Chapitre 68
« Il existe peu de bonnes raisons de déclarer la guerre, et il en existe des milliers de mauvaises. Je n'ai jamais connu une seule guerre menée pour une bonne raison. »
– Ji Sangpo, De la guerre.
Les troupes en marche observaient le soleil se lever. Deux nuits s'étaient écoulées depuis leur départ de la forteresse prise aux Scorpions, et Yoongi en regrettait déjà les lits. Désormais ils dormaient presque à même le sol, sur de très fins matelas peu confortables. Il ne les appréciait auparavant pas beaucoup, mais si l'on ajoutait à cela l'absence de toile de tente... il passait des heures exécrables à sursauter au moindre bruit, terrifié à l'idée que des insectes cherchent à lui grimper dessus.
Le regard perdu sur les arbres alentour, il se remémora la première nuit : en quittant le fort, Jimin lui avait promis de poursuivre ce que Taehyung et Jungkook, en se disputant, avaient interrompu. Or, à peine allongés un peu à l'écart des troupes, les deux jeunes gens avaient compris que cela se révèlerait irréalisable. D'une part, il suffirait qu'une sentinelle décide de surveiller les environs pour les surprendre, et d'autre part, Yoongi s'enveloppait dans sa couverture au point de former un cocon anti-insectes autour de lui. Cela avait bien amusé Jimin, jusqu'à ce qu'il se rende compte que de cette façon, il ne risquait pas de profiter de son corps.
Il avait tout de suite beaucoup moins rigolé.
Les deux amants progressaient côte à côte, Jimin d'un pas assuré et fier, Yoongi d'un pas lourd qui traduisait son épuisement physique et psychologique après déjà plusieurs jours de marche ininterrompue. Ses cuisses le brûlaient même lorsqu'il ne bougeait plus, quant à ses mollets, impossible de les oublier tant ils souffraient. Il avait toutefois arrêté de se plaindre, résigné à subir ce chemin interminable jusqu'aux carrières, dont Jimin lui avait promis qu'ils devraient l'atteindre dans la fin d'après-midi.
Le général justement jeta un regard perplexe à son ami. Voilà des mois qu'il rêvait de lui clouer enfin le bec, las de ses jérémiades incessantes, pourtant une fois qu'il se taisait, c'était comme si toute vie s'était évaporée de lui. Il avançait de façon mécanique, avec dans les mouvements la même morosité qu'une poupée de chiffon à qui un enfant remuerait les jambes pour qu'elle feigne de marcher.
Décidé à lui redonner le sourire, Jimin tira de sa poche un sachet qu'il lui tendit. Surpris par cet objet qui entrait soudain dans son champ de vision, le Phénix releva la tête puis tourna un regard interrogateur vers son cadet.
« De quoi s'agit-il ?
— Un petit quelque chose pour égayer votre journée. Ce sont mes derniers – j'en cache toujours un peu partout dans mes poches –, alors savourez-les pour moi. »
Yoongi saisit puis ouvrit le petit sac de papier dans lequel il découvrit trois caramels. Un large sourire s'étira sur son visage, et les battements de son cœur lui confirmèrent qu'il ne souriait pas du fait des sucreries sous ses yeux, mais de la douce attention de celui qu'il aimait. Il referma cependant le paquet.
« Si ce sont vos derniers, gardez-les, s'il vous plaît, je n'oserais pas les toucher.
— Vous en avez plus besoin que moi, répliqua Jimin. Ils vous redonneront un peu d'énergie et de plaisir. S'il vous plaît... je n'aime pas voir votre visage si tendu.
— Il n'est pas tendu.
— Ah bon ? Et qu'était-il, alors ?
— Concentré.
— Concentré ? répéta-t-il, dubitatif.
— Exactement. »
Le regard las de son cadet lui arracha un grommellement incompréhensible.
« Allez-y, mangez-les, conclut Jimin. Sinon je les jette, pour vous apprendre à refuser et gâcher les cadeaux que l'on vous offre.
— Vous les jetteriez juste pour me prouver que j'ai eu tort de refuser ?
— Oui. Vous m'en savez capable, soyons honnêtes. »
Yoongi en effet était convaincu qu'il mettrait sa menace à exécution. Il n'attendit donc pas davantage : il tira du sachet un premier caramel qu'il prit en bouche après s'être détourné de Jimin, intimidé par sa mine réjouie. Il mâchonna plusieurs secondes durant, et le goût du sucre ravit ses papilles. Cet infime délice lui remonta le moral, et après un coup d'œil derrière – Jungkook et Soobin marchaient en discutant à quelques mètres d'eux –, il osa frôler la main de son cadet pour le remercier. Aussi léger et chaste soit-il, ce contact suffit à procurer à Jimin bien plus de plaisir que les sucreries qu'il avait cédées. Son cœur cogna sa cage thoracique, et il adressa un sourire lumineux à son aîné.
« Merci beaucoup, souffla ce dernier, je garde les deux autres pour plus tard.
— À votre guise. »
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Jungkook ruminait.
« Et c'est pourquoi nous avons décidé, mes camarades et moi, de... »
Soobin s'interrompit. Il fronça les sourcils alors que son regard cherchait son interlocuteur, et quand ce dernier approuva d'un son de gorge, il poursuivit.
« C'est pourquoi donc nous avons décidé de quitter Tyfodon pour nous promener à Arixium, à Sawa, dans l'océan pourquoi pas, vous comprenez ?
— Bien sûr.
— Nous avons entendu des rumeurs à propos de créatures mythiques qui vivraient encore dans l'océan, et puisque nous pouvons respirer sous l'eau à condition de garder les mains sur le cou, cela nous paraît envisageable de partir à leur recherche.
— Évidemment.
— La difficulté restera bien sûr les crabes géants et les thons carnivores, mais nous apporterons nos arcs, continua-t-il en dissimulant avec peine son amusement. Pour les chevaux en revanche, nous réfléchissons encore à une potion afin de les changer en hippocampes.
— J'imagine.
— Lieutenant Jeon, est-ce que ce que je dis vous ennuie ?
— C'est tout à fait juste, » répondit-il avec une mine pensive.
Soobin lui donna un coup de poing dans l'épaule qui parut le ramener à la réalité.
« Qu'est-ce qui vous prend ? s'étonna Jungkook.
— Je vous parle de sirènes, de crabes géants et d'hippocampes, et tout ce que vous trouvez à me répondre, c'est "j'imagine" ? Dites-moi que vous ne souhaitez pas discuter au lieu de vous moquer de moi !
— Des quoi ? Êtes-vous tombé sur la tête ?
— Je vérifiais si vous m'écoutiez, et ce n'était pas le cas.
— Pardonnez-moi, je réfléchissais, rétorqua l'Arixien d'un ton agacé.
— Eh bien prévenez-moi : je n'y vois pas d'inconvénient, mais je n'apprécie pas de parler dans le vide. Je vous confiais des choses importantes, et je découvre qu'elles vous passent au-dessus de la tête. Oh pitié, et me voilà en train de me chamailler avec vous comme si nous étions deux enfants. Je comprends mieux pourquoi votre amant a préféré filer. »
Piqué au vif, Jungkook s'apprêtait à répliquer, à fulminer, toutefois une petite voix en lui affirma que Soobin n'avait pas l'intention de le vexer, juste de le faire réagir, et surtout qu'il avait raison. Il avait ignoré Taehyung des mois durant, se moquant de ses sentiments pour ne s'emparer que de son corps. Pas étonnant que le poète soit parti voir ailleurs lorsqu'il avait en plus cherché à le contrôler. Il ne lui avait jamais accordé ni l'amour ni la confiance qu'il méritait, il l'avait accusé d'en aimer un autre quand Taehyung se contentait de discuter avec Hoseok, ravi de découvrir en lui l'oreille attentive qui lui avait tant manqué.
« Par Pyros, je suis le pire des sots, soupira-t-il en plaquant une main contre son front.
— À propos de... ? » l'interrogea Soobin.
Or déjà le jeune homme s'immobilisait pour attendre les deux personnes qui suivaient. Taehyung le remarqua le premier – il ne pouvait pas s'empêcher de le surveiller, toujours inquiet à l'idée que Jungkook finisse par s'en prendre à lui ou pire, à Hoseok. Depuis que le général lui avait demandé de s'excuser auprès de lui, Jungkook ne lui avait plus adressé la parole. Taehyung le savait têtu, cela ne l'avait donc pas surpris – à peine déçu.
Il attrapa le poignet de Hoseok qui tiqua et s'aperçut à son tour que le lieutenant les attendait. Il glissa sa main dans celle de son compagnon afin de lui démontrer son affection, son soutien, et le poète affronta son ancien amant.
« Qu'est-ce que tu fais ? lui demanda-t-il d'un ton un peu trop sec alors que, désormais juste devant eux, Jungkook reprenait sa marche.
— Je voulais parler avec toi.
— Je n'ai rien à te dire.
— Moi si.
— Alors dis-moi.
— Je veux ne parler qu'à toi.
— Je ne...
— Tu devrais accepter, intervint Hoseok en avisant la posture de Jungkook – il avait rentré la tête dans les épaules, et sa voix témoignait de son hésitation autant que de sa culpabilité. Je vais aller parler au lieutenant Choi. »
Hoseok accéléra le pas pour rejoindre Soobin qui le salua avec enthousiasme. Tous deux meneurs du même peuple, ils s'entendaient à merveille, ce qui rassurait Taehyung : il était soulagé que son bien-aimé ait trouvé quelqu'un de chez lui pour l'aider à reprendre Mournan au chef Choi. Ensemble, ils arriveraient à leurs fins.
Jungkook se plaça aux côtés de Taehyung, qui s'écarta aussitôt de quelques centimètres, autant que le chemin le lui permettait.
« Je... euh..., hésita Jungkook en se frottant la nuque. Je voulais juste te dire que... que je suis désolé. Je te présente mes excuses pour mon comportement de l'autre jour, et pour toutes les fois où je t'ai fait du mal. Je ne me rendais pas compte, et... je crois que je ne voulais pas voir que tu m'aimais tant, même si je le savais.
— Pourquoi ? »
Cette question l'avait hanté des semaines durant.
« Parce que... je l'ignore. Je ne voulais pas d'un couple avec toi, et en même temps je refusais l'idée que tu puisses appartenir à quelqu'un d'autre. J'ai honte... d'avouer que... eh bien que tu as raison : après t'avoir insulté, malmené, j'ai été déstabilisé que tu décides de briser ce qu'il y avait entre nous, et j'ai été jaloux quand je t'ai vu avec Hoseok, jaloux... comme un amant éconduit, soupira-t-il en se remémorant l'expression utilisée par son aîné deux jours plus tôt. Je crois que j'avais peur de m'engager avec toi parce que je n'ai jamais su mettre de mots sur ce que j'éprouvais, mais... maintenant que je pense enfin en être capable, c'est ridicule.
— Ridicule ?
— Parce que toi, tu ne m'aimes plus...
— Tu... a-attends, qu'est-ce que... que veux-tu dire ?
— Que j'ai l'habitude d'être une brute, que parmi les mercenaires j'ai été élevé pour ne ressentir que la haine. Alors... je n'avais pas compris que j'étais juste... enfin, que je m'étais un peu entiché de toi, en somme. »
Sous le choc, Taehyung s'immobilisa. Jungkook avisa aussitôt les soldats derrière eux, et il attrapa le bras de son ancien amant pour l'inciter à avancer. Le poète le fixait, éberlué, et marchait sans s'en rendre compte. Quelques secondes passèrent pendant lesquelles ils restèrent silencieux, puis ils s'écartèrent.
« Non, je... tu m'aimais ?
— Peut-être... et peut-être que c'est encore un peu le cas, marmonna Jungkook sans oser le regarder.
— Tu... bon sang, c'est insensé : j'ai attendu des mois ce moment, pourquoi es-tu resté si aveugle ? C'est trop tard à présent, je suis heureux avec Hoseok, lui au moins me respecte.
— Je suis désolé. J'espère que tu me pardonneras pour le mal que je t'ai fait. »
Incapable de s'exprimer plus longtemps à ce sujet, Jungkook décida de le clore en rejoignant Soobin, avec qui Hoseok avait cessé de parler quelques instants plus tôt. Ce dernier donc retrouva son compagnon.
Honteux, le lieutenant Jeon garda les yeux rivés au sol. Il se sentait stupide : qu'avait-il espéré en avouant son amour à quelqu'un qui était déjà passé à autre chose ? Avait-il espéré quoi que ce soit ? Il était venu s'excuser, et voilà que Taehyung l'avait incité à admettre des sentiments dont lui-même n'avait pas conscience il y a quelques jours encore. Or, savoir que plus jamais il ne pourrait serrer dans ses bras son cher poète lui causait une telle souffrance dans la poitrine que plus aucun doute n'était permis : oui, il était amoureux de lui.
Toutefois, incapable d'agir avec la tendresse que Taehyung attendait, il n'avait pas compris ce qu'il éprouvait, de sorte qu'il avait interprété cette émotion comme un désir irrépressible de contrôler et posséder son aîné qu'il avait fini par blesser. Il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même.
Sa brutalité et sa jalousie lui avaient fait perdre un homme sous le charme duquel il était tombé au premier regard.
~~~
Le soleil commençait à se coucher quand les troupes s'arrêtèrent sur un terrain herbeux en hauteur. Les soldats tenaient tant bien que mal, mais l'espace suffirait pour quelques heures. Jimin ordonna la halte, et l'on déploya les matelas après un regard inquiet au ciel : il avait plu dans l'après-midi, et bien que l'averse se soit tarie, on craignait d'être surpris par l'orage en plein milieu de la nuit. Samran même avait peiné à retrouver son maître, qu'il avait rejoint environ deux heures plus tôt.
Yoongi néanmoins n'eut pas l'occasion de s'en soucier, car à peine eut-il décidé de leur pause que Jimin convoqua ses lieutenants et le Phénix.
« Les carrières d'Arawen sont à une vingtaine de minutes de marche. En empruntant ce chemin, nous déboucherons sur la route qui y mène. Or, aucun doute quant au fait qu'un comité d'accueil nous attend déjà. L'endroit toutefois est étriqué, on ne peut pas débarquer avec l'armée. Nous prendrons avec nous une vingtaine de soldats, vos meilleurs éléments. Choisissez-en chacun six, et retrouvez-moi ici dans dix minutes. Prévenez vos sergents que la responsabilité du camp leur incombe.
— Puis-je venir ? s'enquit Taehyung, demeuré auprès de son compagnon.
— Je crains que cela ne soit trop dangereux, mieux vaut que vous restiez ici. »
Le poète ne discuta pas sa décision. Yoongi resta avec le général pendant que les lieutenants se dispersaient, et peu après, comme convenu, chacun était prêt pour une nouvelle marche. Ils partirent dans un silence qui témoignait de leur méfiance, attentifs au moindre bruit. Le Phénix pour sa part s'étonnait surtout du paysage : en approchant des carrières, il imaginait trouver une végétation pauvre, un décor essentiellement constitué de roche. Or, au contraire la flore demeurait drue, foisonnante au point qu'on n'y distinguait rien à plus de quinze mètres.
Ils débouchèrent sur une route dégagée qu'ils suivirent peu de temps avant de découvrir un immense précipice bordé de barrières de bois. Yoongi les fixa, stupéfait.
« S'agit-il des carrières ? demanda-t-il sans douter de la réponse.
— Oui, opina Jimin en tendant ensuite le doigt. Et le bâtiment là-bas est notre objectif. »
Yoongi plissa les yeux : la luminosité diminuait et même s'il bénéficiait d'une vue exceptionnelle dans l'obscurité, il lui fallut quelques instants pour apercevoir l'édifice. Un bloc de pierre percé de plusieurs fenêtres – grâce auxquelles le Phénix compta un étage – se dressait au bout du chemin qui longeait le ravin. Un escalier avait été taillé dans la roche afin de mener jusqu'en bas, où se poursuivaient les travaux.
Pas un bruit, pas un mouvement. Yoongi en fut rassuré à peine dix secondes, avant de remarquer que Jimin paraissait quant à lui d'autant plus méfiant. L'Arixien s'expliqua sans qu'il pose la moindre question : « À cette heure, les ouvriers devraient encore être déjà présents sur les lieux. Les Scorpions ont l'habitude de travailler la nuit à la lueur des lanternes, quand il fait frais. »
Alors pourquoi le lieu semblait-il abandonné ?
Les militaires longèrent avec une prudence excessive le garde-corps. Ils finirent par rallier le bâtiment que Jimin comptait fouiller. Ce dernier s'arrêta devant la porte qu'il força d'un coup de talon si violent qu'il la dégonda. Yoongi écarquilla les yeux ; les combattants en revanche ne parurent pas même un peu surpris. À l'intérieur régnait la pénombre, pas une lanterne en vue.
« Yoongi, lieutenant Jeon, avec moi, ordonna le chef. Les autres, vous surveillez. À la moindre suspicion d'attaque, je veux être prévenu. »
Les deux appelés pour leur part se rapprochèrent du général qui les observa tour à tour.
« Lieutenant Jeon, je compte sur vous pour nous couvrir. Yoongi, j'ai besoin d'une lumière qui ne se voie pas depuis l'extérieur – des ennemis rôdent, j'en suis convaincu, et j'aimerais éviter de leur signaler notre position. »
Il approuva d'un hochement de tête, et lorsque le trio entra, il fut aussitôt baigné d'une lueur qui restait confinée entre les murs de pierre car contenue dans un voile d'ombre. Jimin adressa au mage un sourire reconnaissant, puis il observa l'endroit : il s'agissait des vestiaires. Parce que rien d'intéressant ne risquait de se trouver ici, ils poursuivirent leurs repérages, débouchant dans un couloir dont Jimin ouvrit les portes de droites, et Jungkook celles de gauche. Cantine, cuisine, sanitaires, réserve d'outils... puis un escalier qui menait à l'étage.
Ils échangèrent un regard confiant : le cabinet de travail du propriétaire des lieux ne pouvait se situer que là. Ils grimpèrent, Jimin devant, son sabre brandi devant lui, et Jungkook derrière, son karambit prêt à l'attaque. Yoongi se sentait protégé entre eux, avec pour seule mission celle de les éclairer. Les jeunes gens furent soulagés quoique peu étonnés de découvrir en effet des bureaux, ainsi qu'un dortoir auquel ils ne s'intéressèrent pas, tous vides.
« Nous y voilà, souffla Jimin sans relâcher sa vigilance pour autant. Lieutenant Jeon, nous devons trouver tout ce qui concerne Sawa, je veux comprendre ce qui se passe ici. Comptabilité, liens avec le Prince, peu importe : trouvez quelque chose.
— Bien, mon général. »
Jungkook se mit aussitôt à l'ouvrage, tout comme Jimin. Yoongi pour sa part, qui devait rester concentré sur sa lumière, en profita pour observer les lieux. Les chambres recouvraient presque tout l'étage. Il ne dénombrait que trois cabinets de travail séparés par un misérable paravent en dépit de leur décoration ostentatoire : des bureaux de bois sombre, des tables basses et des fauteuils, des commodes sur lesquelles reposaient des bibelots voire un service à thé, et surtout, le plus important, des étagères remplies de livres comptables et de papiers en tous genres. Les années étaient notées sur le dos de chaque codex, ce qui tendait à prouver l'organisation précise du propriétaire.
En revanche, Yoongi releva avec une grimace de dégoût que le ménage ne figurait pas parmi ses priorités : une épaisse couche de poussière recouvrait les meubles. Tous les meubles. Même le bureau et sa chaise. Le Phénix fronça soudain les sourcils, de même que Jimin qui fouillait la bibliothèque.
« Le dernier ouvrage date d'il y a deux ans, remarqua-t-il. Je ne trouve rien de plus récent.
— Jimin... regardez cette poussière. »
Yoongi traça un cercle sur le bureau, autour du crayon posé près d'une liasse de feuilles blanches. Jimin recula, frappé par l'évidence.
« Personne n'a mis les pieds ici depuis deux ans...
— C'est impossible, rétorqua Jungkook qui avait détruit le paravent pour ne pas perdre de vue son supérieur pendant qu'il fouillait la bibliothèque du second cabinet de travail. Enfin... tout l'argent de Sawa provient de ces carrières, et nous savons que le pays est en grande difficulté aujourd'hui. Pourquoi renoncer à leur principale source de revenus ? »
Le général, qui feuilletait le livre le plus récent, se déplaça pour le poser sur le bureau. Il attira ainsi l'attention des deux autres.
« Vous avez en votre possession tous les éléments pour répondre à votre question, mais vous prenez le problème à l'envers, déclara-t-il d'un ton sombre.
— Que voulez-vous dire ? s'enquit son cadet en approchant.
— Tout l'argent de Sawa provenait de ces carrières, comprit soudain Yoongi dans un frémissement, mais elle a fini par s'épuiser, ou du moins par fermer. Les Scorpions ont dû renoncer à leur principale source de revenus, ce qui a plongé le pays dans une grande difficulté.
— Le prix de la nourriture en revanche continuait de grimper, acquiesça Jimin en observant dans l'ouvrage la colonne des dépenses, de sorte que les propriétaires ne pouvaient plus offrir le repas à leurs employés, qui ne pouvaient pour la plupart pas s'acheter autre chose qu'un peu de pain. Je vois que mois après mois, les effectifs baissent de manière drastique. Les bénéfices s'effondrent alors que les dépenses explosent.
— Mais, sans ces carrières... Sawa est ruiné, souffla Jungkook.
— Ils sont entrés dans une spirale infernale lors de la sécheresse, la famine a fait s'écrouler leur économie.
— Pourquoi n'avoir pas demandé l'aide du conseil des Quatre Peuples ?
— Je l'ignore aussi. »
Ils cherchèrent encore des indices, de quoi éclaircir l'ombre qui planait toujours sur cette affaire. Or, ils n'apprirent rien de plus. Plusieurs autres livres confirmèrent ce qu'ils avaient supposé, et Jimin décida qu'il était temps de s'en aller. Il sentait que rester ici rendait Yoongi anxieux, et il ne servait à rien de fouiller un lieu abandonné depuis deux ans pour des explications sur l'attaque menée contre les Phénix. Au moins, ils avaient obtenu une nouvelle pièce du puzzle, car le général en était convaincu : si le Prince s'était retourné contre sa mère, avait résolu de gonfler les effectifs de son armée, et avait perdu les carrières au même moment, cela signifiait que d'une manière ou d'une autre, ces évènements étaient liés.
Et s'ils étaient liés au Prince, alors ils étaient liés à l'assaut contre le village.
Le trio repartit donc en arrière pour rejoindre le reste du groupe qui surveillait les alentours avec une vigilance admirable. Hoseok et Soobin avaient armé leur arc, parés à toute éventualité, et Jimin s'étonna que rien n'ait été tenté contre eux. Il refusait de croire que Mincheol n'ait pas envisagé qu'ils puissent venir jusque-là.
D'autant plus qu'il avait appris de source sûre qu'il y avait eu du mouvement ici dans la journée...
« Partons, ordonna-t-il en sachant qu'il se jetait dans un guet-apens – car si les Sawaï n'avaient pas lancé l'assaut jusqu'à présent, Jimin était convaincu que c'était pour les piéger sur le chemin du retour. Il commence à faire sombre, mieux vaut rentrer vite avant que nous n'y voyions plus. »
Les militaires se mirent en route, leur général devant eux, Jungkook et Hoseok à ses côtés, Yoongi juste derrière auprès de Soobin, à qui Jimin avait confié la mission de surveiller le Phénix pour éviter qu'il lui arrive quoi que ce soit.
De nouveau ils longèrent la paroi de pierre face à laquelle les balustrades empêchaient tout risque de chute. Parce qu'ils bénéficiaient d'assez d'espace pour que plusieurs personnes avancent côte à côte, ils restaient sur leur garde... et tous en même temps s'immobilisèrent quand un caillou dégringola jusqu'au milieu du chemin, quelques mètres devant eux.
Yoongi déploya aussitôt son ombre, aidé par l'obscurité. Concentré sur ses sensations, il sursauta alors que ses yeux voyageaient entre le bout du sentier et l'escarpement qui s'élevait près d'eux.
« Au moins une centaine, souffla-t-il. Droit devant, et là-haut. »
Jimin eut le temps d'enfiler son bracelet, mais pas de demander à Yoongi des précisions : un boucan sourd retentit, et chacun comprit qu'il s'agissait d'un rocher... un rocher qui roulait jusqu'à eux depuis le haut du mur de pierre. Peu nombreux, le groupe se décala d'un même élan. Aucun blessé, aucun mort à déplorer. Du moins pour l'instant. Des torches en effet s'allumèrent à une trentaine de mètres d'eux, dévoilant un effectif conséquent de soldats aux tuniques écarlates.
Yoongi frémit en reculant d'un pas par réflexe. Soobin se plaça devant lui, un bras tendu pour l'inciter à rester en retrait. Le Phénix se baissa dans un mouvement lent et frôla l'onde de son ombre. Il y plongea la main pour en arracher sa boucle d'oreille, qu'il échangea avec celle que Jimin lui avait offerte. S'il devait se battre, il préférait s'assurer de ne pas perdre le contrôle.
Pas une parole ne s'éleva, le combat fut déclaré lorsque Jimin lança deux étoiles d'acier en direction de ses adversaires. L'une termina dans le front d'un homme, l'autre fut stoppée par le général sawaï qui leva son gantelet. Soobin et Hoseok réagirent les premiers : déjà armés de leur arc et leurs flèches, ils tirèrent, imités par les soldats qui les accompagnaient. Jungkook pour sa part dégaina son jingum et son karambit, impatient d'en faire goûter les lames à ses ennemis.
Les Scorpions déferlèrent sur le chemin, attaquant à la manière d'une marée humaine. Les archers la transpercèrent sans parvenir à l'arrêter.
« Yoongi, reculez ! » ordonna Soobin.
Mais le Phénix n'écoutait pas. Il observait la route, et dessinait dans son esprit un épais mur d'obscurité, prenant en compte la vitesse des Sawaï. Le lieutenant Choi se tourna vers lui pour l'inciter une fois de plus à s'en aller, toutefois il changea d'avis en découvrant le mage plus concentré que jamais. Yoongi tendit la main en direction de la paroi rocheuse à leur droite.
Encore une seconde, juste une seconde...
Les Scorpions ne virent pas le mur d'ombre qu'il avait dressé sur le côté du chemin. D'un geste magistral, le Phénix ordonna à sa création de balayer la route : les ténèbres bousculèrent une trentaine de combattants de côté, détruisant le garde-corps pour les précipiter dans le ravin. Des cris d'horreur résonnèrent parmi les écarlates projetés dans cet abîme, se répercutant en un écho terrifiant contre les parois environnantes.
Soobin demeura coi devant cette démonstration de force et d'astuce : avec un simple sort, Yoongi avait mis hors-jeu près du tiers des troupes qu'il avait détectées. Admiratif, il n'en oublia pas pour autant son devoir. Il réarma son arc pour poursuivre l'hécatombe tandis que Jimin et Jungkook, accompagnés par les soldats habitués au corps à corps, se jetaient dans la mêlée.
Yoongi observa le massacre avec une frustration grandissante : dans l'obscurité et de loin, il distinguait mal les couleurs de chacun. Comment venir en aide, dans ce cas, aux Arixiens ?
Il posa la main contre sa boucle d'oreille qui, du fait du geste, fut collée contre son cou. Il pouvait y arriver, il en possédait la force, l'énergie, et désormais l'endurance. Une profonde inspiration, puis il souffla. Ses yeux ensorcelants se levèrent sur la bataille.
Pour Arixium, Tyfodon, et pour son village.
Les bras le long du corps, il ferma les poings, y concentra toute sa magie, puis les rouvrit soudain pour laisser exploser ses pouvoirs. Une lumière jaillit, peu intense mais suffisante afin d'y voir sans éblouir. À peine une seconde plus tard néanmoins, tous les Scorpions se retrouvèrent immobilisés, à la merci des Aigles. Jimin virevolta, agissant au plus vite car il savait les sorts de son ami peu stables et surtout énergivores. Il ne restait que peu d'ennemis encore debout quand la clarté disparut et que les Sawaï reprirent le contrôle d'eux-mêmes.
Yoongi vacilla ; Soobin intervint pour le soutenir.
« Vous êtes formidable ! le félicita-t-il. Grâce à vous, nous... »
Des cris de rage le coupèrent. Ils ressemblaient à un borborygme, aux hurlements étouffés d'une créature de la nuit. Jimin resserra sa poigne sur son jingum, Hoseok tira sa dague de son fourreau, à court de flèches. Yoongi ne parvint pas à déployer son ombre à plus d'une centaine de mètres, épuisé, mais cela lui suffit à percevoir un afflux massif de soldats.
« Les fumiers ! feula le lieutenant Jeon. Ils ont pris exemple sur votre technique, mon général !
— Je vois ça. Ils apprennent vite, mais il faut leur expliquer longtemps. »
Les Scorpions après tout s'étaient fait piéger à deux reprises de cette façon : lors des arrivées des lieutenants Jung et Choi. À leur tour d'exténuer leur ennemi avec une première vague pour porter le coup de grâce avec la seconde.
Yoongi se sentait encore capable de lutter, néanmoins utiliser deux sorts à la fois l'avait essoufflé. Comme un sprint, il avait fourni un effort considérable en un laps de temps très bref. Il devait récupérer un peu avant de pouvoir agir de nouveau.
Les Tyfodoniens se joignirent à leurs alliés céruléens, un violent affrontement éclata. Jimin enchaînait les assauts sans faiblir, dès que son adversaire laissait deviner une faille, il s'empressait de l'exploiter, et lorsqu'une brèche lui était offerte, il en profitait pour tirer ses étoiles d'acier. Jungkook près de lui tenait un rythme similaire dont Yoongi savait néanmoins qu'il le fatiguerait vite... et des soldats ne cessaient d'arriver en renfort. Le barrage formé par les militaires Aigles et Tigres risquait de céder à tout instant, et le mage peinait à retrouver son souffle. Il trembla.
Les Scorpions l'avaient repéré, il avait illuminé les lieux, impossible de ne pas en déduire qu'il se trouvait parmi les troupes... et du fait de son retrait, seul protégé par les lignes arixiennes, son identité était révélée. Il toussa en se penchant vers l'avant, puis il se détourna du combat en entendant des bruits provenant du lointain derrière lui. Un frisson d'horreur courut le long de sa colonne vertébrale quand son regard se posa sur le bâtiment qu'ils fouillaient encore quelques minutes plus tôt.
Une horde écarlate fondait sur eux pour les étouffer. Vite alerté par le tintement des armures, le général s'en rendit compte à son tour. Avec un calme presque effrayant, il ordonna à Soobin de prendre sa place au-devant du danger. Déstabilisé par la défection de son chef, Jungkook voulut lui demander ce qu'il espérait faire. Au même moment, il s'aperçut des forces sawaï qui approchaient en sens inverse. Déconcentré l'espace d'un trop long instant, il ne remarqua pas la silhouette qui s'était avancée. Quand il se retourna, ce fut pour voir arriver juste à temps un coup qu'il para de façon maladroite : la lame adverse glissa sur son avant-bras. De surprise autant que de douleur, il faillit en lâcher son karambit. Un second assaut s'ensuivit presque aussitôt, visant cette fois son ventre. Jungkook s'apprêtait à répliquer lorsque l'homme fut bousculé, si fort qu'il passa par-dessus le garde-corps.
« Toujours couvrir ses arrières, cet homme aurait dû continuer de surveiller le reste du combat au lieu de se focaliser sur vous, sourit Hoseok en se frottant l'épaule. Est-ce que tout va bien ? »
Avant même que Jungkook ne réponde, le Tyfodonien fit volte-face pour parer un coup de sabre. Habile, puissant et malin, il agissait avec un talent remarquable. Jungkook peinait à réaliser que celui qu'il considérait comme son ennemi venait de lui sauver la vie dans le plus grand des calmes... et, surtout, que cet homme avait réussi, avec peu d'élan, à jeter par-dessus la balustrade un Sawaï.
Quelles ressources !
Jungkook tourna un bref regard à l'arrière : Jimin et Yoongi discutaient, le Phénix semblait opiner à ce qu'il lui indiquait. Rappelé malgré lui par le combat, le lieutenant se détourna d'eux, la gorge toutefois nouée de constater que de l'autre côté, les Sawaï n'en avaient plus que pour une trentaine de secondes avant de les prendre en étau. Cette fois, plus rien ne pourrait les sauver, d'autant que Yoongi était trop affaibli pour assassiner autant de monde à la fois.
Veillant à utiliser aussi peu que possible son bras blessé, Jungkook taillait au jingum un chemin dans les lignes ennemies. Or, plus il en tuait, plus il en arrivait. Les battements erratiques de son cœur lui paraissaient résonner, pourtant il ne ralentissait pas le rythme. L'adrénaline dévalait ses veines à la manière d'un fleuve furieux, et avec l'énergie du désespoir, il exécutait son devoir. Il protégeait Arixium, il rendait justice. Sa vie pour les siens.
Soudain, alors qu'il abattait son arme sur un adversaire, sa lame ricocha contre un mur d'ombre si épais qu'il ne voyait pas au travers. Stupéfait, il recula, imité par ceux qui combattaient près de lui. Ils levèrent d'un même mouvement la tête pour découvrir qu'ils étaient abrités sous un véritable dôme magique. Ils échangèrent des regards emplis d'incompréhension puis se tournèrent pour interroger leur général. Aux côtés de Yoongi qui, les bras écartés, maintenait de son mieux la protection, Jimin pour sa part demeurait aussi calme qu'à l'accoutumée.
« Général, qu'est-ce que... »
Une vivelumière surgit de l'obscurité ; un bruit sourd tonna, si puissant que le solvibra.
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