Chapitre 58

« La prêtresse : Si le Continent décidait de s'unir au lieu de se battre, nous pourrions espérer évoluer dans un monde prospère et paisible, au lieu de quoi la folie de certains nous condamne à la haine et au combat. »

– Moon Sungpio, La dame de la lune.


Lorsque Yoongi se réveilla, son amant était déjà levé, occupé à consulter une carte de la région. Le Phénix se redressa, le salua, et approcha pour regarder par-dessus son épaule.

« Qu'espérez-vous trouver en regardant cette carte ? lui demanda le général avec malice. Sauriez-vous au moins nous placer ?

— Pas le moins du monde.

— Nous sommes ici. »

Jimin pointa les collines au nord du lac Kéïani. Yoongi constata qu'ils avaient effectué plus de la moitié du chemin jusqu'à Hurna, ce qui le surprit : certes ils avaient été confrontés à plusieurs troupes, et un peu moins de dix jours étaient passés depuis leur départ. Or, ils continuaient d'avancer, toujours plus nombreux, et il semblait au mage que les soldats affrontés jusqu'à présent s'étaient montrés peu fougueux – ou bien cette impression était-elle due au fait qu'il avait réussi à lui tout seul à tuer plusieurs centaines d'ennemis en quelques instants, ce qui en effet accélérait de beaucoup les combats.

« Combien de temps nous reste-t-il avant d'arriver à la capitale ?

— Cela dépendra de plusieurs facteurs, admit Jimin avec une moue dubitative. J'espère que cela nous prendra moins d'une semaine à partir d'aujourd'hui, mais nous allons devoir éviter d'entrer à Hurna par la grande, porte, si vous voyez ce que je veux dire : nous ne sommes pas assez nombreux pour débarquer à découvert dans la vallée où s'est établie la ville. Or, sa seule entrée praticable se trouve au sud. Ces autres flancs sont bordés de pics qui défient les nuages.

— Par où alors voudriez vous que l'on passe ?

— Suivez mon doigt, indiqua Jimin. Nous allons continuer en montant un peu vers le nord – dès demain nous devrions croiser un fort ennemi que nous attaquerons –, pour nous rendre aux carrières d'Arawen. Nous devons absolument constater par nous-mêmes ce qui nous a été affirmé jusqu'à présent à leur sujet. Ensuite, nous devrons poursuivre sur la route qu'empruntent les convois commerciaux, ceux qui acheminent les pierres de la carrière jusqu'à la capitale. Elle descend jusqu'à la capitale pour rejoindre la grande route que nous voulons à tout prix éviter. Nous, une fois arrivés assez prêts de Hurna, au lieu de poursuivre sur la route, nous nous enfoncerons dans les montagnes. Cela sera dangereux, surtout au vu de notre nombre, je le reconnais. En revanche, nous serons certains que l'ennemi ne nous attendra pas de là où nous attaquerons.

« Vous savez, songea Jimin, je pense avoir gagné plus de batailles en marchant qu'en combattant : arriver par un endroit que l'ennemi pensait impraticable, le surprendre par une progression éclair, ou bien surgir là où il n'imaginait même pas nous trouver, voilà ce qui nous permet de gagner. Car alors l'armée adverse n'est pas prête, et notre apparition la déstabilise, ce qui s'avère souvent fatal.

— Je vois... Sera-t-il possible pour nous de nous rassembler avant le combat ? À quoi le terrain ressemble-t-il ?

— J'espère encore que nous pourrons déferler dans les rues de Hurna. Il nous faudra briser les murs au nord. Derrière, il s'y trouvera les jardins royaux. Ils sont immenses, ce qui nous permettra de reformer l'armée avant de marcher sur la ville. Peu de gardes surveillent cette zone, nous devrions réussir à nous approcher sans alerter le Prince, d'autant que si nous suivons l'itinéraire auquel je pense, nous ne serons visibles depuis Hurna que pendant les quelques minutes qui précèderont l'attaque : ils ne pourront pas rassembler assez de soldats pour nous empêcher de fondre sur le palais puis la ville.

— Attaquerons-nous les civils ?

— Par Pyros, non, uniquement les gens armés. Ce peuple souffre déjà bien assez de l'incompétence de son souverain sans que nous en rajoutions. Mais j'y pense : vous sentez-vous mieux ce matin ?

— Oh... oui. Je suis toujours plus sensible le soir, quand je suis épuisé. Je crois que mes nerfs sont à vifs dans ces moments-là. Il ne faut pas y prêter attention, ne vous inquiétez pas.

— Je pense que le verbe "inquiéter" n'est pas adéquat. Je ne m'inquiète pas pour vous, rassurez-vous. Je me préoccupe juste... de votre bien-être parmi nous, et je n'aime pas vous voir sombrer dans un tel chagrin.

— Je suis désolé.

— Ne vous excusez pas.

— Si je maîtrisais mes émotions comme vous, je...

— Je ne maîtrise pas mes émotions, l'interrompit Jimin, je les enfouis.

— Quelle est la différence ?

— À force de les cacher, je ne suis plus capable de m'y confronter. Si je devais comme vous subir une peine douloureuse, j'y réagirais sans doute bien plus mal que vous, et je suis convaincu qu'elle me poursuivrait beaucoup plus longtemps, même si je n'en montrerais rien.

— J'en doute, vous êtes doué d'une grande tempérance.

— Si vous le dites...

— Bref, quoi qu'il en soit, je suis désolé pour ce ridicule accès d'émotion. Je ne réussis pas toujours à prendre sur moi pour repousser les pensées qui m'assaillent. J'en suis le premier épuisé, croyez-le. Je voulais à ce sujet vous dire que... eh bien si je refuse que nous formions un couple, j-j'aimerais... enfin, j'apprécierais vraiment que... que nous continuions de nous aimer. Pas de façon charnelle, je n'oserais pas, mais... hum, peut-être pourrions-nous nous embrasser, et dormir ensemble comme cette nuit. Cela pourrait-il vous intéresser ? »

Jimin se sentit sourire contre son gré. Il s'était réveillé après une agréable nuit dans les bras qu'il chérissait. Yoongi et lui en effet étaient toujours enlacés au lever du jour, et le militaire en avait encore profité de longues minutes durant, se régalant de cette chaleur pour laquelle il s'était découvert une passion jamais ressentie auparavant. La seule présence de son bien-aimé le comblait, tenir le Phénix contre lui avait repu son cœur d'allégresse, et le regarder en plein sommeil l'avait attendri au possible – comme il aimait contempler son visage paisible !

Peu enclin à le réveiller, il s'était écarté de lui en douceur : bien sûr, il aurait adoré caresser ses lèvres des siennes, ou bien laisser courir ses doigts sur son dos pour l'arracher à sa torpeur et échanger avec lui quelques baisers, mais il était revenu à la raison. Yoongi ne souhaitait pas la moindre liaison avec lui, aucune relation – peut-être même regretterait-il, une fois levé, d'avoir passé la nuit dans son étreinte. Jimin avait préféré ne pas affronter ces éventualités ; il s'était empressé de se concentrer sur sa carte.

Ainsi, l'entendre évoquer la possibilité de l'embrasser quand il le désirait et de dormir avec lui le ravissait. Il hocha la tête.

« Avec plaisir. Me permettrez-vous d'en profiter tout de suite ?

— Évidemment, » souffla Yoongi alors que déjà Jimin se penchait vers lui.

Le soldat posa ses lèvres sur les siennes alors qu'il lui enlaçait la taille. Yoongi enroula les bras autour de son cou et veilla à se rapprocher autant que possible de son amant, qui faufila une main sous sa tunique pour lui effleurer tantôt le dos, tantôt les hanches. La chaleur de sa peau moirée contre la pulpe de ses doigts l'enflamma, il redécouvrait sa silhouette mince vallonnée par de récents muscles. Voilà des années qu'il n'avait plus touché quiconque, et jamais encore il n'avait connu la satisfaction de caresser une personne au corps presque dénué de cicatrices !

Excité lui aussi par ces gestes sur son épiderme, par cette tendresse électrisante qui le secouait de spasmes de plaisirs, Yoongi posa la tête contre l'épaule de son cadet en soupirant son bien-être. Jimin lui embrassa la joue, taquina la corde qui retenait son pantalon, et pesa le pour et le contre jusqu'à ce que le Phénix s'écarte de lui-même.

« Nous ne devrions pas, affirma-t-il.

— Je suis désolé, je m'emballe.

— Ne vous excusez pas... j'aime quand vous vous emballez.

— Si vous saviez comme je rêve de vous voir nu, avoua l'Arixien d'une voix alourdie par le désir, comme je rêve de vous découvrir de mes mains et de ma langue.

— Jimin ! s'indigna son aîné.

— Oups, m'emballerais-je encore ? Mais cela vous plaît, n'est-ce pas ? »

Yoongi s'empourpra à cette affirmation. Bien sûr que savoir que Jimin le désirait à ce point lui plaisait, bien sûr qu'il adorait s'imaginer nu devant son regard intéressé et concupiscent ! Son épiderme le brûlait à cette simple pensée, comme s'il sentait d'emblée la chaleur de cette flamme qui flamboyait dans les prunelles de son bien-aimé.

« Nous étions d'accord, lui rappela le Phénix qui n'osait plus le moindre mouvement, nous ne devrions pas. Vous essayez de me charmer.

— Pardonnez mon ardeur... je tâcherai de la contenir en votre présence. Quand je vous embrasse, quand je vous touche... je perds facilement le contrôle. Mais je vous rassure : je n'irai jamais bien loin sans votre consentement. Vous ne craignez rien dans mes bras.

— Je l'espère bien, car ils sont devenus l'endroit que je préfère pour m'abandonner.

— Alors abandonnez-vous encore quelques instants, ensuite nous nous changerons et nous irons manger. »

Yoongi n'hésita pas : dès lors que Jimin lui eut ouvert les bras, il s'y perdit avec bonheur. Les deux hommes s'étreignirent pendant ce qui leur parut une éternité, attendant de se sentir rassasié d'affection pour s'éloigner et se préparer au départ.

~~~

La pierre laissait peu à peu place au sable. Les vents frais typiques des montagnes de Sawa avaient été remplacés par un sirocco qui témoignait de la proximité des dunes de l'Exil. Le lieutenant Kang et ses neuf soldats avaient voyagé jour et nuit, et les voilà à présent dans la région au sud du lac Kéïani, là où se mêlaient les frontières sawaï et akashites. S'ils continuaient plein sud, ils rejoindraient le mont Phaham. Or, Jimin avait indiqué que les Akashites qui requéraient leur aide se trouvaient sans doute non ici, mais plus enfoncés dans les terres Scorpions où l'on avait perdu leurs traces. De fait, ils pouvaient se cacher n'importe où.

Taehyun avait envoyé une pisteuse à la recherche de preuves quelconques de lutte ou bien du passage de troupes dans les environs. Jusqu'à présent, de cette façon, ils avaient réussi à éviter de croiser des soldats. Malgré tout, ils gardaient leur formation : le lieutenant se plaçait à l'avant, encadré par les deux frères Han. Derrière eux étaient positionnés les trois pisteurs qui partaient à tour de rôle explorer les lieux en quête d'indices, et derrière eux encore quatre puissants espions, deux archères et deux bretteurs, fermaient la marche.

Le galop d'un cheval retentit. Taehyun tourna la tête en direction de sa pisteuse, qui revenait à la hâte.

« Lieutenant, fort sawaï au sud-est !

— Distance ?

— Environ dix kilomètres.

— Nombre de soldats ?

— Pas la trace ne serait-ce que d'une sentinelle.

— Détails ?

— Aucune autre troupe à l'horizon, donc aucun renfort attendu. Aucun signe non plus de présence akashite, mais je n'ai pas davantage approché la frontière.

— Bon travail, soldat. »

Le lieutenant réfléchit un instant avant de donner ses directives.

« Ce fort est sans doute celui que s'apprêtait à attaquer le groupe que nous cherchons. Nous devrions nous y rendre. Êtes-vous bien sûre qu'il ne s'y trouvait personne ?

— Aucun mouvement, lieutenant. J'ai surveillé un moment avant de m'en aller. Et le vent ne portait aucun son, aucun signe de vie.

— Nous devons agir au plus vite : l'attaque a eu lieu il y a quelques jours, des troupes sont probablement déjà en chemin pour les remplacer, surtout sur cette frontière. Au galop ! »

Il claqua les rênes en éperonnant son destrier, qui fila aussitôt, suivi par le reste du groupe qui progressait sans quitter sa formation. Les Sawaï s'avéraient moins nombreuses au sud du fait de la guerre déclarée par Arixium, raison pour laquelle aucune troupe n'avait encore remplacé celle du fort. En revanche, chaque seconde comptait à présent.

Les sabots des chevaux soulevaient sur leur passage un important nuage de sable, c'est pourquoi les militaires n'accéléraient l'allure dans cette zone qu'en cas d'absolue nécessité. Si des adversaires s'étaient trouvés dans les environs, impossible pour eux de rater les combattants qui traversaient les premières dunes. Taehyun sentait son cœur battre au même rythme que celui de leur course. Concentré, il ne montrait rien de son anxiété. Il avait médité son plan des heures durant, priant pour arriver au fort en question avant les Sawaï. À présent que lui était offerte l'occasion d'enquêter sur la disparition des Akashites, il refusait de laisser filer sa chance.

À l'allure à laquelle ils fendaient le désert, les soldats atteignirent l'édifice en un temps record. Le soleil par chance demeurait caché derrière d'épais nuages, bien que les chevaux n'en subissent pas moins les désagréables chaleurs de ce début de mois de mai. Ils ralentirent quand le fort fut en vue, poursuivant leur route au pas.

Taehyun gardait son regard acéré fixé droit devant lui.

Soudain, un reflet illumina, un très bref instant, le paysage. Il immobilisa sa monture en levant une main, ordonnant en silence à ses troupes de s'arrêter à leur tour.

« Soldat, jusqu'où avez-vous avancé ? demanda le lieutenant sans se retourner vers son informatrice.

— Je me suis arrêtée dès l'instant où j'ai pu constater que pas une sentinelle ne surveillait. Peut-être un peu avant l'endroit où nous nous tenons. »

Taehyun échangea un regard avec les frères à ses côtés qui acquiescèrent.

« Votre avis, messieurs ? s'enquit-il.

— Fil de pêche, affirma le cadet, à environ deux cents mètres.

— Sûrement le déclencheur d'un piège, analysa l'aîné. Sous terre, j'imagine.

— Peut-être une ribambelle de grenades, c'est le plus plausible.

— Ou bien un leurre destiné à être repéré, pour que les unités sawaï empruntent un chemin différent et tombent dans le véritable piège.

— Un seul moyen de s'en assurer, affirma Taehyun. Archères, à vous de jouer. À deux et dix heures. »

Les deux femmes encochèrent chacune une flèche lestée d'un petit sachet de cailloux. Elles visèrent dans les directions indiquées, l'une à deux heures – à l'est de leur position actuelle – et l'autre à dix – à l'ouest. Elles tirèrent. Une première pointe s'échoua près du fort, une seconde plus loin. Ce fut cette dernière qui déclencha une explosion d'une violence inouïe. Un jet de feu s'éleva, surmonté d'un véritable champignon de fumée qui engloutit le bâtiment et tout ce qui l'entourait. Une chaleur cuisante se diffusa dans les environs, mais les Arixiens demeurèrent immobiles, les yeux rivés sur l'intensité du piège installé de façon si discrète qu'ils auraient pu s'y laisser prendre. Taehyun fit mine de bâiller.

« J'avais espéré quelque chose d'un peu plus spectaculaire, affirma-t-il dans un haussement d'épaules.

— Pardon pour l'ennuyante médiocrité de notre stratagème, nous avons été contraints de nous débrouiller avec les moyens en notre possession. »

Les dix soldats firent aussitôt volte-face pour découvrir, derrière eux, dix jeunes gens, tous vêtus de tuniques jaunes sous leur armure. Celui qui venait de s'exprimer, un garçon sans doute de l'âge de Taehyun, portait pour sa part une cape dont le lieutenant devinait qu'il y figurait un motif de cobra royal prêt à inoculer son venin de ses deux crochets mortels. Ce garçon d'une vingtaine d'années arborait un visage d'une rare finesse. Ses yeux à l'iris coloré d'une élégante nuance de mordoré étonnaient par leur forme effilée, et son nez légèrement retroussé paraissait soulever sa lèvre supérieure. Il dégageait un charme sauvage, ses cheveux châtains à peine plus longs que ceux des Arixiens.

Taehyun ne jeta qu'un bref regard au jeune chef, très vite distrait pas le bruit des lames que les Akashites dégainaient, menaçants.

Les Arixiens s'apprêtaient à les imiter quand leur lieutenant tendit un bras de côté.

« Aucun combat n'aura lieu, asséna-t-il avec fermeté. Nous venons en ami, pour vous réclamer de l'aide contre Sawa.

— Contre... attendez, mais qu'est-ce que des Arixiens fabriquent ici ? se méfia le chef qui venait de se rendre compte qu'il ne s'agissait pas de Sawaï devant lui.

— Nous avons déclaré la guerre à Sawa.

— Je vois cela.

— Et votre chef nous a affirmé que si nous vous retrouvions, nous pourrions vous considérer comme nos alliés. Il vous pensait dans une situation délicate.

— Je suis désolé, mais mon chef ne m'a pas tenu informé des dernières nouvelles, au cas où vous ne seriez pas au courant. Et nous sommes à des jours et des jours de Vanori, j'imagine qu'il ne sert à rien de faire l'aller-retour.

— Les empereurs ont échangé de façon officielle avec Vanori, et nous avons besoin de votre soutien, affirma Taehyun sans laisser paraître sa tension. Le chef nous a assuré de votre participation.

— Alors j'imagine qu'il vous a communiqué un moyen de nous prouver votre bonne foi...

— C'est le cas, en effet.

— Puis-je savoir de quoi il s'agit ?

— Iavan. »

Une courte seconde le Serpent demeura stupéfait avant de poser un genou à terre, aussitôt imité par ses hommes.

« Pardonnez notre impertinence, nous ignorions que vous étiez bel et bien envoyés par notre chef.

— Votre méfiance n'est pas à blâmer. Je suis heureux de vous rencontrer enfin. Je suis le lieutenant Kang Taehyun.

— Et moi le capitaine Choi Yeonjun, se présenta-t-il.

— Nous étions supposés vous venir en aide, mais j'ai l'impression que vous maîtrisez la situation...

— De l'aide ?

— Vous n'êtes pas rentrés à la suite de la dernière mission qui vous a été affectée. »

La mâchoire du capitaine Choi se crispa à cette remarque, son visage prit un pli contrit ; il serra le poing qu'il avait posé dans le sable.

« Nous avons estimé que nous pouvions être plus utiles si nous restions sur le territoire ennemi pour continuer de faire baisser ses effectifs. Sawa nous détruit, nous tue tous à petit feu. Hors de question de perdre du temps à retourner à notre campement pour attendre de nouveaux ordres. Nous sommes pleins de ressources, nous pouvons user les troupes ennemies sans qu'elles parviennent à nous mettre la main dessus. Ce piège que vous avez désactivé a jusqu'à présent toujours fonctionné.

— Il est donc temps de vous annoncer que mes troupes sont spécialisées dans le pistage et l'espionnage. Ces Aigles portent bien leur nom. Quant à votre désir de vengeance, sachez qu'auprès de nous, il pourra s'accomplir : Arixium, soutenu par Tyfodon, s'apprête à fondre sur Hurna. Nous serions soulagés que votre unité d'élite se joigne à nous.

— Combien serons-nous, au juste ?

— Au total, nous comptons pour l'instant environ six cents soldats dans nos rangs, en plus d'une jeune Sawaï et... d'un Phénix. »

Yeonjun s'était redressé. À l'entente de ce dernier mot, il écarquilla les yeux, invitant l'Arixien à poursuivre. Il écouta, bouche bée, le récit que déroulait Taehyun tandis que les groupes s'éloignaient du fort, les Akashites à pied et les Arixiens à cheval. Le jeune homme parvint à récapituler l'histoire en vingt minutes. Pas un Serpent n'avait osé le couper, trop passionné pour y mettre un terme.

« Par Pyros, souffla Yeonjun. Je comprends mieux pourquoi Arixium a décidé tout à coup de déclarer la guerre. Et dire que je ne comprenais pas votre motivation et que je trouvais votre tactique déplorable.

— Merci pour les compliments...

— Admettez que sans ces Phénix, la déclaration de guerre n'aurait pas eu de sens : vous n'avez pas subi ce que Vanori a affronté, pourtant nous n'avons pas déclaré la guerre.

— Vous ignorez ce qui se passe à Arixium, vous devriez éviter de vous avancer à ce sujet. »

Taehyun avait perdu bon nombre de soldats dans les escarmouches provoquées par Sawa ces derniers mois. Le capitaine Choi semblait ignorer ces petites attaques en apparence sans conséquences mais qui avaient causé de lourds dégâts au fil du temps.

Yeonjun parut comprendre la maladresse de ses propos : il lui présenta ses excuses et s'enquit de la suite des évènements.

« Nous devons rejoindre le général Park et ses hommes le plus vite possible. Chacun de nous prendra l'un de vous sur son cheval, nous n'avons plus une seconde à perdre. Si vous acceptez, nous combattrons Sawa main dans la main. »

Sur ces mots et décidant d'oublier la remarque précédente du capitaine, Taehyun tendit la main à l'Akashite, qui ne l'observa qu'une seconde avant de la serrer dans la sienne afin de s'en aider pour grimper sur sa monture. Ses hommes l'imitèrent, et alors que les Arixiens accéléraient le pas, Yeonjun ajouta toutefois une condition : « J'aimerais, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, que nous défassions chaque troupe sawaï que nous rencontrerons : c'est pour cette raison que mes soldats et moi ne sommes pas rentrés à notre campement, nous désirions affaiblir leur armée, et je pense que cela pourrait nous apporter un avantage considérable si nous désirons attaquer Hurna : moins le Prince possèdera de soldats pour s'occuper des frontières, moins il sera tenté d'en rapatrier à la capitale pour protéger les Phénix – et dans tous les cas, si nous réduisons ses troupes, il ne sera même pas en mesure d'en rapatrier.

— Je vous avoue que je préfèrerais que nous les rejoignions directement, mais... vos arguments me plaisent.

— Vous n'êtes pas assez nombreux pour maîtriser l'armée sawaï entière, ou du moins pas tous les soldats que le Prince est sans doute déjà en train de ramener à Hurna. »

Taehyun approuva d'un hochement de tête distrait. Jimin leur permettait un avantage tactique de taille : débouler d'endroits toujours plus inattendus pour frapper. De cette manière, l'ennemi peinait à s'organiser, et il était vaincu par la vitesse plutôt que par la force. De plus et pour cette campagne, Jimin avait veillé à s'entourer de troupes auxiliaires qui arrivaient par vagues, de façon à surprendre sans cesse les Sawaï qui ne savaient plus d'où venait le danger.

Enfin, Yoongi représentait un joker colossal que le général avait soigneusement dissimulé jusqu'à présent et qui pouvait ravager l'armée adverse d'un mouvement. Si Yeonjun et lui se débarrassaient de quelques unités supplémentaires, ce dont ils étaient capables à condition de s'y préparer, la victoire s'avèrerait à leur portée.

« C'est d'accord, acquiesça-t-il enfin. Nous nous débarrasserons de tous les ennemis que nous croiserons. »

Il ordonna à ses trois pisteurs de se disperser pour surveiller les alentours, ce dont s'acquittèrent aussitôt les soldats.

« Vos guerriers savent j'imagine repérer des ennemis de loin, remarqua le lieutenant. Ils pourront aider les miens.

— En effet, ils vous seront utiles.

— Puis-je savoir quels sont vos domaines de prédilection ?

— Nous possédons tous une solide formation en alchimie : avec peu d'ingrédients nous savons fabriquer le genre de bombe que vous avez désamorcé tout à l'heure. Nous manions diverses armes qui permettent d'attaquer aussi bien de loin que de près, et nous sommes entraînés à l'observation.

— L'observation ?

— Au moins une fois par mois, chacun d'entre nous se donne pour exercice de fixer un même point pendant vingt-quatre heures consécutives. De cette manière, surveiller un fort ennemi ne pose aucun problème, nous sommes capables de rester concentrés sur une cible potentielle sans la rater. Enfin, chaque matin nous nous entraînons à jeun, afin de renforcer notre volonté. Le chef nous a sélectionnés dès l'adolescence pour former ce groupe d'élite : nous travaillons tous les dix ensemble depuis bientôt dix ans, si bien que nous savons nous coordonner sans même nous consulter. Un peu comme deux partenaires de danse, nous sommes capables de réagir presque de façon instinctive. Nous sommes si soudés que même les blessures sont rares au sein de notre unité. En mission, notre taux de réussite est presque parfait.

— Vous avez donc déjà raté une mission...

— Oui : il nous fallait rapatrier en toute discrétion un Akashite important qui avait été emprisonné par les Sawaï.

— N'avez-vous pas réussi à le rapatrier ?

— Si, bien sûr, mais le chef estimait que laisser les deux cent cinquante Sawaï du fort morts derrière nous, ce n'était pas agir "en toute discrétion", rétorqua-t-il en mimant des guillemets en l'air. La mission a été considérée comme un échec.

— Je sens que cette situation vous a beaucoup agacé.

— Bien sûr : comment voulez-vous que nous ayons été plus discrets que cela ? Il n'y avait plus un seul témoin vivant ! »

Taehyun voulut répliquer avant de se raviser : non, vraiment, à ses yeux, l'argument était valable. Pas de témoins, pas d'ennuis.

Bon, peut-être allait-il en effet un peu vite en besogne...

« Et vous, lieutenant Kang, quelles sont les raisons de votre accession à ce grade à votre si jeune âge ?

— Une importante maîtrise de l'anatomie humaine associée à une rapidité souvent louée. Je sais exactement quoi trancher pour garder l'ennemi en vie tout en l'empêchant de poursuivre le combat sans pour autant gâcher sa carrière, ou au contraire pour le maintenir dans un état conscient tout en lui infligeant les pires douleurs. Et puis je m'intéresse beaucoup à Sawa, à son peuple, et on me dit plutôt furtif. Pour cette raison, le général a divisé ses deux troupes ainsi : l'unité du lieutenant Jeon est efficace dans un combat de front, ou bien pour des assauts brutaux, tandis que mes hommes sont plus délicats dans leur façon d'assassiner l'ennemi.

— Délicats ? Êtes-vous sûr qu'il s'agit du qualificatif adéquat ?

— Une lame qui virevolte, n'est-ce pas plus élégant qu'une lame qui se contente de pénétrer les chairs ? J'aime... ajouter une pointe de spectacle dans mes assauts, disons.

— Je vois... j'imagine que je ne serai apte à vous juger qu'une fois que je vous aurai vu à l'œuvre.

— J'ai déjà hâte. Mais dites-moi, reprit-il dans un murmure, une question m'a hanté plusieurs jours durant : ce mot de passe, Iavan... de quoi s'agit-il ? »

Le capitaine poussa un soupir qui se répercuta contre la nuque de l'Arixien.

« Iavan est le nom de la tribu d'où je suis originaire. Je ne suis pas né à Vanori, je m'y suis rendu seul à dix ans dans l'espoir de devenir soldat, ce que mon père refusait malgré mes talents évidents dans le domaine du combat. Il désirait que je devienne un alchimiste, ce à quoi je me refusais, du moins pas si les potions que je créais ne pouvaient pas exploser.

— J'admire cette ambition, s'amusa Taehyun qui imaginait un enfant incapable de tenir en place.

— J'ai commencé très tôt à inventer mes propres explosifs, à chercher des stratagèmes toujours plus poussés afin de les rendre utilisables plus facilement, de sorte qu'ils deviennent toujours plus efficaces. Or, mon père méprisait mes recherches, il affirmait que la science devait sauver, pas tuer – ce à quoi je répliquais qu'en tuant nos ennemis, nous sauvions notre peuple. Il n'était pas de cet avis.

— Et... votre mère, si je puis me permettre ?

— Elle a quitté la tribu peu après ma naissance. Je crois que, d'une certaine manière, j'espérais aussi la retrouver par hasard à Vanori, mais cela ne fut jamais le cas. J'appris d'ailleurs peu après mon départ qu'elle était morte cinq ans plus tôt d'une maladie incurable.

— Je suis désolé.

— Inutile de l'être, je ne la connaissais pas, après tout. Quoi qu'il en soit, une fois à la capitale, j'ai demandé une audience au chef, qui en accorde chaque jour à ses sujets. Je lui ai présenté plusieurs de mes inventions, et il m'a aussitôt pris sous son aile. Je suis devenu sa pupille, et j'ai eu le privilège d'accéder à la meilleure école de notre pays pour développer mes compétences. Je lui en serai éternellement redevable. Et vous, dites-moi, qu'en est-il de votre enfance ? s'enquit Yeonjun afin de changer de sujet au plus vite.

— Elle s'avère bien moins trépidante que la vôtre, admit Taehyun. Je viens d'une famille aisée, et puisque c'est mon aîné qui héritera du commerce familial, mes parents désiraient que pour ma part j'intègre l'armée. J'ai été envoyé à l'académie de Noria, où j'avoue n'avoir pas trouvé ma place au début... jusqu'à ce que mes professeurs s'aperçoivent de mon goût prononcé pour l'anatomie et de ma discrétion. Ils ont su m'orienter vers un type de combat moins courant mais qui, parce qu'il me correspond, en devient tout aussi redoutable que les autres.

— Je trouve votre histoire intéressante. Plus brève que la mienne, certes, mais intéressante.

— Je vous remercie. Et sachez que moi aussi, je m'impatiente déjà de voir vos capacité à l'œuvre. »

Or, le jeune homme ne pensait pas si bien dire, car quelques instants plus tard à peine revinrent ensemble les trois éclaireurs.

« Lieutenant Kang, des troupes au nord-est de notre position. Deux cent cinquante hommes, ils se dirigent vers le fort, unité à pied avec quelques cavaliers. En comptant le temps qu'il nous a fallu pour revenir, ils doivent se situer à environ douze kilomètres de nous. À un rythme de marche soutenu, si nous restons immobiles, nous les verrons arriver d'ici moins de deux heures. »

Le lieutenant Kang et le capitaine Choi échangèrent d'abord un regard, puis un sourire.

« C'est plus de temps qu'il nous en faut pour poser les pièges, affirma Yeonjun, du moins si nous sommes vingt et non dix.

— Je sens que nous allons bien nous entendre, capitaine. »

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