Chapitre 5

« Il est intéressant de noter qu'en dépit du grand nom de Cinq Peuples que nous utilisons pour qualifier ceux qui vivent sur le Continent, il existe deux catégories bien distinctes qui témoignent, sans le moindre doute, d'une hiérarchie subjective et insultante : Aigles, Scorpions, Serpents et Tigres sont les Élémentaires, tous descendants du dieu Pyros, tandis que les Phénix, descendants de Hiemis, ont choisi d'adopter le nom d'Éthéréens – ceux qui côtoient les cieux, ceux qui s'élèvent plus haut que les autres. »

– Ji Sangpo, De la magie.


Jimin avait cogité toute la nuit. Il peinait encore à croire le rapport des espions de Taehyun, d'après lequel de très importantes troupes s'étaient installées la veille dans la forteresse. Seule la capitale pouvait envoyer autant d'hommes à la fois, et elle se situait à un minimum de près de deux semaines de trajet de la frontière. Ces hommes avaient quitté la ville avant même que Jimin et ses soldats ne massacrent le régiment sawaï quelques jours plus tôt.

« Bon sang, tout cela ne rime à rien ! » s'énerva-t-il dans un murmure en quittant son lit de fortune.

Il s'habilla sans un bruit, revêtant sa panoplie avec une dextérité qui prouvait son habitude. Il attacha enfin sa cape sur laquelle apparaissait l'aigle, animal emblème de son peuple, et s'apprêtait à partir quand une voix encore faible lui parvint.

« Qu'est-ce qui vous met en colère de si bon matin, général Park ?

— Est-ce que la réponse vous intéresse réellement ? soupira-t-il agacé – il n'avait pas oublié la discussion houleuse entre Yoongi et lui au sujet du voyage à la frontière sud.

— Croyez bien que si la réponse ne m'intéressait pas, j'aurais feint de dormir dans l'espoir que vous partiez le plus vite possible.

— Je reconnais que votre raisonnement est imparable.

— Alors ?

— J'ai appris une nouvelle contrariante hier.

— Ce qui explique pourquoi vous avez passé votre nuit à ruminer.

— Je n'ai pas passé ma nuit à ruminer, se défendit-il.

— Vous avez passé votre nuit à ruminer.

— C'est faux.

— Le reconnaître est le premier par vers l'acceptation, persifla le blessé.

— Et continuer de parler est le premier pas vers la tombe.

— Message reçu. Mais êtes-vous bien sûr de vouloir garder cette colère pour vous ? »

Jimin s'apprêtait à rétorquer qu'il s'en accommodait, néanmoins, sans en comprendre la raison, il préféra s'avouer vaincu et admettre les doutes et les interrogations qui l'assaillaient.

« Nous avons appris hier que près de quatre cents Sawaï étaient arrivés à la forteresse d'où nous vous avons extirpé. Nous ignorons encore pourquoi tant de soldats sont arrivés si vite, nous ignorons s'ils comptent nous attaquer... et avec l'Assemblée qui n'est pas décidée à me donner le moindre coup de main, jamais on ne m'accordera de troupes supplémentaires.

— A-Attendez, balbutia Yoongi qui – cette fois bien réveillé – tenta de se redresser avec un air soucieux. Voulez-vous dire que... si les Sawaï nous attaquent, nous sommes morts ?

— Un résumé très optimiste, Yoongi, j'apprécie votre confiance.

— Je vous l'ai dit et répété : la seule peau que je compte sauver, c'est celle de ma grande sœur.

— Je croyais qu'il s'agissait de votre jumelle.

— Elle est sortie en premier, cela lui a toujours servi d'excuse pour prétexter que je devais lui obéir.

— Rien que pour cela, je serais capable de mettre votre sœur au sommet de ma liste de priorités.

— Cela m'arrangerait beaucoup.

— Je n'en doute point. Or, les punaises qui cherchent à envahir nos terres m'inquiètent un peu plus, pour l'instant. Je dois m'entretenir avec mes lieutenants. J'espère que ma présence ne vous manquera pas trop, ironisa-t-il.

— Je m'ennuierai tant sans vous, répliqua Yoongi sur le même ton. Je compterai les minutes.

— J'en suis flatté, mon cher. Sur ces belles paroles, je vous laisse. »

Le blessé l'observa s'en aller, et il retrouva un visage ennuyé. Le tente était plongée dans une pénombre que seule la cheminée parvenait à illuminer d'une lueur pâle. En dépit du peu de meubles qui habillait ce large espace, Yoongi ne jugeait pas le confort rudimentaire, au contraire il appréciait les touches de bleu que le général avait apportées aux teintes boisées, pour y affirmer son appartenance au peuple arixien. Le céruléen en effet avait été désigné comme couleur officielle de l'Empire bien des siècles auparavant, quand les Arixiens portaient encore le nom d'Aigles. Ce bleu évoquait les cieux diurnes dans lesquels les rapaces évoluaient.

Pour leur part, les Tyfodoniens, anciennement les Tigres, avaient choisi le vert émeraude, en référence au feuillage de leurs abondantes forêts. Les Akashites, ex-Serpents, avaient privilégié le jaune doré qui rappelait leurs dunes, quant aux Sawaï, jadis les Scorpions, ils étaient symbolisés par l'écarlate, qui représentait le sang que même la plus petite créature pouvait faire verser.

Yoongi fit la moue en songeant au passé : tout avait beaucoup changé depuis, y compris les ententes entre les peuples. Auparavant, Aigles et Scorpions partageaient une forte alliance qui leur avait permis d'accomplir ce qu'ils considéraient comme de grandes choses, tandis que les Tigres et les Serpents, qui n'avaient jamais réussi à se fédérer sous forme d'empire ou de royaume, préféraient se tenir à l'écart des jeux politiques. Ils se contentaient d'observer leurs voisins et d'approuver ou réprouver leurs actes, sans y prendre part pour autant.

Agacé par ses propres réflexions, Yoongi s'assit, le regard sombre. Mieux valait qu'il ne s'engage pas dans ce genre de réflexions s'il ne voulait pas risquer de se brouiller une nouvelle fois avec le général Park. Le voilà perdu en territoire arixien, sans la moindre chance de s'en sortir seul ni de récupérer sa sœur.

Il se remémora l'expression horrifiée de Yua lorsqu'elle avait tenté de l'alerter de l'homme qui s'apprêtait à l'assommer. D'un geste discret – le soldat qui surveillait la tente en journée était arrivé au départ de Jimin –, étendu sur le flanc dos à l'entrée, il effleura son ombre. Il se sentit soulagé quand il découvrit qu'elle ondulait à la manière d'un liquide, et qu'il pouvait y enfoncer la main comme avant sa capture, qui l'avait affaibli au point qu'il se s'était retrouvé incapable d'utiliser sa magie. Un sourire ému se dessina sur ses lèvres, et tandis que ses maux de tête revenaient à l'assaut, il se retira de ces profondeurs obscures qui reprirent leur texture habituelle.

~~~

Jimin entra dans la tente de ses lieutenants sans le moindre avertissement, comme à l'accoutumée. À cette heure, alors qu'un calme auroral planait sur le camp, prêt à céder la place à l'agitation des premiers entraînements, la plupart des soldats se réveillaient à peine. Jungkook et Taehyun en revanche discutaient déjà dans leur quartier, penchés sur une carte étalée sur une table au-dessus de laquelle ils étaient penchés.

« Lieutenants.

— Général, répondirent les deux jeunes gens à la fois sans bouger.

— En avez-vous appris plus ?

— Non, admit Taehyun sans perdre son aplomb. Nous essayions de comprendre ce qu'ils sont en train de préparer.

— Je peux avoir un résumé ?

— Nous savons que les troupes sont parties de la capitale environ deux semaines plus tôt : elles sont trop nombreuses pour être formées d'un agrégat d'unités proches venues aider, sans compter que le convoi est arrivé d'une même direction, l'est. Nous savons aussi qu'au vu de leur nombre, il ne s'agissait pas des troupes régulières envoyées remplacer celles que nous avons décimées. La forteresse sawaï n'a pas pour but d'accueillir plus de deux cents personnes, au contraire de nos camps fortifiés. Ces soldats ne sont donc pas voués à rester ici très longtemps, sans doute ont-ils établi un camp près de là. Tout porte à croire qu'ils vont nous attaquer sous peu, mais... cela ne colle pas avec la date du départ de Hurna : nous sommes le treize mars, notre attaque contre la forteresse remonte à quatre jours exactement.

— Je m'en doutais : ces troupes ne sont pas venues nous attaquer, elles venaient dans un autre but, devina Jimin.

— Et nous savons peut-être lequel, opina Jungkook avant de jeter un œil à son homologue qui reprit la parole.

— Il y a quelques minutes, un de mes espions est arrivé avec un nouveau message : ils ont repéré une charrette complètement fermée, en bois et métal, tirée par un cheval. Il n'y a personne à l'intérieur pour l'instant, les soldats ne la surveillent pas, ils l'ont laissée avec d'autres charrettes d'approvisionnement plus banales. Mais son utilité ne laisse aucun doute.

— Une cage..., comprit le général. Le Prince a envoyé un convoi de quatre cents soldats... pour ramener Yoongi à Hurna ? »

Ses cadets échangèrent un regard avant de planter leurs yeux dans les siens et de hocher la tête, l'air grave.

« Général, reprit Jungkook, les Sawaï sont les premiers à sous-estimer leurs adversaires, à les traiter avec mépris et à se croire supérieurs à tout et tout le monde. Même s'il s'agissait de nous trois à la fois, ils n'enverraient pas plus d'une quinzaine d'hommes pour nous transférer. Quatre cents soldats, c'est du jamais vu. Yoongi continue de mentir, il ne peut pas être aussi inoffensif qu'il le prétend, et je ne vois pas qui d'autre ce convoi pouvait venir chercher, ni ce qu'il pouvait venir faire ici alors que la frontière ne présentait pour eux aucun danger avant notre dernière attaque. Envoyer quatre cents soldats demande une certaine logistique, d'autant plus qu'il s'agissait de cavaliers. Ils ne sont pas partis aussitôt la décision prise, il s'est passé au moins une journée de préparatifs avant leur départ.

« Il y a seize jours environ, donc, le Prince a décidé d'envoyer quatre cents soldats ici, avec une cage. Pour rappel, mon général, il y a quinze jours, vous et moi nous trouvions encore à l'ouest, et nous envisagions tout juste de revenir au camp n° 7 pour renforcer la frontière. Le Prince est calculateur, mais pas devin. L'attaque sawaï essuyée par le lieutenant Kang et qui nous a poussés à revenir était peut-être justement un moyen pour le Prince de faire reculer nos troupes afin de procéder en paix au rapatriement à Hurna du mystérieux prisonnier qu'ils surveillaient ici vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

— J'en suis venu aux mêmes conclusions que vous, lieutenant Jeon, approuva Jimin en le gratifiant d'un signe de tête respectueux. Je pense que... »

Il se stoppa alors que tout à coup sa mémoire lui murmurait les mots du blessé.

« Lieutenant Kang, en admettant qu'il s'agisse d'une nouvelle cruciale, en combien de temps un héraut, seul, peut-il porter un message de la forteresse jusqu'à Hurna ? demanda-t-il d'un ton lugubre.

— Seul et à cheval, il faudrait environ deux fois moins de temps qu'un convoi, soit environ une semaine. On peut réduire ce temps à cinq jours s'il change de cheval entre temps.

— C'était il y a trois semaines environ..., murmura Jimin.

— Que voulez-vous dire ?

— Il y a trois semaines, après leur avoir menti sur de nombreux points, Yoongi a cédé à ses bourreaux, il leur a donné l'information à propos de laquelle ils insistaient le plus : son prénom. Aussitôt, l'interrogatoire a cessé.

— Son... prénom ? balbutia Taehyun. Êtes-vous sûr de cela ? Je veux dire... s'il a menti à plusieurs reprises, ses geôliers ont peut-être cru à ses fabulations, et peut-être a-t-il dit sans le savoir quelque chose qui les intéressait davantage que son seul prénom.

— J'aimerais le croire aussi, néanmoins... ah ! s'anerva-t-il. Tout cela me rend fou ! Et Yoongi qui refuse encore de me dire quoi que ce soit à son sujet, bon sang ! Comment sommes-nous supposés démêler le vrai du faux s'il ne nous donne pas au moins quelques éléments de réponse ?

— Je n'aime pas proposer les idées les plus extrêmes, soupira Jungkook, mais peut-être devrions-nous envisager de le questionner de manière... un peu plus insistante, si vous voyez ce que je veux dire.

— Lieutenant Jeon, je ne vais pas envoyer à la torture un homme déjà incapable de marcher sans aide.

— Les Sawaï sont à la frontière, mon général, et ils sont plus nombreux que nous. Faudra-t-il que nous nous fassions attaquer pour que vous vous décidiez à lui tirer les vers du nez ?

— Je comprends votre position, de même que votre impatience, mais si Yoongi est aussi précieux ou dangereux que le suggère l'important convoi venu pour lui, ne pensez-vous pas que se le mettre à dos serait une très mauvaise idée ?

— En effet. Pardonnez-moi.

— Ne vous excusez pas de vouloir protéger les vôtres.

— Et si nous attaquions les premiers ? suggéra à son tour Taehyun. De cette manière, nous profiterions de l'effet de surprise, et nous aurions une chance de vaincre.

— Du point de vue de la stratégie militaire, je vous approuve, opina Jimin, mais d'un point de vue diplomatique, cela nous est impossible. »

Devant l'air dubitatif du lieutenant Kang, son homologue lui expliqua : « L'assaut ordonné par le général quelques jours plus tôt était une réponse à celui que nous avions subi précédemment : il sera perçu comme une contre-attaque plus qu'une véritable attaque. En revanche, si nous frappions une seconde fois, de surcroît en franchissant la frontière pour écraser les Sawaï sur leur propre territoire, nous pourrions déclencher une guerre avec eux, ce que nous devons à tout prix éviter.

— La paix est très fragile ces derniers temps, approuva Jimin, surtout avec le royaume de Sawa, et une escalade des tensions est un danger auquel nous ne pourrions peut-être pas faire face. Nous avons déjà l'Assemblée à dos : si nous provoquions une guerre avec nos voisins, vous pouvez être certains que l'Assemblée nous retirerait nos grades et nous ferait emprisonner pour trahison dans l'espoir d'apaiser la colère du Prince. Vous et moi marchons sur un fil, nous devons rester prudents.

— La seule chose à faire, c'est donc d'attendre de voir ce que l'ennemi va décider, résuma Taehyun.

— Exactement. Nous devons être prêts à nous défendre en cas d'attaque, et vos espions doivent se montrer aussi discrets qu'alertes. Samran ne sera plus envoyé sur le territoire sawaï : qu'on le repère, et nous serions découverts.

— Vous pouvez compter sur mes unités, affirma-t-il avec gravité.

— Bien. Le Prince est imprévisible ces temps-ci, montrez-vous attentifs à ce qui se passe à Sawa.

— Oui, mon général, » répondirent ses lieutenants d'une même voix.

Et sur ces recommandations, puisqu'ils n'avaient plus d'autre sujet à propos duquel échanger, Jimin laissa ses hommes s'entretenir et réfléchir ensemble aux circonstances et à l'attitude à adopter. La prudence était de mise, une offensive arixienne contre Sawa ne pouvait être envisagée. Il savait que leurs voisins attaqueraient tôt ou tard, et tout ce qu'il espérait, c'était que ses soldats se montreraient à la hauteur le moment venu.

L'esprit tourmenté, il décida de s'entraîner : voilà tout ce qu'il pouvait faire pour l'instant.

~~~

Le lendemain, alors qu'il s'ennuyait à mourir, Yoongi voulut essayer de marcher. Quand il s'allongeait, son dos ne le lançait plus du tout. Assis, une fois immobile, les douleurs apparues du fait de ses mouvements se calmaient. En revanche, poser un pied devant l'autre demeurait une épreuve. Ce matin-là, donc, parce qu'il sentait que les cicatrices sur ses reins guérissaient peu à peu, il décida de reprendre l'habitude de se déplacer par lui-même.

« Excusez-moi... »

Le soldat lui accorda son attention d'un regard interrogateur.

« Est-ce que vous pourriez m'aider ? »

Il lui tendit la main, et son gardien comprit : il se plaça devant lui, lui donna le bras. Yoongi s'appuya dessus pour quitter la méridienne, et aussitôt l'habituelle douleur lui transperça le corps. Il prit une longue inspiration en grimaçant, poussa un gémissement qu'il tenta de taire de son mieux, puis il osa un premier pas. Le dos voûté, accablé par la souffrance, il s'obligea à continuer, à marcher à travers la tente. L'image de Yua apparut dans son esprit ; le visage souriant qu'elle arborait toujours, puis les expressions terrifiées qui s'y étaient succédé au cours de cette nuit tragique.

Il gagna en assurance.

« Vous devriez vous reposer un peu, vous n'avez jamais fait tant de trajets, et j'ignore même si le médecin vous conseillerait cela, hésita le garde.

— Je dois y arriver, je refuse de rester immobile, là, à ne rien faire.

— Il est normal que votre guérison prenne du temps.

— Je m'en moque : je n'en ai pas, moi, du temps. Et je guéris vite. »

L'autre, conscient que le blessé s'avérait bien trop borné, baissa les armes et le laissa décider. Yoongi marcha de longues minutes durant, au point qu'il ignorait si la douleur avait disparu, ou bien si elle était devenue si aigüe qu'il ne la ressentait plus. Quoi qu'il en soit, il avançait avec plus de naturel, de façon moins hésitante et raide.

Il retourna s'asseoir, s'étendit de tout son long, et poussa une plainte quand la souffrance reparut.

« Je vous avais prévenu, affirma le soldat.

— Si vous n'avez rien de plus intéressant à me dire, sachez que je me passerai volontiers de vos commentaires. »

L'autre se contenta d'un rictus en guise de réponse, et Yoongi grommela. Il tenta de trouver la position la moins désagréable, et au terme d'un temps indéterminé, il parvint à s'assoupir. Son somme ne dura pas – du moins il lui parut court –, car Jimin entra dans la tente sans se soucier de réveiller son invité, qui enfonça le visage dans l'oreiller.

« Ne vous plaignez pas, ordonna Jimin d'un ton à la fois autoritaire et empli d'humour, je vous rappelle que vous, vous vous reposez toute la journée, contrairement à d'autres.

— Alors d'une part je me repose parce que j'ai trois profondes entailles en bas du dos, d'autre part parce que j'ai été peu voire pas nourri pendant près d'un mois, et d'autre part encore parce que j'ai marché un long moment, ce qui m'a volé mes dernières maigres forces.

— Vous avez marché ? Avez-vous réussi à effectuer une longue distance ?

— N'exagérons rien, j'ai marché quelques minutes.

— Est-ce vrai ? »

Le général s'adressait à son soldat, qui répondit d'un « oui » solennel.

« Eh bien, décidément, vous ne cesserez de m'étonner, Yoongi.

— J'en suis flatté. Je compte bien être capable sous peu de me déplacer de nouveau seul et avec ma grâce habituelle.

— J'ai hâte de voir cela. Maintenant, vous me pardonnerez, mais je suis attendu ailleurs.

— À bientôt, général. »

Ils se séparèrent et peu après, de nouveau, Yoongi dormait, une épaisse couverture étendue sur son corps. Il passa ainsi l'essentiel de sa journée, entre deux tentatives de marche. Le lendemain, il se sentait plus confiant, et en dépit de quelques douleurs persistantes, il trouva la force d'avancer seul. Il exécuta même quelques pas à la course, ce qu'il regretta aussitôt.

Ses maux de tête, qui venaient et revenaient comme la marée, refluaient quand il restait calme, mais le submergeaient lorsqu'il essayait de se lever. Sans surprise, donc, alors qu'en début d'après-midi, il cherchait à se déplacer un peu pour digérer, il fut assailli non seulement par la douleur térébrante dans ses reins, mais aussi par celle qui lui écrasait le crâne. Il vacilla, s'appuya de tout son poids contre son garde dans un gémissement.

« Yoongi, que se passe-t-il ? Faut-il que j'aille vous chercher le médecin ?

— J'ai besoin de m'allonger.

— Vous avez consenti des efforts bien trop importants ces derniers jours, vous vous êtes montré imprudent, le sermonna le soldat en l'aidant à regagner la méridienne. Rien d'étonnant à ce que vous vous sentiez mal. »

Yoongi avait perdu sa verve, de sorte qu'il resta muet, accroché à l'homme qui l'allongea et fila appeler le docteur. Ce dernier arriva vite – ou bien le blessé s'était-il endormi et n'avait-il pas eu conscience du temps écoulé – et examina son patient. Il lui avait refait son pansement en début de matinée, il savait que les cicatrices étaient bien refermées et ne présentaient plus de risques.

Le médecin, un quadragénaire chevronné qui avait officié en tant que soldat-médecin avant de se spécialiser dans les soins, avait déjà guéri plusieurs plaies infligées par des stylets, raison pour laquelle on l'avait désigné pour surveiller la convalescence de Yoongi. Grand, la carrure impressionnante malgré un visage d'une rare douceur, il inspirait la confiance à quiconque croisait son regard. Il était vêtu d'une blouse noire par-dessus une tenue bleue, couleur favorite du corps médical puisque les taches de sang ne se voyaient pas. Dans des gestes lents, il vérifia d'abord le pouls du jeune homme, puis sa température.

« Yoongi, pouvez-vous me dire où vous avez mal ? s'enquit-il en même temps.

— Le dos et la tête...

— Il essaie beaucoup de marcher ces temps-ci, affirma le soldat près d'eux. Souvent l'effort lui provoque des maux de tête et réveille les douleurs provoquées par ses blessures.

— Pas étonnant, opina le docteur. Je vais apporter de quoi apaiser cela. »

Yoongi, paupières closes, se récitait toute l'épopée de Kwon Yeonsu, son auteur favori. Il s'agissait en général du premier texte qu'apprenaient ceux qui endossaient le même rôle que lui, car il était rédigé en alexandrins, beaucoup plus simples à retenir que la prose, et bien moins ennuyeux que les discours et autres essais.

Il se replongeait dans une guerre devenue légendaire, puis dans des temps sombres qui n'avaient que tardivement laissé place à la lumière.

Il sortit de ses pensées quand le médecin, de nouveau à son chevet, l'incita à boire le remède qu'il lui avait concocté. Yoongi obéit sans rouvrir les yeux, trop effrayé à l'idée que tout se mette à tourner autour de lui. Il avala la préparation, dont le goût peu marqué ne le gêna pas, et retrouva sa position précédente.

« Reposez-vous, ne réessayez pas de vous lever aujourd'hui, préconisa le docteur, et je pense que vous irez mieux demain.

— Merci. »

De nouveau seul avec son garde, Yoongi entreprit de suivre ses recommandations à la lettre : il ne désirait plus qu'une chose, dormir. Ses douleurs néanmoins, si elles s'apaisèrent, lui avaient provoqué des suées dérangeantes. Il se laverait plus tard, le bain pouvait attendre.

Avant de sombrer dans le sommeil, il songea de plus belle au visage de Yua, et il se reprocha de ne pas réussir à lui porter secours. Il éprouvait l'horrible sensation de l'abandonner à son sort pendant qu'il se prélassait sur cette méridienne moelleuse, traité comme un prince alors qu'il n'était rien de plus qu'un misérable.

~~~

Entre ses entraînements de plus en plus stricts et ses nombreuses réunions, Jimin avait vécu une journée harassante mais que lui jugeait avant tout productive, ce qui le rendait fier de lui-même. Incapable de demeurer plus d'une heure sans s'occuper de façon utile, il enchaînait les tâches et profitait de son temps libre tantôt pour écrire des messages à destination de la capitale, tantôt pour s'exercer davantage dans l'espoir de gagner encore en force et en endurance. Sa rigueur lui valait l'admiration de tous.

Il rentra donc fourbu quoique satisfait dans sa tente, où son garde veillait sur un Yoongi assoupi. Laissé seul avec lui, Jimin entreprit de se changer derrière le paravent pour revêtir sa tenue de nuit, après quoi il rangea avec un soin tout particulier armes et armures dans le coffre prévu à cet effet. Malgré ses tentatives pour rester discret, le bruit réveilla Yoongi, qui remua un instant dans un soupir étouffé avant de battre des paupières.

« Bonsoir, avez-vous dîné ? s'enquit le général.

— Pas encore, non.

— On ne devrait plus tarder à m'apporter de quoi manger, je pense qu'il y aura assez pour nous deux.

— Ne mangez-vous pas avec vos hommes ?

— Parfois, mais j'ai trop de choses à faire, et me restaurer auprès d'eux nous incitait à discuter ensemble trop longtemps à mon goût. J'aime leur conversation, bien sûr, mais en ce moment, je n'ai plus beaucoup de temps pour cela. Quand la situation sera meilleure, en revanche, j'espère bien retrouver mes hommes un peu plus souvent. »

Yoongi opina, puis il grimaça en s'apercevant que sa peau était poissée de sueur. Au même instant entrait dans la tente un homme chargé d'un plateau généreusement garni qu'il laissa sur une table, après quoi il adressa un salut poli, presque solennel, à son chef qui le lui rendit.

« Les cuisiniers ont bien pensé à nous donner deux portions, c'est parfait, se réjouit le général en apportant un bol de viande et de légumes ainsi qu'une cuillère à son invité. Je vous amène le pain. Souhaitez-vous boire un peu d'eau ?

— Volontiers, » accepta Yoongi qui se sentait ragaillardi par l'odeur que le plat dégageait.

Il remercia son hôte et, toujours étendu sur le ventre, tenta de se redresser juste assez pour manger sans pour autant déclencher de nouvelles douleurs dans ses reins. Une souffrance désormais bien connue l'incita à se figer dès qu'il eut entamé son mouvement ; il la soutint tant bien que mal, jusqu'à parvenir à la position qu'il désirait prendre. Appuyé sur les coudes, il dîna avec Jimin qui, installé près de là, s'était plongé dans l'étude d'une carte de la région, la mine pensive.

« Vous semblez soucieux, remarqua Yoongi dans l'espoir d'obtenir quelques informations.

— Je le suis.

— Pour quelle raison ?

— Vous le savez aussi bien que moi.

— Sawa ?

— Bien vu. Nous pensons que les hommes arrivés en grand nombre il y a peu comptaient vous ramener à la capitale. Or, ils ont déployé un convoi tel que nous ne pouvons pas croire que vous n'êtes qu'un paisible lecteur. »

Yoongi reporta son attention sur son plat alors que Jimin tournait le regard vers lui dans l'espoir de déceler quelque chose sur son visage, une trace de culpabilité ou bien d'embarras. Il y lut les deux.

« Yoongi, reprit-il donc alors qu'un pesant silence alourdissait la pièce, pensez-vous que cette cavalerie pouvait venir vous chercher ? Pensez-vous qu'il est possible qu'autant d'hommes aient été déplacés juste pour vous ?

— Cela m'étonnerait beaucoup.

— Je ne vous demande pas pour quelle raison il serait nécessaire de déplacer autant d'hommes pour vous seul, je vous demande juste s'il est envisageable que le Prince ait cru nécessaire de le faire. »

Yoongi se mordit l'intérieur de la joue, se perdant un court instant dans ses réflexions avant de soupirer : « Si... s'il sait qui je suis, mais pas que je ne peux rien faire, alors oui, il peut avoir cru nécessaire de déplacer autant de cavaliers.

— Que vous ne pouvez rien faire ? répéta Jimin dans l'espoir d'obtenir un éclaircissement.

— Je vous l'ai dit : je ne me suis jamais battu, je n'avais une arme que pour me défendre contre les animaux qui entraient parfois au village, rien de plus. Sans compter qu'avec mes blessures, je ne risquais pas de m'opposer à lui de quelque manière que ce soit.

— Donc il a bel et bien déplacé autant de monde parce qu'il vous croyait excessivement dangereux, pas pour votre rang.

— Je pense. Mais je vous rassure : il se méprenait.

— Je veux bien vous croire, mais vous me cachez le plus important, j'ai l'impression. Yoongi, mes lieutenants aussi sont soucieux de ce qui se passe ici, et vos déclarations ne m'aident pas à les rassurer, bien au contraire. L'un d'eux a proposé un interrogatoire à la manière de nos voisins, même, mais j'ai refusé. En revanche, j'avoue avoir, une brève seconde, envisagé moi aussi de vous obliger à nous parler. Vous nous mettez en danger, je vous l'ai répété, et nous aimerions au moins savoir pour qui nous risquons tant.

— Je suis sincèrement désolé de vous causer un tel embarras, général Park. Je m'en irai de moi-même sitôt que je serai guéri.

— Ce n'est pas ce que j'attends de vous. Je vous ai promis de vous aider à retrouver votre sœur, et je compte tenir ma promesse. Or, si nous devons combattre ensemble comme deux camarades, j'aimerais que nous ne nous cachions rien, surtout pas les informations les plus cruciales.

— J'ai besoin de prendre un bain, s'il vous plaît, je suis trempé de sueur. »

Yoongi n'avait pas touché à son pain, et il n'avait pas terminé sa portion de légumes et de viande. Jimin, avisant sa mine affligée, ne lui en tint pas rigueur : il finirait tout cela une fois propre.

Le général, donc, consentit à l'aider. Il le laissa s'appuyer sur lui pour le guider jusque derrière le paravent, sans s'apercevoir du discret mouvement du jeune homme qui avait attrapé un morceau de charbon pour le glisser dans sa poche. Seul dans le coin qui servait de salle de bains, Yoongi se dénuda puis entra dans le baquet d'eau, dans lequel il s'agenouilla sans parvenir à s'asseoir, position encore trop pénible et qu'il n'était pas convaincu de pouvoir quitter ensuite.

Il se nettoya : l'anthracite lui coula des cheveux pour leur rendre leur éclat ivoirin, et il sentit l'agréable odeur du savon remplacer celle, ténue mais déplaisant, de sa transpiration. Une fois lavé, il se redressa. Soudain assailli par la douleur pulsative de ses maux de tête, il ferma les yeux en retenant un soupir agacé, puis il s'accorda quelques instants. Elle ne partit pas.

Yoongi décida de sortir de l'eau malgré tout Il enfila le pantalon propre que lui avait donné Jimin, un ample bas de coton. Chaque geste réveillait sa souffrance, la pièce se mit à tanguer, les murs parurent tantôt se rapprocher, tantôt s'éloigner.

Le médecin l'avait pourtant prévenu qu'il ne devrait pas se lever avant le lendemain, qu'il lui fallait du repos ; Yoongi s'était montré imprudent.

Pris de vertiges, il tenta un pas vers le charbon laissé sur une petite table près du baquet, au lieu de quoi il s'emmêla les pinceaux et tomba à genoux. Le mouvement soudain, inattendu, lui arracha un cri quand les trois cicatrices en bas de son dos manifestèrent leur mécontentement d'être ainsi traité.

« Yoongi, que se passe-t-il ? Vous vous sentez mal ? s'inquiéta Jimin de l'autre côté du paravent.

— J-Je vais bien, tout va bien.

— Je vais venir vous aider, attendez.

— Non ! Non ! Surtout pas ! Je... »

Trop tard : Jimin se tenait devant lui qui tentait de se remettre debout. Le général écarquilla les yeux, sa mâchoire parut prête à se décrocher, et son regard ne quittait plus la chevelure immaculée du blessé, qui reprenait peu à peu ses esprits. Horrifié, Yoongi posa tout à coup la main sur son crâne, comme si ce geste pouvait cacher ses jolies mèches blanches.

« Je... n-non, ne... Général Park, pitié, supplia-t-il de façon incohérente.

— Je m'en étais douté, mais je refusais d'y croire..., murmura Jimin sans détacher ses yeux de leur point de mire. Yoongi, vous... votre peuple a disparu il y a plus de cinq siècles... »

Son secret dévoilé, le jeune homme poussa un soupir avant de confirmer d'une voix emplie de tristesse.

« Oui, j'appartiens au peuple des Phénix. »



_____________________

Ah ça y est, là on va pouvoir avancer ! Là ça va bouger !

J'espère que cette histoire vous plaît toujours : n'hésitez pas à voter et commenter, je lis et réponds toujours ^3^

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top