Chapitre 71
« Le général : Je vous rejoindrai, attendez-moi sans crainte. »
– Moon Sungpio, La dame de la lune.
Yoongi et Jimin se défirent l'un de l'autre alors que le soleil se levait pour les réchauffer. Ils se nettoyèrent à la hâte dans la rivière puis se séchèrent et rejoignirent le campement.
« Au rythme où nous avançons, confia le général, nous devrions atteindre Hurna dans deux jours, peut-être moins.
— C'est effrayant...
— Ta sœur n'est plus très loin de toi.
— Oui, je le sens. »
Ils échangèrent un sourire, et ils croisèrent les sentinelles qui veillaient à ce que personne ne vienne troubler leur quiétude. Yoongi n'osa même pas les regarder quand Jimin, pour sa part, leur adressa un clin d'œil complice. Au camp, les soldats s'affairaient à ranger leur barda tandis qu'une silhouette virevoltait entre eux, pressée, une besace en travers du corps.
« Ina, que faites-vous ? s'enquit le général.
— Oh, bonjour mon général ! Je propose juste à ceux qui le souhaitent de leur donner une décoction que Kim Taehyung et moi avons préparée. Il sait quelles plantes utiliser et je sais où les trouver, alors j'essaie de me montrer un peu utile.
— Très bonne initiative. Et à quoi sert ce breuvage ?
— Il donne de l'énergie.
— Donnez-en à Yoongi, je vous prie. »
Le Phénix jeta un regard outré à son compagnon, sur les lèvres de qui s'étira un rictus alors qu'il répondait tout bas.
« Ta démarche est déjà presque aussi lourde qu'hier soir, or nous nous apprêtons à partir. Il te faut soit dormir, soit boire leur breuvage. »
Yoongi céda, refusant cependant d'admettre l'évidence de son état de fatigue. Ina les rejoignit au pas de course et tendit la main en réclamant la gourde du jeune homme qui la lui remit. Elle tira de son sac deux feuilles dans lesquelles elle enveloppa trois baies, puis elle écrasa le tout dans son poing et laissa couler le jus dans l'eau claire.
« En plus vous verrez, le goût est délicieux ! » se réjouit-elle d'un ton fier en rendant sa boisson au mage.
Elle fila sans attendre remplir sa mission auprès des autres soldats, et les deux amants remarquèrent que plus loin, Taehyung la fixait, attendri.
Jimin épousa le camp du regard : les hommes aux tuniques jaunes étaient reclus dans leur coin, et les verts ne se mêlaient à certains bleus que parce qu'il s'agissait des combattants de Hoseok. Incapables de se mélanger, ils s'avéraient néanmoins bien trop fatigués pour se chamailler. Les marches de douze heures les épuisaient bien davantage que les journées passées à dos de cheval, si bien qu'une fois arrêtés pour la nuit, ils ne pensaient plus qu'à manger, se laver et dormir.
Voilà qui fonctionnait beaucoup mieux que les menaces et les réprimandes.
Les troupes partirent après un bref discours de leur général qui les motiva à donner le meilleur d'eux-mêmes sur cette dernière ligne droite : dès le lendemain soir, ils seraient en vue de Hurna, prêts à fondre sur la capitale Scorpion qu'ils avaient réussi à atteindre en travaillant main dans la main, en acceptant de se fier les uns aux autres.
Ragaillardis, les militaires marchaient d'un bon pas, soutenus par la préparation de Taehyung et Ina qui, aux environs de midi, furent remerciés chaleureusement par des soldats. Épuisés les jours précédents à cette même heure, ils se sentaient désormais à peine essoufflés. Heureux pour eux, à peine furent-ils repartis que Jimin ralentit l'allure afin de se placer juste devant Taehyung sur un chemin qui ne leur permettait pas d'avancer côte à côte.
« Je dois admettre que je suis épaté par l'efficacité de ce petit mélange, reconnut Jimin. Yoongi lui-même est bien moins épuisé après les cinq heures de marche de ce matin qu'après une ou deux ces derniers jours.
— Je vous remercie, nous sommes ravis d'avoir pu nous montrer utiles.
— En revanche, la prochaine fois, évitez je vous prie d'écraser les ingrédients sous les yeux des soldats. Vous avez de la chance qu'aucun d'eux ne connaisse les plantes des environs.
— Oups, ricana tout bas le poète, alors vous saviez ?
— Que vous ne donniez à mes hommes rien de plus que des baies sucrées et des feuilles de menthe ? Bien sûr, vous imaginez bien que je connais la végétation du Continent, c'est un impératif. Mais le placebo est efficace. N'hésitez pas à renouveler, demain.
— Il nous reste encore plein de baies.
— Parfait. »
Amusé, Jimin rejoignit son fiancé qui lui effleura la main lorsqu'il passa à sa hauteur pour retrouver la tête des troupes. Ce seul contact provoqua en lui une onde de bonheur qui se répercuta dans tout son être. Comme il chérissait ces petits gestes discrets, ces preuves irréfutables de leur amour !
Comme il craignait de le perdre à tout jamais...
Jimin s'efforça de ne pas penser au pire, quoique l'idée ne s'éloigne jamais tout à fait de son esprit. Elle l'assaillait à intervalle régulier, le harcelait chaque fois qu'il commençait enfin à songer à autre chose. Son Phénix, son merveilleux Phénix. Il s'était à ce point habitué à sa compagnie qu'il n'envisageait plus une vie sans lui à ses côtés. Voilà après tout deux mois jour pour jour qu'ils s'étaient rencontrés, et depuis ils ne s'étaient plus lâchés d'une semelle. Un peu moins de mille cinq cents heures, s'amusa-t-il à calculer, presque toutes passées à graviter l'un autour de l'autre, à tenter de s'approcher sans y parvenir, jusqu'au jour où la collision avait eu lieu.
Le général se sentit soulagé lorsque, malgré un soleil encore haut dans le ciel, il décréta qu'ils s'arrêteraient pour la nuit : les troupes arrivaient en effet dans une large plaine, bien moins accueillante que celle quittée le matin même cependant. Elle se révélait en effet dénuée de végétation, de sorte que les soldats poseraient leur matelas sur un sol tantôt terreux, tantôt rocheux, et le ruisseau le plus près coulait à un quart d'heure de marche environ – d'autant qu'il s'agissait bel et bien d'un ruisseau : il ne fallait pas espérer pourvoir s'y baigner, tout au plus ils pourraient remplir leur gourde.
« Ne devrions-nous pas continuer ? s'enquit Yoongi – et Jimin songea que non, il ne pourrait pas se passer de son beau Phénix et de son accent empli de charme. Il est encore tôt, nous pourrions avancer davantage.
— Je préfère éviter. »
La plaine offrait assez d'espace, et Jimin savait qu'il deviendrait vite nécessaire. Ils ne pouvaient plus se permettre de s'arrêter dans des endroits trop étriqués. Les soldats obéirent, installèrent leur campement, et Ina partit aussitôt chercher des baies, missionnée par Taehyung. Le jeu l'amusait, elle adorait se montrer utile.
À peine son matelas étendu au sol, Yoongi s'y écroula dans un soupir de soulagement. Jimin lui lança un regard moqueur.
« Et tu voulais continuer la route...
— Je voulais arriver au plus vite, rétorqua-t-il. Et je te signale que depuis notre rencontre, tu me pousses sans cesse dans mes retranchements. En quoi est-ce que cela t'étonne que je m'attende encore à être bousculé ?
— C'est juste. Mais tu... »
Un cri les arracha à leur conversation, ils reportèrent d'un mouvement vif leur attention sur le camp pour découvrir qu'une Akashite avait été frappée par un Tyfodonien. Ce dernier était retenu par le lieutenant Jung, qui avait immédiatement bondi pour l'éloigner de la guerrière auprès de qui le capitaine Choi s'était agenouillé.
Le général jura en se hâtant de rejoindre les quatre combattants. Il comptait bien leur faire regretter de l'avoir dérangé alors qu'il batifolait avec son fiancé...
« Que se passe-t-il ? tonna-t-il alors que, lisant la colère dans ses iris sombres, les militaires s'écartaient sur son passage.
— Je marchais et cet imbécile assis par terre a tendu la jambe pour me faire trébucher ! gronda le soldat en désignant Yeonjun. Je lui ai dit de dégager le passage, et l'autre cinglée m'est tombée dessus pour me dire que c'est moi qui aurais dû faire plus attention !
— Et comme elle vous a demandé d'être plus prudent, vous avez jugé bon de la frapper, conclut Jimin qui avait croisé les bras contre son torse en découvrant que la cinglée en question était Rure.
— Elle m'a provoqué : elle sait que les relations entre nos peuples sont fragiles, et elle m'a parlé comme à un insecte ! D'autant que j'aurais pu tomber et me blesser ou blesser quelqu'un ! fulminait le soldat que Hoseok avait relâché sans pour autant s'éloigner de lui.
— Malgré toutes les énormités qu'il débite, il a raison sur un point, affirma Jimin en se tournant vers le capitaine akashite, vous auriez dû faire attention à ne pas vous servir de votre jambe comme d'un piège.
— Je me suis déjà excusé, affirma Yeonjun avec un calme admirable, mais si ce soldat le désire, je lui renouvelle devant vous mes plus plates excuses. J'étais plongé dans mes pensées et mon genou me tirait, je n'ai pas réfléchi. Je prendrai garde à ne plus vous causer de problèmes. »
Le soldat rumina, presque vexé par la sagesse de ce garçon bien plus jeune que lui. Jimin jeta un œil à la fille sur le dos de qui il avait posé une main secourable alors qu'elle avait baissé la tête pour que le sang qui s'écoulait de son nez ne la gêne pas.
« Comment va-t-elle ? s'enquit le chef.
— Rure est solide, affirma Yeonjun sans s'apercevoir que son regard brillait d'affection, il ne lui a pas cassé le nez.
— Vous avez de la chance, reprit Jimin en se tournant cette fois vers le soldat tyfodonien. La prochaine fois, veillez à utiliser votre cerveau, si tant est que vous en possédiez un, au lieu de laisser parler vos poings. Prenez exemple sur vos deux chefs, que leur noblesse d'âme et leur sagesse honorent. »
Hoseok s'inclina dans un remerciement, conscient néanmoins que le général n'avait pas prononcé ces mots à la légère : Jimin devait prouver qu'il ne méprisait aucune des nations qui combattaient sous l'étendard arixien, il lui fallait plus que tout éviter de laisser imaginer qu'il privilégiait les Akashites à la défaveur des Tyfodoniens. Si près de Hurna, plus que jamais les troupes devaient se souder pour que l'armée attaque de façon efficace. Ainsi, souligner son estime pour Hoseok et Soobin paraissait la solution la plus prompte à désamorcer toute accusation.
« Je... je suis désolé, moi aussi, marmonna enfin le Tigre en se frottant la nuque. J'ai agi sans réfléchir. »
À côté de lui, son lieutenant acquiesça, marque d'approbation, et lui adressa un mouvement de tête en direction de Rure. De nouveau l'homme rumina avant de lui tendre la main pour l'aider à se redresser. Elle lui jeta un regard torve, mais la paume de Yeonjun contre son dos se fit plus pressante, signe qu'il souhaitait qu'elle accepte. Avec la volonté de s'offrir une petite vengeance malgré tout, l'Akashite accueillit donc ce geste à sa manière : elle leva pour sa part sa main couverte de sang. Le guerrier ne s'en formalisa pas, il la lui prit sans sourciller puis la tira. Face à face, les deux se jaugèrent un bref instant avant de s'écarter.
Elle le remercia pour son aide, et le lieutenant Jung éloigna son soldat. Le capitaine Choi se redressa à son tour dans un soupir avant de s'excuser auprès de sa camarade qui rejoignit les leurs sans un mot de plus.
« J'aimerais que tout le monde ici soit aussi sage que mes lieutenants, soupira Jimin. Je suis désolé pour cette altercation. J'imagine que votre jambe tendue l'a moins énervé que l'idée que ce sont vos compatriotes qui ont brisé sa vie.
— Je m'en doute, opina Yeonjun, c'est pourquoi j'ai préféré ne pas envenimer les choses.
— Je suis désolé que les actes de quelques-uns se répercutent sur vous qui n'êtes responsables de rien.
— J'imagine que c'est naturel, que ce biais de réflexion permet de diviser le monde de manière plus simple : les gentils et les méchants. Et quand on vit dans le pays des méchants, on l'est forcément nous aussi.
— Seul un sot réfléchit ainsi.
— En effet. »
Un court silence s'installa, que Jimin voulut couper pour annoncer qu'il se retirait. Or, Yeonjun réagit le premier. Il se tourna vers lui et, dans un soupir, avoua : « Je souhaitais vous le dire le soir de notre rencontre, mais je n'en ai pas trouvé l'occasion. Je voulais simplement vous prévenir que Rure agit comme un bouclier pour moi. Voilà quelques années que j'ai perdu la vue à l'œil droit, raison pour laquelle elle se place toujours de ce côté par rapport à moi. Je vous assure que cela ne constitue pas un handicap, vous n'avez pas à vous préoccuper de moi.
— Sauf quand vous laissez traîner votre jambe au camp parce que vous n'aviez pas vu que quelqu'un approchait, répliqua Jimin.
— Je suis désolé, je ferai plus attention, je vous l'assure.
— Je vous taquinais, ne vous inquiétez pas. Je suis convaincu de votre talent au combat, tout comme de vos bonnes intentions au camp. Ne prenez pas cet incident trop à cœur. Je ne doute pas que vous êtes quelqu'un d'attentif à ce qui vous entoure. »
Yeonjun le remercia d'un signe de tête avant de filer retrouver son amie, et le général Park pour sa part retourna d'où il venait. Yoongi avait installé leurs deux matelas pour n'en former qu'un, et il avait sorti ce qui leur servirait de dîner. Un sourire flottait sur son visage jadis émacié, désormais radieux, alors qu'il contemplait ce petit coin rien qu'à eux, à l'écart des autres pour en éviter les regards. Il savait que certains soldats se doutaient de leur relation, il savait que Jimin ne souhaitait pas que celle-ci s'ébruite, mais pour ce qui demeurerait à jamais une de leurs dernières nuits à deux, il voulait profiter sans se soucier d'autrui.
La soirée se passa de façon paisible au camp. Une seule nouvelle dispute éclata, mais entre deux Arixiens que Jimin punit en les obligeant à aller remplir les gourdes de tous ceux autour d'eux que leurs cris avaient dérangés. Revenus du ruisseau, ils distribuaient les boissons quand Taehyung quitta l'étreinte de Hoseok pour rejoindre Jimin, qui discutait avec Jungkook un peu plus loin. Ce dernier détourna le regard aussitôt qu'il aperçut son ancien amant, tandis que le général se concentra sur lui en remarquant son air soucieux.
« Que se passe-t-il, Taehyung ?
— C'est Ina... elle n'est toujours pas revenue. Elle est partie depuis bientôt deux heures, je commence à m'inquiéter. Elle a certes une grande connaissance théorique des lieux, et elle connaît toutes les plantes de son pays, mais... j'ai peur qu'elle se soit perdue.
— Je suis convaincu qu'elle va revenir d'une seconde à l'autre, tenta de le rassurer Jimin. Mais si cela vous inquiète, je vous propose de demander à Hoseok et quelques volontaires de vous accompagner pour partir à sa recherche. Veillez néanmoins à ne pas trop vous éloigner.
— Et si elle revient pendant que nous sommes partis ?
— Surveillez le ciel, Yoongi vous préviendra. »
Le poète acquiesça – ses cheveux ondulés oscillèrent sous le regard fasciné de Jungkook – et fila demander de l'aide à quelques Tyfodoniens avec lesquels il s'était très vite bien entendu. Le lieutenant Jeon pour sa part redirigea son attention sur son supérieur.
« Vous savez, n'est-ce pas ? »
Jimin, sans quitter son port droit et fier ni son expression impassible, hocha lentement la tête.
« Nous avons été surveillés ces dernières heures, ils marchaient devant nous.
— Comment vous en êtes-vous rendu compte ? s'étonna Jungkook.
— J'étais à l'avant dans des sentiers presque jamais empruntés, et contrairement aux jours précédents, je n'ai pas été gêné par la moindre toile d'araignée, d'autant plus que plusieurs branches étaient cassées pour ouvrir le passage. Ils savent que nous sommes ici, et je crains qu'Ina n'ait rencontré l'un d'eux.
— Pourquoi l'avoir laissée partir alors ?
— Je la pensais assez maligne pour ne pas s'éloigner. Nous sommes près de Hurna, c'est beaucoup trop dangereux de s'enfoncer dans les bois.
— Et pourquoi dans ce cas laisser Taehyung et d'autres la rejoindre ?
— Parce que contrairement à moi, intervint le Phénix qui approchait, le général Park n'a pas eu besoin d'un quelconque pouvoir pour savoir qu'ils arrivaient.
— Combien ? demanda Jimin d'un ton calme.
— Deux personnes, dont une qui se débat. Je pense que quelqu'un nous ramène Ina. C'est pour cela, n'est-ce pas ? C'est parce que vous saviez que nous étions observés que vous avez décidé que l'on s'arrête ici. »
Dans un endroit assez spacieux pour qu'une guerre éclate.
« Quelle perspicacité, Yoongi, tu m'impressionnes. »
Il se tut quand, tandis que Taehyung regroupait encore des volontaires pour le seconder, tout le monde sur le campement s'immobilisa. Un gémissement retentit alors que d'un chemin émergeaient deux silhouettes. Parce que le soleil n'était pas tout à fait couché, chacun reconnut la disparue, accompagnée par un homme vêtu d'écarlate qui lui tenait le poignet au point qu'il paraissait plutôt chercher à lui faire un garrot. Pliée en deux dans l'espoir de se soustraire à son emprise, Ina jeta un regard implorant autour d'elle, jusqu'à repérer Taehyung qu'elle fixa dans une supplique silencieuse. Hoseok arma aussitôt son arc, prêt à abattre l'inconnu.
Ce dernier néanmoins relâcha la Sawaï qui fila dans les bras que le poète lui avait ouverts. Les iris de Taehyung lançaient des éclairs au misérable qui avait osé s'en prendre à une enfant de son propre peuple. Les militaires Scorpions semblaient n'avoir cure des citoyens qu'ils étaient supposés défendre : peu importait qui Ina accompagnait, elle n'avait jamais combattu et ne méritait pas d'être traitée comme une ennemie. Elle ne cherchait qu'à survivre.
« Tout va bien, murmura-t-il en la sentant trembler contre lui. Je suis là, du calme. »
Hoseok baissa son arc quand le Sawaï leva une main dans laquelle il tenait un parchemin. Un héraut.
Le général, d'un pas solennel, fendit ses troupes pour le rejoindre. L'homme s'inclina en lui tendant le message, et une fois délesté de son fardeau, il partit. Pas un bruit ne brisa le pesant silence qui s'était abattu à la manière d'une chape de plomb sur la vallée. De loin, Yoongi observait avec une anxiété folle son bien-aimé dérouler la missive. Son cœur lui semblait se liquéfier : les Scorpions savaient où les trouver, on les avait épiés, et Ina avait risqué gros – par chance, sa carrure autant que ses vêtements indiquaient qu'elle se contentait de suivre l'armée, non qu'elle en faisait partie.
Yoongi préféra ne pas se demander ce qui aurait pu arriver si Ina l'avait rencontré en pleine nuit, sans visibilité. La pauvre avait déjà tant souffert...
Personne ne bougeait, la seule preuve que le temps continuait d'avancer était le regard de Jimin qui voyageait de ligne en ligne sur le document, ainsi que les mouvements de l'adolescente qui cherchait à s'enfoncer dans les bras de son ami avec le fol espoir d'y disparaître.
« Alors ? » s'enquit enfin Jungkook – et tous les soldats retinrent leur respiration dans l'attente du verdict.
Une tension palpable tordait l'estomac de Yoongi qui se passa les doigts dans les cheveux pour la troisième fois dans la même minute. Sa main en ressortit noire de charbon. Les Scorpions les avaient attaqués ces deux dernières semaines si souvent qu'il ne comptait plus les assauts, voilà que le face-à-face approchait avec le Prince... et il lui semblait qu'on leur coupait les ailes, qu'on les arrêtait en plein élan.
« Il s'agit d'une lettre du Prince, affirma le général en levant le menton pour que sa voix porte. Nous sommes cernés par quarante troupes et leurs huit généraux. Ils fondront sur nous dans quarante-huit heures exactement si nous refusons de leur livrer le Phénix. De plus, il menace... »
D'un regard il indiqua à son amant de se préparer.
« ... De tuer la prêtresse Phénix si nous choisissons de combattre, afin que son jumeau la suive dans la tombe et soit mis hors d'état de nuire. Si en revanche nous choisissons de céder le mage et de partir, afin de nous témoigner leur reconnaissance pour avoir amené le Phénix sans blesser un seul civil, ils promettent de nous raccompagner tous à nos frontières respectives. »
Le cœur du mage lui sembla chuter de façon vertigineuse. Il ne parvint pas même à déglutir, horrifié par la violence de cette menace, et par le dilemme face auquel elle les plaçait. Ils se tenaient tous prêts à combattre, désireux de mettre fin au règne du tyran, toutefois sans l'aide de Yoongi, sans ses pouvoirs à leurs côtés, ils étaient perdus. Si l'un des deux jumeaux mourait, l'autre ne le suivrait pas immédiatement, mais il s'enfonçait dans un chagrin et une douleur tels qu'il devenait ridicule d'attendre de lui qu'il se batte.
Sans sa sœur et malgré son immense amour pour Jimin, Yoongi savait que s'évaporerait de lui toute envie de vivre, que son existence serait dénuée de sens. Yua représentait sa dernière famille, il ne lui restait qu'elle...
Ils ne devaient pas renoncer maintenant, mais s'ils s'entêtaient, ils perdraient leur unique espoir de l'emporter sur une armée de dix mille hommes, là où eux n'en comptaient pas un millier. Certes, les soldats Arixiens étaient beaucoup plus entraînés, les Tyfodoniens attaquaient de si loin qu'ils pouvaient paralyser les premières lignes adverses avant même qu'elles n'avancent, et les Akashites étaient doués d'une connaissance et d'une ruse qui dépassaient l'entendement... mais cela ne leur assurerait pas la victoire. Ils finiraient ensevelis sous une masse terrible qui les noierait, impossible d'en réchapper. Sabres, flèches et bombes ne suffiraient pas.
Yoongi sentit peser des certaines de regards sur ses épaules. Il n'osa en rendre aucun, trop honteux lui-même. Le Prince savait nécessairement qui était sa seule faiblesse, pour qui il agissait avant tout. Il se servait de la pauvre Yua, captive depuis près de trois mois, pour enfin exercer une pression sur celui qu'il cherchait depuis le début : le véritable chef des Phénix, Min Yoongi.
Or, un goût désagréable d'échec lui envahissait la bouche, un goût qu'il ne supportait pas. Il avait développé à l'extrême ses pouvoirs, il en avait plus appris sur lui en huit semaines ici qu'en plus de vingt-cinq ans d'existence. Il refusait de déshonorer tout ce que Jimin lui avait enseigné, tout ce qu'il lui avait apporté. Il se rappelait avec une précision extrême la conversation au cours de laquelle il avait promis à Jimin de ne jamais se retourner contre les Arixiens : il ne pouvait pas les abandonner maintenant.
Qu'importait que le Prince ne leur ait offert que deux options, ils en trouveraient une troisième ensemble, ils ruseraient, ils se débrouilleraient comme ils s'étaient débrouillés jusqu'à présent. Yoongi ne laisserait pas le découragement s'insinuer en lui une seconde de plus. Il était un Phénix, et plus encore il était le gardien de son peuple. Son pouvoir lui avait été insufflé par Hiemis elle-même pour protéger les siens, la sagesse lui interdisait de l'utiliser à mauvais escient – et quel pire usage de ce pouvoir que de le confier à Mincheol ?
Yoongi serra les poings : s'il lui fallait choisir entre mettre sa magie aux mains des Sawaï ou bien mourir, il savait quoi privilégier, et il savait que Yua l'approuverait. Il savait que Jimin l'approuverait.
Le Phénix, revigoré par ces considérations, planta un regard déterminé sur ceux qui l'entouraient et attendaient qu'il cède ou non aux exigences sawaï. Jimin l'avait rejoint avec la même sérénité qu'à l'accoutumée, comme s'il ne venait pas de recevoir un ultimatum de son ennemi qui lui réclamait son arme la plus létale.
« Mincheol a massacré mon village, » asséna Yoongi d'un ton féroce.
Il paraissait provoquer les militaires, les défier de le contredire. Ils ne pouvaient pas le laisser continuer sans tout tenter pour l'arrêter. Et il refusait de qualifier cet assassin de prince, titre qu'il ne méritait pas.
Alors qu'il imaginait entendre un écho de protestations et d'invectives, une voix vibrante de douleur et de colère lui répondit.
« Mincheol a laissé tomber mon peuple. »
Ina, sur l'épaule de qui Taehyung avait laissé traîner une main réconfortante, se tenait à présent droite, aussi fière que le Phénix. L'étincelle de colère qui illuminait les iris des soldats changea de manière imperceptible, mais Yoongi comprit ce qui s'était passé quand de nouveau une charge fut ajoutée à celles qui pesaient déjà sur Mincheol.
« Mincheol a pillé nos bibliothèques, terrorisé les miens, » gronda Yeonjun.
Rure approuva d'un acquiescement, le visage sévère.
« Mincheol a provoqué la guerre entre nos peuples, » clama Soobin en tendant une main au capitaine akashite qui la serra de façon solennelle.
Yoongi sentit une étrange émotion se développer dans son cœur.
« Mincheol est l'unique responsable de la mort de nos familles, » rugit Hoseok en tournant vers les siens un regard qui les dissuadait de le contredire – car le chef des Sawaï était bel et bien l'unique responsable de la migration akashite sur Tyfodon : comment reprocher à des gens terrifiés de prendre les mauvaises décisions ?
Le Phénix tremblait d'une fureur qui se mêlait à de la douleur. Comment une seule personne avait-elle pu bouleverser ainsi l'équilibre et la paix sur le Continent ?
Yoongi pivota vers le général Park quand ce dernier éleva la voix à son tour.
« Mincheol veut conquérir notre Continent. »
Et, comme si sa réplique avait fini de délier les langues, des voix s'élevèrent de toutes parts, emplies de ressentiments et de désir de vengeance. Une clameur monta, un brouhaha farouche, exalté au point que Yoongi en éprouvait presque la sensation qu'il lui serrait la poitrine et qu'il le voyait se dessiner à la manière d'un nuage d'orage prêt à déchaîner ses foudres.
« Alors ? aboya Jimin d'une voix que Yoongi ne lui avait jamais entendue jusqu'à présent. Lui cèderons-nous ? Allons-nous nous incliner encore devant lui ? »
Un « non » massif lui répondit, un cri du cœur poussé à l'unisson et qui résonna dans les montagnes. Si leur voix portait si loin, leur force le pouvait aussi. Ils vaincraient d'une manière ou d'une autre.
« Nous nous battrons ! clama Jimin. Nous lui montrerons de quoi sont capables Arixiens, Tyfodoniens et Akashites quand ils s'unissent contre l'injustice ! Serez-vous avec nous, mes amis ? »
Tous approuvèrent en chœur, survoltés, et pour la première fois le général vit des Arixiens se jeter dans les bras de Tyfodoniens, qui eux-mêmes serraient les mains d'Akashites. Tous s'encourageaient, se félicitaient de rester, de se dresser contre la menace écarlate. Ina elle-même reçut une étreinte de Taehyung et Hoseok, qui la remercièrent pour son audace. Déjà tous discutaient de la meilleure manière de défaire ces dix mille misérables qui se croyaient plus forts qu'eux.
Ému par tous ces peuples qu'une cause commune réunissait, qui s'engageaient à sauver les Phénix sans chercher à le précipiter dans les griffes de Mincheol, Yoongi poussa un soupir tremblant. Il avait craint que certains veuillent abandonner, mais de toute évidence, tous ces gens avaient eux-mêmes trop à perdre pour renoncer si près du but.
« Je pense que je sais comment faire pour l'emporter, affirma Jimin en rejoignant son amant, mais cela risque de s'avérer encore plus dangereux que tu ne l'imagines.
— Je t'écoute.
— Allons d'abord retrouver les lieutenants. »
Yoongi approuva d'un mouvement de la tête et suivit son cadet, qui réunit ses subordonnés les plus talentueux à l'écart de la foule dont le grondement s'apaisait déjà, désormais curieux de ce que leurs chefs s'apprêtaient à décider. Influencés par le calme de leur supérieur, Taehyun et Jungkook paraissaient presque ennuyés de se trouver ici, tandis que Hoseok ne cachait pas sa nervosité. Il enroulait et déroulait de son doigt une mèche de ses cheveux châtains. Yeonjun et Soobin pour leur part demeuraient stoïques dans l'attente de la déclaration de leur général, qui commença par échanger un regard avec son plus jeune lieutenant.
« Alors, nous allons attaquer, résuma Jungkook en croisant les bras afin de lancer la conversation.
— Oui, opina Jimin, je ne m'imaginais de toute façon pas livrer Yoongi et repartir attendre gentiment à Noria que les Sawaï nous attaquent.
— Et je ne tolèrerai pas non plus que les miens reculent après tout ce chemin, le soutint Yeonjun – que Rure secondait, comme à leur habitude.
— Mais comment faire pour attaquer le Prince ? répliqua Hoseok. Vous pouvez être sûrs qu'au moindre mouvement de notre part, les Scorpions qui nous encerclent le préviendront, et il fera assassiner la prêtresse. Comment pourrions-nous tromper sa vigilance ?
— Peut-être pourrions-nous piéger toute la montagne, suggéra Soobin. Capitaine Choi, posséderiez-vous de quoi mettre ce plan à exécution ?
— Malheureusement non, répondit l'intéressé dans un soupir. Même en trouvant des ingrédients aux alentours, nous pourrions à la rigueur préparer une dizaine de bombes dans les quarante-huit heures, mais guère plus. Le temps nous est compté, et le délai est trop court.
— Mon général, reprit Jungkook, envisagiez-vous une solution en particulier ? »
Son supérieur esquissa un rictus avant de diriger de nouveau son regard sur le lieutenant Kang. Celui-ci lui sourit en retour dans un signe de tête approbateur.
« Oui, j'en ai une, affirma Jimin.
— Une qui nous permettrait de ne pas risquer la vie de Yua ? s'inquiéta Yoongi.
— Je ne peux pas vous le garantir, mais si tout se passe bien, alors oui. Il suffit de... rester discret, n'est-ce pas, lieutenant Kang ?
— Exactement. »
Le visage rayonnant de ce dernier laissait deviner qu'il recevrait à cette occasion l'autorisation de pratiquer son activité favorite, et à cet instant Yoongi comprit ce que Jimin envisageait. Le général, satisfait, expliqua alors d'un ton espiègle.
« Que sont, après tout, six ou sept soldats parmi une armée de centaines de têtes ? Ils croiront que nous pesons le pour et le contre, réfléchissant à leur ultimatum, alors que nous serons partis depuis longtemps pour la capitale. Nous allons nous infiltrer à Hurna afin de libérer les Phénix. »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top