Chapitre 69

« Je devais les protéger de toutes les manières possibles, tel était mon devoir. »

– Min Seongok


Yoongi savait qu'il aurait dû se sentir envahi par la panique. Une armée s'apprêtait à les atteindre par l'arrière, une autre n'était retenue que par le mur humain de protection formé par les soldats et leurs lieutenants. Pourtant, s'il éprouvait à cet instant une émotion, c'était bien la stupéfaction. Le regard plongé dans celui de Jimin dans l'espoir d'y lire une moquerie quelconque, il demeurait interdit.

« Un quoi ? balbutia-t-il.

— J'ai besoin que vous nous couvriez d'un bouclier d'ombre, répéta le général après un bref coup d'œil derrière eux, et dans les trente secondes si possible.

— Je suis épuisé, je... il me faut quelques minutes.

— Vous ne les avez pas. Vingt-cinq secondes, et c'est non-négociable.

— Jimin, je...

— Ne croyez pas en vous si vous le souhaitez, mais ne m'empêchez pas, moi, d'y croire. J'ai foi en vous. »

Peu importait l'obscurité, la sincérité de l'Arixien s'entendait dans la fermeté de sa voix qu'une pointe de douceur attendrissait.

« Je vais le faire. »

Décidé, le Phénix s'accorda une longue inspiration ainsi qu'un regard aux guerriers qui approchaient. Encore quelques secondes et Jimin et lui seraient à portée de tirs de lances et de lames. Il ne pouvait plus se permettre de perdre du temps.

Il repéra les combattants arixiens et tyfodoniens qui formaient par chance deux lignes parfaites le long du chemin. Les voilà, les véritables boucliers. Il ne s'agissait pas de ses murs d'ombre, mais bel et bien de ces cœurs vaillants prêts à défendre leur pays et leurs valeurs jusqu'à la mort.

Ému par cette cohésion, Yoongi se plaça face au ravin. Tendant les bras, il dressa un mur à côté de Jimin et lui, un autre entre les soldats – et sa précision émerveilla Jimin, qui observait avec intérêt ces parois ténébreuses s'élever en se courbant afin de se rejoindre, tandis que dans le même temps le dôme se constituait tout autour d'eux, englobant le garde-corps et l'escarpement de pierre derrière le mage.

« Tout va exploser, sauf nous, indiqua Jimin. Ne soyez pas surpris, tenez le bouclier quelques instants et nous serons tous sauvés.

— Attendez, quoi ? »

Une vive lumière surgit de l'obscurité ; un bruit sourd tonna, si puissant que le sol vibra. Yoongi dut redoubler de concentration pour ne pas relâcher son sort sous l'effet de la stupeur autant que de la peur. Une seconde explosion résonna, suivie d'une troisième, une quatrième, et ainsi de suite, toujours plus proches d'eux, longeant le chemin. Dans le même temps, un boucan identique hurlait de l'autre côté, s'élançant vers eux comme s'ils avaient été désignés centre de tout.

Yoongi peinait à maintenir le large mur de protection, beaucoup plus gros que tous ceux qu'il avait élevés jadis. L'urgence de la situation l'avait contraint, déjà ses forces l'abandonnaient tandis qu'une chaleur insoutenable l'envahissait. Il transpirait, ses muscles tendus à l'extrême menaçaient de rompre, et ses doigts eux-mêmes commençaient à se courber sans qu'il l'ait décidé. L'effort le tétanisait, il tremblait de douleur, son cœur s'emballait, et il s'étonna de ressentir les explosions se heurter à ses parois d'ombre. Un vif acouphène hurla à ses oreilles alors qu'une larme lui échappait – une simple goutte d'eau.

« Vous pouvez relâcher, affirma Jimin lorsque le silence retomba. Soldats, reculez ! »

Les soldats s'exécutèrent immédiatement alors que Yoongi coupait aussitôt court à son sort. Le couvercle obscur se dissipa, et le Phénix, épuisé, bascula vers l'avant. Ses muscles refusaient d'obéir. Jimin le rattrapa avec douceur, enlaçant sa taille pour le maintenir contre lui.

« Vous avez fait de l'excellent travail. »

Yoongi tremblait de fatigue, une souffrance atroce sourdait dans tout son corps, mais la seule étreinte du général lui redonna quelques forces. Il s'abandonna sans chercher à se redresser – ses jambes de toute façon refusaient d'obéir, et il fournit un effort considérable pour ouvrir les paupières.

La voie avait été rongée par les explosions, ne laissant plus qu'un sentier contre les parois rocheuses.

« Que s'est-il passé ? demanda Hoseok alors que le groupe les rejoignait.

— Eh bien tout semble avoir explosé, répondit Jimin.

— Et vous n'étiez pas au courant, peut-être ? À d'autres, rétorqua Jungkook. Qu'avez-vous manigancé encore ?

— Moi ? Rien du tout. Ce sont eux. »

D'un mouvement du menton, il indiqua l'endroit où le fin chemin reliait la route de montagne par laquelle ils étaient venus. Équipés de lanternes, Taehyun et ses hommes leur adressaient de grands signes enthousiastes, accompagnés par des combattants aux tuniques d'un jaune soufré.

« Des Akashites, comprit le lieutenant Jeon. Bon sang, mais comment avez-vous su où nous devions nous placer pour éviter les bombes ?

— Nous pouvions nous placer où nous voulions, tant que notre brave Phénix englobait dans son bouclier le garde-corps. Ne perdons pas un instant de plus, allons-y. »

Les soldats se plièrent aussitôt à son ordre. Jungkook en revanche prit quelques instants pour s'approcher des dernières balustrades debout. Cachée dans un sachet noué au pied de celles-ci, une dose d'explosif avait été placée à intervalle régulier le long du chemin. Il avait suffi de deux détonations, une à chaque extrémité de la voie, pour déclencher la réaction en chaîne qui se stopperait nécessairement contre les parois du bouclier de Yoongi.

Pas un Sawaï n'avait survécu.

Jungkook se détourna du stratagème pour rallier les troupes qui commençaient déjà à franchir le précipice, longeant le sentier à peine plus large que deux pieds. Si les militaires veillaient à mesurer chacun de leur pas, Jimin pour sa part, passé le premier, avançait sans s'inquiéter, avec une assurance extraordinaire, son équilibre pas même troublé par le Phénix qu'il portait pour la traversée.

Après une centaine de mètres, ils rejoignirent la vingtaine de soldats qui les attendait sur la route, le regard empli de fierté. Jimin reposa son ami au sol et passa un bras sous ses épaules pour le soutenir.

« Alors, qu'en dites-vous ? se réjouit Taehyun. Et nous ne sommes arrivés ici que ce matin, nous disposions de peu de temps pour tout préparer.

— Je suis heureux de vous revoir ! Mais comment avez-vous su que nous serions attaqués à cet endroit précis ? demanda Jungkook en approchant pour le prendre dans ses bras.

— Mon ami, quelle joie pour moi aussi ! »

Ils s'étreignirent un bref instant avant de se séparer, et alors que les militaires reprenaient ensemble le chemin du camp, Taehyun poursuivit.

« Avant de vous répondre, laissez-moi vous présenter Choi Yeonjun, capitaine d'une unité d'élite au sein de l'armée akashite.

— C'est un honneur de vous rencontrer, affirma ce dernier en s'inclinant – et chacun l'imita pour souhaiter la bienvenue à ses soldats et lui.

— Pour ce qui est de l'endroit exact, ensuite, poursuivit Taehyun, je l'ai déduit. Nous avions été prévenus par le général qu'une attaque se préparerait sans doute, plus importante que les précédentes. Alors nous avons piégé les endroits les plus critiques. Le chemin me paraissait idéal pour une attaque en étranglement, mais le bâtiment aussi figurait sur ma liste de possibilité, de sorte que nous l'avons saturé d'explosifs également. Où que vous vous placiez, il suffisait que vous soyez protégés par Yoongi pour y échapper, quant à nous, nous pouvions déclencher l'explosion facilement avec une réaction en chaîne. Les soldats sawaï sont arrivés alors que nous venions à peine de terminer l'installation. Par chance ils n'ont rien remarqué. Et comme vous l'imaginez, je n'ai pas pu m'empêcher d'aller les surveiller d'un peu plus près.

« Ils ont évoqué cette triple attaque : une première pour déstabiliser, puis une deuxième et une troisième simultanées afin d'exécuter... ainsi qu'une quatrième, sur le camp que vous auriez laissé derrière vous. Mais pas de panique, enchaîna aussitôt l'Arixien, puisque nous étions au courant, nous nous en sommes occupés aussi.

— Bon sang... vous ne manquiez pas de confiance, aussi bien en vous qu'en nous. Comment pouviez-vous être sûrs que Yoongi réussirait à créer un dôme autour de nous tous ? »

En dépit de l'obscurité, Jimin sentit la bonne humeur de son subordonné s'effacer au profit d'un sérieux inhabituel.

« Est-ce en rapport avec la grave nouvelle que vous deviez me communiquer ? s'enquit-il en se rappelant le message que lui avait rapporté Samran.

— Oui. Nous... nous avons appris quelque chose au sujet des Phénix au cours de notre périple, quelque chose que le Prince voulait absolument garder pour lui.

— Il est cruel de nous faire ainsi patienter, sourit Jimin.

— C'est que... j'ignore si nous pouvons... parler, admit Taehyun en avisant Yoongi qui avait tourné la tête à ces mots.

— S'il ignore ce que vous vous apprêtez à révéler, alors je pense que lui aussi mérite de le savoir.

— Très bien. »

Taehyun passa une main nerveuse dans ses cheveux qu'il jugeait désormais un peu trop longs. Il chercha ses mots, veillant à ne rien dire qui puisse heurter le mage. Le pauvre se trouvait déjà en piètre état, il ne souhaitait pas en rajouter. Il commença donc par raconter la façon dont ils étaient tombés sur des documents secrets. Arixiens et Tyfodoniens étaient suspendus à ses lèvres, tandis que les Akashites paraissaient ravis d'être placés sur un tel piédestal.

Le jeune lieutenant omit volontairement d'évoquer le handicap du capitaine, qui n'en fut que plus reconnaissant encore : il en parlerait au général, mais seul à seul, pas devant tant de soldats.

« Ces documents, soupira Taehyun en se frottant la nuque, ils... ils évoquaient un parchemin trouvé dans une des bibliothèques de Vanori et qui était rangé au fond de la boîte. C'était il y a un peu plus d'un an, à peine. Le parchemin date d'environ cinq siècles, et... bon sang, par où commencer ?

— Il traitait du peuple Phénix, n'est-ce pas ? s'enquit le général.

— Oui, et plus particulièrement du général Phénix Min Seongok, ainsi que de son apprenti.

— Son apprenti ? s'étonna Yoongi.

— Alors vous l'ignoriez...

— Que voulez-vous dire ? »

Le lieutenant Kang échangea un regard avec le capitaine Choi, ce qui déplut beaucoup au Phénix qui faillit les sermonner, quand l'Arixien se décida.

« Nous avons trouvé dans ce coffret un document pour lequel l'intérêt du Prince ne laisse aucun doute quant à l'authenticité. Il est écrit de la main du général Phénix Min Seongok, une lettre à son apprenti, à qui il demandait de ne pas commettre les mêmes fautes que lui. Il affirme dans ce texte qu'il va affronter les Scorpions avec son armée, et qu'il s'excuse de l'abandonner au camp. Il déclare enfin que tous deux doivent poursuivre leur tâche d'une façon différente : lui doit se battre pour leur culture, pour que leur passé ne soit pas effacé, mais son apprenti et tous ceux qui le suivront devront éviter de reproduire ses fautes. Ils ne devront plus combattre, car c'est en essayant de se défendre qu'il a condamné les siens. À la place, ce passé, ils... ils devront se charger de le transmettre. »

Yoongi tiqua à ce mot. Une émotion intense l'envahit : il avait compris, même si une part de lui s'y refusait.

« À qui cette lettre était-elle destinée ? souffla-t-il avec des trémolos dans la voix.

— À son apprenti, le lieutenant Kwon Yeonsu. »

Le Phénix ferma les paupières sans savoir s'il devait rire ou pleurer de cette révélation.

« Et bien sûr, termina Taehyun, vous vous doutez bien qu'il supplie son successeur et tous ceux qui l'accompagneront loin des combats de fonder une civilisation nouvelle dans laquelle le gardien ignorera qu'il devait veiller sur ce trésor non en apprenant par cœur quantité de textes, mais en combattant pour les siens. Il a affirmé... que le gardien devait devenir gardien des savoirs.

— Alors... les deux jumeaux de Hiemis sont en vérité tous les deux dotés de pouvoirs particuliers, comprit Jimin. Le prêtre, sans magie, peut prendre l'œil pour veiller dessus, et le gardien, doué d'une magie exceptionnelle, était voué à protéger son peuple au combat.

— Exactement, opina Taehyun. Cela me semble même logique : quelle aurait été la fonction du gardien des savoirs avant la guerre, quand les Phénix éditaient tant de livres ? Bibliothécaire ? Non, il veillait sur les siens en les protégeant. »

Or, songea Yoongi, c'était parce que le général Min avait choisi de s'attaquer aux Élémentaires que ces derniers avaient enfin obtenu ce qu'ils désiraient tant : un motif valable pour les massacrer. Le chef militaire néanmoins ne pouvait plus reculer, s'apercevant trop tard de sa terrible erreur. Il avait donc décidé de laisser derrière lui son apprenti avec cette lettre, afin de le supplier de fuir avec les ultimes Phénix et de protéger d'une autre façon leur culture.

Kwon Yeonsu avait perdu son titre de lieutenant, mais pas sa magie. Tous les jumeaux suivants détenaient des pouvoirs hors-norme, voilà pourquoi on leur avait à tous défendu d'utiliser leur puissance. On leur avait caché l'immense force qu'ils possédaient, tout cela du fait du traumatisme engendré par le génocide. Qui aujourd'hui savait encore que les anciens gardiens étaient les chefs de guerre de leur peuple ? Au village, existait-il au moins une personne au courant de la raison pour laquelle on lui interdisait de développer sa magie ? Sa sœur savait-elle ce qu'elle réveillerait en lui confiant cet éclat de l'œil de Hiemis ?

Un frisson secoua Yoongi quand il se rendit compte que cette idée qui l'avait révolté devenait évidente : il était destiné à sauver les siens. Tout avait concordé, tout s'était mis en place pour lui permettre de retrouver son titre non de gardien des savoirs, mais de général.

L'unique mention des larmes de sang... c'était celles du général Min. Seul un Phénix à la puissance extraordinaire pouvait utiliser une telle quantité de magie. Jamais il n'avait entendu l'histoire de quelqu'un possédant des pouvoirs identiques à ceux qu'il avait développés... à l'exception de celle du Phénix qui avait lutté contre des armées entières d'Élémentaires, capable de tuer d'un sort des centaines de soldats.

Tout était pourtant si évident, là, sous ses yeux...

« Mes pouvoirs devaient rester en sommeil... pour protéger mon peuple, murmura-t-il.

— Surtout parce qu'au sommet du mont Tikia, ils étaient devenus inutiles, répliqua Jimin alors que Yoongi le repoussait sans brutalité pour lui indiquer vouloir marcher seul.

— Peut-être aussi, mais il existait forcément un fond de crainte si Kwon Yeonsu avait décidé de garder nos pouvoirs secrets. Avait-il peur qu'un de ses descendants cherche à reconquérir le Continent ?

— C'est possible, soupira Taehyun. Quoi qu'il en soit, nous comprenons maintenant pourquoi c'est vous que le Prince voulait : il savait que vous possédiez des pouvoirs exceptionnels. S'il désire lever une armée, quoi de mieux que de capturer une personne sans défense qui ignore l'immense potentiel dont elle dispose ? À vous seul, avec l'entraînement nécessaire, vous pouvez défaire une troupe entière d'un claquement de doigts.

— C'est incompréhensible, rétorqua Jungkook, pourquoi n'avoir pas dans ce cas choisi de monter une nouvelle armée ? Pourquoi avoir choisi de ne plus jamais utiliser leur meilleure arme – sans vouloir vous vexer, Yoongi.

— Parce que nous sommes un peuple qui s'est toujours considéré comme pacifiste. Si l'un des gardiens a pu... a osé se montrer belliqueux du fait d'une trop grande confiance en ses pouvoirs, si les miens ont considéré que c'était lui qui avait incité les Élémentaires à nous anéantir, alors pas étonnant qu'ils aient voulu se protéger des prochains gardiens. »

Et ses propres mots heurtèrent Yoongi, qui tenta de contenir sa douleur : son peuple lui avait menti. Aujourd'hui il était destiné à les sauver grâce à son pouvoir, mais hier ses proches ne l'avaient-ils pas toisé avec une certaine appréhension ? Qui savait ? Qui ignorait ? Tout le monde avait-il oublié, ou bien tout le monde feignait-il ?

Tout à coup étouffé par le flot bouillonnant de ces questions, Yoongi s'immobilisa sur le sentier qui les conduisait au camp. Les autres lui passèrent devant, mais Jimin s'arrêta à son tour. Lui lisait au-delà des mots, au-delà des regards que dissimulait la nuit. Il lisait son âme, la sienne communiquait avec elle.

« Yoongi...

— Continuez, je vous rejoins.

— Êtes-vous assez naïf pour croire que je vais vous laisser seul ? répondit-il en approchant. Lieutenant Jeon, veillez sur le camp je vous prie. Il ne reste que cinq minutes de marche, de toute façon.

— Ce n'est pas nécessaire, répliqua le Phénix, je...

— Bien, mon général, » approuva Jungkook qui s'éloignait déjà.

Yoongi poussa un soupir alors que le petit cortège poursuivait sa route. Quand ils furent seuls, toujours immobiles, ils se tournèrent l'un vers l'autre. Jimin osa quelques pas qui le conduisirent près de son aîné, à qui il tendit une main charitable.

« Est-ce que tout va bien ? »

Yoongi haussa les épaules d'un mouvement qui se voulait nonchalant mais qui demeurait crispé. Il n'avança pas, il ne prit pas sa main. Tout se bousculait en lui. Tout ce qu'il avait appris, tout ce qu'il avait cru savoir, tout cet univers qu'il avait chéri lui semblait s'effondrer depuis deux mois. Les Élémentaires n'étaient plus ceux qu'il avait lus dans les rares ouvrages encore possédés par les Phénix. Le monde avait changé, et lui-même s'apercevait qu'il n'était pas celui qu'il imaginait.

Une insidieuse question remonta ses doigts acérés le long de son corps jusqu'à le recouvrir d'un voile de culpabilité : ses parents avaient-ils été mis dans la confidence ? Honteux de penser à eux ainsi, de leur en vouloir pour une vérité dont ils n'avaient sans doute jamais entendu parler, il s'assit dans l'herbe, bras croisés autour de ses genoux relevés contre son torse. Soucieux, Jimin s'installa à ses côtés. Il souhaita lui témoigner son soutien, mais il ignorait comment s'y prendre.

« Jimin... puis-je vous poser une question difficile ?

— Vous pouvez la poser, j'essaierai d'y répondre.

— Qu'avez-vous ressenti quand... quand vous avez appris que c'était votre père qui avait envoyé votre mère à l'académie ?

— Vous voulez dire, quand j'ai appris que c'était lui qui avait accepté qu'elle se fasse torturer physiquement afin de me torturer psychologiquement pour que j'accepte de tuer un innocent ?

— En somme, oui. »

Le militaire n'était pas un habitué des grandes démonstrations d'émotion. Il ne se souvenait plus de ses dernières larmes, il savait en revanche que depuis le jour où il était entré à l'académie, il s'était promis que plus une ne lui échapperait. Il avait jusque-là tenu parole. Même face à la douleur de sa mère, qu'il avait abrégée en assassinant un être humain, il n'avait pas versé une larme. Il n'avait éprouvé que du soulagement. Trois semaines plus tard, en revanche, lorsque son père lui avait affirmé avec fierté qu'il était responsable de l'horreur vécue par son épouse et son fils...

« J'ai éprouvé une colère telle que j'ai voulu lui trancher la gorge, affirma-t-il d'un ton glacial. Des nuits durant je n'ai pas dormi, imaginant tous les moyens à ma disposition pour le faire souffrir le plus possible, afin qu'il comprenne qu'on ne jouait pas ainsi avec autrui. Il y a eu bien sûr une pointe de peine, de stupeur, de déception, car il avait incarné mon modèle durant toute mon enfance. Savoir qu'il nous avait trahis de cette façon... je ne le lui ai jamais pardonné. J'ai ruminé pendant des semaines avant que ma mère elle-même, consciente que je risquais de commettre le pire, me demande de l'ignorer. J'ai eu du mal à acquiescer, mais je m'y suis tenu. Mais son acte m'a rongé. Tout s'était confondu au point que je me déchaînais aux entraînements suivants. Mes professeurs ne m'avaient jamais vu si furieux. »

Yoongi voulut murmurer un « désolé » compatissant, mais il garda le silence. Jimin n'avait pas besoin de cela pour savoir qu'il comprenait ses sentiments. Enfin, soulagé que son ami se soit confié, le Phénix osa l'imiter.

« Je ne saurais dire comment je me sens. Je me sens trahi, pris pour un sot, malmené. J'ai fait confiance à des gens et des textes qui me craignaient, qui me laissaient dans une ignorance ridicule. Depuis la nuit de l'attaque Scorpion, je me répète que j'aurais pu être utile aux miens si j'avais appris à maîtriser un peu mieux mes dons, à présent je me rends compte que j'aurais pu les sauver, et qu'une stupide lettre, qu'une décision insensée, nous ont tous condamnés, car le Prince savait que nous ne résisterions pas... que je ne l'arrêterais pas. Jimin, je possède un pouvoir incroyable et un morceau de l'œil : que serait-il advenu si le Prince avait réussi à me capturer ? Que serais-je devenu si vous ne m'aviez pas sauvé ? Je m'imagine déjà comme un pantin au service du Prince dans l'espoir qu'il ne sacrifie pas les miens...

— Pensez-vous donc que votre village était au courant de vos dons ?

— Je l'ignore... j'aimerais affirmer que non, mais... on m'interdisait avec une telle fermeté d'utiliser mes pouvoirs... cela ne vous aurait-il pas mis la puce à l'oreille, à ma place ?

— Parfois, nous donnons des directives surprenantes sans en connaître la raison, par pure superstition. Un jour, j'ai vu un de mes soldats jeter quelques grains de sel devant sa tente à la pleine lune parce que ses parents lui avaient toujours dit que cela portait bonheur. Vous imaginez bien que c'était faux, mais il ne voulait rien savoir. Cette manie était ancrée en lui. S'il n'avait pas jeté ce sel à la pleine lune, il se serait réveillé avec un profond mal-être qui l'aurait sans doute amené à commettre une erreur, puis il aurait rejeté la faute sur son oubli de la veille.

— Alors vous pensez qu'il est possible que, de la même manière, les Phénix se soient transmis non l'information à propos du pouvoir des gardiens, mais celle à propos du fait qu'il ne fallait surtout pas qu'ils essaient de développer leur magie ?

— Oui, c'est possible, d'autant que quand vous m'aviez expliqué que vous ne pouviez pas apprendre la magie, vous m'avez affirmé que c'était pour avoir plus de temps pour apprendre vos textes. Il existait donc bel et bien une justification.

— C'est juste...

— Vos sentiments sont légitimes, affirma Jimin en cueillant un brin d'herbe pour jouer avec tandis qu'il parlait, mais avant de tirer des conclusions hâtives et de vous décourager, vous devriez attendre de savoir ce qui s'est réellement passé. Je pense que le général Min et son lieutenant étaient convaincus d'agir pour le bien des Phénix, mais aussi des gardiens.

— Vous croyez ?

— Qu'auriez-vous ressenti à la place de ce général qui avait pour mission de veiller sur les siens et qui s'est retrouvé à les précipiter dans la guerre ? À offrir sur un plateau d'argent à ses ennemis une bonne raison d'anéantir son peuple ? N'auriez-vous pas choisi de supplier votre apprenti de changer de voie ? D'éviter de commettre ce que vous considérez comme une faute impardonnable ?

— Je n'avais pas envisagé les choses sous cet angle...

— Il est difficile de réfléchir de manière rationnelle quand on est bouleversé, je le sais bien.

— C'est pour cela que vous fuyez tout sentiment ?

— Je ne fuis pas tous les sentiments non plus, répliqua le général.

— Un peu, quand même...

— Et cela, de quoi s'agit-il, d'après vous ? »

Sur ces mots, Jimin attrapa son col, s'en servit pour attirer son visage tout près du sien, et alors que Yoongi fermait les paupières, prêt à se laisser embarquer par un baiser renversant, il sentit son cadet appuyer ses lèvres au bas de sa joue, tout près de sa bouche.

Le Phénix ne trouva rien à redire, et Jimin finit par sourire.

« Quand il s'agit de vous, j'ai beau essayer de les fuir, mes sentiments ne cessent de me rattraper.

— Jimin... je ne sais même pas quoi répondre.

— Alors ne répondez pas. Le silence suffit, parfois.

— Vous avez raison. »

Il se contenta donc de resserrer ses bras autour de ses genoux. Jimin lui jeta un bref regard.

« Est-ce que vous vous sentez mieux ?

— Je crois... un peu, en tout cas, c'est certain. Mais je continue de m'interroger.

— C'est naturel.

— Je ne devrais pas douter des miens.

— N'envisagez pas cependant de douter de l'authenticité de la lettre que nous a rapportée mon lieutenant : il est la personne la plus méticuleuse dans ce domaine, il est certain que le texte est écrit de la main de Min Seongok.

— Je sais, je vous rassure, je n'aurais pas remis son affirmation en doute. Il a été formé par le meilleur. »

Jimin sourit, Yoongi posa les mains dans l'herbe et souleva les hanches pour se placer tout contre lui. Malgré les armures qui les recouvraient, ils savouraient cette proximité. Le Phénix ferma les yeux.

« Vous m'épaterez toujours, général Park.

— Ah ?

— Cette attaque, ce stratagème... et ces quatre couleurs qui voyagent ensemble.

— Cinq, Yoongi.

— C'est juste. Vous êtes capables de miracles, quand vous vous en donnez les moyens.

— Oui, mais maintenant que vous me le rappelez, nous ferions mieux de rentrer au camp.

— Pourquoi donc ?

— Je vous rappelle que nous avons laissé les hommes de Hoseok avec des Akashites.

— Oh pitié, sont-ils incapables de s'entendre avec qui que ce soit ?

— Vous avez raison : pourquoi se méfieraient-ils de personnes venant du peuple qui a massacré leurs proches, après tout ?

— J'ai compris, allons-y. »

Il se redressa aussitôt, imité par Jimin qui remarqua toutefois qu'il demeura plusieurs secondes immobile, les mains tendues vers le sol. Avant même que le mage n'ait le temps de prétendre que tout allait bien, il passa un bras sous les siens afin de le soutenir. Yoongi ne broncha pas. Ils n'avaient discuté qu'un trop court instant pour qu'un quelconque problème soit advenu au camp, malgré tout ils préféraient ne plus perdre une seconde.

Ils furent soulagés de constater que contrairement aux ordres donnés par le général, Jungkook, sentant qu'il ne saurait pas gérer la rencontre entre Akashites et Tyfodoniens, avait décidé de les attendre à une centaine de mètres de là. Les hommes de Yeonjun et ceux de Hoseok s'entendaient bien, du moins pour le moment et parce qu'ils avaient participé à une bataille. Le génie technique des sables avait sauvé les guerriers des forêts, à qui Taehyun avait expliqué en aparté que ces hommes appartenaient à l'armée officielle de Vanori, et non aux tribus qui les avaient attaqués. Hoseok, debout à côté du lieutenant Kang, avait approuvé d'acquiescements appréciateurs, de sorte que ses camarades n'avaient pas témoigné de haine envers l'unité de Yeonjun.

Rien en revanche ne garantissait que les autres acceptent si vite la nouvelle troupe d'élite du général...

Jimin reprit la tête de ses soldats, Yoongi toujours appuyé sur lui. Ils découvrirent donc en même temps un terrain ravagé et quelques blessés qui gisaient, tous regroupés au même endroit pour que les médecins puissent se déplacer entre eux. Des torches illuminaient la nuit, et à peine arrivé, Hoseok se précipita en reconnaissant Taehyung parmi ceux qui assistaient l'équipe médicale. Concentré sur l'observation des gestes de premiers secours des urgentistes les plus aguerris, l'Arixien perdit l'équilibre quand son compagnon se jeta presque sur lui pour l'étreindre. Hoseok le maintint contre lui pour lui éviter la chute et resserra son emprise au point que Taehyung se mit à rire en l'enlaçant à son tour.

« Moi aussi, je suis content de te revoir, murmura-t-il.

— Dès l'instant où on m'a dit que le camp avait été attaqué, je n'ai pas pu penser à un autre que toi.

— Euh... excusez-moi de vous couper, mais... »

Les deux amoureux firent volte-face pour découvrir Jungkook, qui avait tourné la tête de côté et paraissait bien plus gêné qu'eux. Taehyung s'apprêtait à lui servir une réplique acerbe quand il avisa son bras dégoulinant de sang. Il perdit ses couleurs et se précipita vers lui.

« Par Pyros, comment t'es-tu fait cela ?

— Une branche m'a griffé... non mais sérieusement, quelle question : qui d'autre qu'un Scorpion veux-tu que ce soit ? rétorqua Jungkook en levant les yeux au ciel – pourtant, il était touché de l'attention que lui avait aussitôt apportée son ancien amant.

— Tu es parfaitement capable de te blesser tout seul, je te rappelle, grommela Taehyung en lui retirant son gantelet et son canon d'avant-bras.

— Pas faux, je l'avais oubliée, celle-là. »

Cette fois où il était arrivé arborant une nouvelle cicatrice au ventre, parce que sa lame de lancer avait ricoché contre un mur et l'avait touché. Humiliant.

« Sans compter que tu es tout aussi capable de te faire blesser par ton supérieur quand tu baisses ta garde. »

Jungkook éclata de rire à cette remarque. Taehyung ne se remettrait jamais du jour où il lui avait avoué qu'une de ses cicatrices, il la devait à son général lors d'un entraînement.

Le poète écarquilla les yeux en découvrant la plaie. Le coup avait fendu la pièce d'armure retirée quelques instants plus tôt, tranchant en même temps son avant-bras, par chance pas assez profondément pour handicaper le lieutenant. Il guérirait vite.

« Je vais aller voir les chirurgiens, indiqua Taehyung, il faut d'abord te recoudre.

— Comme il te plaira. »

Son ton si léger exaspéra son ancien amant qui se retint de lui rappeler l'importance de l'opération. Yoongi reporta son regard sur Hoseok, qui surveillait les deux garçons, méfiant mais plus détendu que le jour où Taehyung et Jungkook s'étaient disputés dans le couloir. Peut-être avaient-ils discuté, depuis.

Les Tyfodoniens, occupés à bavarder entre eux, accordèrent peu d'intérêt aux Akashites, bien que ces derniers reçoivent en quelques heures plus d'œillades acérées qu'ils n'en avaient jamais affronté. Le général constata ce début de tension auquel il demanda à Hoseok, Soobin et Yeonjun de mettre fin.

« Faites-leur comprendre que leur véritable ennemi, c'est Sawa, car c'est les Sawaï qui ont poussé les peuplades du désert à s'en prendre à Tyfodon. Je me fiche des guéguerres stupides, des "c'est lui qui a commencé", etc : Yeonjun et ses neuf soldats n'ont participé à aucun assaut contre les Tyfodoniens, alors vous me calmez les esprits dès ce soir. Je ne veux surtout pas que nous subissions les mêmes rixes qu'à votre arrivée, lieutenant Jung. Si je dois sévir, je risque de perdre patience plus vite que d'habitude. Est-ce bien compris ? »

Hoseok approuva avec le plus de conviction, vite imité par les deux autres hommes.

Satisfait, Jimin les laissa à leurs affaires. Il avait remarqué que les Akashites s'étaient rassemblés à l'écart, près des fourrés. Ils ne risquaient rien ici, et avec Hoseok, Soobin et Yeonjun qui avaient accepté de travailler main dans la main pour éviter toute action irréfléchie, il partit rejoindre son ami sans crainte.

Le général en profita pour rédiger à la va-vite un message et envoyer Samran en direction de l'ouest. Yoongi quant à lui s'était étendu à la lisière du terrain herbeux. Débarrassé de son armure, il s'était passé un peu d'eau sur le visage et s'était promis de se lever tôt le lendemain pour se nettoyer dans la rivière qui coulait à une centaine de mètres de là. Jimin rapprocha sa couche de la sienne, jusqu'à les adjoindre. Le Phénix esquissa un sourire qui s'élargit lorsque celui qu'il aimait colla le torse à son dos et enroula un bras autour de sa taille. Il se blottit contre lui dans un soupir soulagé, et l'étreinte se raffermit.

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