Chapitre 54
« De tous temps la magie a fasciné et émerveillé les hommes, mais comme l'or, ce qui fascine et émerveille finit toujours par pervertir. »
– Ji Sangpo, De la magie.
La nuit s'apprêtait à tomber quand les troupes du général Park firent halte. Le jeune homme avait insisté pour que les soldats poussent leurs efforts jusqu'à une colline qu'il avait désignée quelques heures plus tôt comme l'endroit où il voulait absolument s'arrêter. Il s'y trouvait en effet un plan d'eau où chacun se réjouit de boire : bien qu'ils aient quitté le reg, ils n'avaient pas encore atteint la chaîne des Neraï. Le coteau au pied duquel ils se situaient prouvait que leur ascension débuterait dès le lendemain.
« Les montagnes ne m'ont pas l'air très hautes, remarqua Yoongi en jetant un œil devant eux alors qu'il montait la tente avec Jimin. Est-ce parce que l'obscurité m'empêche de voir ?
— Les Neraï, lorsque l'ont vient de l'ouest, ne semblent en effet pas très effrayantes, mais c'est essentiellement parce que jusqu'au lac Kéïani, il est davantage question de collines et de petits sommets que de pics. Nous grimperons tranquillement pendant quelques jours avant de devoir abandonner les chariots voire les chevaux.
— Passerons-nous par le lac ?
— Non, trop de villages de pêcheurs s'y trouvent, une étape ici serait stupide. Notre but est d'éviter au mieux tout contact avec les civils. »
Yoongi approuva d'un hochement de tête. Alentour, la végétation revenait peu à peu depuis que les troupes avaient quitté le canyon, et quoique l'atmosphère demeure lourde, l'air était devenu plus respirable. Quelques arbres leur avaient même prodigué un peu d'ombre sur le chemin, tandis que de l'herbe accueillait désormais les pas des montures. Des buissons épars apparaissaient çà et là, la vie semblait de retour. Le désert de roche en effet avait paru à Yoongi digne d'un lendemain de guerre, anéanti, désolé et ruiné. Il préférait de loin la verdure.
Alors qu'ils terminaient d'établir le camp, les deux amis furent surpris par des éclats de voix qu'ils suivirent pour découvrir que deux soldats disputaient, joute verbale agrémentée de bon nombre d'insultes qui sidérèrent le Phénix, habitué à un parler bien plus soutenu. Jimin pour sa part, sans se départir de l'impassibilité qu'il revêtait chaque fois qu'il se glissait dans la peau du général Park, s'avança jusqu'aux deux duellistes qui se turent aussitôt.
Il suffisait de regarder les fautifs pour deviner la raison de leur rixe : l'un possédait de courts cheveux noirs, l'autre de longs cheveux châtains.
« Puis-je savoir de quoi il est question, messieurs ?
— Mon général...
— Parlez, soldat.
— Il m'a insulté, il a traité les Arixiens de pigeons.
— Qu'avez-vous à dire pour votre défense ? s'enquit Jimin en se tournant vers le Tyfodonien.
— Il me toisait avec un tel air de mépris que je lui ai demandé de regarder ailleurs. La conversation s'est envenimée, et je l'ai en effet insulté. »
Les deux hommes, bien qu'au garde-à-vous, gardaient les yeux rivés au sol, conscients de leur faute. Le général les observa l'un après l'autre. Chacun approchait la trentaine, et Jimin se désespérait de leur immaturité. Il retint le soupir qu'il brûlait de pousser.
« Puisque vous êtes incapable de discuter de façon posée et aimable, soldats, vous dormirez tous les deux dehors. La fraîcheur printanière vous remettra peut-être les idées en place. Et je ne veux ni vous entendre vous plaindre ni vous voir vous disputer, sinon la sanction deviendra de plus en plus rude. Vous, reprit Jimin en toisant l'Arixien, je vous avais ordonné d'accueillir les Tyfodoniens comme vos frères, et vous, continua-t-il en fixant ce dernier, votre susceptibilité et votre colère ne justifient pas que vous insultiez cet homme et mon peuple. Est-ce bien compris ?
— Oui, mon général, répondirent-ils en chœur.
— J'attends de vous davantage de tolérance. N'avez-vous donc pas retenu quel était l'un des pires maux de l'humanité ? La haine vous divise, alors qu'ensemble, vous pourriez devenir plus redoutables que jamais. J'ai honte de voir deux hommes de vos âges se disputer comme des enfants. »
Jimin s'apprêtait à s'en aller quand une idée lui vint. Il se tourna de nouveau vers les deux combattants, esquissa un rictus, puis...
« Et je veux que pendant trois jours, vous vous entraîniez ensemble tous les soirs, décida-t-il. Cela vous apprendra à travailler en équipe. »
Outrés, les coupables échangèrent un regard stupéfait une fois leur chef parti. Les soldats profitaient souvent du soir pour parfaire leur technique avant une longue nuit de sommeil, mais Jimin avait remarqué, à son grand regret, qu'Arixiens et Tyfodoniens ne se mêlaient pas. Il comprenait que d'une part les deux peuples ne se connaissaient pas, voire se craignaient, et d'autre part qu'ils s'entraînaient de manière très différente, mais il souhaitait inciter les combattants à s'apprivoiser : si Aigles et Tigres observaient leurs camarades, s'ils s'exerçaient à leurs côtés, ils pourraient développer une complémentarité qui les sauverait contre les Scorpions.
Jimin n'avait de cesse de répéter qu'il leur fallait s'appuyer sur les forces les uns des autres afin de compenser leurs faiblesses, mais ses soldats témoignaient encore de trop de méfiance pour y parvenir. Pas étonnant de la part de deux armées ennemies quelques jours plus tôt...
Le général repartit d'où il venait, Yoongi sur les talons. Ce dernier avait installé sous leur tente les deux matelas, ainsi que les quelques affaires de son cadet qui l'en remercia. Le Phénix vérifia qu'aucun insecte ne se trouvait sous la toile, ce qui tira un soupir exagéré au militaire, qui peinait à dissimuler son amusement.
« Allez-vous réellement vérifier tous les soirs qu'aucune bestiole ne risque de hanter votre nuit ?
— Je peux aussi vous réveiller avec ma lumière et vous supplier de faire sortir une araignée. J'agirai selon votre bon vouloir.
— Hum... je vais vous aider à chercher, décida Jimin d'un ton soudain très sérieux qui fit pouffer Yoongi.
— Vous ai-je à ce point traumatisé ?
— Je vais devenir aussi paranoïaque que vous si vous me réveillez une seule fois de plus pour une raison aussi stupide.
— Ce n'est pas une raison stupide.
— Si, c'en est une.
— Non. Aimeriez-vous sentir quelque chose vous grimper dessus pendant que vous dormez ?
— J'imagine que cela dépend de la chose en question, répliqua Jimin en jetant un regard intéressé à son aîné.
— Il est question d'un insecte...
— Vous êtes sévère avec vous-même, vous ressemblez plus à un petit mammifère qu'à un insecte.
— Je ne parlais pas de moi, par Hiemis !
— Mes excuses, le quiproquo n'était pas voulu.
— Mais bien sûr... quoi qu'il en soit, aidez-moi vraiment au lieu de vous moquer. »
Ils fouillèrent la tente, dont ils découvrirent qu'ils étaient les uniques occupants. Pas un intrus ne les dérangerait cette nuit. Jimin s'en alla pour s'entraîner en compagnie de ses soldats pendant que Yoongi travaillait seul sa magie. Son cadet lui avait conseillé d'éviter de s'épuiser, craignant désormais qu'on les attaque n'importe quand. Le Phénix, donc, arrêta bien vite pour se coucher, aussi fourbu qu'à l'accoutumée après une journée de chevauchée entrecoupée de marche.
Environ deux heures passèrent, il s'était déjà assoupi quand Jimin le rejoignit dans leurs quartiers. Le général s'allongea, toutefois il ne s'endormit pas. Il contempla tour à tour le plafond de tissu au-dessus de lui et la silhouette à ses côtés. Il devinait la finesse des traits de son ami sans avoir besoin de les regarder, la mémoire emplie des souvenirs de son sourire, de ses yeux, de son visage... de ses lèvres. Il frémit lorsque s'imposèrent à lui les réminiscences des baisers qu'ils avaient échangés.
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Yoongi sentit une pression sur son épaule qui l'arracha à un rêve dans lequel il se trouvait dans sa demeure sur le flanc du mont Tikia. Ses paupières papillonnèrent, il échappa un grommellement fatigué. Lorsqu'il ouvrit les yeux, il découvrit d'une part qu'il faisait nuit noire, et d'autre part que Jimin était penché sur lui, la main toujours sur son bras.
« Yoongi, réveillez-vous, murmura-t-il, j'ai besoin de vous.
— Que se passe-t-il ? s'inquiéta le Phénix encore à moitié endormi. Un insecte ? Un Scorpion ?
— Ni l'un ni l'autre, rassurez-vous. Nous allons juste nous promener.
— Pardon ?
— Une balade nocturne, cela nous vous plairait-il pas ?
— Pas le moins du monde, enfin, êtes-vous tombé sur la tête ? Nous attendez, laissez-moi deviner : un insecte est rentré dans votre oreille et vous grignote le cerveau !
— Yoongi...
— Sérieusement, quelle raison valable pouvez-vous avoir pour me réveiller à une heure aussi indécente ? Et je vous interdis toute plaisanterie grivoise.
— Votre manque d'humour me désole...
— Au moins autant que me désole votre manque d'humanité. Je dormais, moi, et ce n'est pas parce que vous souffrez d'insomnie que vous pouvez vous permettre de me faire subir la même chose.
— Quel enfer, vous arrive-t-il de réfléchir avant de parler ? Habillez-vous de façon discrète et attendez-moi, je vais chercher le lieutenant Jeon.
— Attendez : comment ? Qu'entendez-vous par "de façon discrète" ? Et à quoi riment ces cachotteries ? Allons-nous réellement marcher ? Ne plaisantiez-vous pas ?
— Je ne plaisante jamais à ce sujet. Quant à la tenue... hum, vous ne possédez pas de tunique qui ne soit pas céruléenne..., réfléchit Jimin. Attendez, je dois avoir quelque chose à vous prêter. »
L'Arixien fouilla dans le petit coffre près de sa couche. Yoongi l'aida avec une clarté tamisée qui permit au général de trouver ce qu'il cherchait : une tunique noire brodée de bleu. Jimin la tendit à son aîné, ajoutant que pour le bas, il pouvait revêtir son pantalon habituel, noir lui aussi. Le Phénix fronça les sourcils devant l'habit.
« Je ne vous ai jamais vu porter un tel vêtement, j'ignorais même que vous le possédiez.
— En effet, il serait très mal vu pour un soldat ou un citoyen de porter cette tunique.
— Pourquoi donc ?
— Il s'agit d'une tunique de commerçant. Les seuls autres militaires de mes troupes à en posséder sont mes deux lieutenants. Je prendrai celle du lieutenant Kang, je vous laisse la mienne. »
Yoongi retourna son regard sur l'habit. Il avait entendu qu'en effet les marchands possédaient un document pour leur permettre de voyager sur tout le Continent. Or il ignorait qu'une tunique les distinguait des autres personnes, il n'avait pas prêté attention aux vêtements des Arixiens à Noria. Pas étonnant, finalement, qu'un pareil design ait été décidé pour les Aigles susceptibles de se promener dans tous les pays : le noir leur offrirait l'anonymat, tandis que les quelques arabesques brodées en céruléen indiquaient la patrie du commerçant.
Le Phénix néanmoins trouva regrettable que même lorsqu'il leur était autorisé d'intégrer un autre peuple, les citoyens du Continent continuent de se définir par leur origine.
« Pourquoi voulez-vous que nous nous habillions en marchands pour sortir ? s'enquit Yoongi alors que son cadet s'apprêtait à quitter la tente.
— Parce que nous nous rendons au village le plus proche, bien sûr. La balade, vous savez.
— Vous voulez que nous nous mêlions à des Scorpions en prétendant être marchands ! paniqua-t-il tout à coup en veillant toujours à ne pas élever la voix de peur de réveiller les soldats.
— Pourquoi pas ?
— J'ai besoin d'une réponse !
— Moi aussi, voilà la raison. Nous allons rencontrer quelqu'un qui est lui-même marchand. Il est établi à Sawa depuis des années, il en sait bien plus que nous sur la vie dans le pays, et surtout sur ce que l'on dit du Prince. Plus nous en saurons sur notre ennemi, plus nous aurons de chances de gagner la guerre.
— Alors permettez-moi juste de vous faire remarquer que si l'on nous tue cette nuit, nous aurons peu de chances de gagner.
— Je vous trouve terriblement défaitiste, Yoongi. Nous ne mourrons pas, par Pyros, nous allons juste approcher du village, rencontrer notre marchand et filer en douce.
— N'y a-t-il aucune patrouille qui pourrait nous remarquer, voire nous interroger ?
— Si, en effet, mais nous ne craignons rien, je vous l'assure. Pour eux, nous serons de simples commerçants partis voir un client près du lac Kéïani et qui revenons un peu tard.
— Comment justifierons-nous que nous rencontrons un autre marchand à cette heure ?
— Si nous rencontrons des soldats, nous prétendrons que c'est un ami qui attendait notre retour pour s'enquérir des affaires conclues. Lui aussi serait intéressé par les minerais que nous cherchons à nous procurer, et il propose de s'allier pour que le contrat paraisse plus intéressant. Il quitte le village le lendemain, de sorte que nous devions absolument nous rencontrer à notre retour, cette nuit.
— Je vois. Et ce commerçant, comment sait-il où et quand nous trouver ? Vous n'avez pas pu envoyer Samran...
— Les empereurs se sont chargés d'envoyer un héraut le jour même où a été apprise la nouvelle de la déclaration de guerre. Ils souhaitent que je le rencontre, et je le souhaite tout autant. Nous devrons prétendre qu'au nom des empereurs, nous interrogeons les commerçants arixiens à propos de la situation à Sawa pour savoir s'il faut ou non les rappeler à la capitale. Ils m'ont même donné un passeport, le papier fourni par le conseil des Quatre Peuples à qui veut traverser les frontières, sourit Jimin en tirant de la pochette de ses étoiles d'acier une petite carte. De cette manière, aucun doute quant à notre statut de marchands. Il faut croire que les empereurs sont de notre côté, c'est une très bonne nouvelle, n'est-ce pas ?
— Bon sang, et pourquoi m'embarquez-vous là-dedans ?
— Pardon d'oser croire que vous seriez intéressé d'en savoir plus au sujet de celui qui a mis votre peuple à genoux, s'indigna Jimin de façon trop exagérée pour qu'il ne s'agisse pas d'une plaisanterie. Auriez-vous préféré que je vous laisse ici plusieurs heures durant ?
— Bien sûr que oui !
— Et si une araignée entrait dans la tente au moment où je sortais ?
— Allez chercher le lieutenant Jeon, je m'habille. »
Jimin haussa les sourcils, il se mordit la lèvre inférieure pour retenir un éclat de rire, et il quitta sa tente. Quand il se retourna, il s'aperçut que la lumière de Yoongi était recouverte d'un voile d'ombre : une fois éloigné du Phénix, il lui semblait que l'intérieur de ses quartiers était plongé dans l'obscurité.
Il songea que cette capacité pourrait s'avérer très avantageuse afin de se dissimuler dans la nuit en cas d'urgence, sans pour autant perdre toute notion de ce qui les entourait. Pour ce voyage en revanche, hors de question que Yoongi utilise sa magie de façon offensive : ils ne devaient surtout pas attirer l'attention.
Jimin rejoignit la tente que le lieutenant Jeon, en l'absence de son homologue habituel, devait partager avec le lieutenant Jung. Le général ignorait encore comment il s'était débrouillé pour que Jungkook acquiesce à cette proposition, surtout sans se plaindre. Le jeune homme en effet s'était contenté d'approuver, le visage neutre, comme s'il n'accueillait pas avec lui celui qu'il considérait comme un rival.
Jimin soulevait à peine un pan de la toile que son cadet était déjà assis, alerte, sur son matelas, prêt à intervenir dans les trente secondes s'il était question de combattre. Son supérieur néanmoins lui intima le silence, l'index contre les lèvres, et l'invita d'un geste à le rejoindre dehors.
Sans surprise, son subordonné reçut très mal son plan, de sorte que Jimin dut le convaincre que les empereurs s'étaient occupés de tout pour que l'excursion ne leur fasse pas courir de risques inutiles.
Jungkook, conscient qu'il ne pouvait de toute manière pas refuser les ordres, céda.
Quelques minutes plus tard, une fois les sergents prévenus de l'absence temporaire de leurs supérieurs, les deux militaires regagnaient la tente où Yoongi s'était habillé. Le Phénix avait attaché sa dague à une fine ceinture de cuir, de même que Jimin et Jungkook, qui pour sa part possédait un karambit. Personne ne s'étonnerait, par ces temps troublés, que des marchands circulant de nuit se soient armés de ce que les soldats considéraient comme de simples couteaux.
Les trois garçons rejoignirent l'endroit où se reposaient les chevaux, en marge du camp. Yoongi et Jimin montèrent sur le même animal, et ils partirent les premiers, suivis par Jungkook qui connaissait mal les environs et se demandait où se situait le village qu'ils comptaient rallier. Ils voyagèrent presque une heure en direction du sud avant qu'il n'obtienne sa réponse. En revanche, si le jeune lieutenant s'était figuré un hameau bucolique, il s'aperçut qu'il s'était trompé : il s'agissait d'une petite ville dont le centre vivait encore à cette heure avancée de la soirée.
Du haut de la colline qu'ils descendaient à présent, il distinguait ce qui ressemblait à un marché. Yoongi susurra une question que Jungkook ne comprit pas, mais à laquelle Jimin répondit à voix haute : « Oui, c'est un marché nocturne, sans doute le marché le plus connu des environs. Il se tient deux fois par semaine, si je ne me trompe pas. Il est illuminé par un nombre incalculable de lanternes, et on y vend surtout des pierres précieuses. Leur éclat, à la flamme vacillante d'une bougie, devient envoûtant. Beaucoup de marchands circulent dans la ville : quand je vous disais que nous passerions inaperçus, je ne plaisantais pas.
— Je comprends mieux.
— Si tout se passe bien, nous devrions être rentrés d'ici moins d'une heure et demie. Notre homme nous attend au bas de cette colline.
— Espérons qu'il nous y attende seul..., répliqua Jungkook.
— Si les empereurs lui font confiance, nous le pouvons aussi.
— Je n'aime pas que nous voyagions seuls en pleine nuit dans le désert sawaï. Nous risquons à tout instant une mauvaise rencontre, c'est trop périlleux. Le commerçant aurait dû venir de lui-même à nous.
— Il ne pouvait pas se déplacer, il est sur le marché. Il profite de sa pause pour venir à notre rencontre. Et je vous rappelle que nous avons plus besoin de lui que lui n'a besoin de nous. Pas étonnant que les efforts viennent de notre côté.
— Je suis convaincu que nous aurions pu faire autrement.
— Oui, lieutenant Jeon, sans doute, mais pour cela, il nous aurait fallu disposer de plus de temps. Or, nous avons dû attaquer Sawa dans la précipitation. Nous pouvons déjà nous estimer heureux d'avoir obtenu ce rendez-vous. »
Jungkook ne répondit rien, il se mura dans son silence, frustré. Yoongi pour sa part resserra son étreinte autour de la taille de Jimin pour se rapprocher de lui tandis que les chevaux descendaient jusqu'à une combe isolée. Aucune chance pour qu'on les surprenne depuis la ville.
Les cavaliers suivirent un chemin qui les mena tout près du lieu du rendez-vous. Avant d'y arriver, ils se stoppèrent, aux aguets. Aucun bruit ne leur parvenait, le monde s'était tu autour d'eux. La brise elle-même ne soulevait pas une branche, ne faisait pas frémir une feuille. Yoongi frissonna, pris du même mauvais pressentiment que le lieutenant, qui sonda les alentours d'un regard perçant. Le Phénix utilisa ses capacités : son ombre s'étala, invisible dans les ténèbres, pour détecter toute présence.
Il se concentra sur ce qu'il éprouvait, sur les sensations qui l'envahissaient à mesure que l'obscurité s'étendait autour d'eux. Ses deux camarades supportaient sans se plaindre l'impression qu'un étau se refermait peu à peu sur eux : ils savaient que Yoongi agissait, et qu'il valait mieux ne pas le distraire. Son pouvoir néanmoins exerçait sur eux une pression de plus en plus forte, et quand enfin le mage la relâcha, ils retinrent un soupir de soulagement.
« Une personne se trouve un peu plus loin, par là-bas. »
Il tendit l'index en direction d'un bosquet au loin. Jungkook fronça les sourcils.
« Comment le savez-vous, exactement ?
— Quand je prends possession d'une ombre, je le ressens, affirma Yoongi. En utilisant mon pouvoir, en l'étendant, je peux donc deviner la présence de tout humain alentour.
— Quelle est votre distance maximale ?
— Je dirais que j'ai un périmètre d'environ deux cents mètres. »
En l'affirmant ainsi dans un murmure, afin de demeurer discret, Yoongi s'aperçut que ses pouvoirs s'étaient encore développés : avant leur arrivée en terre sawaï, il estimait son champ d'action à environ trente mètres. Il ne comprenait pas comment il pouvait améliorer ses compétences à une vitesse pareille. Ses maux de tête avaient tout à fait cessé depuis plusieurs semaines à présent, ce qui lui paraissait au moins aussi étrange que la puissance qui l'habitait depuis.
En tant que gardien des savoirs, jamais il n'aurait dû posséder une telle force, une telle résistance. Jamais il n'aurait dû apprendre à maîtriser ses capacités. Cela ne rimait à rien, mais tant que sa magie lui permettrait de protéger ses amis, de défendre ceux qui le méritaient, alors il continuerait, il se battrait et repousserait ses limites.
Pour Yua, pour les Phénix, pour les Arixiens, les Akashites, les Tyfodoniens, et les Sawaï eux-mêmes. Il mettrait tout en œuvre pour stopper ce souverain cruel dénué d'âme qui menait le Continent à sa ruine.
« Je vais voir, affirma Jimin, restez ici tous les deux. Lieutenant Jeon, veillez sur Min Yoongi.
— Bien, mon général. »
Jimin descendit de sa monture sous le regard perçant du mage qui, du fait de ses yeux plus sensibles que la moyenne à la lumière, distinguait mieux que les deux Aigles le décor qui les entourait. Rien ne menaçait. Jungkook demeurait concentré, alerte, prêt à attaquer dès que nécessaire. Il rapprocha son cheval de celui de Yoongi, qui se sentit rassuré.
Jimin continuait de s'éloigner, déjà l'aîné le perdait de vue du fait de la végétation. Il hésita à lancer son ombre à la suite du général mais se ravisa.
Sous l'effet de l'anxiété, il semblait aux deux jeunes gens que le temps s'étirait à l'infini. Jungkook gardait une posture sereine malgré tout, quand Yoongi pour sa part s'agitait sans même s'en rendre compte. Jimin reparut quelques instants plus tard, marchant d'un pas tranquille tandis qu'il était suivi non d'un homme mais d'une femme. Jungkook se méfia aussitôt, mais Yoongi l'incita à calmer ses ardeurs.
« Elle possède une tunique identique à la nôtre, déclara-t-il alors que le lieutenant plissait les yeux dans l'espoir de distinguer les couleurs dans l'obscurité.
— Je n'y vois rien, et comment pouvons-nous croire quelqu'un qui nous a menti ? Jimin ne me semble pas menacé, mais je ne peux rien affirmer.
— Il me paraît serein. »
Jungkook n'aimait pas s'en remettre au jugement de Yoongi au sujet des états d'âme de son supérieur. Que savait-il de la façon dont Jimin réagirait en cas de traquenard ? Comment pouvait-il se prononcer alors que plus de dix mètres les séparaient ?
Jungkook descendit de cheval et partit à la rencontre des deux autres, qu'il rejoignit son karambit à la main.
« Nul besoin de lever votre lame, monsieur Jeon, » affirma le général d'un ton amusé.
Jungkook comprit à cette appellation que le marchand ignorait se trouver face à des militaires arixiens. Sans doute les empereurs les avaient-ils présentés comme des commerçants, mais tout ce qui comptait pour Jungkook était que cette personne, les cheveux cachés sous une épaisse capuche, esquissait un sourire bienveillant et ne paraissait même pas armée.
Sans ranger son karambit pour autant, Jungkook se redressa et salua leur informatrice.
« Oh, pardonnez mon père, il n'a pas pu venir, » répondit-elle.
Elle rejeta sa capuche pour révéler, à la pâle lueur de la lune, un visage auquel le lieutenant ne saurait donner d'âge, le nez proéminent que ses grands yeux de jais éclipsaient, tandis que ses lèvres qu'elle avait colorées d'un rouge vif attiraient davantage l'attention que les légers défauts que d'aucuns attribueraient à sa physionomie. Elle était élancée, la taille marquée, de sorte que sous sa tunique, son corps ne pouvait pas se confondre avec celui d'un homme. Ses cheveux enfin, bien que longs et aussi noirs que l'anthracite, étaient attachés en un chignon négligé, très apprécié de celles et ceux qui choisissaient de ne pas adopter la coiffure arixienne à la mode – on préférait les cheveux courts pour leur praticité, surtout dans l'armée.
« Maïri ici présente est la fille de notre contact, expliqua Jimin. Ce dernier a été retenu au marché. »
Une légère flexion dans la voix de son supérieur ainsi que son regard appuyé firent comprendre à Jungkook que Jimin ne croyait pas à cette excuse fournie par la dénommée Maïri, bien qu'il soit prêt à se fier à elle afin d'obtenir les informations convoitées. Pour quelle raison, cependant, le général ne se sentait-il pas tout à fait en confiance ?
« Il s'excuse, mais il pense que je vous serai tout aussi utile que lui, en revanche il ne m'a pas expliqué en quoi, soupira-t-elle.
— Les empereurs s'inquiètent au sujet du marché sawaï, déclara Jimin avec une confiance insolente en ses paroles – Jungkook aurait pu se laisser convaincre qu'ils venaient réellement pour parler cailloux et pièces d'or. Nous voyageons dans la région depuis quelques semaines pour interroger les Arixiens établis ici à propos de la façon dont ils envisagent la suite des choses : après ce qui s'est passé à Tyfodon, les empereurs envisagent un rappel massif des commerçants à Arixium. Ils savent que la décision est grave, raison pour laquelle il leur faut en apprendre le plus possible. J'espère donc que vous comprendrez, madame, que cet entretien doit rester entre nous : si les Sawaï apprenaient qu'Arixium s'apprêtait à rappeler ses marchands, ils risqueraient de répliquer. Aux yeux des Sawaï, nous devrons être venus acheter des pierres.
— Je vois, réfléchit Maïri, et je les comprends. Il est vrai que depuis la sécheresse, quelques tensions sont apparues jusqu'à atteindre un véritable pic. Le pays est au bord de la rupture, et j'avoue que moi-même, je m'inquiète. »
Même s'il était resté à l'écart, descendu de cheval pendant le long mensonge du général, Yoongi entendait toute la détresse de la marchande dans sa voix, il lisait tout son désarroi dans ses prunelles. Tout comme Jungkook, il avait perçu que Jimin n'accordait pas son entière confiance à leur interlocutrice, qui cependant poursuivit : « Le marché est de plus en plus mauvais : tout a pris une valeur phénoménale en quelques mois, et depuis, impossible de faire baisser les tarifs. Les paysans ne produisent plus assez, trop endettés pour se procurer le nécessaire afin de sauver leurs plantations, et on prétend que d'importants problèmes paralysent les carrières, à commencer par le fait que, affamés et épuisés, ceux qui y travaillent ont perdu de leur robustesse.
« Vous savez, depuis les lois martiales adoptées ces derniers temps par le Prince, les seuls qui mangent à leur faim sont les militaires, qui perçoivent une solde importante. Vous imaginez bien : tous les gens des carrières, forts et endurants, se sont reconvertis pour intégrer l'armée, de même que beaucoup de jeunes qui ont vu leur avenir s'effondrer et qui voyaient en l'enrôlement leur dernière chance de sauver leur famille de la famine.
— Le Prince n'investit-il pas dans l'agriculture ? s'étonna Jimin.
— Trop peu, et moins il s'en préoccupe, plus les paysans dépérissent. Pour tout vous dire, je suis revenue à Arixium à la fin de l'hiver, et j'ai découvert qu'un kilogramme de pommes de terre y coûtait déjà sept fois moins cher qu'ici. Mon père et moi vivons bien du fait de notre activité, mais nous pensons nous concentrer à présent davantage sur les marchés des autres pays, là où les gens pourront s'offrir nos pierres et nos bijoux. À Sawa, quand on possède quelques pièces, on en profite pour s'acheter de quoi dîner. Le peuple n'a plus confiance en son souverain, et je comprends ces pauvres gens. Le Prince les a abandonnés sans raison.
— N'avez-vous pas la moindre idée de ce qui l'a incité à un tel revirement ? Sawa se portait pourtant très bien il y a encore quatre ans.
— Je l'ignore.
— Vous avez forcément dû entendre des rumeurs, des théories. J'ai besoin de toutes les pistes possibles pour mon enquête.
— Eh bien... i-il y en a une, mais... »
Cette fois, Maïri paraissait embarrassée de proposer une idée saugrenue. Jimin l'encouragea d'un sourire, affirmant au passage qu'il connaissait un peu le folklore sawaï et qu'il savait que beaucoup de vérités pouvaient être déformées pour raconter de belles histoires. Il demeurait preneur des unes comme des autres : les rumeurs en disaient souvent autant que les faits, et traduisaient au moins ce que ressentait le peuple.
« Vous savez que les gens ici sont un peu... oui, ils aiment les belles histoires, vous l'avez dit, opina Maïri en se frottant l'épaule – et son trouble laissait deviner aux militaires qu'à ce sujet, elle ne comptait pas leur dissimuler quoi que ce soit. Et depuis quelques mois, j'entends de plus en plus souvent des... des bruits qui prétendent que le Prince serait... enfin, qu'il aurait été corrompu par la magie. »
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Yua observait le néant de son existence qui lui semblait s'étendre devant son regard vide quand Mincheol entra. Il lui sourit en la rejoignant, puis s'installa à ses côtés en s'enquérant de son état.
« Que veux-tu, au juste ? souffla la prêtresse. Pourquoi mon frère t'intéresse-t-il ? Cela n'a aucun sens. L'œil est sous ma protection, c'est moi qui le connais le mieux. De lui, tu n'obtiendras rien.
— Je n'attends rien de ce que tu sembles espérer. J'attends en revanche de lui ce que tu crains le plus. »
Le cœur de Yua s'emballa alors qu'elle tournait un regard inexpressif vers le Prince. Il ne pouvait pas savoir, de toute façon.
« Je ne comprends pas.
— Quand l'œil a-t-il été détérioré ?
— Il ne l'a jamais été, répliqua la Phénix avec lassitude.
— Ne me mens pas, de toute façon je le sais. Et puis, rappelle-toi ce que tu m'as dit peu après notre rencontre : ton frère viendrait vous sauver tous... alors pourquoi le prétendais-tu ensuite inoffensif ? Yua..., continua-t-il d'un ton suave empli de mesquinerie, dès notre rencontre, tu l'as trahi. Et quand mes hommes m'ont apporté la pierre de Hiemis, quand j'ai remarqué ce petit éclat manquant... il y a désormais deux choses que je veux : ce morceau, et ce dont ton frère sera capable avec.
— De quoi serait-il capable ?
— Ne fais pas l'innocente, j'ai tout de suite compris.
— Compris quoi ? demanda-t-elle encore tandis que le stress l'agriffait – non, un Sawaï ne pouvait pas savoir !
— J'imagine que ton frère te voue une confiance aveugle, entre jumeaux, cela va de soi, vous représentez tout l'un pour l'autre. Sait-il cependant qu'il existe un secret que les prêtres ne doivent surtout jamais révéler aux gardiens ? Sait-il pourquoi on lui a toujours défendu d'apprendre à maîtriser ses pouvoirs ? »
Son nez la piqua alors que ses prunelles se voilaient de larmes. Il était impossible que Mincheol connaisse un secret aussi précieux, aussi bien gardé. Il était impossible qu'une personne en dehors du prêtre ou du chef du village ait entendu cette prophétie qui datait d'après l'exil Phénix... cette même prophétie que le Prince prononça pourtant tandis que le souffle de Yua se coupait sous l'effet de l'horreur.
« Un jour l'œil se nourrira du Passé ; ce jour-là, le pouvoir de Hiemis déferlera sur le monde. »
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