Chapitre 46
« Un seul d'entre eux peut, avec un entraînement suffisant, se débarrasser de cent d'entre nous. »
– Ji Sangpo, De la magie.
Yoongi avait déjà connu ce calme trompeur.
La nuit embrassait les alentours, recouvrait le monde d'un voile opaque. Tout prenait des allures de danger, et seul le silence que brisait le clapotis de la rivière rassurait les sentinelles. Autour du camp, on se refusait la moindre seconde d'inattention : le général avait prévenu, l'attaque risquait d'advenir cette nuit. Enfoncés dans ce ravin, pas difficile pour les Sawaï de se refermer sur eux pour former un étau, d'autant que s'ils avaient auparavant prévu de se séparer pour éviter d'être ainsi piégés, ils n'avaient finalement pas mis ce stratagème en place. Leur chef avait tenu à ce qu'ils demeurent groupés.
Yoongi avait déjà vécu ce bouleversement.
Une ombre se faufila jusqu'à l'un des gardes, qui presque aussitôt s'effondra, la gorge tranchée tandis que son sang se répandait autour de son cadavre. Un autre soldat en faction près de là n'eut même pas le temps de tourner les yeux : il reçut un couteau dans la tempe. Durant la courte seconde de vie qui lui resta, il poussa un grognement avec l'espoir que d'autres l'entendraient et donneraient l'alerte.
Yoongi se souvenait de ce chaos.
Le Phénix fut arraché à son sommeil par le bruit sourd d'un cuivre : les Scorpions attaquaient le camp. Son cœur bondit comme s'il cherchait à lui échapper, tout son corps se mit à trembler de façon spasmodique, son regard hagard se perdit non devant lui mais dans les méandres de sa mémoire. Voilà comment tout avait commencé au village. Des cris désespérés pour prévenir que l'ennemi les assaillait, et les hurlements de l'acier qui sonnaient l'hallali d'un peuple aux abois.
Le souffle court, tétanisé par des réminiscences de pourpre et d'écarlate, Yoongi se laissait submerger par les évènements. Comme cette nuit-là, il ignorait comment réagir ; il ignorait à quoi lui, misérable gardien des savoirs, pourrait bien servir. Il se rappelait Yua, à ses côtés, la tête froide, qui s'habillait et attrapait sa dague.
Jimin déjà enfilait son armure et plaçait ses armes à son ceinturon. Il sortit d'une poche son bracelet d'émeraude qu'il ajusta à son poignet, puis il jeta un regard au Phénix. Ce dernier demeurait immobile.
« Yoongi, nous allons avoir besoin de vous, par Pyros, habillez-vous !
— Je... je ne peux pas.
— Qu'est-ce que vous racontez ? Vous étiez le premier à affirmer pouvoir combattre pour sauver les vôtres ! Vos pouvoirs nous sont indispensables !
— Je suis épuisé, Jimin. Hier soir... vous aviez raison. Je me sens à peine capable de stopper le geste d'un ennemi. »
Le général jura en aparté.
« C'est la peur, rien de plus, affirma-t-il. Vous devez vous ressaisir, vous semblez paralysé par vos craintes.
— C'est le cas. Je... je suis désolé, je suis épuisé.
— Bon sang, ressaisissez-vous, des centaines d'hommes comptent sur nous et se battent déjà dehors. Yoongi écoutez-moi, vous devez sortir de cette tente et les aider. Cette fois, vous avez le pouvoir de changer les choses, alors ne laissez pas les horreurs du passé se reproduire, par pitié !
— Je n'y arrive pas. »
Une peur viscérale le figeait. Assis sur son matelas, ses jambes lui semblaient taillées dans du coton, et cette attaque l'effrayait bien moins que ses souvenirs de celle qui avait condamné les siens. Voilà quelques heures à peine qu'il s'était entraîné, ses tempes cognaient à la simple mention du fait d'utiliser de nouveau ses pouvoirs après un si court repos.
Il ne s'était plus senti si faible depuis sa détention, son monde s'écroulait au pire moment.
Jimin, parce qu'il avait compris que c'était davantage la peur que l'épuisement qui tétanisait son ami, se décida à agir. En deux enjambées il se retrouva devant le Phénix de qui il attrapa sans délicatesse les mains pour l'obliger à se redresser.
« Écoutez-moi bien : dehors les Scorpions attaquent et tuent mes soldats, un de mes lieutenants se bat malgré une blessure encore trop récente, et une enfant de dix-sept ans se cache quelque part dans une tente, bien plus fragile et terrorisée que vous. Alors bougez-vous, Yoongi, et aidez-moi à gagner cette bataille. »
Sur ces mots, tant pour l'encourager que pour le sortir de sa léthargie, Jimin attira son aîné à lui pour plaquer ses lèvres contre les siennes. Un baiser vorace s'engagea, mené par lé général. Lorsqu'il s'aperçut que son ami lui dévorait la bouche, Yoongi sentit une chaleur insensée exploser dans son corps, se répandre dans ses veines. Son engourdissement s'effaça à la manière d'une prison de glace qui fondait. Libéré de ses entraves, le Phénix s'abandonna à ce contact qu'il rendit à son cadet.
Dès l'instant où il remarqua qu'il prenait part de façon active à l'échange, Jimin s'écarta. Il planta son regard dans le sien.
« Maintenant, Yoongi, enfilez votre armure et rejoignez-moi dehors. »
Encore ahuri, Yoongi balbutia une réponse incohérente alors que le militaire quittait la tente dans la précipitation. Il retrouva ses esprits après d'interminables secondes à calmer la tempête qui hurlait dans son cœur ; il allait falloir qu'il demande à Jimin d'arrêter de le surprendre en l'embrassant, il risquait de l'achever.
Yoongi se passa une main dans les cheveux, s'accorda une longue inspiration, puis se dirigea vers sa propre armure dont il entreprit de se vêtir par-dessus sa tenue de nuit. Tant pis pour la protection précaire que cela lui fournirait, il agissait comme les autres : dans l'urgence, la moindre seconde devenait déterminante.
Il attrapa sa dague, mais au moment de quitter la tente, de nouveau sa peur le retint. Lorsque Yua avait eu besoin de lui, lorsqu'elle s'était trouvée en danger, il était resté à la regarder se battre pour lui, pour l'œil, et pour les Phénix. Ses quelques misérables tentatives pour bouleverser le cours des évènements s'étaient soldées par de cuisants échecs, desquels il peinait encore à se remettre. Par son inaction, il avait condamné les siens.
Yoongi se ressaisit : deux mois plus tôt il ne possédait aucun pouvoir, bien sûr qu'il n'avait pas pu défendre ce à quoi il tenait. Or, aujourd'hui, il disposait d'un éventail de puissants sortilèges. Il n'était plus question pour lui de laisser autrui le protéger, à son tour il pouvait changer la donne. Tant pis pour la fatigue, il fallait réagir, utiliser enfin ses capacités.
Cette nuit, au cœur de ce ravin, le Phénix se le jura : il devenait une nouvelle personne, le guerrier que la frustration, le chagrin et le ressentiment avaient fait naître en lui.
Avec au cœur cette force inédite, il serra les poings et franchit le pan de la tente à l'intérieur de laquelle il abandonnait son tempérament timoré pour cette bataille. Le temps était venu pour lui de se venger.
À peine sorti, il entendit résonner partout autour de lui les hurlements des soldats et des sabres. Le monde semblait plongé dans une confusion sans borne, et seuls quelques flambeaux ainsi que la lumière de la lune permettaient de distinguer les militaires. Toutefois, Yoongi peinait à reconnaître les couleurs dont chacun était vêtu. En pleine nuit, l'écarlate et le céruléen se ressemblaient, sans compter que les peuples arixien et sawaï possédaient des caractéristiques physiques similaires voire identiques, au contraire des Tyfodoniens par exemple qui laissaient pousser leurs cheveux châtains.
Par, chance, Yoongi aperçut Taehyun, qu'un ennemi mettait dans l'embarras. Le jeune Arixien luttait de sa main gauche, incapable d'utiliser son côté droit en combat. Son adversaire toutefois avait remarqué sa blessure, dont il tentait de profiter en abattant de façon quasi systématique son sabre à cet endroit.
Sans s'autoriser à réfléchir davantage, Yoongi tira sa dague de son fourreau et s'élança au secours du lieutenant. À deux contre un, ils devraient l'emporter sans grand mal. Auprès de Taehyun, de plus, le mage ne risquait rien.
Le Scorpion frappa pour la énième fois, visant l'épaule de l'Aigle qui s'apprêtait à parer. Une lame néanmoins intervint, et le Phénix repoussa l'ennemi sans savoir d'où lui venait cette force physique qu'il ne se connaissait pas. S'il sentait en effet ses pouvoirs flancher, ses muscles en revanche se portaient à merveille.
« Laissez-moi vous aider, s'il vous plaît, lieutenant, demanda-t-il.
— Avec plaisir, mon ami. Puis-je vous demander de protéger mon flanc droit ?
— Vous pouvez me faire confiance. »
Déjà l'adversaire chargeait de plus belle. Agriffé à sa dague, Yoongi arrêta son assaut. Taehyun pour sa part lança une attaque par la gauche. Le Phénix força sur sa magie. Il garda le soldat immobilisé à peine deux secondes, le temps nécessaire à l'Arixien pour lui enfoncer sa lame dans les côtes.
Yoongi vacilla, son cadet le retint d'une main sur son épaule.
« Merci pour votre aide. Comment vous portez-vous ?
— Tout va bien. Je dois simplement éviter d'utiliser à l'excès mes pouvoirs.
— Vous devriez rester à l'arrière dans ce cas. Sans vos pouvoirs, je crains pour vous dans une mêlée pareille.
— Le général était convaincu que je pouvais me montrer utile.
— Yoongi, vos pouvoirs sont déterminants : sans eux, vous devenez beaucoup plus vulnérable. Je sais que le général vous a formé à l'arme blanche, mais je sais aussi que vous disposez de ressources bien plus importantes que vous l'imaginez. C'est pour cette raison que le général vous a accordé sa confiance pour ce combat. Comprenez-vous ? »
Yoongi acquiesça.
Des ressources importantes... Oui, une ressource qui l'effrayait tant elle lui semblait intarissable. Il frémit, et il observa Taehyun retourner au combat en dépit de sa blessure. L'Arixien savait que l'on comptait sur lui, il mobilisait toute son énergie pour ne pas décevoir les siens. Yoongi l'admirait, il admirait chacun des soldats de Jimin : tous étaient prêts à se sacrifier pour leur patrie.
Lui aussi devait se dévouer pour eux. S'ils souhaitaient gagner, il leur fallait s'entraider.
Le mage s'agenouilla, le cœur au bord des lèvres, et après avoir vérifié que personne ne le regardait, il prit une longue inspiration et plongea la main dans l'ombre devant lui. Des encyclies se formèrent autour de son poignet, et lorsqu'il sentit sous ses doigts sa boucle d'oreille, il fut tout à coup galvanisé par une puissance nouvelle. Il attrapa le bijou par lequel il remplaça celui qu'il portait.
Aussitôt son rythme cardiaque s'accéléra, une douleur pulsatile lui frappa les tempes, et il lui fallut quelques instants pour dominer ces sensations désagréables. Le corps tendu à son maximum, il se redressa en douceur, s'étira, puis rouvrit les paupières pour se concentrer sur la bataille.
Alerte, il entendit un ennemi arriver avant de le voir. Il se tourna d'un mouvement lent ; le soldat se trouvait immobile, juste derrière lui, son arme levée alors qu'il s'apprêtait à attaquer quand le Phénix s'était emparé de lui. Yoongi lui adressa un sourire, après quoi l'ombre de l'homme jaillit du sol pour bondir sur lui. Il tomba à terre, inanimé, le regard vide, le visage figé en une expression d'horreur absolue.
Yoongi aurait dû éprouver de la peur face à un tel pouvoir, pourtant il ne ressentit qu'une intarissable euphorie à l'idée de cette force nouvelle qui se répandait en lui. Lorsqu'il ne maîtrisait pas sa magie, il avait réussi à tuer deux personnes à la fois. Maintenant qu'il savait la contrôler, de quoi devenait-il capable ? Lui-même l'ignorait, et il brûlait de le découvrir.
Toute la fougue du peuple Phénix, accrochée à son oreille.
Le jeune homme se dirigea d'un pas leste vers le cœur des combats. Ses yeux qui s'étaient habitués à l'obscurité repéraient désormais sans mal le rouge qui caractérisait l'ennemi. Qu'il lève une main, et une ombre affamée jaillissait du sol pour dévorer son propriétaire. Peu à peu les Scorpions reculèrent devant la férocité de la contrattaque arixienne. Des soldats, cependant, il en réapparaissait sans discontinuer.
Yoongi cherchait Jimin. Il éliminerait sans remords tout opposant qui se trouvait sur sa route – sous l'emprise de ce fabuleux pouvoir, il ne se contrôlait plus tout à fait : dépenser cette énergie qui le submergeait devenait vital. Le Phénix avança, et quand il repéra enfin son ami, occupé contre le général adverse, il approcha. Son attitude nonchalante lui valut plusieurs tentatives d'assassinat qu'il contra d'un unique geste létal. Il semait les cadavres sur son chemin.
« Le Phénix ! hurla le chef ennemi en le voyant agir. C'est lui ! Capturez-le ! »
À peine eut-il achevé sa phrase qu'il s'effondra. Jimin contempla son corps, ébahi.
« Yoongi, vous...
— J'ai fait le nécessaire. »
Jimin déglutit, il hocha la tête, la mine grave. Il ignorait de quoi parlait le Phénix, mais le voilà plus en forme que jamais. Ses yeux étaient devenus d'un noir profond, aucun doute : son pouvoir l'envahissait.
« Ils sont trop nombreux pour nous, Yoongi. J'ai éliminé un premier général, vous venez d'achever le second : nous sommes quatre cents, et nous affrontons au moins un millier de soldats qui ne cesseront de se déverser sur le camp avant que nous soyons tous morts.
— Je peux m'en occuper, affirma le Phénix.
— Il n'est pas question de vous épuiser si cela n'est pas nécessaire.
— Il me suffit d'un geste. »
Sur ces mots, Yoongi fit volte-face : il avait rejoint Jimin et son adversaire sur une hauteur, de sorte qu'ils se trouvaient environ deux mètres au-dessus des autres combattants, perchés sur une épaisse dalle de roche. Le Phénix rassembla toute la puissance qu'il possédait, la comprima puis la laissa exploser. De funestes ténèbres se répandirent autour d'eux, ordonnant sur leur passage la levée des ombres de chaque Scorpion. Les cadavres s'amoncelèrent aussitôt, sous les regards horrifiés des Arixiens qui échappaient à l'hécatombe.
Jimin recula de stupeur, mais à peine le pouvoir de l'Éthéréen dissipé, il détourna les yeux pour observer le couloir rocailleux derrière eux : une nouvelle vague de guerriers approchait, plus importante que la première.
« Yoongi, vous reste-t-il assez de forces pour vous en occuper ? » demanda le général, concentré sur l'armée.
Après deux trop longues secondes de silence, il pivota vers Yoongi, qu'il trouva haletant mais debout et fier. Le Phénix cependant hocha la tête de droite à gauche, le souffle encore court. Jimin dégaina sa dague en plus de son sabre. Le véritable affrontement arrivait maintenant. Ils venaient de se mesurer à un groupe au nombre équivalent, à présent approchait le gros des troupes.
« Vous reste-t-il assez de force pour quoi que ce soit ? s'enquit encore Jimin avec un regard qui n'admettait aucun mensonge.
— Je pense, oui. Pas pour éliminer tout le monde, mais au moins pour assurer vos arrières.
— Parfait. Alors je veux que vous créiez une colonne de lumière, la plus haute possible. Vous m'aviez dit que vous y arriviez. J'en ai besoin tout de suite.
— Mais nous allons signaler notre position ! s'indigna le Phénix.
— Exactement. »
Yoongi comprit soudain : voilà le signal dont Jimin avait convenu avec les troupes tyfodoniennes envoyées par l'Assemblée ! Malgré l'adrénaline et la magie qui coulait dans ses veines, le Phénix perçut au fond de lui la douceur apaisante de cette confiance que Jimin avait placée en lui.
Il se tourna en direction des ennemis qui arrivaient par centaines, et il leva un bras au ciel. Après Hiemis, à lui de percer la couverture de Daimòn.
Il réunit ses dernières forces, puisa dans la pierre azurée à son oreille les ultimes miettes de pouvoir qu'il pouvait recueillir, puis il concentra dans sa paume toute cette force. Une colonne de lumière jaillit de sa main sous les regards des soldats que le geste troubla. Les Aigles, qui déjà se préparaient à la prochaine offensive malgré leur sous nombre évident, se questionnèrent à propos de la pertinence de l'acte, quant aux Scorpions ils parurent soudain hésitants. Jimin le savait : les Tyfodoniens les suivaient de trop loin, ils n'avaient pas pu être repérés par les Sawaï. Voilà pourquoi ils avaient préféré deux attaques d'affilée plutôt qu'une seule de plus grande envergure. Ils n'avaient pas imaginé que de l'aide puisse arriver.
Les environs néanmoins demeurèrent silencieux, pas un mouvement n'ébranla le canyon en dehors de ceux des deux armées qui entamaient à présent un nouveau combat. Yoongi chancela, contrecoup de l'utilisation excessive de ses pouvoirs ; Jimin lui évita de justesse la chute, mais il comprit à son regard confus qu'il était saisi de vertiges.
« Nous allons vous placer en sécurité, vous nous avez sauvés, Yoongi, merci pour votre aide.
— Je peux encore combattre... laissez-moi quelques instants. »
La vague de Scorpions approchait trop vite de leur promontoire, et ils éliminaient quiconque se trouvait sur leur chemin : ils avaient repéré qui était le Phénix que leur Prince désirait tant capturer, ils ne le laisseraient pas s'échapper si facilement. Jimin, qui refusait d'attendre une seconde supplémentaire à cet endroit si exposé, ne tint pas compte des vieilles réticences de son ami : il passa à la hâte un bras sous son dos, un autre sous ses genoux et, le soulevant comme s'il ne pesait rien, il bondit de leur perchoir pour se mêler à la foule des soldats arixiens. Les hommes de Jimin s'écartèrent puis se refermèrent derrière eux.
Ensemble, ils devenaient le bouclier des Aigles, prêts à protéger les leurs de toute oppression.
Yoongi ne chercha pas à lutter, il s'agrippa à la nuque de son cadet à qui il offrit son entière confiance. Encore haletant, ses poumons le brûlaient, il ne se sentait pas la force de courir jusqu'à un abri quelconque. Il ne relâcha Jimin que d'une main, afin de défaire sa boucle d'oreille qu'il laissa tomber de manière discrète. Le bijou parut couler dans le sol d'ombre, alors même que le pas du général le frappait une seconde plus tôt.
Épuisé, il posa la tête contre le torse de son bienfaiteur qui le cala de façon plus confortable contre lui. Jimin enfin le plaça contre une saillie rocheuse qui le dissimulait des regards.
« Restez ici, je pense que vous n'y craindrez rien.
— Merci.
— C'est moi qui vous remercie. Vous avez joué votre rôle avec brio, votre aide nous est indispensable. Vous nous êtes indispensable. »
Le Phénix acquiesça, ému et reconnaissant. Il avait tant espéré se rendre utile, prendre sa revanche sur cette funeste nuit qui l'avait brisé. Il avait vengé les siens, il avait réussi à abattre à lui seul plus d'une centaine de soldats Scorpions.
Il avait tué... et il dormirait serein malgré ce crime. La force qui l'avait envahi avait annihilé toute considération morale chez lui, et même à présent qu'il revenait à lui, il n'éprouvait pas le moindre remords. Son pouvoir lui avait permis de voler des vies, il était devenu pareil à Daimòn, et il se félicitait d'avoir trouvé le courage de transgresser l'interdit.
Yoongi posa la tempe contre la roche froide. Tout son côté droit s'y appuyait, et il ne se sentait pas capable de se redresser. Au loin, les combats s'intensifiaient. Les deux armées, acharnées, refusaient de céder. Or, avec à leur tête un général tel que Jimin, aucune chance pour que les Aigles échouent. Yoongi pouvait à présent se reposer.
Il n'osait pas bouger, encore moins se pencher pour observer les affrontements. Il suffisait qu'un Scorpion le repère pour que tout bascule. Connaissaient-ils son visage ? L'avaient-ils vu de si loin et dans la nuit ? Sans lumière, ils ne le trouveraient ni ne le reconnaîtraient.
Or, à mesure que s'écoulaient les secondes, Yoongi angoissait de plus en plus. Les cris acérés des lames stridentes retentissaient alentour, confus, et alors que le fait de retirer son bijou avait apaisé ses palpitations et calmé tout son être, voilà que de nouveau son rythme cardiaque s'emballait. Impossible de ne pas s'inquiéter pour Jimin, ses lieutenants, ses soldats, et Ina. Où s'était-elle cachée, d'ailleurs ? Un militaire était-il resté auprès d'elle pour s'assurer qu'elle se portait bien.
Yoongi se figea quand il entendit des pas approcher. Il ne parvint pas à esquisser le moindre mouvement, envahi par un terrible pressentiment. Il n'osait plus respirer de peur que son souffle n'attire l'attention. Une silhouette apparut, tourna le visage dans sa direction, et s'avança. Le Phénix se sentit soulagé en découvrant sa tunique céruléenne.
« Le général Park m'a demandé de veiller sur vous, les combats se rapprochent, affirma-t-il en lui tendant la main, nous ne devrions pas rester ici. »
Yoongi opina à la hâte, impatient de quitter cette saillie qui ne le dissimulerait plus très longtemps. Il attrapa la main de l'homme – dont il remarqua qu'il portait une chevalière d'argent sertie de rubis –, s'en aida pour se relever et, la démarche mal assurée, le suivit. Ils longèrent les parois rocheuses jusqu'à ce qui ressemblait à une excavation.
« Dissimulez-vous à l'intérieur, ordonna le soldat, personne ne verra cette fissure ni n'envisagera que l'on puisse s'y cacher.
— Et vous ? M'accompagnez-vous ?
— Je reste dans le secteur, je vous surveillerai de loin. »
Yoongi approuva d'un hochement de tête. Il obéit : il se glissa dans la grotte large d'à peine un mètre, s'y enfonça, et s'assit une fois touché le fond de la brèche. Il enroula les bras autour de son corps, soucieux, son cœur toujours occupé à paniquer dans sa cage thoracique.
Il se récita l'épopée de Kwon Yeonsu, celle qui lui rappelait le meilleur comme le pire, et il se mit à fredonner tout bas ce qui ressemblait presque à des incantations. Ses murmures agirent aussitôt : les murs autour de lui s'effacèrent, remplacés par ceux qu'avait dressés le vent hiémal. La roche se métamorphosa en neige sous ses pieds, et les combats lui parurent se rapprocher. Les paupières closes, Yoongi avança jusqu'à Yua qui, debout parmi les duels, le toisait d'un œil caressant. Vêtue de sa plus belle tenue de prêtresse, la jeune femme lui ouvrit les bras, prête à l'y accueillir.
Yoongi éleva un peu la voix, juste pour donner un peu de consistance à ces réminiscences dans lesquelles il se complaisait. De l'extérieur, personne ne l'entendrait.
Les prunelles de Yua pétillaient d'affection, et à mesure que Yoongi se rapprochait de cette image tant chérie, il se sentit submergé par une douloureuse nostalgie. Soudain le visage de sa jumelle changea, et une ombre apparut derrière elle, de laquelle son frère tenta de la prévenir – toutefois, dans ces souvenirs, impossible de parler. Figé, il observa l'individu se planter dans le dos de Yua et passer sous sa gorge un bras couvert d'une manche écarlate brodée de fil d'or.
Mincheol de Sawa.
Yoongi rouvrit aussitôt les yeux. Devant lui se dressait une personne que la pénombre l'empêchait de distinguer. Il ne saurait pas reconnaître s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme. Une main lui fut tendue, qu'il accepta avec appréhension. On l'incita à se redresser, et on le fit sortir.
Il aperçut trop tard la tunique rouge sous l'armure de ce qui se révéla être une ennemie. Yoongi chercha à reculer par réflexe, mais il fut aussitôt stoppé par l'adversaire qui, d'un mouvement fluide, se glissa derrière lui, lui attrapa les poignets d'une main et passa l'autre autour de sa bouche. Épuisé, affaibli, Yoongi remua en vain. Il remarqua au loin l'homme qui l'avait incité à se cacher là. Il tenta de lui adresser un signe, d'appeler à l'aide en poussant des sons suppliants.
Il ne récolta qu'un regard amusé du soldat arixien, dont il comprit alors qu'il s'était allié avec la Sawaï pour le capturer. L'Aigle surveillait qu'aucun subordonné de Jimin n'approche, et la Scorpion l'obligea à avancer après l'avoir bâillonné et attaché. Ils s'éloignaient des combats, longeant la paroi afin de rester discrets. L'homme se joignit à eux après s'être assuré qu'on ne les suivait pas.
« Il était question d'une récompense, si je me souviens bien, affirma-t-il.
— En effet. Vous la recevrez une fois le Phénix sorti du canyon. »
Yoongi s'agita, chercha à pousser de nouveaux cris et, malgré l'épuisement, parvint à créer des étincelles du bout des doigts. Des larmes d'anxiété lui échappèrent alors qu'il se fustigeait pour avoir enlevé sa boucle d'oreille. Quelle bêtise, elle risquait de lui coûter cher !
Sa lumière néanmoins s'éteignit quand le soldat lui infligea un coup sur le crâne à l'aide du pommeau de son sabre. Yoongi geignit, tout à coup étourdi. Ses jambes flageolèrent, il tomba à genoux en dépit de l'ennemie qui lui maintenait les mains dans le dos. Elle gronda.
« Par Pyros, ne l'amochez pas, sinon vous le paierez cher !
— Combien de temps faut-il encore marcher avant de sortir du canyon ?
— Une équipe nous attend à cinq minutes d'ici.
— Je veux mon paiement maintenant. »
La femme jeta un regard circulaire aux environs et céda. Elle tendit une épaisse bourse à l'Arixien sous les yeux éberlués de Yoongi : quand cet homme l'avait-il vendu ? Depuis combien de temps les Sawaï attendaient-ils pour faire main basse sur lui ?
Une pointe de remords lui piqua le cœur à l'idée que Jimin avait vu juste : heureusement qu'il n'avait pas prévenu les soldats de ses plans, car l'un d'eux les aurait susurrés aux Scorpions. Il ne pouvait pas accorder sa confiance à tous les siens, il en restait qui n'approuvaient pas leur périple et étaient prêts à tout pour profiter de la situation.
Trop fatigué pour s'enfuir, incapable même de se redresser, il coula un regard désespéré derrière lui. Ils s'étaient trop écartés des combats : les Arixiens reprenaient le dessus, certes, mais de fait ils s'éloignaient d'eux qui avançaient dans la direction inverse. L'armée sawaï n'avait servi que de diversion.
« Ce fut un plaisir de faire affaire avec vous, se moqua l'Aigle en s'éloignant. Adieu.
— La prochaine fois que nous nous rencontrerons, nous serons adversaires, le prévint-elle.
— Et je ne vous épargnerai pas. Personne parmi nous ne veut du Phénix, mais nous tenons à arrêter les provocations ordonnées par votre prince. »
Il s'éloigna sur ces mots, alors que Yoongi essayait d'échapper de nouveau des étincelles de ses mains en guise d'appel à l'aide. Puis il se rendit compte de sa position et, juste avant que l'ennemie ne l'oblige à se redresser, il parvint à plonger sa main dans le sol couvert d'ombre. Il en arracha le bijou qui fit couler dans ses veines un flot devenu douloureux de puissance. Il n'arriverait pas à le contrôler, déjà ses tempes hurlaient leur protestation tandis que son corps se tendait sous l'afflux de pouvoir.
Dans un cri étouffé par son bâillon, Yoongi rassembla ses ultimes forces pour produire une intense lumière au-dessus de lui. Le canyon s'embrasa comme en plein jour, au loin on ne pouvait pas avoir ignoré ce soudain éclat. Jimin l'avait repéré, Yoongi en était convaincu.
Son esprit s'obscurcit, il abandonna son précieux bijou dans son ombre, et il ne parvint plus à mettre un pied devant l'autre. La poigne de sa ravisseuse se resserra sur son col pour l'obliger à avancer, mais déjà il chutait vers l'avant tandis que sa conscience s'estompait. Le monde lui sembla s'assombrir, et alors que la Sawaï réussissait jusqu'à présent à le maintenir debout, tout à coup un sifflement aigu retentit, et elle relâcha le Phénix.
Yoongi s'échoua à terre, les mains dans le dos. Son épaule gauche heurta de façon douloureuse le sol rocheux, et alors qu'il ne parvenait pas tout à fait à revenir à lui, il remarqua malgré ses pensées embrumées le corps à côté de lui... celui de la femme qui avait tenté de le capturer.
Elle était morte, une flèche fichée dans la nuque. Une décharge d'adrénaline redonna un peu d'énergie à Yoongi qui écarquilla les yeux : les Tyfodoniens !
Il chercha à appeler à l'aide, à adresser un signe quelconque aux troupes de soutien pour leur demander de prévenir le général Park de sa situation, mais rien ne lui vint, il ne réussissait plus à réfléchir, abattu par les intenses combats déjà menés. Yoongi reposa la tête au sol, son corps refusant le moindre geste. Il demeura ainsi alangui pendant un temps incertain. Il rouvrit les yeux quand du mouvement l'arracha à sa léthargie. Ses paupières papillonnèrent et, encore confus, il émergea peu à peu tandis qu'une main d'une rare délicatesse lui caressait la joue.
« Yoongi ? Est-ce que vous m'entendez ? »
Il lui fallut plusieurs secondes pour reconnaître la voix d'Aena, à qui il répondit d'un gémissement alors qu'il appuyait la main contre sa tempe ; elle l'avait détaché.
« Que s'est-il passé ? Que faites-vous ici ? Attendez, laissez-moi vous aider. »
Elle passa un bras dans son dos pour l'inciter à s'asseoir. Yoongi enfonça le visage dans ses paumes, encore mal en point. Aena demeura agenouillée à son chevet. Elle patienta, sa naginata posée près d'eux.
« Le général Park a paniqué en s'apercevant que vous aviez disparu, affirma-t-elle une fois qu'il lui sembla avoir repris quelques couleurs. Moi et plusieurs autres avons été missionnés de vous retrouver. Puis-je vous porter jusqu'aux troupes ?
— Les Scorpions...
— Vaincus. Et de notre côté, nous pouvons nous vanter d'avoir perdu peu d'hommes malgré la puissance et le nombre de l'armée ennemie. Les Tyfodoniens sont arrivés à point nommé. Ils sont d'ailleurs en route pour nous rejoindre. »
Elle lui demanda une nouvelle fois s'il pouvait marcher ou si elle devait le soulever, et Yoongi se sentit honteux de lui réclamer toute l'aide possible. Assis, il était déjà assailli de nausées, alors debout...
« Ne soyez pas embarrassé, sourit Aena en le plaçant sur son dos après avoir retiré sa cuirasse, nous avons tous été témoin de la puissance faramineuse de votre pouvoir, personne ne s'étonnera de vous savoir épuisé. En revanche, il faudra m'expliquer ce que vous fabriquiez en compagnie de cette punaise. »
Sur ces mots, elle donna de petits coups de botte au cadavre percé d'une flèche.
Ils retournèrent auprès des troupes qui relevaient leur campement après l'attaque. Lorsque les deux jeunes gens furent aperçus par le général, ce dernier abandonna aussitôt ses tâches et se précipita vers eux.
« Bon sang, Yoongi, quand apprendrez-vous à obéir aux ordres ? soupira-t-il.
— Je crois bien qu'il n'a pas eu le choix, le défendit Aena d'un ton poli, une Scorpion reposait près de lui, percée d'une flèche. Je pense avant tout qu'il lui faut se reposer.
— En effet. Merci pour... »
Il se coupa quand une sergente de Jungkook lança tout haut : « Les Tyfodoniens arrivent ! »
Jimin se détourna aussitôt du Phénix, donnant à Aena l'instruction de le ramener dans sa tente et de l'allonger – il faudrait également l'aider à retirer les pièces de son armure. L'Aigle opina et s'en alla. Le général pour sa part fendit ses troupes qui patientaient pour découvrir leurs nouveaux camarades. Il se posta devant ses hommes, encadré par ses deux lieutenants qui, l'air impassible, attendaient eux aussi de remercier ceux grâce à qui ils avaient gagné cette bataille avec peu de dégâts.
« Nous devons leur réserver un accueil à la hauteur de leur courage, affirma Jimin, est-ce bien compris ? »
Jungkook et Taehyun approuvèrent d'un hochement de tête. Les Tigres, qui avaient attaqué depuis les hauteurs du canyon, avaient réussi à trouver un passage pour rejoindre les Aigles en quelques dizaines de minutes à peine. Jimin redoutait ce moment : faire accepter un Phénix au sein de son armée s'avérait déjà un pari risqué, mais une troupe entière de près de deux cents Tyfodoniens...
Les prochains jours s'annonçaient compliqués.
Jungkook coula un regard soucieux en direction de son supérieur. Il savait quand son général cachait son anxiété : il prenait des inspirations plus profondes, il se tenait plus droit qu'à l'accoutumée, et il ne bougeait pas d'un pouce, empêchant le moindre mouvement susceptible de trahir son angoisse.
Des ombres approchaient. Les flambeaux du camp arixien ne les éclairaient pas encore. À pied, les Tyfodoniens avançaient d'un même pas, pareils à une troupe entraînée.
Lorsqu'il ne resta plus qu'une quinzaine de mètres pour les séparer, les lumières enfin révélèrent les visages de ces héros venus leur porter secours. Jimin retint son souffle, Taehyun ne montra pas de sentiment particulier, quant à Jungkook, la stupeur le figea en même temps qu'une inénarrable colère sourdait en lui.
Devant lui arrivèrent les Tyfodoniens insolemment vêtus du céruléen arixien, avec à leur tête, son arc à poulies encore entre les mains, Jung Hoseok... flanqué de Kim Taehyung.
____________________________
Eh oui, les voilà haha ! Le retour en force façon héros, j'adore ! ^^
Explication de leur présence ici au prochain chapitre, mais sachez d'emblée que cette intervention répond à certaines questions qui m'ont été posées lors des derniers chapitres pour une sombre histoire d'incohérence par rapport à Namjoon... :3
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top