Chapitre 65

« L'erreur des forts est de croire que les faibles ne pourront jamais les écraser. »

– Ji Sangpo, De la guerre.


Sans surprise, Seokjin trouva l'Assemblée close, interdite aux citoyens ordinaires. Deux gardes en surveillaient la porte et demandèrent au Tyfodonien ce qu'il désirait.

« Kim Namjoon. Que lui est-il arrivé ? asséna-t-il d'une voix sèche.

— Nous ne savons rien de ce qui se passe à l'intérieur, répondit avec méfiance un des deux soldats. Nous veillons sur la porte extérieure, nous ne sommes pas présents à la séance, comme vous pouvez le constater.

— Je dois lui parler tout de suite, pouvez-vous lui transmettre un message de ma part ?

— Nous non plus ne sommes pas autorisés à entrer, et nous allons devoir vous demander de vous éloigner à présent.

— Mais je...

— Je vais vous le demander une dernière fois, après je vous ferai moi-même reculer. »

Seokjin ravala ses craintes et descendit les marches une par une, abattu. Il semblait porter un poids si lourd que ses pas eux-mêmes en furent ralentis. Il partit s'installer sur un banc près du bâtiment sur lequel il garda les yeux braqués. Les sentinelles échangèrent un regard perplexe avant de retrouver un visage impavide.

Les heures s'écoulèrent, stressant toujours plus Seokjin que sa nervosité convainquait que quelque chose de préoccupant se passait. Il ignorait pourquoi un tel pressentiment se déclarait maintenant, il ignorait pourquoi il n'avait pas éprouvé cette impression de manière si vive quand Namjoon avait été attaqué. Ce qu'ils s'étaient avoué les avait-il liés d'une façon qu'il ne pouvait pas comprendre, ou bien Seokjin s'inquiétait-il pour rien ?

Oh comme il aimerait se méprendre !

Enfin le soleil atteignit son zénith, et les députés apparurent par petits groupes, tous en train de discuter, la mine grave – rien de bien surprenant. Namjoon néanmoins manquait à l'appel. Seokjin le connaissait assez pour affirmer qu'il sortait parmi les premiers : peu apprécié des membres de l'Assemblée, il ne prenait presque jamais le temps de bavarder avec ses pairs au sortir des séances. Il aurait dû quitter le bâtiment en premier.

Seokjin avait bondi de son banc aussitôt que la porte s'était ouverte. Plusieurs têtes se tournèrent peu à peu dans sa direction, des murmures s'élevèrent entre les hommes et les femmes élus par les citoyens arixiens, et enfin une dame d'une soixantaine d'années s'avança vers le Tyfodonien sur le visage de qui se lisait son inquiétude.

« Vous êtes l'esclave de Kim Namjoon, n'est-ce pas ? demanda-t-elle avec douceur.

— Il m'a affranchi, je ne suis plus son esclave.

— Pardon, l'information n'est pas arrivée jusqu'à moi.

— Où est Namjoon ?

— Votre ami a été arrêté avant même le début de la séance, arrêté pour trahison.

— Pour... p-pour trahison ?

— Il sera jugé demain après-midi pour son crime. Je... on prétend les preuves accablantes, je ne pense pas qu'il s'en sortira.

— Non, non... que s'est-il passé ? Quelles sont ces preuves ? paniqua Seokjin alors que tout son corps se mettait à bouillonner.

— Je n'ai pas plus d'informations, les soldats l'ont accusé de trahison et l'ont emmené. Je suis désolée.

— Namjoon aurait trahi Arixium ? Mais qui peut croire à de pareilles bêtises ?

— L'ordre émane forcément d'un des empereurs, voire des deux. Seuls eux peuvent prononcer une décision d'arrestation pour la fomentation d'un complot contre la nation.

— Par Pyros, pourquoi faut-il que cela lui tombe toujours dessus ? geignit Seokjin en enfonçant la tête entre ses mains, désespéré.

— Courage, mon garçon. »

Et elle s'en alla, abandonnant le pauvre Tyfodonien au milieu d'une foule de regards curieux et de murmures acerbes. Il le savait, ils accusaient Namjoon, ils s'étonnaient ou au contraire se chuchotaient qu'ils se doutaient que cet homme trop parfait cachait un sombre secret. Un complot contre Arixium, bon sang, l'une des inculpations les plus graves qui existent ! Qui avait inventé pareille baliverne ? Comment avait-il réussi à étayer ses calomnies ?

La question du mobile, en revanche, Seokjin ne se la posa pas une seconde. Être détesté, pour Namjoon, c'était comme respirer : inné. Son cas désespérait son aîné qui passait son temps à s'inquiéter pour lui.

Seokjin s'en alla, abattu mais pas vaincu. Il disposait de vingt-quatre heures pour plaider la cause de son compagnon – et dire qu'il craignait quelques heures plus tôt de travailler avec lui, voilà qu'il allait tenter de le défendre lors de son propre procès ! Il songea un instant qu'il pourrait, s'il remportait cette affaire, supplier Namjoon d'arrêter la politique, mais... cela reviendrait à couper les ailes si majestueuses de son bel Aigle. Il serait si cruel, si égoïste, de lui réclamer de cesser ce pour quoi il vivait.

Seokjin poussa un soupir de dépit en se hâtant. Il serpentait dans les rues de Noria sans la moindre hésitation. Il ne rentrait pas chez lui : il se rendait chez la seule personne assez puissante pour lui fournir quelques explications, et même s'il la connaissait à peine, il savait qu'en mentionnant le député Kim ainsi que le général Park, il gagnerait son intérêt.

Avec elle pour alliée, il accèderait aux preuves forcément falsifiées de l'accusation.

~~~

Le soleil avait pris une teinte plus foncée, typique d'une fin d'après-midi, alors qu'il se couchait à l'horizon. Il baignait d'une lumière dorée la pièce dans laquelle se trouvait une large table qu'entouraient une dizaine de sièges, dont un trône finement ouvragé. Aux murs on avait accroché de majestueuses tapisseries aux différentes nuances d'écarlate, le tout offrant une décoration qui aurait pu paraître chaleureuse si des armes aux lames damasquinées de cuivre rouge n'avaient pas été exposées sur de discrets crochets.

Elles donnaient l'impression de saigner.

Des hommes et des femmes discutaient, tous assis sur des fauteuils, le regard sérieux se promenant d'un conseiller à l'autre alors qu'ils échangeaient leurs opinions. Sur leur visage se peignaient différentes émotions, mais toutes témoignaient de leur implication dans les débats. Ils portaient de riches vêtements agrémentés de bijoux clinquants, preuves de leur statut.

Le brouhaha qui saturait la pièce se tut aussitôt que la poignée de la porte fut pressée et que le battant s'ouvrit... ou plutôt qu'il alla claquer contre le mur. Le prince Mincheol de Sawa entra en trombe, les traits sévères. Son corps tendu laissait présager le pire quant à son humeur. Ses conseillers ne se souvenaient pas l'avoir un jour observé dans un état pareil. Il paraissait prêt à semer la mort.

Le jeune homme s'installa à son trône. Inutile pour lui de parler, ses mouvements eux-mêmes menaçaient quiconque oserait prendre la parole sans son autorisation. Sa présence à elle seule écrasait celle de tous les nobles réunis ici.

Le Prince parcourut de son regard onyx le petit groupe.

« J'espère que l'on vous a indiqué la raison de votre présence ici. »

Aucune réponse, ils se contentèrent d'acquiescer.

« Très bien. Le général Park a attaqué nos troupes à l'endroit où nous avions envoyé des renforts... tout comme nous avions des renforts à Karnagion. Et qu'a-t-on trouvé dans le canyon ? Des dizaines, des centaines de corps des nôtres morts sans une seule blessure, le visage figé sur une expression d'horreur. »

Le regard de Mincheol parcourut la dizaine de personnes installées autour de la table. Aucune ne le soutint. Parce qu'il parlait d'une voix calme, il s'imposait d'autant plus.

« Peut-on me rappeler combien de personnes ici étaient convaincues que le Phénix ne poserait aucun problème ? ironisa-t-il d'un ton candide. Ah, oui, je me rappelle : j'étais le seul à affirmer que nous devions l'arrêter avant qu'il ne développe ses pouvoirs. J'imagine que vous me croyez, désormais, je n'ai pas besoin d'un tour de table... »

Devant le silence de ses conseillers, il poursuivit.

« Et encore, j'évoque le Phénix, mais par Pyros, j'ose espérer qu'il ne cache plus d'autres contingents dans sa manche, car ce petit jeu commence à me fatiguer. Ses effectifs ont doublé entre son entrée sur notre territoire et aujourd'hui. »

Aucune réaction. Tout le monde demeurait muet autour de lui. Mincheol les foudroya du regard.

« J'ai dit : ses effectifs ont doublé, par Pyros ! Il nous combat, il nous anéantit, et il gagne des soldats ! Et pas n'importe lesquels ! Les meilleurs de Tyfodon ! Il se murmure même que Choi Soobin aurait rejoint ses rangs ! » tempêta-t-il en écrasant ses poings sur la surface de la table de bois massif qu'il fissura sans y prendre garde.

Son visage était agité par des tics nerveux. Lui qui savait rester impassible, toujours prompt à cacher et mentir, impossible de dissimuler sa fureur.

Un des conseillers sursauta, ce qui agaça d'autant plus Mincheol, qui dirigea son attention sur lui.

« Vous et toute votre bande de bouffons avez commis des erreurs qui nous ont coûté cher et risquent encore de nous voler bon nombre de soldats. Le général Park approche, et au sud les Akashites continuent de nous causer du tort jusqu'à l'intérieur du territoire sawaï. S'ils continuent ainsi, ils vont réussir à nous détruire. Qui ici a envie de revivre les heures sombres de la grande sécheresse ? Qui a envie de voir de nouveau ses enfants mourir ? »

Il dirigea son regard acéré sur une femme vêtue d'une robe élégante mais bien plus modeste que ses pairs. Une larme coulait sur sa joue alors que son corps tendu à son maximum prouvait qu'elle retenait de son mieux ses émotions.

« Ces pays nous ont brisé, cracha Mincheol, à nous de leur rendre la pareille. Quand nous étions au fond du gouffre, ils nous ont regardés mourir sans intervenir, conscients qu'ils auraient pu nous sauver. Qu'ils s'en mordent les doigts, à présent. J'ai pris la décision – sans vous consulter, vous ne m'en voudrez pas – de rapatrier l'essentiel de nos soldats à la capitale et aux alentours. Il apparaît que notre petit pigeon souhaite passer dans les montagnes du nord pour redescendre ensuite vers Hurna... et vous, bandes d'idiots, seriez sans doute enclins à précipiter nos hommes au mauvais endroit, mais pour ma part, j'ai réfléchi plus d'une seconde avant d'émettre une hypothèse : Park Jimin ne viendra pas tout de suite à nous. Je suis convaincu qu'il va se rendre d'abord aux carrières d'Arawen.

— Aux carrières ? Mais pourquoi ? demanda un conseiller.

— Parce que voilà des mois que cet homme cherche des informations à propos de nos plans. Il doit se douter qu'il trouvera quelque chose d'intéressant là-bas, d'autant plus qu'ensuite, il pourra rejoindre la capitale grâce aux plaines désertes qui lui permettront de reformer son armée avant d'attaquer. Si en revanche il prenait le chemin le plus rapide, il déboucherait sur une route toute proche alors que ses soldats seraient encore en train de marcher en file indienne. Or, contrairement à vous, le général Park n'est pas si stupide.

— Alors pourquoi rapatrier les soldats à la capitale, et non à Arawen ?

— Qui veut répondre à ce pitre ?

— Nous pourrons envoyer des soldats dans les carrières, affirma la femme qui avait balayé les larmes qui lui avaient échappé, mais elles ne sont pas accessibles à une armée, pas même à une troupe. Et puis combattre au bord du précipice pourrait s'avérer très dangereux pour les nôtres, et nous avons déjà perdu l'essentiel de nos nouvelles recrues. »

Mincheol approuva d'un hochement de tête sombre. Des milliers de jeunes désespérés avaient choisi de s'enrôler pour subvenir aux besoins de leurs familles, et voilà ce qu'ils étaient devenus : des corps, des cendres, des souvenirs qui se perdaient et se confondaient. Il restait certes bon nombre de soldats de métier, les plus forts, mais le Prince regrettait de toute son âme la mort de ces garçons et ces filles à peine adultes mais déjà percés par les lames ennemies.

Le général Park le paierait cher, très cher.

« J'ai envoyé un détachement accueillir nos camarades à Arawen, affirma-t-il. Le général Park ne s'en sortira pas. Même s'il prévoit que nous risquons de l'y attaquer, il n'aura pas amené assez d'hommes. Et pendant que les nôtres l'attaqueront à Arawen, plusieurs troupes fondront sur son armée qu'il aura laissée derrière lui – grave erreur tactique. »

Cette fois, ni Park Jimin ni Min Yoongi ne lui échapperaient.

~~~

Seokjin frappa à la porte avec une terrible appréhension au ventre. Il n'avait trouvé aucune alternative : si on refusait de le recevoir, il perdrait Namjoon.

Une femme ouvrit, un peu plus jeune que lui. Elle lui adressa un regard surpris, étonnée de découvrir un Tyfodonien sur son domaine. Une longue cicatrice courait le long de son visage, et une de ses jambes demeurait enroulée dans des bandages. Seokjin avait beau savoir ce qui lui était arrivé, il frémit d'horreur, bouleversé à l'idée que cette pauvre demoiselle avait subi un tel calvaire. Elle s'apprêtait à prendre la parole quand un homme la dépassa d'un mouvement protecteur.

« Bonjour, que désirez-vous ? s'enquit-il d'un ton neutre.

— Je... Bonjour monsieur Lee, je souhaiterais m'entretenir avec vous au sujet...

— Je n'accepte aucun entretien sans rendez-vous, je suis occupé, voyez-vous.

— Pardonnez-moi, mais c'est d'une urgence vitale, je...

— Eh bien prenez rendez-vous au plus vite avec mon secrétaire, le coupa-t-il encore alors qu'il s'éloignait déjà du battant pour refermer la porte.

— Non, je vous en prie, le député Kim Namjoon risque gros, c'est un des plus proches amis du général Park, j'ai besoin de vous ! gémit Seokjin en se retenant de le suivre.

— Namjoon a besoin d'aide ? intervint Huyeon.

— Vous le connaissez, n'est-ce pas ?

— Qui connaît Jimin me connaît aussi. Namjoon venait parfois ici avec lui quand a commencé ma convalescence. Les midis, il ne travaillait pas et pouvait se permettre un crochet par chez moi. »

Ce qui expliquait pourquoi Seokjin ne se présentait jamais avec son maître : lors de ses pauses méridiennes, Namjoon ne rentrait pas toujours. De plus, il savait mieux que quiconque qu'il aurait été très mal vu que le jeune député invite son esclave à venir avec lui s'entretenir avec la commandante Lee et son général dans la villa d'un des hommes les plus riches d'Arixium. On l'y aurait mal accueilli, ou du moins on l'aurait regardé de travers.

Huyeon se tourna vers son père. Malgré ses blessures, son corps demeurait tonique, et elle dégageait un fort charisme.

« Je vais m'entretenir avec lui.

— Mais Huyeon, c'est un... enfin...

— Je suis l'ancien esclave de Namjoon, il m'a affranchi. À présent, je suis son associé, affirma Seokjin – et le dire à voix haute lui procura une chaleur qu'il ne s'expliquait pas.

— Père, je veux lui parler. »

Elle n'avait pas quitté du regard l'homme qui finit par céder à la volonté de sa fille, incapable de résister aussi bien à son tempérament enflammé qu'à ses grands yeux sombres emplis de détermination. Il s'en alla sans un mot, preuve qu'elle avait gagné. Ravie, Huyeon invita Seokjin à lui raconter ce qui s'était passé : elle l'entraîna dans un petit salon puis lui offrit un verre de jus qu'il accepta avec joie. Il lui exposa son problème, concluant ainsi : « J'ai besoin de récupérer ces prétendues preuves pour les étudier et les contrer demain au procès. Je suis avocat de la défense, j'y ai légalement un droit d'accès, mais... vous et moi savons que du fait de mon ancien statut, peu importe qui je suis aujourd'hui, on me refusera ces documents. Sans quelqu'un de haut placé, aucune chance que je puisse sauver mon ami...

— Je vois... j'aimerais beaucoup vous aider, mais ma position n'est pas encore assez importante. J'en connais un en revanche à qui les empereurs ne sont pas en position de refuser une petite requête, surtout s'il parle pour un avocat de la défense – inutile, après tout, de mentionner votre nom. »

Elle tourna un rictus malicieux en direction de l'extérieur, où Seokjin avait vu l'ancien homme politique se rendre pour une petite promenade dans son jardin. Il esquissa une moue sceptique.

« Pensez-vous qu'il pourrait accepter ?

— C'est mon père, s'esclaffa-t-elle, il suffit que je lui fasse mes yeux de chien battu pour qu'il cède à tous mes caprices. Et s'il ne craque pas, je lui sortirai l'excuse de la pauvre infirme – cela n'a aucun rapport avec notre affaire, mais je ne doute pas que la technique fonctionnera. J'en ai pour cinq minutes, ne bougez pas ! »

Et malgré sa jambe blessée, elle partit avec entrain. Seokjin finit par se rassurer : Huyeon était une femme d'action, une personne habituée à se battre pour la justice. Enfermée ici depuis des mois, pas étonnant qu'elle saute sur la moindre occasion de reprendre du service.

Comme prévu, la jeune commandante revint peu après, un large sourire au visage.

« Père est parti discuter avec les empereurs pour en apprendre plus au sujet de cette affaire. Il sera de retour avant ce soir, je pense. Accepteriez-vous de me tenir compagnie ?

— Moi ? Je ne pense pas que...

— Je suis très curieuse au sujet de votre relation avec le député Kim. Depuis combien de temps vous aimez-vous ? s'enquit-elle avec un air si innocent qu'il déstabilisa Seokjin.

— Je... j-je... pardon ?

— Oh pitié, l'affection que vous lui portez crève les yeux, et si vous êtes resté à ses côtés alors qu'il vous a affranchi, je suppose que cela signifie que vos sentiments sont réciproques. Dites-moi tout. »

Avec un sourire angélique, elle posa son menton sur le dos de ses mains, coudes sur la table. Seokjin s'empourpra aussitôt. Il ne parvint pas à soutenir son regard, mort de honte : comment pouvait-il se révéler si transparent ?

Dans un soupir de dépit, il se ressaisit, et il osa avouer à voix basse que Namjoon et lui avaient décidé de se mettre en couple au moment où leur relation de maître à esclave avait disparu : quand Namjoon l'avait affranchi, quelques jours plus tôt à peine. Huyeon l'écoutait avec une admiration mêlée de tendresse : la puissante guerrière adorait les belles histoires d'amour – sa plus grande et humiliante faiblesse. Elle se délectait de ce récit empreint de douceur, toutefois son regard se durcit lorsque Seokjin évoqua la façon dont il avait été accusé à tort pour tentative de meurtre puis torturé.

« Quelle horreur, heureusement que cela ne pourra plus jamais se produire, commenta-t-elle avec une moue dégoûtée.

— Oui... pour tout vous dire, je suis soulagé d'avoir été interrogé de cette façon.

— Soulagé ? Je ne comprends pas...

— Ainsi, Namjoon a pris ma défense, a prouvé que la torture desservait la justice, et il a réussi à la faire abolir. Parce que j'ai été torturé, Namjoon, lui, ne le sera pas lors de son interrogatoire au sujet de sa prétendue trahison.

— En espérant que la loi soit respectée...

— Le chef de la garde est quelqu'un de sage, je veux croire qu'il respectera la décision approuvée par l'ensemble de l'Assemblée et acclamée par Arixium. S'il s'agit de Namjoon lui-même... je pense qu'il surveillera l'interrogatoire. Ils se connaissent un peu.

— Je l'espère de tout cœur. »

Un silence aussi lourd qu'une chape de plomb recouvrit la pièce quelques instants, après quoi la conversation reprit sur des sujets plus légers. Ils échangèrent plusieurs heures durant, jusqu'à ce que les bougies remplacent les rayons du soleil. Alors enfin le père de Huyeon rentra, la mine grave, des documents sous le bras.

« Est-ce que tout s'est bien passé ? s'inquiéta la commandante.

— Nous avons discuté, l'empereur et moi. J'ai vu les preuves que je vous amène... elles sont de très mauvais augure – et il faudra rendre ces documents demain matin au plus tard.

— De mauvais augure ? Que voulez-vous dire ?

— Que je ne vois pas comment vous pourrez prétendre un coupable innocent.

— Père !

— Son implication ne fait aucun doute, j'en suis désolé.

— Quelles sont les preuves ? s'enquit Seokjin en conservant un calme froid.

— Des lettres échangées avec le général Park Jimin. Le député Kim Namjoon est accusé d'avoir fomenté avec lui un complot contre les empereurs, ce qui explique pourquoi Namjoon a aidé le général en secret afin de grossir ses rangs. Dans les lettres, tout concorde : qu'il s'agisse des dates, des informations, tout correspond.

— Puis-je les voir ?

— Bien sûr. »

Il tendit le paquet à Seokjin qui s'en empara pour le placer sur la table devant lui. Il approcha une chandelle afin de les examiner. Celles provenant du général Park, il ne pouvait pas en dire grand-chose pour l'instant, en revanche, en ce qui concernait celles écrites par son bien-aimé...

« La tentative est bonne, mais ce n'est pas tout à fait l'écriture de Namjoon. C'est l'écriture de quelqu'un qui a essayé de la copier.

— Mais...

— Je suis catégorique, l'interrompit Seokjin – et couper la parole à un noble Arixien pour la première fois de sa vie dans ces circonstances l'amusa presque.

— Vous ne pouvez pas affirmer une telle chose sans avoir étudié d'abord son écriture, contra pourtant l'homme.

— Justement.

— Je ne vous suis pas.

— Par Pyros, monsieur, à votre avis, est-ce qu'un homme à la fois député et avocat a le temps de rédiger au propre chacun de ses discours pour l'envoyer lui-même à un éditeur qu'il aura méticuleusement sélectionné parmi tous ceux qui le supplient de travailler avec lui ?

— Voulez-vous dire que c'est vous qui les écriviez ? s'étonna monsieur Lee.

— En effet, et que pour m'assurer de ne pas me trahir et de ne pas mettre mon maître dans l'embarras, j'ai étudié son écriture que j'ai tenté de recopier trois semaines durant avant d'enfin réussir à l'imiter de façon presque exacte. Et je peux vous dire que sur cette prétendue lettre écrite par Namjoon, la boucle des "e" est bien trop large, et les "l" trop petits. Par ailleurs, j'ai un certain talent pour savoir qui écrit, et je peux vous dire que les caractéristiques que je viens de vous citer sont typiques... de Na Dongho. »

Pour une fois que son étrange talent lui servait à autre chose que recopier l'écriture de Namjoon ! Seokjin néanmoins ne se sentait pas rassuré pour autant : ce fauteur de trouble de Na Dongho, même derrière les barreaux, parvenait avec l'aide de quelques-uns de ses maudits sbires à semer la zizanie. Ses manigances devenaient de plus en plus agaçantes...

« Je veux bien vous croire, affirma Huyeon, mais comment faire en sorte qu'au procès, l'accusation ne trouve rien à redire ? On vous reprochera soit de n'être qu'un esclave inculte, soit d'être du côté de Namjoon du fait de vos sentiments qui, pardonnez-moi, se voient comme le nez au milieu de la figure. Le jury risque de refuser de vous prendre au sérieux.

— Je sais bien, admit-il d'un ton grave.

— Que comptez-vous faire ?

— Ce que je fais de mieux : je vais rédiger un discours et préparer des preuves irréfutables pour l'étayer. »

~~~

Namjoon n'avait pas dormi de la nuit, abattu par les calomnies. On avait refusé de lui expliquer les faits, prétextant que « tu sais très bien ce que tu as fait, ordure ». Parce que les bourreaux n'étaient plus autorisés à torturer les prisonniers lors des interrogatoires, ils prenaient plaisir à le garder dans un flou insupportable qui le rongeait. On lui avait posé d'innombrables questions auxquelles il n'avait pas su répondre, abasourdi lui-même par ce qu'on lui reprochait. Comment avait-on réussi à se débrouiller pour l'accuser de trahison ?

Et surtout, comment les empereurs avaient-ils pu se faire berner si facilement ? Le premier était un général admiré par le peuple, le second un ancien homme politique qui...

Le souffle de Namjoon se coupa alors que ses yeux s'écarquillaient et qu'il bondissait de la planche de bois maintenue au mur qui lui servait de banc : Seo ! Il avait côtoyé l'Assemblée plusieurs années pendant lesquelles Na Dongho lui-même s'y trouvait – et qui d'autre que ce misérable fourbe pour fomenter pareil complot contre lui ? Namjoon se rappelait la désagréable réflexion qu'il lui avait adressée quand les deux dirigeants étaient venus chez lui. Bien sûr que cet homme peu habitué à ce qu'on le reprenne avait mal vécu cet affrontement de regard, bien sûr qu'il avait dès lors commencé à percevoir Namjoon comme un rival, un politicien capable de lui voler sa place d'empereur ! Ces derniers temps, le jeune député remportait toutes ces affaires, Noria ne jurait plus que par lui : il était devenu sans même s'en rendre compte un concurrent puissant dans la course au trône d'Arixium !

Il voulut se frapper le front contre le mur de sa geôle : quel sot, il n'en avait fait qu'à sa tête ce jour-là ! Seokjin avait eu raison de le sermonner, il avait coupé l'herbe sous le pied à un individu qui ne supportait pas que l'on blesse son ego surdimensionné. Il ne pensait alors qu'à défendre son bien-aimé, jamais il n'avait envisagé que cela puisse se retourner contre lui... pourtant, rien d'autre ne lui venait, du moins rien de si logique.

L'accusation de trahison passait nécessairement par les empereurs, eux seuls pouvaient décider s'ils souhaitaient poursuivre le suspect... et par malheur, le peuple contredisait peu ses souverains. La quasi-totalité des accusations de trahison débouchait sur une condamnation à mort, et celles qui n'y aboutissaient pas ne se terminaient pas mieux, puisqu'elles n'aboutissaient pas au motif que le prisonnier s'était suicidé dans sa cellule ou bien avait succombé à son interrogatoire.

Il s'agissait de toute façon non d'un procès mais d'une parodie, rien de plus qu'une comédie : aucun avocat n'acceptait de défendre quelqu'un inculpé pour de tels faits, d'une part parce que cela donnait mauvaise réputation, et d'autre part parce que même avec une opposition en béton, le jury préférait toujours pencher du côté du chef de la nation et voter coupable. Namjoon avait tenté d'inverser la tendance, de défendre l'indéfendable. Il avait échoué, audience après audience, au point qu'il avait cessé, environ un an plus tôt, d'accepter les demandes liées à une accusation de trahison. Qu'il s'agisse de soutenir ou d'accabler, il refusait de façon systématique : hors de question pour lui de prendre part à cette mascarade.

Or, pour des procès si graves, aucun avocat n'était commis d'office aux prévenus, qui se retrouvaient à devoir assurer eux-mêmes leur défense alors que, la plupart du temps, ils ignoraient les preuves, et que de toute façon ils se trouvaient dans un état bien trop misérable pour prononcer un plaidoyer.

Namjoon était perdu, il se savait condamné... pourtant il n'arrivait pas à se sentir triste. Quelque chose en lui, une partie infime dans son cœur, le maintenait loin du gouffre. Peut-être la stupeur l'empêchait-elle d'éprouver quoi que ce soit. Malgré son besoin viscéral de comprendre ce qui s'était passé, malgré les questions qui le rongeaient, il pensait à sa possible mort avec un détachement tel qu'il en viendrait presque à croire que... que quoi, au juste ? Qu'il survivrait ? Ridicule, pourtant oui, voilà ce que son indifférence lui semblait traduire : il se moquait bien de ce procès, car il vivrait toujours à travers ses textes, à travers ses convictions.

À travers l'âme de Seokjin, qui s'était liée à la sienne le jour où ils s'étaient embrassés pour la première fois.

Peut-être était-ce cela, la raison de son calme : Seokjin était en bonne santé et libre. Il ne craignait rien, et il hériterait en prime d'une bonne partie de ses biens. Namjoon chercha au fond de son cœur, et il y trouva un sentiment si puissant qu'il le réconforta : il était persuadé qu'en ce moment même, où qu'il soit, Seokjin pensait à lui et lui promettait que tout se passerait bien.

« Oui, murmura-t-il pour lui-même, tant que toi tu iras bien, alors tout se passera bien, mon amour. »

Il posa les mains contre son cœur, et un sourire se dessina sur son visage. Son magnifique Seokjin...

Les heures passèrent à une vitesse indéfinissable tandis qu'il essayait de transmettre à travers ce lien tout son amour avec l'espoir naïf que son compagnon le ressentait. Il ne désirait que son bonheur, le reste n'importait pas.

Ainsi, lorsque l'on vint le chercher, on trouva Namjoon détendu, comme sortant d'une séance de méditation. Il salua les gardes et se laissa guider, menottes aux poignets, jusqu'à la salle de son procès – l'Arixien avait été enfermé dans une cellule à l'intérieur du bâtiment de l'Assemblée, et non dans la prison des empereurs.

Il arrivait le dernier, l'audience n'attendait plus que lui pour débuter. Sans surprise, du côté de l'accusation, il remarqua l'empereur Seo ainsi que quelques députés amis de Na Dongho.

Et personne du côté de la défense.

Dans le jury, il reconnut Hwang, fait rare mais autorisé dans des cas comme celui-ci où l'un des deux souverains se trouvait accusateur ou accusé.

Il balaya la salle des yeux pour découvrir que Seokjin avait choisi de ne pas se montrer – ou bien lui avait-on refusé l'entrée alors même qu'il n'était plus esclave. Or, une fois la sentence prononcée, pour une haute trahison, toute visite en prison avant la mise à mort était interdite. À l'idée qu'il ne reverrait plus jamais son bien-aimé, Namjoon sentit une atroce douleur lui tenailler le cœur. Il avait besoin de lui, juste de l'observer une dernière fois, de se nourrir de son sourire. Une panique étrange l'envahit tout à coup. Il se moquait du verdict, mais il fallait qu'il regarde son Seokjin.

Le magistrat responsable du bon déroulé du procès présenta l'affaire. Namjoon l'écoutait à peine, concentré sur la porte. Il devait le rejoindre. Il le devait, même s'il devait pour cela assister à sa condamnation à mort. Nerveux, l'accusé seul sur son banc agitait les jambes de façon involontaire, et il se grattait les ongles sans but.

« À présent, je vais demander aux soldats de fermer la pièce afin que le procès se tienne en toute confidentialité. »

Namjoon frémit en entendant le bruit du cadenas que l'on refermait. Le désespoir lui étreignit les tripes, un froid étouffant s'empara de son être. Seokjin.

« Le procès peut... »

Alors que le magistrat s'apprêtait à prononcer le mot « commencer », un gémissement résonna de l'autre côté de la porte, bientôt suivi par un second. Retentit tout à coup le fracas du métal contre la pierre : ils venaient de tomber, alourdis par leurs armures. L'attention de l'audience se focalisa sur l'entrée. Un pesant silence s'abattit sur la petite assemblée.

Puis un coup fabuleux fit exploser le battant, entraînant dans la salle tantôt des cris de protestation, tantôt des cris de panique : qui s'en prenait ainsi à une enceinte protégée par la justice ? Le cadenas vola à travers la pièce alors que des débris de bois menaçaient de blesser les personnes les plus proches.

Une femme à la carrure spectaculaire vêtue d'une armure sous laquelle on distinguait une tunique céruléenne entra. Derrière elle flottait sa cape frappée du symbole d'Arixium, l'aigle, et Namjoon la reconnut aussitôt. La commandante Lee Huyeon, sa massue à la main – son arme favorite, un large marteau de métal hérissé de piques –, venait de détruire la porte.

« Pardonnez la défense, réunir les preuves et les témoignages lui a pris un peu plus de temps que prévu, ironisa-t-elle en esquissant une révérence exagérée et ridicule.

— Un membre de l'armée ne peut en aucun cas intégrer la défense sans avocat, contra le juge.

— Je n'ai jamais prétendu que je parlais de moi-même. »

Elle se décala, et à sa place s'avança un jeune homme vêtu d'un majestueux hanbok, précisément celui que portait Namjoon lorsqu'il devait plaider devant le tribunal. Ses documents sous le bras, ses cheveux châtains attachés en un élégant chignon, en dépit des cernes qui entouraient ses yeux, Namjoon n'avait jamais trouvé Seokjin aussi beau et redoutable qu'à cet instant précis.





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Mdr mais Huyeon c'est tellement une brute épaisse, je l'adore, genre Jungkook à côté c'est un petit joueur XD

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