Chapitre 7

« Le général Phénix leva les yeux vers son ami d'enfance, son frère de cœur. Ce dernier ne le reconnaissait plus, impossible de lire dans ses yeux comme jadis, impossible de le comprendre d'un simple regard. Ils étaient devenus deux étrangers. »

– Yon Palik, Les hommes d'ombre et de lumière.


Yua se trouvait dans une pièce somptueuse, une suite dont elle estimait la taille à plus de trois fois celle de sa maison. La chambre était illuminée par un lustre grandiose, dont un serviteur venait changer les bougies chaque matin après les avoir allumées le soir précédent. Le lit à baldaquin aux tentures purpurines lui offrait un luxe dont elle n'aurait pas osé rêver, une coiffeuse en acajou lui permettait de se peigner avec minutie, et on avait mis à sa disposition une bibliothèque importante ainsi qu'un bureau sur lequel s'entassaient des feuilles vierges près d'une plume et d'un pot d'encre noire. Le parquet propre était occupé, au centre, par un tapis écarlate brodé d'arabesques sombres, et aux murs étaient accrochés quelques tableaux.

La salle de bains présentait un confort identique à la pièce voisine, avec une baignoire équipée de l'eau courante, miracle que Yua ne connaissait pas chez les Phénix. Elle avait aussi découvert un panier en son honneur, garni de nombreux savons, de poudres, de crèmes et autres produits de soins dont elle n'était pas convaincue de comprendre l'utilité.

Pourtant, refusant de se complaire dans sa prison dorée, Yua ignorait tout ce luxe. Au lieu de se divertir avec des romans ennemis, elle passait l'essentiel de son temps debout, droite, le menton haut et le port altier, à regarder la cité en contrebas. Elle se trouvait au moins au deuxième étage, et les deux larges fenêtres de la pièce étaient condamnées par d'épais barreaux au bout desquels elle ne viendrait pas assez rapidement pour que l'on ne la surprenne pas à tenter de s'évader.

Elle était retenue dans une des suites du palais du Prince des Scorpions. Comment s'appelaient ces terres, déjà ? Son jumeau saurait mieux qu'elle, lui qui savait tant de choses. Elle ignorait même le nom de la ville, dont elle avait appris tout récemment grâce à un serviteur qu'il s'agissait de Hurna, la capitale.

Peu encline à profiter de ce qu'on lui offrait, elle dormait à même le sol sur un petit empilement de couvertures, et elle ne prenait aucun bain, se bornant à se laver avec une simple serviette qu'elle humidifiait d'eau chaude et d'un peu de savon, comme dans son village.

Le visage aussi fin et délicat que celui de son frère, elle lui ressemblait en tout point avec ses cheveux coupés courts. Elle se refusait à porter les robes luxueuses mises à sa disposition, de sorte qu'elle n'était vêtue que d'un pantalon noir et d'une tunique en soie et cuir équipée d'un corset, rouge avec des motifs sombres qui ornaient à la fois ses hanches et ses clavicules, à la manière de griffes qui se refermaient sur son corps frêle.

Yua quitta la ville du regard quand elle entendit la clé tourner dans la serrure de sa porte. Elle avait, le premier jour, tenté de se jeter sur le serviteur qui était entré pour s'échapper. Par malchance, on lui avait envoyé quelqu'un capable de se défendre, de sorte que les gardes avaient eu le temps d'intervenir pour obliger la jeune femme à se calmer. Elle avait, le matin suivant, essayé de forcer le verrou en toute discrétion. Nouvel échec : quand enfin elle avait réussi à ouvrir, elle avait fait face à deux hommes à l'air contrit qui la menaçaient d'une lance acérée. Le serviteur, ce jour-là, l'avait prévenue que des soldats se relayaient désormais devant sa porte, pour éviter toute évasion.

Cela ne l'avait pas empêchée de tenter de détruire à nouveau sa porte à plusieurs reprises...

Yua relâcha la tension dans ses épaules en apercevant le domestique qui s'occupait d'elle au quotidien – elle craignait sans cesse de voir entrer un garde qui l'amènerait en salle de torture, ou bien le Prince qui lui infligerait tels ou tels sévices. Pourquoi, après tout, la gardait-on ici depuis des semaines sans lui demander quoi que ce soit ?

« Bonjour, madame, la salua le domestique en posant un plateau sur la commode la plus proche de l'entrée – depuis d'agression, il n'osait plus s'approcher trop d'elle.

— Bonjour. »

Elle refusait de lui adresser un mot de plus, certaine que tout ce qu'elle lui dirait serait répété au Prince lui-même. Ce genre de monstre avait des yeux et des oreilles partout. Elle avait même passé des heures à étudier les murs afin de vérifier qu'il ne s'y trouve pas un minuscule trou par lequel son ennemi pourrait la surveiller. Elle n'avait rien vu.

Une fois l'homme reparti, elle poussa un soupir et s'avança vers le plateau. Douze jours durant elle s'était interdit de s'alimenter de peur qu'on lui ait servi du poison. Elle avait fini par se résigner à se nourrir, songeant qu'il valait encore mieux mourir que vivre ici plus longtemps.

Les mets savoureux qu'on lui apportait ne contenaient pas le moindre produit toxique. Elle ne comprenait pas ce que ces gens attendaient d'elle.

Le soleil se levait, et elle s'assit devant sa coiffeuse, le regard peiné. Chaque fois qu'elle s'installait là, elle éprouvait la sensation de fixer un portrait de Yoongi. Les cheveux coupés à son arrivée ici, elle lui ressemblait plus que jamais. Ses mèches nacrées tombaient sur son front, caressaient à peine ses cils, et elle y passait souvent les doigts en songeant à sa longue chevelure, en se demandant en boucle pourquoi on l'en avait privée.

Triste, elle s'observa, la mine lasse. Plus elle étudiait son reflet, plus ses souvenirs la submergeaient. Yoongi, assommé par un homme qui avait surgi derrière lui, s'était effondré et avait été aussitôt conduit avec les autres prisonniers, tandis que l'on maîtrisait Yua et qu'on lui arrachait son arme des mains. Elle s'était débattue comme une lionne, avait invectivé ces barbares qui lui avaient enlevé les siens, et quand on l'avait bâillonnée puis amenée à une charrette pour l'y enfermer seule, elle avait vu l'image de son cauchemar : son village désert à l'exception de l'écho fantomatique des hurlements des siens, de qui le sang avait teinté la neige d'écarlate. Elle s'était effondrée, submergée par le chagrin.

Le véhicule l'avait bercée, mais impossible pour elle de s'endormir. Puis on l'avait libérée de sa prison de bois, et on l'avait isolée ici, où elle se demandait sans arrêt ce que l'on attendait d'elle, au point qu'elle avait désormais hâte de connaître la raison de sa venue. Rester dans la plus parfaite ignorance le consumait : où étaient les siens ? Son cadet avait survécu, elle le sentait au fond d'elle-même – si un des jumeaux de Hiemis mourait, il était de notoriété publique que le second le suivrait peu après : ils ne supportaient pas d'exister l'un sans l'autre. Si elle était vivante, donc, cela signifiait que son frère l'était aussi. Mais où l'avait-on amené ? Elle priait chaque jour Hiemis dans l'espoir qu'il soit retenu dans une chambre similaire à la sienne, traité avec le même soin.

Au fond d'elle, elle savait qu'elle se leurrait, le vide et la douleur qu'elle éprouvait lui suggéraient qu'il avait été soumis à un accueil bien différent.

Comme il lui manquait, comme elle aimerait le serrer contre elle et ne plus jamais, jamais le relâcher !

Elle passa la matinée tantôt à regarder l'extérieur – sa fenêtre donnait sur une cour peu fréquentée mais surveillée sans cesse –, tantôt à s'astreindre à des entraînements physiques. Elle devait conserver sa force et sa vitesse si elle voulait aider les siens, de sorte qu'elle enchaînait exercices pour les bras, accrochée à la poutre supérieure de son lit à baldaquin, et exercices pour les jambes avec dans chaque main une importante pile de livres. Hors de question de ménager ses efforts, son peuple avait besoin d'elle, et sa mission en tant que prêtresse était aussi de protéger l'œil de Hiemis, qu'elle comptait bien récupérer.

Après une rapide toilette, elle poursuivit sa contemplation, le regard perdu dans les cieux. Quand arriva le zénith, de nouveau on frappa, et le domestique entra pour lui servir le déjeuner et reprendre le plateau précédent. Yua, qui n'y tenait plus, osa ouvrir le dialogue.

« Que me voulez-vous ? demanda-t-elle d'une voix dont la colère était trahie par les trémolos. Qu'attendez-vous de moi et des miens ?

— Je ne suis qu'un serviteur, » balbutia le jeune homme.

C'était un garçon sans doute un peu plus jeune qu'elle. La peau tannée par le soleil brûlant de ce désert de roche, ses yeux noirs la transperçaient, et ses cheveux de jais étaient mal coiffés, comme s'il venait de se lever. Il arborait certes un beau visage, mais la délicatesse de ses traits était tachée de poussière, de suie, et ses vêtements crasseux sentaient la fumée qu'exhalait le four des cuisines royales. Malgré tout, son corps était élancé, et on devinait sous ses habits des muscles dessinés. L'exercice de ses fonctions de domestique l'amenait à exécuter des tâches physiques, avait compris Yua. Il se tenait le dos voûté, la tête basse, et n'osait jamais la lever vers la fière prisonnière.

« Justement, répliqua cette dernière d'un ton tout à coup suppliant, vous devez entendre des choses, même de simples bruits de couloir... J'ai besoin de savoir, par pitié. »

Le serviteur releva la tête pour la première fois, et Yua vit briller une faible hésitation au fond de ses prunelles. Il jeta un regard derrière lui : la porte était restée ouverte, offrant aux gardes la possibilité de surprendre leur conversation.

« Tout ce que je sais, murmura-t-il, c'est que l'on prétend que le Prince est furieux : il répète qu'il voulait aussi le garçon, et que les soldats qui se sont trompés sont des incompétents.

— Le garçon ? S'agit-il de... e-enfin, avez-vous un nom ? Et cette erreur des soldats, quelle est-elle ? Je ne comprends pas...

— Je ne saurais vous en dire plus.

— S'il vous plaît, est-ce que... pourrais-je vous demander de tendre l'oreille pour moi ? De m'en dire un peu plus ?

— Madame, ce que vous réclamez est risqué, vous vous en doutez.

— Je vous en prie, j'ai besoin de quelqu'un sur qui compter ici, ne serait-ce qu'une oreille amicale, une personne avec qui échanger quelques mots. J'ignore pourquoi on me retient ici, j'ai peur, et je n'ai plus adressé la parole à qui que ce soit depuis des semaines. Je me sens si seule, loin des miens... et tant d'entre ont été massacrés... »

À ces mots, elle déglutit alors que ses yeux se voilaient de douleur. Son désespoir atteignit comme une flèche le cœur du serviteur, qui finit par acquiescer malgré une mine toujours soucieuse.

« Je ferai ce que je peux pour écouter sans me mettre en danger, promit-il tout bas.

— Merci, merci monsieur.

— Appelez-moi Mincheol.

— Alors appelez-moi Yua.

— Très bien, Yua. Je reviendrai vous servir le dîner. À ce soir.

— À ce soir. »

Il se retira à la hâte, veillant à refermer à clé derrière lui.

Yua, qui avait courbé le dos pour supplier son nouvel allié, reprit sa position droite. Elle essuya son regard redevenu dur et empli de colère, et un rictus naquit sur ses lèvres. Elle venait peut-être de trouver quelqu'un ici qui saurait la tirer d'affaire. Rien ne comptait davantage pour elle que son frère et son peuple, et elle oserait tout – absolument tout – pour les sauver et leur permettre de s'enfuir. Si ce serviteur pouvait lui transmettre sans se compromettre d'importantes informations, elle pourrait peut-être découvrir un moyen de fuguer : une relève de garde, un instant d'inattention. Elle ne demandait rien de plus pour réussir enfin à se dérober.

~~~

Taehyung adorait la vaste et paisible vallée de la Nabacea, que traversait le fleuve du même nom. Il prenait sa source dans les montagnes qui séparaient Arixium de Tyfodon : à Arixium, il coulait jusqu'au nord du territoire, passait derrière la frontière sawaï, puis disparaissait sous terre, et à Tyfodon, il se jetait dans la mer Brynel.

Noria, la capitale arixienne, avait été construite sur une des branches de la fourche que le cours d'eau formait après s'être divisé un peu plus au sud. La ville s'était étendue, année après année, sur les deux rives, pour devenir aujourd'hui la plus grande et la plus peuplée du Continent.

Et ce qui, de l'avis de Taehyung, la rendait la plus belle, c'était la facilité avec laquelle quiconque avait accès à l'art : les hommes politiques qui souhaitaient se faire aduler organisaient des divertissements, des expositions, voire des concours de poésie, de chant, ou toute autre discipline. On produisait chaque soir ou presque une pièce au théâtre, on y jouait de la musique et interprétait des chansons en pleine rue durant de joyeuses manifestations, et on y publiait quantité de romans, d'essais, de livres d'images : beaucoup de personnes riches jouaient le jeu du mécénat et prenaient sous leur aile un artiste qui leur plaisait.

Taehyung néanmoins, sans doute trop jeune et inexpérimenté, n'avait pas encore trouvé de bienfaiteur pour lui offrir un quotidien paisible. Écrivain et avant tout poète, il vivait donc des textes qu'on lui commandait pour des occasions particulières. La ville de Noria, par exemple, avait pour la nouvelle année financé cent artistes afin qu'ils proposent une œuvre sur le thème de la capitale. Plus récemment, la nièce d'un des empereurs lui avait demandé un panégyrique qui célébrait sa victoire à une épreuve sportive, et Taehyung avait réussi à publier son premier recueil de poèmes, dont une des pièces avait suscité un vif intérêt chez les aristocrates.

Il s'agissait d'une déclaration d'amour d'un homme à un autre et, si l'expression de la passion était un thème répandu, en revanche certains passages évoquaient des scènes impudiques, mais d'une façon telle que la décence n'en était pas piétinée pour autant. Il se dégageait de ce poème un quelque chose de très sensuel et caché à la fois qui avait beaucoup intrigué, et ce qui intriguait faisait parler.

Taehyung était devenu un personnage à la mode, et parce qu'il refusait de donner le nom de sa muse, il suscitait davantage la fascination de ceux qui rêvaient de connaître un jour une aventure si affriolante. Ces temps-ci, donc, la vie semblait plus agréable que jamais au bel éphèbe qui savait que l'on ne tarderait plus à lui proposer un mécénat : on murmurait depuis peu dans les hauts cercles arixiens que le petit poète romantique n'avait personne pour veiller sur lui. On lui avait rapporté, même, qu'un couple s'était montré très intéressé et envisageait peut-être de lui proposer quelque chose dans les semaines qui viendraient. Ces deux femmes avaient récemment adopté leur deuxième enfant et résidaient dans une importante villa où elles octroieraient sans aucun doute une chambre à Taehyung, qui s'impatientait déjà de quitter la mansarde dans laquelle il vivait depuis qu'il avait abandonné le domicile familial, installé dans une ville à l'ouest de la capitale.

Enjoué donc, le poète sortit d'un pas joyeux de son immeuble – un bâtiment de deux étages qu'il partageait avec quatre autres locataires – et décida, ce matin-là, de se rendre auprès de ses amis. Ayant étudié les lettres de longues années durant, il avait rencontré plusieurs enfants de l'aristocratie avec qui il était resté en contact, et si la plupart n'avaient plus beaucoup de temps à lui accorder ou bien habitaient trop loin, il en demeurait un à qui il pouvait toujours rendre visite quand l'envie lui en prenait, il suffisait de savoir où le trouver. À cette heure, par chance, la réponse était simple : chez lui. Namjoon ne désertait qu'en de très rares occasions sa maison avant les réunions matinales de l'Assemblée, il préférait l'après-midi ou le soir pour se promener avec Seokjin.

Taehyung resserra les pans de son durumagi. Avec ses maigres finances, il avait pu s'offrir cet épais manteau trois ans plus tôt, et il n'en avait plus changé depuis, tant parce qu'il ne désirait pas jeter l'argent par les fenêtres que parce qu'il aimait beaucoup les nuances de bleu utilisées et la broderie d'aigle qui ornait son dos.

Un soleil lumineux amorçait sa course dans un ciel sans nuages, mais la ville ne l'avait pas attendu pour se réveiller : déjà les commerçants s'activaient en vue de l'ouverture de leur magasin, déjà on se hâtait de partir au travail, et dans la rue principale, celle depuis laquelle on pouvait observer le bâtiment de l'Assemblée ainsi que l'immense marché couvert de la capitale, un employé s'affairait à éteindre un à un des réverbères allumés la veille au soir. Taehyung adorait cette agitation paisible, il lui semblait chaque fois appartenir à quelque chose de bien plus grand que lui, un ensemble de rouages que son infime contribution aidait à tourner correctement.

Le visage levé tandis que la brise lui effleurait les joues, il manqua de chuter quand le bout de sa chaussure se coinça entre deux pavés. Il l'en dégagea à la hâte et reprit son chemin, admirant les petites résidences douillettes qui côtoyaient des immeubles, dont peu dépassaient les deux étages au centre-ville. Comme il aimait cet endroit !

Taehyung atteignit sans tarder la maison de son ami et aîné. Il saisit le heurtoir dont il donna deux coups contre le bois massif. Le battant s'ouvrit peu après sur Seokjin qui, vêtu d'un hanbok au tissu étonnamment coûteux pour un esclave, lui adressa un large sourire.

« Bonjour, Taehyung, quel plaisir de vous voir ! Entrez, vous devez avoir froid. Je vais préparer du thé et prévenir Namjoon de votre arrivée.

— C'est très gentil, merci beaucoup. »

Le serviteur tint la porte à son ami puis referma derrière lui et le débarrassa de son manteau. Il partit ensuite dans la cuisine, et Taehyung fut invité à se rendre pour sa part à la salle à manger. Il adorait l'ambiance de cette charmante demeure où vivaient les deux hommes. La décoration élégante restait sobre, Namjoon appréciait la simplicité au point que l'ameublement tendait vers le dénuement, surtout au salon : des bancs capitonnés encadraient une table surmontée de trois bougeoirs, un feu paisible brûlait dans l'âtre que surplombait un manteau de cheminée en pierres brutes et sans ornement. Le long d'un mur lambrissé se trouvaient une bibliothèque remplie d'ouvrages et une crédence couverte d'objets d'art. Deux tableaux, enfin, étaient accrochés près de la table. L'un représentait le fleuve Nabacea lors d'une nuit orageuse, l'autre était un portrait du fabuleux Pyros, dieu phénix des éléments : un oiseau sublime au plumage enflammé planait au-dessus de la vallée, et de son souffle naissaient les premières maisons qui formeraient ensuite Noria.

Taehyung s'assit sur un des bancs, content de la chaleur de la pièce à l'atmosphère feutrée qui lui procurait un bien fou, et peu après arriva son ami qui lui offrit une tasse de thé fumant.

« J'ai informé Namjoon de votre arrivée, il vous demande de patienter un instant, il termine quelque chose.

— Aucun problème, je ne suis pas pressé. »

Seokjin s'inclina. Il s'apprêtait à quitter la salle pour retourner à ses tâches quand son cadet l'arrêta.

« Attendez un instant. Ne voulez-vous pas nous tenir compagnie ?

— Vous savez que les gens comme moi ne...

— Nous avons eu cette conversation mille fois, et mon avis n'a pas changé. S'il vous plaît, je ne compte pas parler d'affaires confidentielles avec Namjoon, je viens seulement prendre des nouvelles. Restez avec nous, prenez une tasse de thé.

— Je vais demander la permission à mon maître.

— Après tout ce temps, vous craignez encore qu'il ne vous l'accorde pas ? le taquina Taehyung.

— La politesse l'exige.

— Très bien. Dans ce cas, faites. Je vous attends. »

De nouveau le domestique s'inclina puis quitta la pièce. Taehyung avait su par Namjoon que Seokjin, au cours de son « apprentissage » des règles que devait suivre un bon esclave, avait beaucoup souffert. Il avait subi brimades, coups voire pire alors qu'il n'était encore qu'un enfant. Namjoon avait beau tenter de lui répéter qu'il pouvait agir en ami, le tutoyer au lieu d'exprimer une politesse excessive à son adresse, Seokjin n'y parvenait pas. Il continuait de se comporter en esclave soumis, ce qui attristait tous ceux qui le considéraient plus comme un proche que comme le moins que rien qu'il était convaincu d'être.

Taehyung néanmoins ne pouvait pas le lui reprocher : on lui avait fait entrer ces règles dans le crâne à l'aide de gifles, de coups de poing, et les rares fois où il l'avait vu torse nu, Namjoon avait pu constater qu'il portait bon nombre de cicatrices qui laissaient deviner le passage d'une lame ou d'un fouet. Toutes ces injonctions étaient gravées dans son corps.

« Mon maître approuve ma compagnie, se réjouit Seokjin en regagnant la pièce tout sourire. Je vais préparer deux tasses de thé supplémentaires, et il vous propose quelques sucreries pour accompagner notre boisson. »

Taehyung n'en éprouvait pas une envie particulière, mais il brillait dans le regard de Seokjin une joie si candide, un désir si étincelant, qu'il acquiesça sans hésiter.

« Avec plaisir, mais uniquement si vous partagez ces petits délices avec nous.

— C'est trop d'honneur, je...

— Je me sentirais très gêné, vous comprenez, de passer pour un glouton. Cela m'embarrasserait beaucoup. »

Seokjin se mordit l'intérieur de la joue, l'air soudain gêné. Taehyung avait visé juste, voilà le seul moyen de convaincre un esclave de manger avec soi : affirmer que son refus l'indisposerait.

« Je ne me permettrais pas de vous juger, enfin, balbutia-t-il.

— Seokjin, je veux que vous mangiez avec nous. Namjoon n'y verra, j'en suis convaincu, aucun problème.

— Je me sens mal d'obtenir autant de vous deux, vous êtes trop généreux avec moi, et je...

— Bon sang, Seokjin, détends-toi, s'amusa soudain le maître de maison qui arrivait dans la pièce. Quelle image renverrais-je si je n'acceptais pas mes deux meilleurs amis à ma table ?

— Namjoon, enfin, vous ne...

— Assez. Va nous chercher ces sucreries que nous partagerons, s'il te plaît. »

Vaincu, Seokjin s'inclina et fila en cuisine. Seuls au salon, les deux autres échangèrent un regard, et l'aîné – Namjoon avait atteint l'âge de vingt-cinq ans quand Taehyung, lui, n'en avait que vingt-quatre – poussa un soupir.

« Par Pyros, comme il est compliqué de manger un morceau avec lui ! J'aimerais tant qu'il comprenne qu'il n'est pas un misérable esclave tout juste bon à se nourrir des restes...

— Il nous appelle par nos prénoms, au moins, nous avons déjà franchi un cap.

— Pitié, rit Namjoon, j'ai été appelé « monsieur » pendant quatre ans, je ne veux plus jamais entendre ce mot sortir de sa bouche.

— Je m'excuse si mes manières vous ont ennuyées, monsieur, se moqua Seokjin avec humour alors qu'il rejoignait la table.

— Je vais t'obliger à me tutoyer si tu continues. »

Seokjin lui adressa un rictus malicieux auquel répondit Namjoon, et Taehyung se sentit tout à coup presque de trop. Depuis tout le temps qu'il connaissait le duo, il lui semblait que les deux hommes s'étaient rapprochés au point de développer l'un pour l'autre une affection qui les éloignait de la relation habituelle entre le maître et l'esclave. Et à présent... il se demandait si, en secret, il ne serait pas né entre eux quelque chose de plus fort que la simple camaraderie. Namjoon regardait quelquefois son aîné à la dérobée, et Taehyung voyait alors son visage s'éclairer. Quant à Seokjin, s'il agissait de manière plus réservée, à plusieurs reprises Taehyung avait suspecté qu'il éprouve quelques sentiments cachés pour son maître.

Quoi qu'il en soit, il trouvait les deux jeunes gens charmants et appréciait toujours leur compagnie.

« Qu'est-ce qui vous amène ce matin ? s'enquit Namjoon avec un regard pour son invité.

— Rien de spécial, j'espérais vous voir et avoir quelques nouvelles. Comment se portent les affaires du pays ?

— Ne m'en parlez pas, soupira-t-il. Ces benêts de l'Assemblée ont convenu que les troupes du général Park devaient porter secours à la frontière sud. Ils n'ont rien trouvé de mieux à faire, alors que la situation avec les Sawaï est tendue, que d'envoyer les soldats dans un périple qui durera sans doute trois bonnes semaines.

— C'est ridicule ! s'anima à son tour Taehyung.

— À qui le dites-vous. Malheureusement, ils savent faire passer leurs décisions pour légitimes, de sorte que les empereurs ont été convaincus et ont approuvé.

— Comment les ont-ils convaincus ?

— En prétendant que Jimin, ce talentueux et fougueux jeune général, saurait sans le moindre doute retourner la situation tout en veillant à la frontière est. Sans doute le croient-ils doué d'ubiquité.

— Quelle inconscience, s'aperçoivent-ils au moins qu'à régler leurs comptes comme des enfants, ils mettent en danger la vie des habitants des villages frontaliers ?

— Je me le demande, d'autant plus que j'argue depuis des semaines que le massacre des Tyfodoniens qui entrent sur nos terres n'est pas nécessaire, et qu'au contraire il serait possible de régler ces affaires dans la paix. Nous pourrions même y trouver de nombreux avantages.

— Vraiment ? »

Namjoon acquiesça. Taehyung le savait défenseur de la manière douce : jamais le jeune homme ne votait pour la guerre, plus que tout il désirait que les pourparlers permettent d'éviter des morts inutiles. Or, bien sûr, il faisait partie des seuls à voir le monde ainsi. Et cette cause lui tenait d'autant plus à cœur qu'il s'agissait de leurs voisins du sud : Seokjin était d'origine tyfodonienne.

« Oui, expliqua Namjoon, nous pourrions par exemple accueillir les familles qui le demandent en offrant à chacun du travail où nous avons besoin de main d'œuvre. Nous pourrions aussi, si la situation finit par l'exiger, accepter que des familles entrent à la condition qu'elles envoient au moins une personne apte au combat dans notre armée. Nous pourrions réaliser tant de choses en unissant nos pays plutôt qu'en nous entretuant. Nos voisins du sud vivent un moment difficile : les incursions des Sawaï en territoire akashite obligent ces derniers à bouger en masse, et le seul endroit où ils peuvent se cacher, ce sont les forêts de Typhodon, qu'ils avaient déjà réclamées à plusieurs reprises et qu'ils ont cette fois décidé de s'approprier. Attaqués, donc, nos voisins du sud n'ont plus le choix, et à leur tour ils voyagent dans l'espoir de survivre à la violence des Akashites. Je suis sûr qu'ils seraient reconnaissants de trouver auprès de nous un asile accueillant, et qu'ils accepteraient nos conditions.

— Je pense aussi, soupira Taehyung, si seulement le franchissement des frontières était plus simple. »

Personne n'avait le droit de passer d'un État à un autre, sur le Continent : cela était perçu comme une déclaration de guerre ou bien une tentative d'appropriation. Les seules personnes autorisées à quitter leur patrie d'origine étaient les commerçants et les émissaires, or le Conseil des Quatre Peuples délivrait ces permissions au compte-goutte, et jamais elle n'en donnait à quelqu'un qui avait besoin de fuir son pays pour des raisons de vie ou de mort – à croire que le Conseil considérait que ces familles abandonnaient avec plaisir leurs possessions, leurs amis, leurs racines, pour se rendre dans un territoire à la frontière duquel ils risquaient de périr.

« Vous faites déjà beaucoup pour votre nation, sourit Seokjin, ne vous désolez pas de ne pas réussir à en faire plus. Ceux qui vous connaissent savent que vous atteindrez vos objectifs : votre inébranlable détermination vous y aidera. Moi, je crois en vous. »

Le serviteur parlait peu. En dehors de moments où l'on s'adressait à lui ou bien où il devait prévenir son maître de quoi que ce soit, il n'intervenait presque jamais. Ainsi, chaque fois qu'il prenait la parole, c'était pour dire à Namjoon exactement ce qu'il avait besoin d'entendre, et cela sans que la moindre trace de flatterie perce de son ton. Le jeune homme rendit son sourire à son ami.

« Merci beaucoup, Seokjin. Cela compte beaucoup pour moi. Je voudrais proposer une loi à ce sujet, poursuivit Namjoon en tournant son regard sur son invité, que j'accompagnerai d'un discours pour la défendre devant ces rapaces. Les deux empereurs assistent régulièrement à nos séances, mais je dois fixer une date au plus vite. Une fois mon discours prêt, je compte bien aller vois les empereurs pour leur demander quand ils pourraient assister à cette séance. Leur vote compte double : avec eux et quelques autres voix, je suis sûr de l'emporter.

— Mon pauvre, combien de batailles menez-vous de front à la fois en ce moment ? Avez-vous encore au moins une seconde pour vous ? demanda Taehyung avec une expression soucieuse.

— J'ai de quoi m'occuper : entre mon combat contre la torture lors des interrogatoires, celui pour l'entrée des Tyfodoniens sur le territoire, et cette affaire d'un village volé par son propre chef... bon sang, je m'y noierais !

— Ne vous en faites pas, Taehyung, je m'assure toujours que Namjoon dorme assez longtemps et bénéficie de quelques minutes de repos toutes les heures, affirma Seokjin qui terminait son thé après avoir avalé avec appétit un biscuit.

— Eh bien, vivement que vous gagniez chacun de ces combats et que vous rendiez notre belle cité encore plus agréable à vivre ! s'émerveilla son invité.

— Et vous, dites-moi donc ce que vous faites en ce moment, demanda l'hôte dans l'espoir d'alléger l'atmosphère. Un nouveau recueil en vue ?

— J'aimerais beaucoup, mais je ne me sens pas très inspiré. J'imaginais, pourquoi pas, une épopée versifiée, mais je ne suis pas encore sûr du sujet...

— Hum, il me semble avoir entendu que le général Park passera par la capitale pour se rendre au sud... à cette occasion, votre muse ne pourra-t-elle pas vous souffler quelques suggestions ? Il me semble que la dernière fois, cela vous a plutôt réussi..., » le taquina Namjoon.

Taehyung s'empourpra soudain aux souvenirs qu'évoquait la seule mention de sa muse. Il se rappelait ses mains puissantes et calleuses à force de manier le jingum, son épiderme brûlant, sa silhouette musclée qu'il ne se lassait pas de cajoler, sa voix pareille à une caresse tandis qu'ils soupiraient en chœur quand approchait l'extase. Par Pyros ! Ses doigts qui longeaient la ligne entre ses pectoraux, ses lèvres délicieuses contre les siennes, et l'union parfaite de leurs deux corps...

Taehyung sentait déjà une chaleur bien connue circuler dans ses veines. Comme il s'impatientait de le retrouver !

« Namjoon, vous le mettez dans un grave embarras, enfin, le pauvre ! lui reprocha Seokjin avec humour.

— Pardonnez-moi, mes amis, s'excusa Namjoon en riant. Dans un registre plus léger, que pensez-vous des lumières de la promenade nocturne le long du fleuve ? On s'y sent comme dans un conte empli de magie ! »

Taehyung approuva avec entrain, ravi de passer un moment avec ses aînés, et soudain impatient du retour du général Park et ses troupes à Noria.





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Yua est vraiment trop belle omg, j'adore cette image T-T

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