Chapitre 6
« Tout citoyen surpris à faire usage de magie ou bien étant susceptible de la manier se verra condamné à une peine de prison ferme à vie. En cas d'usage dangereux de ses pouvoirs, il sera condamné à une mort immédiate et sans procès. »
– Loi n°728-43, du 12 juin 728 relative à la magie, adoptée par le Conseil des Quatre Peuples.
Hébété, Jimin s'avança pour aider Yoongi à se relever. Ce dernier, en le voyant approcher, paniqua aussitôt et tenta de reculer, lâchant de plus belle un geignement de douleur.
« Pitié, pitié ! hurla-t-il alors que tout son corps se mettait à trembler de peur autant que de souffrance. Je vous jure que je ne vous ferai rien, pitié je veux juste retrouver ma sœur ! »
Les idées embrumées par la terreur, il ne parvenait plus à réfléchir. Tout ce qu'il savait, c'était qu'un puissant militaire venait de découvrir son secret, et que les gens comme lui n'hésitaient pas à tuer les Phénix. Hommes, femmes, enfants ; ces lâches les décimaient sans distinction.
Jimin pourtant ne bougea pas, sa main toujours tendue.
« Je ne vous ferai aucun mal, je vous propose juste de vous aider à vous relever pour regagner votre couche, affirma-t-il alors que se dessinait sur son visage une expression compatissante.
— Vous... n-non, je ne vous crois pas ! »
Les prunelles emplies de détresse, Yoongi continuait d'essayer de reculer. Jimin alors poussa un soupir et, en deux enjambées, se retrouva juste devant lui. Le Phénix se protégea le visage quand le général se baissa, mais l'autre se contenta de lui prendre un bras avec douceur pour le passer autour de sa nuque et l'aider ainsi à se redresser. Torse nu, les jambes flageolantes, Yoongi se sentait misérable, et plus que tout en danger. Or, la délicatesse qui émanait des gestes de son hôte lui vola ses ultimes forces, et tandis qu'il s'abandonnait, s'appuyant de tout son poids sur Jimin, ce dernier franchit la distance qui les séparait de la méridienne pour l'y allonger.
Il étendit ensuite une chaude couverture sur le corps frissonnant de Yoongi, qui en serra un pan entre ses mains décharnées.
« Je vous en supplie, ne me tuez pas, murmura-t-il la gorge nouée.
— Je ne vous tuerai pas, Yoongi. Ni vous, ni votre sœur, ni aucun des vôtres. Je ne suis pas mes ancêtres. Vous n'avez rien à craindre de moi.
— J'aimerais vous croire.
— Mais vous n'y arrivez pas, compléta Jimin.
— Dois-je vous rappeler les conditions dans lesquelles nos deux peuples se sont quittés ?
— Je pense avoir une connaissance assez aigüe de l'histoire pour connaître ce tragique épisode.
— Un épisode, c'est tout ce que cela représente pour vous ? gémit Yoongi en tentant de s'asseoir. Pour vous, c'est un fait historique, une date, une anecdote, rien de plus qu'une information parmi tant d'autres. Pour nous, c'est un génocide, la fin d'une époque. Pour nous, ce fut le début d'un long exil qui s'est achevé sur quoi ? Une nouvelle tuerie de masse. Que savez-vous de ce « tragique épisode », au juste, général Park ?
— Je sais que dès la fin des années 630, les quatre peuples Élémentaires ont commencé à perdre leurs pouvoirs originels, affirma Jimin sans se laisser déstabiliser par la peur qui assombrissait les prunelles de Yoongi. Les Scorpions ne parvenaient plus à manipuler le feu, les Aigles l'air, les Tigres l'eau et les Serpents la terre. Je sais aussi qu'en revanche, grâce à l'œil sacré de Hiemis, pierre que leur avait léguée leur ancêtre, les Phénix parvenaient toujours à maîtriser sans problème leurs deux pouvoirs, l'ombre et la lumière, ce qui a créé d'importantes jalousies au sein des Cinq Peuples.
« Je sais aussi, Yoongi, que ces tensions se sont accentuées chaque année, et que ce fut pire encore quand les auteurs s'en mêlèrent : en 689, si je ne m'abuse, l'auteur Ji Sangpo a par exemple publié un essai intitulé De la magie, qui accablait les Phénix, les accusant de tous les maux possibles. Il voulait bannir la magie... et ceux qui la maniaient. Mais comment décrédibiliser des gens sans le moindre instinct belliqueux ? Son essai avait malgré tout réussi à convaincre une partie de la population grâce à la peur.
« Et... la suite, les sources se contredisent. J'ignore qui a attaqué en premier, si c'est ce général Phénix ou bien... l'empereur Aigle, souffla Jimin. Tout le monde l'ignore. Toujours est-il qu'en 726, je sais qu'a éclaté un violent affrontement entre nos deux patries, et que les Élémentaires se sont tous ligués pour réduire à néant les militaires Éthéréens.
— Nous ne pouvions plus nous défendre, chuchota Yoongi alors qu'une larme involontaire lui échappait. Ils ont continué de s'attaquer à un peuple dépourvu de toute armée...
— Et immédiatement, les Élémentaires en ont profité pour chasser les Phénix du Conseil des Cinq Peuples, devenant le Conseil des Quatre Peuples, qui a adopté deux ans plus tard une loi pour interdire la magie et condamner quiconque l'utilise ou est susceptible de l'utiliser.
— Uniquement les Éthéréens, donc.
— Oui...
— Connaissez-vous les chiffres exacts, général Park ?
— Non.
— Un mois après l'adoption de cette loi, vos ancêtres avaient réussi à condamner à une peine de prison à vie près de dix-huit mille Phénix, et ils en avaient assassiné sept mille de plus. Savez-vous combien il existait de Phénix à cette époque ?
— Je l'ignore, admit Jimin.
— Un peu moins de vingt-six mille. Il restait moins de mille des nôtres en liberté. Alors ils se sont cachés.
— Vous étiez toujours sur le Continent ?
— Sur les flancs enneigés du mont Tikia, à l'extrême nord du territoire des Scorpions, opina Yoongi. Nous y avons vécu en paix, renouant avec nos traditions, priant chaque jour pour ne pas être retrouvés. Et puis, les siècles passant, nous avons cru que cette tranquillité retrouvée durerait toujours. »
Une nouvelle larme lui échappa alors que, assis avec la couverture autour de ses épaules, Yoongi recommençait à trembler.
« Yoongi, j'ai besoin que vous me racontiez ce qui s'est récemment passé. »
Le blessé opina en prenant une inspiration difficile. Il se mordit la langue en levant la tête alors qu'il fermait les paupières pour se donner du courage. Il ne servait plus à rien de conserver ce secret : Jimin avait tout compris, et il ne semblait pas vouloir lui causer le moindre tort.
« Je veux vous aider à vivre heureux, affirma le général comme s'il avait lu dans ses pensées. Cette loi affreuse est dépassée, et si quiconque vous cherche des ennuis, vous serez les bienvenus sur le territoire des Aigles, je le jure.
— Peu importe..., souffla Yoongi en plantant dans le sien un regard brillant de tristesse. Les Scorpions nous ont retrouvés le mois dernier, et ils nous ont de nouveau décimés. En prison, j'ai eu le temps de parler à un des miens avant que l'on nous sépare pour m'envoyer ici : nos assaillants n'ont capturé que les enfants et les plus jeunes d'entre nous. Tous les autres sont morts, et... et plus les jours passent, plus je crains que les captifs ne soient à leur tour exécutés. »
Bouleversé à l'idée de retrouver le cadavre de Yua au milieu d'une mare de liquide écarlate, Yoongi ne parvint plus à refouler l'atroce douleur qui lui dévorait la poitrine. Il fondit en larmes, la gorge serrée, incapable de retenir le flot de ses souvenirs. Il avait entendu des cris déchirants, l'odeur du sang lui avait arraché un haut-le-cœur à son réveil, et voir sa sœur se battre pour sauver l'œil... bon sang, comment avait-il pu rester planté là sans rien faire !
« Nous avons pu vous mettre en sécurité, affirma Jimin en posant une main bienveillante sur son épaule, nous réussirons à retrouver les Phénix encore en vie, je ferai tout pour. Mais j'ai besoin de savoir : possédez-vous encore des pouvoirs magiques ? Je dois comprendre la raison pour laquelle les Sawaï vous ont traqués puis décimés.
— O-Oui. Nous en possédons toujours. Ils cherchaient l'œil.
— L'œil est donc bien réel ?
— C'est la source de notre pouvoir.
— La source de votre pouvoir ? s'étonna Jimin. Pourtant, il est raconté qu'au contraire il vous permettait de maîtriser un pouvoir trop puissant. »
Yoongi opina avant de pousser un soupir.
« Je suis désolé, je suis épuisé.
— Je comprends, mais j'imagine que vous pardonnerez ma curiosité : je dois en savoir le plus possible si je veux comprendre ce que manigancent nos ennemis.
— Je vous raconterai l'histoire de notre peuple plus tard, si vous le voulez bien.
— Très bien. Et pour ce qui est des Scorpions : comment et pourquoi vous ont-ils retrouvés ? Les prisonniers, savez-vous ce qu'ils comptent leur faire subir ?
— Ils ont ma sœur...
— Je sais, Yoongi, mais vous devez répondre à mes questions.
— Je... je l'ignore, je ne comprenais rien, se plaignit Yoongi avec un regard implorant.
— Vous ne savez pas comment ils ont trouvé votre village ?
— Bien sûr que non. Ni même pourquoi ils nous cherchaient. Nous étions certains que vous aviez oublié notre existence.
— Votre peuple est devenu une légende ici, un conte plus qu'autre chose. Il y a même... certaines personnes qui affirment que votre peuple n'a jamais existé. »
Yoongi vécut cette information comme un choc. Il acquiesça dans l'espoir de ne rien laisser paraître, mais Jimin n'était pas dupe. Il n'insista pas et préféra poursuivre son raisonnement : « C'est pour cela que je ne comprends pas pourquoi les Sawaï vous ont cherchés, affirma-t-il. Je veux dire... on raconte que le Prince est obsédé par les légendes du Continent, et je veux bien croire qu'il se soit pris de passion pour celle des Phénix, mais jamais qui que ce soit n'a trouvé la moindre trace de vous pendant cinq siècles, nous pensions votre peuple éteint après ce... ce génocide, je le reconnais. Le prince de Sawa n'a aujourd'hui plus assez d'argent pour une entreprise aussi risquée que la recherche d'un peuple mythique.
— Vous voulez dire... qu'il nous cherchait peut-être depuis des années ?
— Cela expliquerait certaines choses.
— Lesquelles ?
— Ces dernières années, les Sawaï ont profité d'empiéter sur les terres akashites pour piller leur nourriture... et leurs bibliothèques, qui comptent certains des ouvrages les plus anciens du Continent. Nous ne comprenions pas ce que cela signifiait, mais... oui, je crois qu'ils espéraient trouver des preuves de votre existence. Ce que je ne comprends pas, c'est où ils ont pu les trouver : ces manuscrits sont souvent lus, feuilletés. Jamais on ne serait passés à côté d'une telle information.
— Je ne peux pas vous aider davantage.
— Très bien. Dormez, vous en avez besoin. Quant à moi, je dois parler avec mes lieutenants.
— Je vous en prie, gardez mon secret. »
Le général Park s'apprêtait à refuser, puis referma la bouche, parut songeur, et finit par acquiescer : « Je ne peux pas dissimuler quelque chose de si important à mes seconds, sans compter que pour trouver une solution, mieux vaut être plusieurs. Mes soldats en revanche ne sauront rien, je vous le promets.
— Merci beaucoup. »
Jimin se redressa et partit en direction de la salle de bains. Il en revint avec le morceau de charbon qu'il tendit au Phénix.
« Mieux vaut dans ce cas cacher vos cheveux. Vos yeux vous trahissent déjà bien assez.
— Merci beaucoup, général Park, merci pour tout.
— Vous me remercierez quand nous aurons réussi à retrouver votre sœur. »
Yoongi acquiesça, colora ses cheveux de noir, et le militaire quitta la tente pour y laisser entrer son garde une fois l'origine ethnique de son invité dissimulée.
Son regard glacé lui avait mis la puce à l'oreille dès leur rencontre, et tandis qu'il se dirigeait vers le quartier de ses lieutenants, Jimin se remémorait ce qui lui était alors venu à l'esprit : il aurait juré que si les Phénix vivaient encore, ils possèderaient des yeux identiques aux siens, aussi clairs, aussi purs.
Immédiatement il avait soupçonné que le jeune homme soit doué de magie, ou du moins descende de ceux qui la maniaient. Or, devant la faiblesse de Yoongi, devant le génocide qui avait décimé cette population cinq siècles plus tôt, il avait refusé d'y croire. Il ne pouvait pas imaginer qu'il existait quiconque doté du moindre pouvoir, surtout pas ce frêle garçon qui aimait lire et ne savait pas se battre.
Deux tueries de masse à cinq cents ans d'écart ; comme ce peuple avait souffert ! Pas étonnant que Yoongi puisse se montrer si féroce, si furieux contre les militaires, les Arixiens et les Sawaï. Il se défendait autant que ses maigres ressources le lui permettaient contre des gens qui avaient massacré les siens. Il laissait parler à sa place une haine et une peur légitimes. Jimin lui-même ignorait comment il aurait réagi s'il avait été confronté à une situation similaire.
Yoongi n'avait peut-être plus que sa sœur... pas étonnant qu'il désire à tout prix la retrouver. Le général se rappela ensuite ce que le Phénix lui avait affirmé au sujet de sa jumelle et de l'importance de leur lien. Cette première syllabe qui les rattachait... le Prince en savait-il davantage ? Cela expliquait-il pourquoi il voulait Yoongi ? Et ce cortège monstrueux de quatre cents soldats arrivé peu de temps auparavant pour le chercher... se doutaient-ils que Yoongi, bien que capable de manier la magie, ne l'utilisait presque jamais, et surtout pas dans un but offensif ?
Agacé par toutes les questions qu'il se posait – et auxquelles il espérait bien que Yoongi lui apporterait une réponse dès le lendemain matin, Jimin rejoignit la tente de ses lieutenants. Jungkook dormait déjà, tandis que Taehyun avait gardé une bougie allumée pour rédiger un texte. Il écrivait ses plans d'infiltration afin de les peaufiner, mais souvent aussi des messages à ses espions.
Le lieutenant Kang leva la tête avec une expression surprise dès qu'il entendit son supérieur entrer. Le lieutenant Jeon pour sa part remua et tourna un visage à la fois ensommeillé et soucieux vers lui.
« Général, que se passe-t-il ? demanda le plus jeune avant que son homologue n'ait le temps de prendre la parole.
— Je sais qui est Yoongi, je sais pourquoi le Prince les veut, lui et les siens.
— Cela semble grave, s'inquiéta Jungkook.
— Yoongi fait partie des rares représentants encore vivants du peuple Phénix. »
Ses deux cadets en restèrent muets de stupeur.
« C'est impossible... ce n'était pas juste... une légende ? balbutia Taehyun.
— Visiblement non.
— Comment l'avez-vous su ? s'enquit Jungkook, toujours aussi terre à terre. S'il vous l'a dit, il a pu mentir.
— Ses cheveux blancs et ses yeux bleu glacé le trahissent.
— Ses cheveux blancs ?
— Il les dissimulait en empruntant un morceau de charbon chaque fois qu'il prenait un bain.
— Par Pyros, souffla Taehyun, c'est absolument fou. »
Jungkook s'était redressé. Assis au bord de son lit, torse nu, il dévoilait une musculature puissante et sèche que son général lui-même lui enviait. Taehyun pour sa part était vêtu d'une chemise ample et d'un pantalon seyant. Le tout couvrait sa silhouette svelte bien que tonique. D'eux trois en vérité, Jungkook demeurait le plus à l'aise avec son corps, et sans doute le moins renfermé, de sorte qu'il ne se gênait pas pour retirer son haut devant son camarade, qui ne lui en tenait pas rigueur tant qu'il gardait le bas.
Jimin poussa un soupir.
« Au moins, songea Jungkook, cela explique pourquoi les Sawaï le voulaient : s'il a des pouvoirs, il peut leur être précieux.
— C'est là tout le problème, contra Jimin, car lui n'a jamais utilisé sa magie. Il est parfaitement inoffensif, comme il nous l'a prouvé en n'utilisant aucun sort contre nous depuis son arrivée.
— Impossible, il doit forcément être dangereux si le Prince le veut à ce point.
— Je le pense aussi, mais... et si le Prince croyait seulement qu'il l'était ?
— Il réussirait à trouver les Phénix, peuple disparu depuis un demi-millénaire, mais il se serait trompé d'homme ? Mon général, je suis désolé d'émettre de sérieux doutes à ce sujet, d'autant plus que je crois me souvenir que vous nous avez affirmé qu'il avait arraché avec force tortures son nom à Yoongi. Il sait donc qu'il est celui qu'il cherche.
— Vous avez raison, lieutenant Jeon... Je questionnerai davantage notre invité demain matin. Il était épuisé, et... les Sawaï ont retrouvé son peuple le mois dernier : les enfants et les plus jeunes adultes seulement ont été capturés. Tous les autres ont été assassinés. Me parler de tout cela l'a beaucoup ébranlé, je préférais ne pas poursuivre l'interrogatoire.
— Je comprends, acquiesça Taehyun. Que devons-nous faire, à présent ?
— J'y réfléchis. D'abord, on ne dit rien aux soldats. Ils n'ont pas à le savoir pour le moment. Lieutenants, vos sergents eux-mêmes ne seront pas dans la confidence pour l'instant.
— Bien, mon général, opinèrent en chœur les deux hommes.
— Quand j'en saurai plus à propos de Yoongi, nous aviserons. Si nous voulons comprendre les plans du Prince, nous devons savoir tout ce qu'il sait. Et j'ai malheureusement la sensation que nous en sommes encore loin.
— Oui. Au moins, nous voilà un peu plus avancés, soupira Jungkook. On sait qu'il veut les Phénix, et ce n'est pas surprenant.
— Ah ?
— Il me semble évident qu'il va vouloir les faire combattre dans son armée : cela lui accorderait un avantage considérable sur nous. Il est dit que les magies d'ombre et de lumière peuvent être redoutables, sans compter que de rares Phénix possèdent aussi les pouvoirs du temps.
— Lieutenant Jeon, vous vous y connaissez en mythologie ? s'étonna Jimin d'un ton intéressé.
— Mes parents me lisaient beaucoup de légendes quand j'étais enfant. Celles liées aux Phénix étaient mes favorites. Je ne me souviens pas de tout, mais de l'essentiel : unique peuple descendant de la déesse phénix Hiemis, les Phénix sont nés de son union avec son frère Daimón, dieu métamorphe de l'ombre dont la forme d'origine est celle d'un humain. Or, Hiemis, capable de voir l'avenir, savait que si elle engendrait une descendance, celle-ci possèderait un pouvoir trop puissant pour elle, et qui risquerait de la décimer. De ce fait, elle se refusait à tous ses prétendants. Daimón rusa pour la posséder, et elle engendra avec lui les Phénix, dont la puissance n'était pas faite pour leur frêle enveloppe charnelle. Hiemis donc décida de les aider à canaliser et contrôler cette force : elle s'arracha l'œil pour le changer en une pierre capable d'influencer leur force. Au soleil, la pierre prenait une teinte nacrée et leur prodiguait tous ses bienfaits, mais une fois mise à l'ombre, elle prenait une couleur onyx et perdait son effet. De nouveau les Phénix ne contrôlaient plus leur puissance.
« Cela effrayait les Élémentaires, car cette pierre pouvait contenir leur pouvoir autant qu'il pouvait l'amplifier : les Phénix avec peu de pouvoirs, une fois la pierre au soleil, sentaient couler dans leurs veines toute la puissance de Hiemis. En vérité, l'œil ne leur permettait pas seulement de canaliser leur pouvoir, il nivelait leur puissance. Il baissait celle des uns et augmentait celle des autres. Quand les Élémentaires commencèrent à perdre leurs pouvoirs à mesure que les générations s'éloignaient des enfants originels de Pyros, dieu dont ils descendent, ils se mirent à jalouser les Éthéréens, qui eux ne perdraient jamais leur pouvoir tant que l'œil ne serait pas détruit.
— Mais l'œil est indestructible, souffla Taehyun. Seule Hiemis elle-même peut le briser.
— Exactement, approuva Jungkook. C'est pour cette raison que les tensions entre les peuples ont commencé. Les Élémentaires craignaient que les Phénix utilisent leur puissance pour les asservir.
— Alors même que les Phénix étaient le peuple le plus pacifique qui ait jamais existé, termina Taehyun. Ils étaient très portés sur la science et les arts, ils n'avaient jamais éprouvé l'ombre d'une velléité de conquête, au contraire ils partageaient volontiers leur savoir avec quiconque s'y intéressait. »
Jungkook opina, la mine sombre.
« L'histoire des Phénix m'a toujours beaucoup touché, affirma-t-il, c'était un peuple qui ressemblait beaucoup à celui que nous sommes maintenant, cultivé et intéressé par le monde qui les entoure. Leur massacre est la preuve que les Élémentaires étaient des misérables qui auraient mérité que Hiemis ne crée jamais sa pierre et les laisse se faire écraser par la puissance de ses enfants.
— Quelle horreur, soupira Jimin. Et dire que nos ancêtres ont initié cette boucherie...
— Nous ne sommes pour rien dans ce qu'ont décidé ces gens que nous ne connaissons pas, déclara Taehyun. Inutile de nous lamenter, nous devons nous concentrer sur l'essentiel : le moyen de délivrer les Phénix capturés par les Sawaï. Le lieutenant Jeon a raison : ils pourraient tenter de les obliger à combattre pour eux, voire de contraindre les plus âgés à des relations charnelles avec des Sawaï. Il suffit parfois d'un parent Phénix pour que l'enfant possède des pouvoirs.
— Et même si l'œil ne leur accorde pas un pouvoir excessif, il leur permet déjà de grandes choses avec de l'entraînement, termina Jungkook. S'ils veulent former des machines à tuer, ils y parviendront. Par chance, avec l'isolement auquel ils se sont pliés, je doute que les Phénix soient capables d'utiliser correctement le pouvoir dont ils disposent. Ils n'apprennent plus à se défendre avec la même férocité qu'un peuple qui se sent menacé, ils sont moins dangereux, à l'image de Yoongi, ce qui signifie que nous avons peut-être le temps de nous préparer avant d'affronter une horde de sorciers destructeurs.
— Dans tous les cas, s'ils n'ont épargné que les plus jeunes, réfléchit le général, cela signifie sans doute qu'ils n'ont épargné que ceux qui maîtrisaient le moins cette puissance. J'ignore combien de temps prend une formation de mage, sorcier ou peu importe le nom, mais je doute qu'il soit possible de le devenir en un mois.
— Je l'ignore, admit Taehyun. Quoi qu'il en soit, il va vite falloir prendre une décision au sujet du royaume de Sawa.
— Nous devons sauver les Phénix, affirma Jungkook avec fermeté, il nous faut nous rendre à Hurna.
— Et déclencher cette guerre dont vous-même ne vouliez pas la dernière fois que nous en avons discuté ? demanda Jimin. Ce n'est pas envisageable. Quand Yoongi m'en aura dit plus, nous nous déciderons, et dans tous les cas, lieutenant Jeon, je vous rappelle que vous et moi sommes attendus au sud dans les plus brefs délais. Sawa devra patienter, notre chère Assemblée nous l'ordonne. »
Agacé, Jungkook opina malgré tout, bien incapable de trouver un contre-argument pertinent. Tout comme son supérieur, visiblement, il espérait garder l'identité de Yoongi secrète aussi longtemps que possible : Jimin était résolu à l'aider, à le protéger... mais que décideraient ces hommes et ces femmes politiques qui se moquaient des considérations humaines ? Qu'il s'agisse de leurs voisins ou de leur hiérarchie, tout le monde leur mettait des bâtons dans les roues ces temps-ci !
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Quand Yoongi se réveilla le lendemain, Jimin se trouvait près de lui, allongé sur son propre matelas, les yeux ouverts et la mine soucieuse. La faible lumière que déversait sur eux l'aurore suffisait à distinguer ses traits.
Le Phénix se rappela les évènements de la veille et se sentit honteux d'avoir été trahi par ses fichus maux de tête. Ainsi, conscient qu'il avait été découvert, il ne chercha plus à cacher ses dons, songeant que Jimin se demandait peut-être s'il lui avait menti ou non : il s'assit et, alors que le général tournait son regard sur lui, d'un mouvement de la main il alluma toutes les bougies de la tente. Aucune flamme ne brûlait : il s'agissait de petits points lumineux immobiles perchés au-dessus des mèches.
Jimin sursauta.
« Bon sang, alors c'est bien vrai, vous maîtrisez la magie de l'ombre et de la lumière...
— Oui. Je ne sais exécuter que de petits tours de ce genre néanmoins, rien de bien grandiose.
— Je trouve déjà cela fabuleux.
— Merci beaucoup, j'en suis flatté.
— Vous sentez-vous mieux qu'hier ?
— Oui.
— On nous a apporté notre petit déjeuner il y a un instant, nous avons du pain et des fruits. Je suis désolé, nous arrivons sur la fin de nos provisions de la semaine, les repas seront un peu moins copieux aujourd'hui.
— C'est déjà très bien, merci. »
Jimin lui sourit et lui apporta ce qu'il désirait.
« Vous ne mangez pas ? s'étonna Yoongi.
— Plus tard. »
Dans un soupir, le Phénix lui demanda ce qu'il voulait savoir.
« Tout, déclara Jimin. Tout ce que les Sawaï ont pu apprendre sur vous, afin de découvrir ce que le Prince vous veut et compte faire de vous.
— Pour tout vous dire, j'ignore ce qui pourrait vous être utile.
— Alors parlez-moi simplement de votre peuple, de vos traditions, de la façon dont se déroule la vie d'un Phénix, de votre lien avec votre sœur et de ce qu'il signifie. »
Yoongi frémit à l'évocation de sa jumelle.
« Eh bien... la vie d'un Phénix est paisible : nous grandissons en apprenant à maîtriser nos pouvoirs, qui sont hors de contrôle au cours des premières années.
— Vous possédez des pouvoirs dès l'enfance, donc ?
— Oui, ils apparaissent aux alentours de quatre ou cinq ans. Le pouvoir de la lumière permet par exemple aux enfants de changer la couleur de petits objets en modifiant la réfraction. Pas grand-chose, en somme. Nous nous instruisons et nous décidons ensuite de la voie qui nous intéresse le plus, souvent celle de nos parents auprès de qui on apprend tel ou tel métier. À notre majorité, pour symboliser notre passage à l'âge adulte, on reçoit une boucle d'oreille ornée d'un saphir des glaces – une sublime pierre d'un bleu éclatant.
— Vous avez perdu la vôtre, n'est-ce pas ? demanda avec douceur Jimin en avisant le discret petit trou au lobe droit de Yoongi.
— Oui, j'ai eu peur que l'on me l'arrache. On reçoit ensuite un nouveau piercing pour chaque acte important : un chasseur en a reçu un pour avoir sauvé un cadet d'une attaque de loup, une jeune femme pour avoir inventé un isolant très efficace contre le froid, etc. Ainsi, parce que nos bonnes actions sont visibles pour toujours, nous sommes encouragés à devenir la meilleure version de nous-mêmes.
— C'est une très belle tradition.
— Merci. Nous menons une vie paisible, et quand quelqu'un s'éteint, son corps est donné aux flammes à l'occasion d'une célébration de sa vie.
— Lui retirez-vous ses piercings ?
— Non. Je pense que vos peuples et le nôtre partagent encore cette croyance : il est important que le mort soit immolé avec ses effets personnels les plus précieux, car ainsi il montera aux cieux avec. Ses cendres sont dissipées, pour qu'il rejoigne le royaume des dieux phénix, qui l'accueilleront auprès d'eux.
— Je comprends. Et qu'en est-il... de votre sœur ?
— Ma sœur s'appelle Yua, affirma-t-il alors qu'il se redressait pour prendre une pose solennelle. Nous avons grandi entourés par des parents modestes, aimants et fiers : chez les Phénix, la naissance de jumeaux et faux jumeaux est un excellent présage, ils sont appelés les jumeaux de Hiemis. L'un ne possède aucun pouvoir, l'autre si. Je suis ce dernier. J'ai les mêmes capacités que n'importe quel autre Phénix, mais je ne peux pas les développer.
— Pourquoi donc ?
— Je suis le jumeau du passé, celui à travers lequel l'histoire s'exprime. On appelle ce jumeau-là le gardien des savoirs. J'apprends par cœur tous les textes en notre possession, ce qui me donne une compréhension aigüe de ce qui nous entoure. On me consulte pour diverses questions chaque jour. Je n'ai pas vocation à me battre, au contraire il est même de coutume que le gardien des savoirs n'entraîne jamais ses pouvoirs, afin de ne pas se détourner des connaissances qu'il doit engranger.
« Pour ce qui est de l'autre jumeau, il est celui du futur : il fait parfois des rêves prémonitoires dans lesquels Hiemis le met en garde, il prie chaque jour la déesse. C'est le prêtre de Hiemis. Ma sœur est la plus grande prêtresse de ce siècle : toutes ses intuitions se sont révélées justes, et le village entier l'admire et la respecte. Ce jumeau-là est le seul Phénix autorisé à approcher l'œil de Hiemis, il est d'ailleurs le seul à savoir exactement où la pierre est cachée.
— Pourquoi ?
— L'œil est le don que notre ancêtre nous a octroyé, c'est le plus précieux de nos biens, mais... aucun Phénix ne peut l'approcher : se tenir à moins de dix mètres de la pierre provoque d'atroces douleurs dans tout le corps, notre pouvoir devient incontrôlable, et on mourrait en quelques instants.
— Vous me disiez que le Prince avait aussi volé l'œil...
— Oui. J'ignore encore comment ses soldats ont su quel chemin emprunter pour aller chercher ma sœur dans la grotte sacrée.
— L'œil n'a aucun effet sur les Élémentaires, n'est-ce pas ?
— En effet, notre pierre ne peut pas vous rendre vos anciens pouvoirs.
— Donc il ne convoitait pas seulement l'œil. Il vous veut, mais je ne comprends pas pourquoi : s'il en sait un tant soit peu au sujet de votre peuple, il doit savoir que vous êtes quelqu'un qui n'a jamais utilisé la magie, n'est-ce pas ?
— Oui. Je ne suis toujours pas sûr de savoir ce qu'il attend des miens. J'ai juste... peur, si peur pour eux. Il ne reste peut-être pas plus de cent ou deux cents Phénix, et cette seule idée me broie le cœur, général. Nous avions réussi à rebâtir un endroit serein, et voilà que nous en sommes délogés dans un nouveau bain de sang. Qu'avons-nous fait aux dieux pour mériter cela ?
— Les dieux ne sont pour rien dans les décisions de leurs descendants, malheureusement, sinon ils se comporteraient tous avec un minimum de dignité au lieu de s'entretuer, ne pensez-vous pas ?
— J'imagine. Jamais Pyros ni même Daimón n'aurait agi à la manière de ces vulgaires barbares – et pleutres, de surcroît, car ils ont attaqué de nuit un lieu dont les défenses ne sont pas prévues pour répondre à de telles attaques. Nous étions des artistes, des chasseurs, des cueilleurs... pas des fous sanguinaires avides de chair. Ils ne nous ont laissé aucune chance.
— Je suis désolé pour tout ce que vous avez affronté ces dernières semaines, Yoongi. Voyez-vous autre chose qui pourrait nous être utile ? Un détail qu'il vous semblerait important de souligner ?
— Non. Rien dans nos traditions ou nos fêtes n'expliquerait pourquoi on me cherche ou pourquoi on en veut aux miens.
— Qui étaient vos parents ? Jouaient-ils un rôle important au sein du village ?
— Pas le moins du monde : mon père était tailleur et ma mère chasseresse : ensemble, ils fabriquaient des vêtements avec les peaux des animaux qui nous nourrissaient. En tant que jumeaux de Hiemis néanmoins, ma sœur et moi connaissions tout le monde, notamment le chef du village. D'ailleurs... ma sœur avait fait un terrible cauchemar quelques jours avant l'attaque et... e-elle... »
Yoongi s'arrêta, réfléchit à ses mots, puis continua : « Elle pressentait que quelque chose de terrible allait se produire. Elle voyait la neige écarlate, et l'œil arraché à son socle par ses propres mains, alors que la prêtresse ne le déplace que pour des cérémonies, jamais elle n'y touche sinon – et la prochaine cérémonie avait lieu dans des semaines.
— L'avez-vous prise au sérieux ? s'enquit Jimin.
— Bien sûr que oui : jamais une prémonition n'avait été si claire pour elle, et elle pressentait que tout arriverait bientôt. Elle et moi vivions dans deux maisons isolées du village, alors pour la rassurer et pour nous protéger, il a été décidé que le fils du chef, le meilleur guerrier du village, prendrait ma demeure, et moi j'irais vivre avec Yua. Sa maison est plus à l'écart encore que la mienne. De cette manière, en cas d'attaque, nous aurions été les derniers touchés, nous aurions... une chance de fuir.
— Mais vous n'en avez pas eu le temps...
— Nous n'en avons pas eu l'envie. Pourquoi vivre et perpétuer les traditions d'un peuple dont nous serions les derniers survivants ? S'il devait mourir, nous avions décidé de mourir avec lui. Nous n'avons jamais eu l'intention de fuir.
— C'est très noble de votre part. Mais il était impossible, donc, d'entrer dans le village par l'endroit où vous viviez ?
— Oui, nous vivions presque contre la paroi d'une falaise, entourés de roche. Quant aux alentours, ils étaient cernés par une végétation très dense et sempervirente. Une seule entrée existait, et notre seule issue de secours était un chemin qui menait à une rivière en contrebas. Mais presque personne n'a eu le temps de l'atteindre et de l'emprunter. Je ne pense pas qu'il se trouve encore dans les montagnes un seul Phénix.
— Je suis désolé de vous imposer de me raconter tout cela.
— Si cela peut vous permettre de retrouver ma sœur...
— Pour cela, il faudrait que nous sachions où elle se trouve. Au vu de votre nombre, je pense que les prisonniers ont été amenés à la capitale, dans les prisons royales, les plus grandes du pays, mais... votre cas prouve que tous ne s'y trouvent peut-être pas. »
Yoongi acquiesça, l'air sombre.
« Est-ce que... »
Jimin fut coupé par des pas rapides qui approchaient sans se contraindre à la moindre discrétion. Malgré tout, il reconnut la légèreté de la démarche de son plus jeune lieutenant, qui entra bientôt dans sa tente sans même en demander l'autorisation. Taehyun, le visage sérieux, s'inclina à quatre-vingt-dix degrés sans adresser un regard au blessé.
« Pardonnez ma soudaine venue, mon général.
— Que se passe-t-il ?
— Mes espions m'ont transmis un message à l'instant. Ils pensent que les Sawaï ne tarderont plus à attaquer. D'après eux, ce n'est plus qu'une question d'heures. Ils misent sur un assaut dans la nuit. »
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Au début, je me suis dit « oh Manon, tu vas quand même pas écrire qu'il y a des personnes qui pensent que le peuple Phénix n'a jamais existé alors qu'il y a tant de livres anciens, de textes historiques, de lois qui parlent d'eux. »
Et après je me suis rappelé qu'il y a réellement des gens qui sont convaincus que notre Terre est plate. Alors je me suis dit que si dans notre monde, on avait le droit d'être aussi con, pourquoi pas dans celui-ci aussi ? XD
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