en particulier. »

– Yon Palik, Les hommes d'ombre et de lumière.


Yoongi sentit la main de son compagnon se poser sur son épaule en signe de soutien. Il tourna la tête dans sa direction pour lui offrir un maigre sourire. Avec une énergie nouvelle, le jeune homme reprit son ombre et recula.

« Il ne reste donc plus qu'à ouvrir cette serrure, constata Jimin. Kai, merci pour ton aide, nous n'oublierons pas ce que tu as fait.

— N'hésite pas à passer au village, ajouta Beomgyu, mais en journée et avec tes amis, histoire qu'on puisse aussi vous offrir un toit. Les prochains jours risquent d'être un peu agités, mais... si dans une semaine tu es toujours dans le coin, on t'accueillera avec joie.

— Merci Beomgyu, je le dirai aux autres, nous viendrons. Bonne chance à vous. »

Sur ces mots, l'adolescent leur réexpliqua comment rentrer au village depuis ce couloir. Quand chacun confirma qu'il s'en souviendrait, il attrapa une torche qu'il cala entre ses genoux et, tirant deux silex de ses poches, il obtint sans mal une étincelle. Sans doute recouverte de produit inflammable, le flambeau s'alluma aussitôt. Kai jeta un regard circulaire aux militaires de tous horizons, et il les salua d'un acquiescement solennel. Quelque chose dans cette vision d'unité lui redonnait foi en l'avenir.

Il fila sans que ses pas retentissent, plus discret encore que Yeonjun et Taehyun réunis. Ces derniers songèrent que si l'occasion se présentait à l'avenir, il fallait absolument qu'ils lui demandent conseil. Yeonjun d'ailleurs s'avança jusqu'à la porte. Il fixa le loquet verrouillé, passa la main sur le contour du cadenas, et se retourna vers le général.

« Je pense pouvoir l'ouvrir en deux minutes, je peux ?

— Allez-y. »

Jimin s'écarta pour lui laisser toute la place d'agir. Taehyun observa : il peinait encore à ouvrir une serrure en moins de cinq minutes. Le capitaine Choi tira de son gantelet deux fins crochets qu'il y avait dissimulés et commença à manipuler l'objet. L'opération prit quelques dizaines de secondes à peine. Un « clac » métallique retentit quand le cadenas céda, et Yeonjun le posa à terre dans un geste délicat, de sorte qu'il ne provoque pas un bruit excessif et suspect en tombant. Il débloqua le loquet puis, d'un regard, invita le chef de leur troupe à passer devant.

« Rappelez-vous : la priorité est de libérer tous les Phénix. Taehyung, je veux que vous restiez ici et que vous les attendiez pour les reconduire auprès des rebelles. Est-ce bien compris ? Je vous interdis de vous introduire dans les prisons, déclara le général.

— Oui, c'est compris, acquiesça l'intéressé.

— Yoongi, tu as le don d'invisibilité. Au moindre problème, profites-en sans hésiter. Tu es un des piliers de ce combat.

— Je ferai de mon mieux.

— Ne prenez aucun risque inconsidéré, termina Jimin. Vos hommes et moi avons besoin de vous. Vous formez l'élite du Continent, vous pouvez être fiers de vous. Notre dernier combat approche, des centaines d'innocents doivent être délivrés. Je compte sur vous, le Prince ne doit surtout pas nous arrêter maintenant. »

Des regards déterminés lui répondirent. Une tension incommensurable régnait dans le petit groupe alors qu'il s'apprêtait à pousser cette porte. Jimin inspira, s'encouragea en silence, et ouvrit le battant. Un nouveau couloir sombre s'étendait sur quelques mètres et débouchait dans ce qui ressemblait à une salle. Les jeunes gens se mirent en route ; Yoongi restreignit le périmètre de luminosité de ses sphères au maximum.

Des miasmes écœurants prirent aussitôt les combattants à la gorge. Yoongi grimaça tandis que les autres supportaient les relents sans rechigner.

Taehyung ne bougea pas. Hoseok lui serra la main en plongeant un court instant son regard dans le sien. Celui du poète fut toutefois distrait par le mouvement de Jungkook qui s'était retourné avant de faire derechef volte-face. Taehyung souhaita que tous deux lui reviennent. Il se posta près de la porte dont il attrapa la poignée : si quoi que ce soit advenait, il voulait pouvoir fermer au plus vite. Enclencher le loquet serait un jeu d'enfant, si bien qu'il lui suffirait de trois secondes pour empêcher quiconque de les suivre dans les tunnels.

Le Phénix écrasa une larme d'anxiété à laquelle se mêlait le soulagement de retrouver bientôt les siens. Hyunbin avait-il survécu ? Et Yua, où se trouvait-elle ? Il était capable de savoir quand elle était dans les environs, alors pourquoi ressentait-il toujours en lui ce vide que son absence laissait ? Peut-être son flot d'émotion affectait-il sa perception.

Jimin avait tiré sa dague de son fourreau, prêt à assaillir quiconque les attendrait à la sortie de ce tunnel. Il approchait sans un bruit, suivi par les lieutenants Jeon et Kang, armés pour l'un de son karambit et pour l'autre de sa dague. Dans un espace si réduit, les sabres les encombreraient plus qu'autre chose.

Le général arriva au bout des cinq mètres de souterrains, et ce ne fut qu'à cet instant qu'il comprit où ils étaient. Il s'agissait bel et bien des geôles, et sans doute du pire endroit qu'elles contiennent : devant Jimin s'étendait une large salle de pierre, froide et sombre, car la seule torche qui y brillait n'offrait qu'une lueur anémique. Elle suffisait toutefois à éclairer les nombreux outils et appareils de torture, ainsi que les flaques pourpres qui dégageaient une lourde pestilence, celle-là même qui leur avait donné la nausée à l'ouverture de la porte.

Personne ne s'y trouvait à cette heure.

En découvrant à son tour les lieux, Yoongi se mordit l'intérieur de la joue pour éviter de s'horrifier à voix haute. Était-ce du sang des siens ? De ce qu'il avait compris, les prisonniers habituels des geôles royales avaient été déplacés afin d'y accueillir tous les Phénix... dont une majorité d'enfants et de jeunes adolescents. Était-ce de cette manière que le Prince avait obtenu des informations à leur sujet ?

Yoongi en eut une soudaine envie de vomir. Le voilà qui imaginait des cris aigus poussés à la vue des tenailles rouillées, des pleurs alors que le fouet posé sur une table se mettait à dégouliner d'écarlate, des yeux écarquillés devant tous ces instruments destinés aux pires atrocités que l'humain était capable d'infliger à son prochain. Quand était-il devenu si mauvais, si dénué de la moindre compassion ? Quel criminel en puissance se cachait derrière ce prétendu bourreau ?

Et combien d'innocents s'étaient avoués coupables entre ces murs ?

Yoongi longea à la suite des militaires une des deux immenses tables sur lesquelles s'entassaient les accessoires maléfiques. Il s'y concentra d'ailleurs au point qu'il faillit heurter une chaîne qui s'achevait sur deux menottes, le tout pendant du plafond, relié à une roue un peu plus loin. Il y fixa un regard effaré jusqu'à ce que la main de Rure s'enroule autour de son poignet pour le tirer avec douceur. Il suivit sans un mot.

Jimin avait atteint la porte mais attendait de crainte que des gardes ne se trouvent derrière. L'Akashite conduisit Yoongi jusqu'à lui.

« J'ai besoin de savoir si tu perçois un garde de l'autre côté, souffla le général. Et si oui, tu l'immobilises le temps que je m'occupe de lui. Puis-je te faire confiance ?

— Oui. »

Derechef, Yoongi projeta son ombre devant lui. Aussitôt celles des Phénix lui procurèrent une indicible chaleur qui lui arracha des larmes : ils étaient là, tout proches, juste derrière cette porte ! Il étendit davantage son rayon et se heurta à l'ombre d'une personne debout. Aucun pouvoir ne lui fut transmis.

« À environ vingt mètres, murmura-t-il. Un seul soldat. Je vais vérifier plus loin. »

De nouveaux Phénix entrèrent dans son périmètre, et il repéra deux gardes supplémentaires, sans doute dans des couloirs un peu plus éloignés. Le soleil n'était toujours pas levé, pas étonnant que la surveillance se relâche à cette heure.

« Encore deux autres, un peu plus loin.

— Peux-tu tous les immobiliser et les rendre muets ?

— C'est quand tu veux.

— Maintenant. »

Yoongi se concentra, son ombre s'empara de celles des trois militaires Scorpions, et Jimin poussa d'un geste prudent et pressé à la fois la porte. Il fila dans le couloir qu'illuminaient des torches placées aux murs entre chaque cellule et s'occupa du premier garde qui s'effondra sans avoir prononcé un son. Il disparut ensuite dans la direction que lui indiqua le Phénix, et il revint quelques secondes plus tard à peine.

Les lieutenants entrèrent à leur tour sans prêter attention au corps qui gisait sur le pavé froid et humide. Yoongi franchit la porte en dernier, et aussitôt l'émotion lui noua la gorge au point qu'il éprouva la sensation de ne plus pouvoir respirer : les prisonniers s'étaient tous levés, curieux, et observaient à travers les barreaux de leur geôle les nouveaux arrivants.

Des dizaines de paires d'yeux d'un bleu lumineux se braquèrent sur lui, et il entendit certains des siens retenir leur souffle alors que se murmurait tantôt son prénom, tantôt sa fonction. Ce bleu si pur, le blanc immaculé de leurs cheveux...

Les Élémentaires se déployèrent pour ouvrir les cellules une à une à l'aide des clés qu'ils trouvèrent. À tous ils adressèrent un même geste : ils posèrent l'index contre leurs lèvres pour leur intimer le silence. Le premier Phénix libéré, un petit d'environ huit ans, se précipita dans les bras de Yoongi. Ce dernier avait vécu toute sa vie reclus, seuls sa famille et parfois le chef ainsi que son fils venaient le voir. Les enfants ne s'intéressaient à lui que lors des fêtes, quand il racontait ou inventait des histoires. Jamais on ne l'avait regardé avec tant d'admiration, jamais on ne lui avait accordé une telle considération.

Ce minuscule corps chaud et fragile qui refusait de le lâcher, Yoongi l'étreignit avec une force qui lui prouvait qu'il ne laisserait plus jamais quiconque lui faire subir le moindre mal. Et sensible comme il l'était, cela ne surprit personne lorsque le jeune homme renifla de façon discrète dans l'espoir vain de camoufler ses sanglots. Un deuxième enfant libéré vint les enlacer – depuis combien de temps ces petits n'avaient-ils plus connu de gestes affectueux ? –, puis une troisième, et Yoongi craqua quand ce fut un adolescent qui enroula les bras autour de son cou en lui chuchotant un remerciement ému.

« Fuyez, leur murmura-t-il. Au fond de la salle d'où nous sortons se trouve un couloir qui mène à des tunnels. L'un des nôtres vous attend pour vous faire évader.

— Et toi ? s'enquit le Phénix. Viendras-tu ?

— Je ne laisserai plus jamais qui que ce soit vous faire du mal, je le jure.

— Merci, gardien. »

Il prit les mains des deux enfants les plus proches de lui et les attira à sa suite en direction de la salle de torture que Yoongi n'avait pas trouvé la force de nommer. Il observa ces corps rachitiques et affaiblis s'éloigner, et il salua ainsi tous les prisonniers que lui envoyèrent les lieutenants Élémentaires. Il leur pointa la direction en les encourageant à garder le silence et le calme. Tout devait se dérouler le plus vite possible, et pour cela, il fallait que le passage soit fluide.

Puis un adolescent arriva, avec dans les bras un petit dont l'âge n'excédait sûrement pas quatre ans. Sa vue noua l'estomac de Yoongi, qui songea qu'au moins, à présent, le voilà libre. Les plus vieux faisaient la circulation : un s'était placé à l'entrée de la salle de torture, un autre devant le couloir pour leur faire signe de le rejoindre, et par-delà les souterrains Taehyung avait accompagné quelques Phénix sur le chemin indiqué par Kai. Il en avait posté un à chaque croisement, qui devait orienter les plus jeunes dans la bonne direction – afin d'éclairer les tunnels, ils avaient volé quelques torches dans les prisons, puisque les mages ne parvenaient pas à générer la moindre lumière.

Au dernier tournant avant la longue marche de deux heures tout droit, Taehyung positionna un ultime adolescent, puis revint sur ses pas jusqu'aux geôles. Là, il s'empara de flambeaux supplémentaires alors que de plus en plus d'enfants s'attroupaient dans les souterrains, et il désigna les aînés pour former des groupes qu'il ne leur restait plus qu'à guider au village de rebelles. Dès lors, en moins de dix minutes l'entrée du tunnel se vida, à l'exception des mages chargés de montrer le chemin. Les lieutenants, qui avaient eu vent du savant manège du poète, donnaient désormais une torche à chaque Phénix qui leur semblait âgé de plus de quinze ans, afin de fluidifier d'autant plus le trafic. Yoongi les aidait, filant à travers le dédale de couloirs pour rapporter les lumières des lieux à présent déserts.

Les Élémentaires se retrouvèrent à plusieurs reprises face à des soldats sawaï, qui par chance furent tués avant même d'avoir ouvert la bouche. Yoongi cherchait sans cesse leur présence, projetant son ombre toujours plus loin, aussi bien pour détecter d'éventuels Phénix que pour immobiliser les gardes. Massacrer ces hommes et ces femmes qui maintenaient enfermés des enfants et des adolescents ne lui pesa nullement sur la conscience, au contraire il se sentait soulagé que de telles ordures aient quitté ce monde.

Jimin, celui qui osait se jeter le plus en avant du danger, arriva dans une impasse où seules restaient deux geôles, dont une qui, vide, ne semblait pas avoir servi ces dernières semaines – s'agissait-il de l'endroit où le Prince avait prévu d'enfermer Yoongi ? Le général ouvrit l'autre cellule, dans laquelle patientait un jeune adulte dans un état si piteux que Jimin se précipita pour l'aider à se lever. L'homme, sans doute à peine plus âgé que lui, était de toute évidence un des rares à être passé par la salle de torture avant ce soir. Son visage était marqué, un œil lui manquait, et son corps vêtu d'une tunique sans manches et de lambeaux de pantalon était couturé de cicatrices hideuses, parfois boursoufflées.

« Je peux encore marcher, murmura l'homme d'une voix abîmée. Qui êtes-vous ?

— Général Park Jimin, d'Arixium. Je suis là avec d'autres Élémentaires pour vous délivrer. La plupart des enfants sont déjà en route pour les montagnes par les tunnels sous Hurna. Suivez les torches. Pensez-vous pouvoir marcher pendant deux heures ?

— S'il le faut, oui.

— Bien. Dépêchez-vous, il nous reste encore une personne à trouver, affirma le général en se demandant où pouvait bien se trouver la prêtresse – lui et ses lieutenants venaient d'arpenter toute la prison sans succès.

— Cherchiez-vous quelqu'un en particulier parmi nous ?

— Je cherche la sœur jumelle de mon ami, Min Yoongi.

— Yua n'est pas ici, toussa l'homme. Ils l'ont amenée dans le palais, j'ai entendu des gardes en parler à plusieurs reprises. Je crois que le Prince voulait la garder pour faire pression sur Yoongi. Comment le connaissez-vous ?

— Je l'ai sauvé de sa cellule à la frontière entre Arixium et Sawa il y a bientôt deux mois de cela.

— Alors c'est vous... le général...

— Que voulez-vous dire ? »

Sa voix était teintée d'un bonheur si sincère, d'un espoir si vif, que Jimin ne comprit pas ce qu'il sous-entendait. Avait-on parlé de lui jusque dans ces geôles ?

« Hiemis savait que Yoongi nous sauverait. C'est elle qui vous a mis sur son chemin, j'en suis convaincu. Elle n'a pas abandonné ses enfants. À travers vous elle a veillé sur nous. »

Jimin n'osa pas le détromper. Il lui sourit en lui pointant la direction à suivre.

« Savez-vous où peut-être enfermée Yua, plus précisément ? s'enquit-il alors que l'homme s'éloignait en boitillant.

— Je l'ignore, malheureusement.

— Puis-je vous poser une dernière question ?

— Oui.

— Qui êtes-vous pour que ces soldats se soient à ce point acharnés sur vous ? »

Depuis qu'il l'avait découvert dans sa cellule quelques instants plus tôt, ses mèches blanches salies par la crasse, plus amaigri encore que les autres Éthéréens, cette question lui brûlait les lèvres. L'inconnu tenta de se redresser malgré son dos qui paraissait douloureux, et il lui adressa un sourire fier.

« Je suis Hyunbin, le fils du chef des Phénix, et ma mission était de protéger Yua et mon peuple. Je me suis fait passer pour Yoongi aussi longtemps que j'ai pu. »

Le Phénix qui se trouvait dans la demeure du gardien des savoirs au moment de l'assaut, l'homme grâce à qui Yoongi avait été envoyé dans une prison à la frontière avant d'être ramené à Hurna. Il menti aussi longtemps que possible, il avait enduré les pires sévices dans l'espoir que s'accomplisse la volonté de la déesse... Jimin se sentit envahi d'un profond respect pour lui devant qui il s'inclina à quatre-vingt-dix degrés.

« Au nom du Continent tout entier, je vous remercie pour votre courage.

— Si vous voulez me remercier, sauvez ma promise. Retrouvez Yua, je vous en supplie.

— Je vous donne ma parole que je ferai de mon mieux.

— C'est au lever du soleil que l'on nous apporte nos rations et qu'a lieu la relève de la garde, vous avez encore deux heures.

— C'est bien plus qu'il ne m'en faut.

— Bonne chance. »

Hyunbin s'en alla en claudiquant. Plusieurs lieutenants de toute origine lui indiquèrent le chemin de la sortie, jusqu'à ce qu'il reconnaisse celui de qui il avait pris la place. Yoongi rassurait une fillette qui pleurait dans ses bras. Il arriva alors que l'enfant partait avec quelques amis en direction d'une salle qu'il connaissait bien.

« Que s'y trouve-t-il ? demanda-t-il d'un ton involontairement dur.

— Un couloir qui mène à des tunnels qui... »

Yoongi s'interrompit en découvrant qui lui avait posé cette question. Son visage afficha une expression horrifiée, scandalisée. Il n'avait pas imaginé retrouver son plus vieux camarade dans cet état. Il se précipita vers lui.

« Oh, bon sang, qu'est-ce qui t'est arrivé ? Par Hiemis, comment ont-ils pu s'acharner sur toi à ce point ? »

Il remarqua, outre les ecchymoses et les cicatrices, qu'à plusieurs endroits du crâne on lui avait arraché les cheveux, et deux de ses doigts semblaient avoir été brisés, désormais gonflés et d'une couleur inquiétante. Les yeux de Yoongi se remplirent de larmes alors qu'il se figurait le calvaire vécu par celui qui aurait dû devenir son beau-frère.

« L'Arixien qui attend dans le couloir qui mène aux tunnels est médecin, tu peux lui...

— Peu importe. La vraie urgence, c'est de faire fuir tout le monde d'ici, l'interrompit-il avec courage. Yua a été enfermée dans le palais, j'ignore pourquoi. Elle n'est jamais descendue dans les prisons.

— Oh bon sang, non, comment s'y rendre ? »

Hyunbin laissa couler un regard explicite derrière eux : à une vingtaine de mètres environ, face à l'entrée de la salle de torture était situé l'escalier qui permettait de rejoindre le palais du Prince de Sawa.

« Je ne les ai jamais montés, alors je ne peux pas t'en dire plus, admit Hyunbin.

— C'est du suicide...

— Pour un Élémentaire, oui. Pour un Éthéréen, oui. Mais pour le gardien des savoirs... »

Yoongi reporta son attention sur lui. Il le dévisagea, plongé dans une soudaine incompréhension.

« Comment le sais-tu ? Pourquoi me l'avoir caché ?

— C'est la règle.

— Qui savait ?

— Seuls savent le chef et sa famille proche... ainsi que la prêtresse. »

Yoongi le vécut comme un coup de massue. Sa Yua, sa précieuse Yua, la seconde moitié de son âme... lui avait caché tout ce dont il était capable. Elle lui avait menti, elle avait inutilement cherché à le protéger alors que c'était son rôle, elle s'était mise en danger pour lui la nuit de l'attaque. Or, c'était à lui de les défendre. Les craintes du général Min et de Kwon Yeonsu s'étaient retournées contre les Phénix de manière cruelle : « Vous avez choisi de laisser ceux comme moi dans l'ignorance, quitte à affaiblir notre armée.

— Tu ne comprends pas, soupira Hyunbin. C'était pour votre bien. Une surutilisation de vos pouvoirs est extrêmement dangereuse, rappelle-toi : le général Min en était venu à pleurer des larmes de sang, et...

— Tous les enfants ont été sauvés, il ne reste plus personne ici, les interrompit le lieutenant Jeon que suivaient les autres militaires. Est-ce que la prêtresse a été trouvée ? »

Hyunbin et Yoongi échangèrent un regard.

« Elle est enfermée dans le palais, affirma le gardien.

— Par Pyros, jura le lieutenant Choi, comment allons-nous faire ?

— Pas le choix, il va falloir nous y rendre, décréta le général.

— Non, c'est la mort assurée, s'opposa Yoongi en secouant la tête. Je peux devenir invisible, je pense réussir à le rester assez longtemps pour rejoindre l'endroit où elle est retenue.

— Et ensuite ? Il vous faudra bien revenir à deux. Comment comptes-tu te débrouiller pour l'évacuer si tu ne peux pas la rendre invisible ? »

Yoongi se mordit la lèvre ; il n'avait pas envisagé ce problème. Hyunbin pour sa part ne s'étonna que d'une chose : le général Park tutoyait son gardien alors qu'ils s'étaient rencontrés deux mois plus tôt. Étaient-ils devenus amis ?

« Beomgyu, capitaine Choi, Rure. Votre talent et vos connaissances nous seront utiles, vous venez avec nous, décréta le chef. Lieutenant Jeon, lieutenant Kang, et Taehyung, vous restez à l'entrée du tunnel. S'il se passe quoi que ce soit, je veux que vous n'attendiez qu'une personne : Yoongi. Lieutenant Jung, lieutenant Choi, vous êtes les plus forts : vous accompagnez les enfants et vous vous occupez d'eux. Beaucoup ne supporteront pas ce long trajet, je compte sur vous pour porter les plus fragiles. Me suis-je bien fait comprendre ?

— Oui, général, » répondirent ses subordonnés d'une même voix.

Yoongi seul se tut. Il observa Soobin et Hoseok s'éloigner, ce dernier ayant passé un bras sous les épaules de Hyunbin qu'il aidait à marcher. Le Phénix n'avait pas osé refuser son geste, et il fallait admettre qu'avancer à une allure élevée deux heures durant s'avèrerait sans aucun doute impossible pour lui sans soutien.

Jungkook et Taehyun les suivirent afin de rejoindre Taehyung pour le prévenir des instructions, et les militaires restants échangèrent des regards emplis d'une froide détermination. Ils savaient le risque qu'ils s'apprêtaient à courir, ils savaient qu'ils n'en réchapperaient pas tous. Ils savaient que c'était peut-être une des dernières fois qu'ils contemplaient ces visages, et un sentiment de tristesse étreignit leur cœur prêt à tout. Combattre côte à côte, même quelques jours durant, forgeait des amitiés plus solides que la roche.

Le général, satisfait de voir ses ordres exécutés, se tourna vers ceux qui l'accompagneraient. Il aurait souhaité laisser Yoongi loin de ce danger, mais seul lui pourrait leur dire où se trouvait Yua. Il existait entre eux le lien dont on parlait quand il s'agissait de deux âmes qui se complétaient. Yoongi saurait par où passer, son instinct le guiderait naturellement vers sa sœur. Il leur suffirait ensuite de cheminer en sens inverse.

« Il va nous falloir agir aussi vite que possible, déclara Jimin en se retournant vers ses troupes. Yoongi, tu resteras invisible et tu passeras devant. Nous te suivrons de loin : marque ton passage à l'aide d'une petite trace discrète à la dague en bas des murs, lors de croisements par exemple. Nous assurerons tes arrières. Nous essaierons de faire au plus vite, mais il n'est pas impossible que les gardes nous repèrent, auquel cas l'avantage sera que leur attention sera focalisée sur nous, et tu n'auras plus qu'à fuir en toute discrétion avec ta sœur. Tout ce qui compte, c'est que vous vous en sortiez, est-ce bien compris ?

— Je ferai au plus vite, opina Yoongi.

— Mets ta boucle d'oreille. »

Le gardien obéit, détachant celle offerte par son fiancé pour l'échanger avec l'œil de Hiemis. Les autres ne réagirent pas malgré les questions qui se bousculèrent en eux à ce geste.

« Il me reste de quoi préparer trois bombes, intervint Rure. Je peux m'en charger pendant que nous marcherons.

— Cela pourrait nous être utile, en effet, » approuva le général.

Yoongi frémit, mais d'impatience cette fois, jubilant à l'idée de détruire ce maudit palais où tant des siens avaient enduré l'impensable. L'image de Hyunbin s'imposa à lui, révoltante, puis un détail lui revint : emporté par l'action, il avait oublié de demander à son ami de terminer sa phrase. Les larmes de sang indiquaient-elles quelque chose ?

Or, une autre pensée domina : peu importait les risques, peu importait qu'il souffre. Il devait sauver Yua, et pour cela conserver son invisibilité pendant de longues minutes. Il était redevenu gardien de son peuple, protecteur, et il ne comptait plus laisser à d'autres cette mission qui lui échait.

« Yoongi, es-tu prêt ?

— Pas tout à fait.

— Qu'est-ce qu'il... »

Jimin ne termina pas sa phrase, coupé par son compagnon qui posa une main sur son épaule puis ses lèvres sur les siennes. Beomgyu, s'il fut surpris, n'en montrait rien, tandis que Rure et Yeonjun se détournèrent, tous deux embarrassés au possible. Bien que stupéfait, l'Arixien rendit son baiser à celui qu'il chérissait, et il lui enlaça la taille une poignée de secondes avant de le relâcher.

« Maintenant, on peut y aller, conclut le gardien.

— Eh bien... je ne t'aurais pas imaginé réclamer ma bouche dans un tel moment, le taquina Jimin alors qu'ils se dirigeaient vers l'escalier.

— J'avais besoin de forces. »

Le général voulut le rassurer, lui promettre que tout se déroulerait bien, mais il ne pouvait pas se résoudre à lui servir un tel mensonge. Non, tout ne pouvait pas bien se passer, cela lui paraissait beaucoup trop beau. Ils avaient jusque-là risqué gros, perdu beaucoup de combattants, mais désormais ils se jetaient à cinq dans la gueule du loup. S'ils en ressortaient à six comme prévu, il ne pourrait s'agir que d'un miracle.

Les troupes montèrent l'escalier, le silence s'était de nouveau abattu. Yoongi profita de cette ascension de marches en colimaçon pour vérifier une présence quelconque. Il repéra aussitôt deux gardes postés devant l'épaisse porte qui les séparait du palais et dont Jimin avait pris la clé au passage à un homme qu'il avait éliminé. Il s'assura qu'aucun autre Sawaï ne se trouvait dans les parages, et il fit signe à Jimin dès qu'il eut immobilisé les sentinelles. Le général ouvrit le battant le plus vite et discrètement possible puis fondit sur les soldats en faction qui n'opposèrent pas la moindre résistance, figés en attendant leur mort.

« Yoongi, pars devant, ne t'arrête pas et n'oublie pas de nous faire de petites encoches discrètes, murmura Jimin. Nous te couvrons pour le retour, Beomgyu nous guidera.

— Bien, je... »

Jimin l'attira à lui pour lui voler à son tour un baiser. Ils s'écartèrent presque aussitôt, pressés par l'urgence de la situation.

« Pardonne-moi, j'avais besoin de forces aussi. Bonne chance.

— À vous tous aussi. »

Yoongi s'effaça alors que Jimin gravait dans sa mémoire tant son image que la sensation du baiser qu'ils venaient d'échanger. Il se jura que bien d'autres suivraient.

Le Phénix fila, laissant son cœur le guider. Il ressentait de façon ténue la présence de sa sœur, certes, mais il la ressentait, et il n'avait plus éprouvé un tel bonheur depuis des semaines. Il lui semblait qu'il s'apprêtait à redevenir complet, qu'on allait lui rendre ce morceau d'âme qu'on lui avait volé deux mois plus tôt.

Chaque fois qu'il tournait, il marquait les plinthes d'une discrète encoche. Jamais qui que ce soit ne les découvrirait s'il ignorait qu'elles existaient. Il passa à la hauteur de plusieurs gardes qui paraissaient las de leurs obligations, concentrés sur le mur face à eux. Invisible, Yoongi se déplaçait avec une fluidité dont lui-même ne se savait pas capable. Pas un son, il veillait à ne surtout pas attirer l'attention sur lui.

Sa pierre l'aidait à garder le contrôle de ses pouvoirs tout en lui conférant plus d'endurance. Il sentait de plus que revoir les siens l'avait galvanisé. Se rapprocher de sa sœur lui apportait une énergie nouvelle, celle d'une quête que l'on s'apprêtait à mener à bien après avoir cru à de multiples reprises que tout échouerait avant qu'il ait effleuré son objectif.

Son cœur battait plus vite, cognait contre ses tempes, et le lien qui l'unissait à Yua lui semblait vibrer pour lui indiquer la bonne voie. Il se laissait porter par son intuition, par la magie qui les reliait, et il peinait à admettre que dans quelques minutes, il serrerait enfin de nouveau sa jumelle contre lui.

Il prit un énième virage avec une confiance aveugle, marcha devant un soldat qui ne l'entendit pas même respirer, et poursuivit sa route le long d'un couloir au centre duquel un renfoncement s'ouvrait sur une porte. Il l'approcha, envoûté par ce qui s'en dégageait, et posa la main contre le battant.

Yual'attendait juste derrière.

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