Chapitre 64

« C'est lorsque l'on croit avec trop d'assurance avoir gagné que l'on a perdu. »

– Ji Sangpo, De la guerre.


Yeonjun ne vit pas le coup arriver, il n'en entendit que le sifflement. Il esquiva de façon maladroite et parvint à s'écarter de la dague qui lui avait effleuré les côtes. D'un bond en arrière, il se plaça hors de portée. Ses katanas brandis, prêt à fondre sur l'Arixien qui avait osé le trahir, il écarquilla les yeux en constatant que Taehyun rangeait son arme et posait une main lasse sur sa hanche.

« Quand comptiez-vous me prévenir ? demanda-t-il d'un ton désabusé.

— Vous prévenir ?

— Est-ce que vous me croyiez assez naïf pour passer à côté d'un souci pareil pendant encore longtemps ? Vous regardez toujours droit devant vous, vous affirmez que vos soldats sont capables de repérer des ennemis de loin sans vous inclure, et vous demandez sans cesse à Rure si quoi que ce soit bouge – c'est d'ailleurs aussi à elle que vous confiez une longue-vue.

— Nous vous avons accordé notre aide, n'en demandez pas trop, maugréa Yeonjun qui peinait à garder son calme.

— Vos soldats sont-ils au courant, au moins ?

— Nous savons tout les uns des autres.

— Raison pour laquelle ils ont accepté de combler vos lacunes. »

Yeonjun ne répondit pas. Taehyun décida de se montrer plus clair.

« Alors ? Depuis quand votre œil droit ne voit-il plus rien ? »

Dans un soupir de dépit, le Serpent rangea ses katanas. Furieux d'avoir été démasqué si vite, il ne décolérait pas.

« Mon œil ne me pose aucun souci, rétorqua-t-il.

— À moins que l'attaque ne vienne de la droite, compléta Taehyun, comme la mienne, à laquelle vous avez réagi trop tard. Si je n'avais pas stoppé mon coup, j'aurais pu vous trancher les côtes.

— Rure combat toujours à ma droite en cas de bataille. Vous l'avez dit vous-même : mes soldats comblent mes lacunes.

— Je vois... enfin, simple expression, ne le prenez pas mal, ajouta-t-il avec malice.

— Très drôle...

— Comment cela est-il arrivé ?

— Un accident lors d'un entraînement. J'avais quinze ans. J'ai été pris en charge immédiatement, mais cela n'a pas suffi. Mon œil droit a perdu la vue de façon définitive quelques heures plus tard. Mes supérieurs ont hésité à me garder dans la formation finale, mais avec mes camarades, j'ai pu prouver qu'il suffisait de se montrer malin pour que ce problème soit effacé : Rure se place toujours à ma droite en cas de combat, et quand elle en est incapable, je veille à me placer à la gauche d'une personne de confiance – je retiendrai que vous ne l'êtes pas –, et j'ai donné ma longue-vue à Rure. Même avant cet incident, elle possédait une vue meilleure encore que la mienne, alors cela me semblait cohérent de m'appuyer sur ses nombreux talents. »

Taehyun acquiesça en balayant les décombres du regard. Il ne s'y trouvait pas âme qui vive. Tout ce qu'il apercevait se résumait à de la pierre, du bois, et par endroits des os ou ce qui y ressemblait, avec parfois des restes de chair dessus.

Satisfaits, les soldats se réunirent. Seuls manquaient les frères Han, que Taehyun repéra occupés un peu plus loin à fouiller les ruines.

« On y va, dépêchez-vous ! gronda-t-il.

— On a trouvé quelque chose ! répliqua l'aîné d'une voix puissante. Venez vite ! »

Les deux chefs échangèrent un regard surpris : qu'y avait-il à trouver ici ? Ils s'empressèrent néanmoins de rejoindre les deux Arixiens agenouillés dans un mélange de sable et de débris quelconques. L'aîné maintenait une épaisse dalle levée tandis que son cadet s'affairait dessous. Yeonjun comprit pourquoi leurs camarades les appelaient « les frères Han », comme s'ils ne formaient qu'une même entité : la pierre paissait si lourde que lui-même n'aurait jamais réussi à la soulever, pourtant, sans s'interroger une seconde à propos de la force de son grand frère, le plus jeune plongeait le buste dans le cratère.

Si l'un lâchait, il tuerait l'autre, mais les deux hommes se vouaient une telle confiance qu'ils ne doutaient pas. S'il existait bien un duo capable de récupérer quelque chose là-dessous, c'était bien le leur.

« Je l'ai, je l'ai, affirma l'Arixien en s'écartant en douceur du fossé. Voilà... »

Il prenait tant de précautions que de nouveau la curiosité des soldats autour d'eux fut titillée. Enfin le combattant reparut, une boîte de métal à la main, et Taehyun sut aussitôt.

« Un coffret de sécurité...

— De quoi s'agit-il ? s'étonna Yeonjun. Un coffret avec un code spécifique ?

— Non, au contraire, il est extrêmement facile à ouvrir, c'est bien le but : il sert à protéger des documents si confidentiels que même les cacher n'est pas envisageable. En cas de problème, il faut les détruire. Trois fioles d'acide tapissent l'intérieur du couvercle. En cas d'urgence – comme une attaque par exemple –, il suffit d'appuyer sur un bouton qui libère l'acide sur les documents. Or, tant que personne n'appuie, rien ne bouge.

— Et je ne sens pas l'odeur de l'acide, affirma le petit frère Han qui venait de déposer son butin près de lui. Lieutenant...

— Ouvrez-le. »

Taehyun le rejoignit pour jeter un œil par-dessus son épaule. Ouvrir un tel coffret s'avérait simple, son subordonné ne courait aucun risque. En revanche, recevoir l'autorisation de le faire lui-même prouvait la confiance du lieutenant et constituait un véritable honneur. Ravi, le soldat s'exécuta avec une prudence exacerbée. Taehyun déglutit : depuis des mois, son général et lui cherchaient des indices à propos de ce qui se tramait à Sawa, en vain. Il peinait à imaginer qu'il s'apprêtait peut-être à découvrir des informations importantes.

« Ils sont en bon état, souffla le petit frère Han en sortant des papiers du coffret.

— Nous les avons pris par surprise, celui qui dirigeait l'endroit n'a même pas eu le temps d'appuyer sur le bouton d'urgence, comprit Yeonjun. En faisant tout exploser à la fois, nous n'avons pas laissé une seconde à l'ennemi pour réagir.

— Exactement, acquiesça Taehyun en attrapant les documents que lui tendait son soldat. Et visiblement, ni l'explosion ni les décombres n'ont touché le bouton. »

Or, la fabrication du coffret empêchait de le détruire d'une autre manière, son métal renforcé avait même protégé les fioles d'acide. L'Arixien parcourait les papiers, concentré sur le texte par chance non crypté. Il fronçait de plus en plus les sourcils, surveillé par les dix-neuf regards de ses camarades.

Yeonjun ignorait ce que Taehyun espérait découvrir, l'Arixien en revanche lui avait déjà confié qu'il cherchait tout ce qu'il pourrait trouver au sujet des affaires internes du pays ces quatre dernières années.

Tout à coup, le lieutenant pâlit. Ses prunelles passaient de façon toujours plus nerveuse sur les lignes, et sa respiration avait accéléré. Yeonjun osa jeter un œil par-dessus son épaule pour s'apercevoir qu'il s'agissait d'un rapport destiné à Hurna à propos d'une attaque lancée sur Vanori près de deux ans plus tôt.

« Que disent ces papiers ? » demanda le capitaine alors que Taehyun lui tendait la première feuille pour poursuivre sa lecture sur la deuxième, un document joint qui paraissait beaucoup plus ancien que le premier.

Il ne répondit pas, focalisé sur le texte. Ses mains s'étaient mises à trembler, et en parcourant à son tour les lignes, Yeonjun comprit enfin sa réaction. Il sentit son pouls s'emballer, tout son être s'enflammer, et une terreur viscérale lui serrer les tripes.

« Par Pyros, souffla-t-il la gorge serrée, mais... c-comment est-ce possible ? »

Taehyun, hagard, secoua la tête de gauche à droite. Malgré la tension qui l'habitait, sa voix demeura ferme lorsqu'il reprit enfin la parole.

« Nous devons absolument retrouver le général Park avant qu'il atteigne Hurna. Si le Prince capture Yoongi, le monde courra un immense danger. »

~~~

Yoongi maudissait le général, les Arixiens, les Sawaï, les montagnes, le monde entier, et son cœur mal entraîné. En vérité, le Phénix était occupé à pester contre tout et n'importe quoi, mis d'une humeur massacrante par leur « petite promenade », comme Jimin l'appelait.

« Allons, Yoongi, ressaisissez-vous, je connais des enfants plus endurants, le taquina son compagnon qui marchait juste devant lui et s'amusait de l'entendre marmonner en continu.

— Vous aviez dit que l'on marcherait ! Là je ne marche pas, je souffre et je crache mes poumons !

— Un bon point : vous parlez encore. Il vous reste donc du souffle.

— Quand bénéficierons-nous d'une première pause ? haleta Yoongi.

— Nous sommes partis depuis deux heures, donc je dirais... d'ici trois heures environ.

— Pardon ? J'ose espérer que vous avez prévu de me porter, parce que d'ici une demi-heure, mes jambes abandonneront la bataille.

— Je veux bien, en revanche je ne garantis pas de garder l'équilibre lorsque nous longerons des fossés. À vous de voir.

— Aucun souci, je ne descendrai que pour longer les fossés, dans ce cas, rayonna-t-il.

— Ne faites pas l'enfant, lui reprocha Jimin, il ne s'agit que de marche.

— Non, là on ne marche pas, on grimpe. Il y a dix minutes, même, nous montions tant que nous étions presque à quatre pattes sur le chemin ! Et encore, est-ce que l'on peut appeler cette gouttière un chemin ? Il s'agit tout au plus d'un sentier ! Général Park, tuez-moi tout de suite si vous me détestez tant, parce que je sens que de toute façon la crise cardiaque approche.

— Vous ne comprenez donc pas ? Bien sûr qu'il existe de larges routes pour rejoindre Hurna, mais à l'heure qu'il est, il ne fait plus aucun doute que le Prince a lancé tous ses soldats disponibles à nos trousses. Déjà dans la forteresse ils étaient bien trop nombreux par rapport à ce que l'on pouvait attendre, Sawa se doutait que nous passerions par là. Il nous faut continuer par un endroit où l'on ne s'attend pas à nous trouver, ou au moins un endroit où l'on ne pourra pas nous attaquer. Deux personnes ne peuvent pas marcher côte à côte sur ce sentier, c'est l'idéal pour progresser sans que l'ennemi lance d'attaque.

— Je vois la logique, ahana Yoongi, mais... que se passera-t-il lorsque l'on sortira du sentier ?

— Avant d'arriver aux carrières d'Arawen, nous devrions redescendre vers le sud pour prendre Hurna, ce qui nous conduirait dans une vallée où la garde nous attendra sans doute pour fondre sur nous et profiter de notre position précaire. Or, nous allons continuer jusqu'à Arawen, et contourner par le nord. Les Scorpions ne s'attendront pas à ce que l'on perde du temps, mais de cette manière, le chemin s'agrandira peu à peu jusqu'aux carrières, qui sont séparées de la capitale par des vallées de roches, pour l'essentiel, où un combat ne posera donc aucun problème.

— Malin... mais ça ne change rien au fait que j'ai envie de mourir...

— Si, ça change tout : si nous avions pris la route principale, vous ne vous plaindriez peut-être pas tant.

— Oui, parce que je serais perché sur le dos de votre monture.

— Non, parce que vous seriez déjà mort. Et, si j'ai bien compris, cela signifie que votre pauvre sœur vous suivrait. Vous ne voudriez pas que Yua meure, n'est-ce pas ?

— Vous êtes au moins aussi fourbe que le Prince, grommela Yoongi.

— Merci beaucoup ! Tenez, pour récompenser vos deux premières heures d'efforts. »

Et le général tendit derrière lui sa gourde. Le Phénix fronça les sourcils avant de refuser.

« J'ai la mienne si j'ai soif.

— Je vous ai entendu la déboucher à sept reprises, chaque fois pour boire deux à quatre gorgées. Il ne vous reste presque plus rien. De ce que je sais de ce chemin, il nous conduira devant une rivière d'ici quelques kilomètres, donc pas avant environ une heure. Or, contrairement à ce que je laisse entendre pour m'amuser, je ne tiens pas à vous voir à moitié mort. S'il vous plaît, désaltérez-vous.

— Hum... si cela peut vous faire plaisir. »

Yoongi attrapa la gourde qu'il s'étonna de découvrir presque pleine. Jimin n'avait-il pas bu depuis le début de leur marche ? Ils avançaient pourtant à un rythme plus que soutenu, preuve encore de ce que les Arixiens affirmaient : ils gagnaient des batailles grâce à la simple vigueur de leur pas, doués d'une endurance à toute épreuve.

Il s'abreuva d'une unique et brève gorgée puis il referma le récipient, mal à l'aise à l'idée de priver celui qu'il aimait de cette eau dont il risquait d'avoir besoin lui aussi dans l'heure qui venait.

« Buvez encore, ordonna cependant Jimin.

— Je n'ai plus soif, merci.

— Buvez encore. »

Dans un soupir vaincu, le Phénix accepta de boire tout son content, vidant près de la moitié de la gourde. Quand il la tendit de nouveau à son ami, cette fois ce dernier la saisit, satisfait. Une culpabilité mêlée de plaisir étreignait le cœur de Yoongi.

« Merci beaucoup, Jimin... et... je suis désolé pour mon comportement, je sais que ce n'est pas la première fois que je vous agace à force de me plaindre.

— Ne vous en faites pas, répondit-il d'une voix basse emplie de tendresse, si cela ne m'amusait pas au moins un peu, est-ce que vous pensez sérieusement que je serais à ce point épris de vous ? »

Yoongi, soudain écarlate du fait de l'embarras, jeta un œil derrière lui. Jungkook marchait d'un pas furibond, plongé dans ses pensées. Il dégageait une noirceur telle que le Phénix recentra son attention sur le général devant lui. Ce dernier n'attendait pas de réponse, mais Yoongi désirait lui en donner. Ce militaire lui avait dès leur rencontre accordé une confiance excessive. Sans le connaître, il avait accepté de risquer gros pour lui, ne serait-ce qu'en le gardant dans sa propre tente. Et voilà qu'il menait une guerre en partie pour lui.

« C'est peut-être parce que vous me répondez toujours et que vous me faites toujours rire, dans ce cas, que moi aussi je suis à ce point épris de vous, admit-il dans un murmure que seul Jimin perçut.

— Eh bien rappelez-vous que l'amour donne des ailes, » répliqua le cadet en se retournant pour lui accorder un rictus malicieux.

Yoongi plissa les yeux ; il s'était laissé berner.

« Je vous hais. Portez-moi. »

~~~

Lorsque Namjoon sortit de sa torpeur ce matin-là, il se trouvait dans l'agréable étreinte de son aîné, lequel ne dormait plus depuis un moment déjà. Jadis habitué à se lever avant son maître pour lui préparer son petit déjeuner et passer le balai, Seokjin continuait de se réveiller le premier. Or, en tant qu'homme libre, il profitait désormais de ce temps supplémentaire pour caresser la nuque de son amant, lui embrasser le front afin de le tirer en douceur de son sommeil, ou bien tout simplement pour le regarder assoupi.

« Bonjour, Namjoon.

— Bonjour, chaton. Bien dormi ?

— Toujours aussi bien quand je peux profiter de ton corps contre le mien, approuva-t-il en se blottissant contre son torse massif. Et toi ?

— Même réponse. »

Seokjin lui sourit, et Namjoon se pencha pour qu'ils partagent un baiser. Son compagnon n'osait que très rarement réclamer des marques d'affection, il peinait encore à demander quoi que ce soit à son ancien maître : il ne se sentait pas légitime. Malgré tout, il parvenait à lui offrir de petites attentions, plus à l'aise quand Namjoon dormait. Le regarder dans les yeux pour agir le gênait trop.

L'Arixien lui céda ses lèvres durant de savoureuses secondes, après quoi il s'écarta en lui caressant les cheveux. Il ne se lassait pas de ce geste : ces longues mèches claires le fascinaient, il adorait y passer les doigts. Seokjin sourit de son intérêt pour ce qui lui paraissait de si moindre importance. Sans l'avouer, il aimait que Namjoon admire tout de lui.

« J'ai encore du mal à croire que je me réveille et me réveillerai toujours à tes côtés, admit le cadet en lui enlaçant la taille. Je crois que tu fais de moi le plus heureux des citoyens de ce continent.

— N'exagère pas, enfin...

— Je suis encore bien loin de la vérité, au contraire.

— Je n'arrive même pas à me dénuder pour toi, marmonna Seokjin en se recroquevillant sous le drap.

— Je n'ai pas besoin que tu agisses ainsi. Je crois que je pourrais me contenter des siècles durant de tes lèvres, ton visage magnifique... et tes cheveux.

— Je sais bien que cela te frustre, ne sois pas stupide, rit Seokjin.

— Oh, et comment peux-tu le savoir ?

— Je... je le sens... le matin surtout.

— Attends... tu veux dire que parce que je suis en érection le matin, tu culpabilises... est-ce exact ?

— Bon sang, comme cette conversation devient gênante, râla-t-il en fuyant les bras de son cadet pour quitter le lit.

— Hep hep hep, tu ne vas nulle part ! l'arrêta néanmoins son compagnon en lui attrapant la taille pour l'attirer ensuite contre son torse. Dis-moi... est-ce bien cela ?

— Bien sûr... Tu me désires, et cela me rend si heureux... mais je suis incapable de te satisfaire. »

Namjoon voulut nier avec véhémence, mais il s'aperçut que cette remarque émanait d'un mal-être profond, et que la meilleure façon de l'aider n'était pas de le contredire, mais de le comprendre.

« Dis-moi, comment penses-tu qu'il faudrait que tu agisses pour me satisfaire ? s'enquit-il en lui caressant le dos.

— Eh bien... tu sais... me... m-me donner à toi, balbutia le Tyfodonien qui tentait de garder contenance – il se racla la gorge.

— Donc si tu ne te donnes pas à moi, tu crains que je ne sois pas épanoui avec toi.

— Non, pas exactement, juste frustré... un peu.

— Et toi, que ressens-tu à l'idée que nous couchions ensemble ?

— Moi ? Je... eh bien...

— Est-ce que cela te fait envie ?

— Un peu, oui.

— Et est-ce que cela te dérange que nous ne fassions rien ?

— Parfois, j'en ai envie, alors oui, un peu.

— Es-tu pour autant frustré à mes côtés, ou bien te sens-tu heureux ?

— Pas frustré, non. Juste un peu embarrassé parfois.

— Moi non plus je ne me sens pas frustré, affirma alors Namjoon avec douceur. Je me sens juste triste à l'idée que si tu refuses d'être touché, c'est à cause de tes cicatrices, aussi bien physiques que mentales. J'aimerais t'aider à les guérir, mais j'ignore comment faire. »

Il lui effleurait la joue avec une tendresse telle que Seokjin ferma les paupières pour s'en régaler, ému de l'amour qu'il réussissait à lui témoigner avec de simples attentions. Comment avait-il pu passer à côté de ses sentiments si longtemps alors que Namjoon l'avait toujours protégé à l'excès ?

« Je l'ignore aussi, admit-il.

— Quoi qu'il en soit, je voulais juste que tu comprennes cela : ton refus de coucher avec moi ne me frustre pas, je peux le comprendre. Je suis gêné néanmoins qu'il témoigne d'un tel mal-être. Je n'aime pas te voir souffrir, alors que quand il est question de ton corps... j'avais rarement lu tant de douleur dans ton regard.

— Je suis désolé...

— Tu n'as pas à t'excuser. Ne pense plus en revanche que tes refus peuvent me frustrer. Ta présence à mes côtés suffit à me combler, tout comme j'ose espérer que ma présence suffit à ton bonheur.

— Bien sûr ! s'emporta le Tyfodonien avec un zèle touchant.

— Quelle passion !

— Oh... pardon, je...

— Je t'ai demandé de ne pas t'excuser, rit Namjoon en se plaçant à quatre pattes au-dessus de lui. Cesse donc de te tourmenter. Contente-toi de profiter de ce que la vie nous offre, et si je suis frustré, je te le ferai savoir. À l'inverse, je compte aussi sur toi pour me parler si quoi que ce soit dans notre relation te chagrine.

— Compte sur moi. Je ferai au mieux.

— Parfait. »

Ce problème réglé, Namjoon se pencha pour appuyer un baiser amusé sur le bout du nez de son compagnon, qui se moqua avec tendresse de ce geste. Ils préparèrent ensemble de quoi manger, l'Arixien veillant sur son aîné d'un regard distrait.

« J'aimerais faire de toi mon associé. »

La phrase parut sortie de nulle part pour Seokjin qui se tourna d'un mouvement vif vers son bien-aimé. Il le dévisagea, attendit des explications, et devant le silence de Namjoon, il tenta de l'inciter à poursuivre.

« Ton associé ?

— Oui, tu en as largement les capacités, aucun doute à ce propos. Il te manque peut-être un soupçon de confiance en toi, mais pour commencer tu travaillerais dans mon ombre, si je puis dire, alors cela ne poserait pas de problème.

— Attends... tu voudrais que je travaille officiellement avec toi ?

— Oui, n'est-ce pas évident ? Tu as toujours travaillé avec moi, mais tu n'es plus mon esclave, et je refuse que tu continues de m'aider sans être rétribué à la hauteur de ton travail. Tu m'apportes beaucoup, c'est indéniable. Alors... si bien sûr tu en as envie, tu pourrais peut-être devenir mon associé.

— Ne crains-tu pas de t'associer avec un ancien esclave ? Quelle image cela donnerait-il de toi ?

— Je pense que cela renforcerait celle que chacun se fait déjà de moi... surtout depuis que mes dons ont été ébruités. »

Seokjin, cette fois, ne put que se ranger de son avis : dès le lendemain du don plus que généreux de Namjoon à l'orphelinat, les propriétaires de l'établissement avaient répandu la nouvelle dans toute la ville. À présent, déjà apprécié du peuple, le jeune député en était adoré, au point que même ses camarades à l'Assemblée changeaient peu à peu d'opinion à son sujet. Le chemin demeurerait long, mais enfin le voilà sur la bonne voie pour se faire accepter par ses pairs. Peut-être parviendrait-il à bouleverser Arixium comme il l'espérait et à porter la voix de ceux que l'on n'écoutait jamais d'ordinaire... à l'image de ces enfants destinés à être vendus.

Les citoyens de Noria en effet avaient été si touchés par la générosité de la contribution de Namjoon à cet établissement, si touchés par cette cause dont ils ignoraient presque tout jusqu'à présent, que les dons avaient déferlé sur l'orphelinat des jours durant.

« Et moi je pense surtout que ceux qui te haïssent te haïront davantage. Ma présence te desservirait, refusa encore Seokjin.

— Je ne pourrai pas faire bouger les choses si tu ne m'épaules pas. Pas à cause de ton ancienne condition, pas parce que je t'aime, mais parce que j'ai appris et grandi à tes côtés. Ce que je sais, tu le sais aussi. Quand j'hésite, tu m'aides à retrouver le droit chemin, quand j'ignore comment formuler une idée, tu trouves toujours une belle manière de l'exprimer. Seokjin, si c'est à toi que je demande de devenir mon associé, ce n'est pas pour que tu me serves de pot de fleurs, ou que je puisse me détendre en t'embrassant quand j'en ai envie, c'est bel et bien parce que j'estime que tu es dans cette ville la personne la plus apte à défendre un point de vue qui te semble juste. Nous pensons de la même façon, et quand nous ne sommes pas d'accord, il nous suffit de discuter pour trouver un terrain d'entente. Ton avis est crucial pour moi, tes idées primordiales. Je t'en prie, ne m'en prive pas. »

Tandis qu'il parlait, Namjoon avait pris dans les siennes les mains de son aîné, plongeant ses yeux suppliants dans les siens. Seokjin y lisait toute sa sincérité ; elle le remua. Se détournant sous l'effet de la gêne – en tant qu'esclave, il n'avait pas le droit de soutenir le regard de son maître, même si Namjoon ne le lui avait jamais interdit –, il finit par pousser un soupir en opinant.

« Si vraiment tu estimes ma contribution importante, alors je veux bien accepter, céda-t-il.

— Merci, mille mercis ! Tu n'imagines pas comme je craignais qu'une fois libre, tu veuilles t'en aller loin et recommencer ta vie ! s'émut Namjoon en le serrant dans ses bras. Je me serais senti perdu sans toi, je n'ai plus l'habitude de réfléchir seul sans t'entendre approuver ou désapprouver. »

Seokjin, bouleversé par cette déclaration, l'étreignit en retour, et ils s'embrassèrent après quelques instants à profiter de cette délicatesse dont ils s'enivraient volontiers. Namjoon lui caressa la joue en s'écartant de lui, lui sourit, et ne libéra son amant de ses bras qu'une fois que ce dernier lui eut rendu son sourire.

« Je t'aime, lui murmura Namjoon. Je vais y aller, je te laisse te reposer pour aujourd'hui, mais dès demain, tu commenceras à mes côtés en tant qu'assistant. Je t'ai déjà inscrit sur les documents officiels, alors tu ne peux pas refuser.

— Très bien... merci pour tout. Moi aussi je t'aime. »

Ravi, l'Arixien fila finir de se préparer pendant que son compagnon rangeait la table et se chargeait de la vaisselle. Une journée de repos avant d'entamer son premier vrai emploi auprès de l'homme qu'il aimait. Quoique bousculé, Seokjin comprit qu'il avait besoin de cette occupation pour oublier les horreurs subies lorsqu'on lui inculquait les règles de base à suivre pour tout esclave, ou bien plus récemment quand on avait cherché à lui faire avouer un crime dont il n'était pas coupable.

Aux côtés de Namjoon, il se sentait plus serein, mais sans lui, il perdait ses repères. Devenu sans le savoir sa bouée de sauvetage, le cadet l'avait épaulé de bien des manières, le tout sans même s'en rendre compte : qu'ils dorment ensemble avait calmé les cauchemars de Seokjin, que Namjoon lui promette un amour éternel pansait les plaies de son cœur meurtri, et la confiance qu'il plaçait en lui aidait le Tyfodonien à s'en accorder lui-même un peu plus. La cicatrice le long de son sternum ne le faisait plus souffrir, et plus le temps passait, plus Seokjin la chérissait, cette marque : il s'agissait de la seule sur son corps qui prouvait qu'il était prêt à défendre Namjoon en dépit de la douleur. Pour que la justice retrouve le vrai criminel, l'esclave avait refusé de céder à la torture.

Avant de partir et comme à sa nouvelle habitude, Namjoon vola un bref baiser à son compagnon qui lui souhaita une bonne journée.

« Ce soir, chaton, nous changerons l'organisation du bureau, afin que nous puissions y travailler ensemble. En attendant, rappelle-toi que dès maintenant, cette pièce est à toi autant qu'à moi. Sens-toi libre d'y consulter les documents qui t'intéressent et, si l'inspiration te vient, de commencer à travailler. Je sais que toi et moi voulons présenter au plus vite un projet de loi pour interdire l'esclavage.

— Namjoon...

— Pense surtout à profiter de ta journée, mon amour. À ce soir ! »

Et il fila, enchanté de la joie qu'il lisait dans les jolies prunelles de son compagnon. Il savait comme ce projet tenait aussi à cœur à Seokjin, et un fort pressentiment lui étreignait le cœur : si le Tyfodonien l'aidait pour cette affaire, alors ils l'emporteraient. Ils ne pourraient que l'emporter.

Rayonnant, Namjoon traversa les rues de la capitale d'un pas enjoué. Le ciel avait beau s'avérer nuageux, dans son esprit un soleil étincelant déversait sa lumière sur son avenir. Il avait réussi tout ce qu'il avait entrepris, et même une tentative d'assassinat ne l'avait pas arrêté – elle l'avait tout au plus un peu ralenti et l'avait empêché de se déplacer seul quelques jours.

Un nouveau combat débutait, un combat pour la liberté de milliers d'hommes, femmes et enfants.

~~~

Seokjin, à peine son compagnon parti, s'attela à un brin de ménage. Namjoon lui avait répété une bonne dizaine de fois ces derniers jours qu'ils devaient partager les tâches, toutefois il refusait pour l'instant qu'il s'en charge : son cadet occupait le double emploi de député et d'avocat, alors que jusqu'au lendemain, lui se trouvait sans activité.

Il rangea ensuite sa chambre, abandonnée depuis l'instant où Namjoon lui avait demandé de devenir son compagnon. Peut-être pourraient-ils agrandir le bureau, ou bien meubler la pièce pour en faire un espace de détente. Il était dommage, de l'avis du Tyfodonien, de laisser cet endroit prendre la poussière.

Alors qu'il nettoyait quelques bibelots qui lui tenaient à cœur – pour l'essentiel des cadeaux offerts par Namjoon, qui ne manquait jamais de célébrer avec lui son anniversaire chaque année –, un étrange frisson remonta le long de sa colonne vertébrale. Il s'interrompit ; son cœur s'emballait soudain sans raison apparente.

Les Élémentaires avaient perdu leur antique maîtrise de la magie, mais il en restait assez en eux pour qu'ils possèdent des facultés exceptionnelles, comme celle de guérir, pour une même plaie, bien plus vite qu'un animal. Ou bien comme le fait qu'il pouvait arriver à deux personnes très fortement liées de savoir quand l'une d'elles affrontait des ennuis.

Cette sensation, bien trop forte pour ne rien signifier aux yeux du Tyfodonien, l'incita à se pencher par la fenêtre pour jeter un regard au cadran solaire dans le jardin, qui indiquait l'heure avec précision. Il en frémit d'horreur.

Aucun doute : à cette heure, Namjoon venait tout juste de rejoindre l'Assemblée, où se retrouvaient les pires prédateurs qui existent.

Seokjin demeura un instant tétanisé avant de se ressaisir. Il bondit jusqu'à son armoire, attrapa des vêtements, et se précipita dehors. À présent qu'il était un homme libre, plus rien ne l'empêchait de quitter la maison selon son bon vouloir. Plus rien ne l'empêchait de voler au secours de celui de qui son cœur s'était épris.

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