Chapitre 42
« Partager une même souffrance rapprochait les âmes plus que tout autre chose. »
– Yon Palik, Les hommes d'ombre et de lumière.
Tétanisé, Yoongi ne parvenait plus à effectuer le moindre mouvement. Tout son être désirait se rebeller, mais il n'arrivait plus à bouger. Il jurerait même que ses yeux avaient cessé de cligner à partir du moment où il avait senti cette lame froide contre son cou.
Lorsque Jimin ressortit de la chambre, Yoongi discerna une ombre derrière lui qui s'apprêtait à le happer. Un éclat lui indiqua la présence d'une arme entre ces mains inconnues. Le général par chance, sa perception accrue par l'adrénaline, remarqua à la fois la situation du Phénix et son regard horrifié par-dessus son épaule. Il réagit au quart de tour : il s'agenouilla, tête baissée, et vit passer le sabre à l'exact endroit où se trouvait sa nuque moins d'une seconde plus tôt. Sa dague serrée dans son poing, il leva le bras d'un geste magistral : la pointe se ficha dans le menton de son adversaire qui tituba.
Yoongi, concentré sur le duel, paniqua en sentant que celle qui le maintenait contre elle tentait de s'éloigner, lui en otage, le fer toujours contre sa gorge. Décidé à répliquer, le mage plongea de façon discrète la main dans les ténèbres entre lui et son assaillante. Il en tira son arme de secours qu'il planta dans la cuisse de son ennemie. La femme cracha un juron, et Yoongi se paralysa lorsqu'elle mit sa menace à exécution : le tranchant glissa le long de sa carotide afin d'y tailler une plaie béante.
À peine le toucha-t-elle que son pouvoir protégea le Phénix. Le froid de l'ombre lui caressa la gorge sans qu'il comprenne ce qui se passait. Pas de lame, peu voire pas de douleur. Il était encore vivant.
Un grognement étouffé résonna derrière lui en même temps qu'il sentait s'écouler contre sa nuque et son dos un flot de liquide chaud. La Sawaï lâcha sa dague, vacilla puis s'écrasa sur le sol alors que, horrifié, Yoongi bondissait contre le mur le plus proche. Son cœur battait à tout rompre, d'importantes nausées menaçaient de le faire vomir, pourtant il osa, du fait d'une curiosité morbide, observer le cadavre qui se vidait à présent de son sang à une vitesse écœurante.
Jimin venait de récupérer son arme quand le Phénix, tremblant de peur, tourna son attention sur lui. Le général contempla la dépouille, puis son ami, et l'interrogea du regard.
« Je ne... ce n'est pas... Je...
— Très clair, Yoongi, j'écrirai cela dans mon rapport.
— Que s'est-il passé ?
— Je l'ignore. Je ne vois même pas les couleurs de ces soldats. Ils ont assassiné les Scorpions.
— Par Hiemis ! »
Un sanglot s'éleva soudain de la chambre d'où venait Jimin. Ce dernier se replaça aussitôt en position de combat, avant de se détendre en reconnaissant ce timbre jeune. Tous les Sawaï n'avaient pas péri. Il poussa la porte de la pièce, et il se tourna vers son ami qui refusait à présent de rester seul où que ce soit.
« Yoongi, éclairez la chambre, je vous prie. »
Il ne se rendit compte qu'il avait oublié de le prévenir qu'au moment où une faible lumière s'empara des lieux. Yoongi découvrit avec horreur le carnage perpétré ici et, incapable de retenir plus longtemps les nausées qui lui retournaient le cœur, il fit volte-face pour vomir contre un mur.
Trois des quatre personnes qu'ils avaient vu entrer dans cette chambre gisaient à présent, le visage effrayé et la gorge tranchée, au milieu de draps qui trempaient le sol d'une mare d'écarlate. Une fétidité atroce se répandait, des relents de mort émanaient des corps, et le sang, en plus d'empuantir l'atmosphère, l'alourdissait. On en éprouvait presque la chaleur, la texture visqueuse.
Jimin, peu sensible à ces miasmes qu'il connaissait bien, se pencha pour découvrir, sous le seul lit vide, une petite silhouette recroquevillée qui pleurait sans bruit ou presque.
« Je ne t'ai pas demandé comment tu t'appelais, remarqua Jimin, peux-tu me dire ton nom ?
— Ina.
— Ina, tu es en sécurité à présent. Viens, nous allons te sortir d'ici.
— Êtes-vous sûr qu'ils sont tous morts ?
— Ils n'étaient que deux, confirma le général, et mon ami et moi nous en sommes débarrassés. Viens, quittons cette pièce. »
L'adolescente se faufila hors de sa cachette ; l'Arixien lui tendit la main, geste qu'elle accepta pour se redresser. Elle voulut relever les yeux, observer la chambre, mais Jimin, planté devant elle, passa les bras autour de sa nuque pour la forcer à poser la tête contre sa clavicule.
« Ne regarde pas. Tu ne veux pas voir cela, crois-moi. »
Pour toute réponse, elle craqua, et de bruyants sanglots lui échappèrent alors que son corps se mettait à trembler. Jimin la garda contre lui en quittant la pièce, imitant Yoongi qui venait juste d'en sortir, le visage crayeux.
Ina ne fut relâchée qu'une fois la porte close derrière eux. Elle demeura néanmoins accrochée à son sauveur, qu'elle serrait entre ses deux bras maigres. Plus personne ne veillerait sur elle : maintenant que les derniers villageois avaient été exécutés, seuls les Arixiens connaissaient la jeune fille.
Parmi les quatorze morts que Jimin découvrit en ouvrant les différentes chambres, il ignorait qu'il se trouvait l'oncle de la demoiselle, son ultime famille. Elle avait tout perdu, il ne lui restait pas même un endroit où vivre. Désespérée, elle ne parvenait plus à arrêter ses pleurs. Le chagrin la submergeait au point qu'il lui sembla que ses côtes se resserraient de plus en plus douloureusement sur son cœur. Ses larmes imbibaient la tunique du général, de même qu'un autre fluide un peu plus ennuyant. Jimin néanmoins, compréhensif et doux, ne la repoussa pas. Il la laissa se lamenter contre lui. Il l'enlaça et lui caressa le dos avec une légèreté que l'enfant n'avait plus connue depuis longtemps.
« Pleure autant qu'il le faudra, soulage ton cœur de ce poids, lui susurra-t-il. Je sais comme il est dur de se sentir si démuni face au destin. Ne t'en fais pas, je te promets que tu n'es pas seule.
— Que vais-je... devenir ? demanda-t-elle entre deux gémissements.
— Tu as le choix. Tu peux t'en aller comme convenu demain matin vers de nouveaux horizons, ou bien tu peux nous accompagner. Nous te protègerons, et tu pourras nous quitter lorsque l'on arrivera dans une ville ou un village où tu voudras t'installer.
— Je n'ai plus rien, plus personne !
— Tant qu'il te reste la vie, il te reste l'espoir. N'abandonne jamais. Quel âge as-tu ?
— Dix-sept ans, bientôt dix-huit.
— Tu as encore la vie devant toi, une belle existence t'attend, crois-moi. Au lever du soleil, tu me diras ce que tu as choisi, et nous...
— Je veux vous accompagner ! décida-t-elle. Ne me laissez pas, je vous en supplie !
— Comme tu voudras. Tu pourras nous accompagner.
— Je sais... ce que l'on ressent, murmura Yoongi d'une voix étranglée par le chagrin qu'il tentait de refouler. Je sais ce que cela fait que de tout perdre, une nuit, de façon si brutale. Ma famille m'a été presque intégralement arrachée, et tous les miens sont morts. Alors... je suis désolé pour toi. Mais crois-moi, tu ne peux pas laisser tomber maintenant, ce serait encore plus tragique. Tu dois te battre.
— Je suis fatiguée, si fatiguée de sourire pour cacher mes larmes.
— Se battre, ce n'est pas empêcher les larmes de couler, au contraire. Se battre, c'est accepter de les essuyer chaque fois qu'elles couleront. Peux-tu me regarder ? »
Ina resta blottie contre Jimin un moment avant d'accepter de relever la tête. Accroupi à côté d'eux, Yoongi l'observait avec tendresse, versant néanmoins des larmes qui sillonnaient ses joues. Il les ignora pour se concentrer sur le visage de la Sawaï : sa double paupière à l'œil gauche lui agrandissait le regard, qui malgré son asymétrie la rendait magnifique à lui seul. Son front était dissimulé derrière une épaisse frange, et son nez, petit et fin, lui donnait des airs enfantins. Elle possédait des pommettes saillantes du fait de l'amaigrissement, et pour cette même raison sa mâchoire était tracée à l'excès, anguleuse. Sous sa tunique, on devinait sa silhouette malingre, et Jimin se sentit aussi peiné pour elle que pour Yoongi quand il avait appris la vérité à son sujet.
Yoongi leva la main et, après un court moment d'hésitation, il la posa sur la joue d'Ina pour en effacer les larmes. De nouvelles coulèrent presque aussitôt, qu'il effaça de plus belle.
« Je ne peux pas te promettre que tu te sentiras un jour heureuse et en paix, admit-il. Je ne peux pas te promettre que les larmes se tariront. Je ne peux même pas te promettre que tu arrêteras de souffrir. Je peux juste te promettre que tu peux essayer, et qu'avec le temps, il existe une chance pour que la douleur s'amoindrisse... même s'il existe des jours où elle te reviendra sans raison en pleine figure pour t'empêcher d'avancer.
— Toi aussi...
— Oui, moi aussi. Je n'arrêterai jamais de regretter ceux que j'ai perdus, c'est au-dessus de mes forces, mais je compte bien continuer de vivre pour honorer et perpétuer leur mémoire.
— Je suis désolée pour les tiens, sanglota-t-elle.
— Et moi pour les tiens. Je suis convaincu qu'il s'agissait de bonnes personnes.
— Les meilleures du monde.
— Si tu disparais, ils disparaitront aussi. Verrouille ces précieux souvenirs dans ton cœur pour que jamais ils ne s'en échappent, pour qu'ils continuent de vivre en toi et avec toi, et qu'ils t'accompagnent. D'accord ?
— Oui. »
Elle posa la paume de sa main sur sa poitrine, contre son cœur, et ferma les paupières en prenant une profonde inspiration. Elle se rappela tout : les noms de ceux qu'elle aimait, les caractéristiques physiques qui les rendaient uniques, ce qui lui plaisait le plus chez eux, leurs plus doux souvenirs en commun. Un sourire lumineux s'étira sur ses lèvres en même temps qu'un flot de larmes lui échappait. Elle serra sa tunique dans son poing alors que ces souvenirs parfois si récents lui arrachaient de bruyants sanglots.
Yoongi se redressa, et avec elle il se remémora. Ils versèrent les mêmes larmes, et Jimin se sentit ému de la proximité que leur douleur avait tout de suite tissée entre eux. Yoongi, vaillant, essuya ses joues le premier, le visage rougi par la tristesse, et Ina l'imita après quelques instants.
« Tu veux donc nous accompagner, reprit Jimin.
— Oui, je refuse de rester seule, je ne le supporterai pas. Je ne saurais pas où aller ni quoi faire, et je serais à la merci de n'importe quel brigand... ou soldat. »
Elle baissa les yeux sur le couloir, où gisaient encore les deux corps abandonnés par Jimin et Yoongi. Heureusement, le Phénix n'avait créé qu'une maigre lueur qui, similaire à une bougie, empêchait la jeune fille de discerner les cadavres, autour desquels il avait augmenté la pénombre. Peu attentive à son environnement, Ina n'avait pas remarqué cette différence de luminosité.
« Entre leur accent et leur uniforme, aucun doute, confirma Jimin, il s'agissait de soldats Sawaï. Je pense qu'ils se sont cachés en entendant nos troupes arriver et ont attendu la nuit pour sortir.
— Pourquoi s'en prendre aux leurs d'abord ? geignit Ina.
— Ils ont dû penser que vous aviez pactisé avec nous, ou que sais-je. Vous étiez des traîtres à leurs yeux.
— Ils nous avaient asservis...
— Je sais bien. Ne pense plus à cela : il est parfois plus difficile de surmonter une douleur quand le motif nous semble absurde. Ces gens n'étaient pas bons, ils étaient cruels. Tuer était une motivation suffisante, cela leur procurait peut-être même un plaisir que nous ne pouvons pas comprendre. Tu te fais du mal à vouloir rationaliser quelque chose qui ne peut pas l'être.
— Vous avez raison... mais... je n'arrive pas à croire qu'ils puissent tous être morts... pour rien. Nous avons dû leur obéir des semaines durant, et voilà qu'ils se débarrassent de nous.
— Si je puis me permettre, comment as-tu survécu ?
— Je me suis réveillée à cause de mon oncle. Il m'a dit qu'il voulait que je me cache sous mon lit. Il a refait les draps, et il s'est recouché au moment où j'ai entendu un bruit de pas dans le couloir. J'ai retenu mon souffle, et c'est là que j'ai vu une silhouette entrer. Elle a marché jusqu'à chacun des trois lits occupés, et le sang a commencé à couler quand elle est partie. »
Son oncle s'était sacrifié pour dissimuler sa présence, pour qu'elle vive. Cette idée lui brisait le cœur, mais cette fois, elle garda la tête haute et chassa l'unique larme que ce récit lui avait arrachée.
« Tu as été très courageuse, admit Jimin. Et puisque tu veux te joindre à mes troupes, je te propose que nous nous rendions tout de suite au campement. Mieux vaut nous éloigner de cet endroit.
— Oui...
— Un de mes lieutenants a été blessé récemment, affirma Jimin alors qu'ils descendaient les escaliers jusqu'à la salle où ils avaient dîné, je pense qu'il acceptera de te prendre sous son aile : je ne l'autorise pour l'instant pas à se battre, surtout pas en première ligne. En plus, tu le connais un peu, il s'agit de celui qui mangeait avec nous hier soir.
— Oh, oui, je vois de qui il s'agit. »
Jimin s'empêcha de sourire ; bien sûr qu'elle voyait de qui il s'agissait, elle l'avait dévoré du regard la veille. De cette façon, le général espérait la mettre à l'aise, quitte à embarrasser un peu Taehyun en même temps. Le jeune Arixien, de toute façon, ne pouvait pas combattre, autant qu'il protège Ina et lui change les idées.
Ils se rendirent au campement des forces Aigles. Jimin réveilla ses lieutenants, et si quelques heures plus tôt Ina avait fixé Taehyun avec admiration, cette fois néanmoins, elle resta scotchée devant le torse dénudé de Jungkook, qui enfila une tunique céruléenne aussitôt qu'il remarqua que son chef était accompagné d'une enfant.
Ina détourna le regard, gênée, et adressa un sourire triste au lieutenant Kang tandis que Jimin racontait ce qui venait d'advenir.
« Mes hommes avaient en effet envisagé que des fugitifs reviennent pendant la nuit, opina Taehyun. Nous avons décidé pour cette raison de renforcer la surveillance autour du campement. Je suis désolé d'apprendre qu'ils s'étaient rendu compte que les prisonniers Sawaï n'étaient pas avec nous.
— J'aurais dû me montrer plus prudent, soupira Jimin. Je pensais qu'ils nous attaqueraient en premier si quoi que ce soit devait advenir. Je n'avais pas envisagé que leur désir de vengeance envers les villageois puisse s'avérer si grand. »
Ils auraient pu les attaquer d'abord, tenter de les surprendre... mais ils s'étaient débarrassés en premier de ceux qu'ils considéraient comme des traîtres – de ceux qui risquaient le moins d'opposer une quelconque résistance. Jimin s'était montré bien trop imprudent, et même si ni lui ni Yoongi n'avait souffert, il avait condamné par sa naïveté une quinzaine d'individus.
« Je voudrais vous confier cette demoiselle, affirma le général en posant une main fraternelle sur l'épaule d'Ina. Vous mieux que quiconque connaissez son peuple et ses coutumes, et votre léger handicap vous permettra de rester avec elle à l'arrière. À partir de maintenant, je vous charge de sa protection, lieutenant Kang.
— Merci pour cet honneur, général.
— Possédez-vous un matelas supplémentaire ?
— Oui, nous allons lui installer un lit, elle sera traitée comme une des nôtres.
— Je vous fais confiance. Ne laissez aucun soldat l'approcher, je ne veux pas qu'on l'embête. Cette enfant a beaucoup souffert cette nuit et ces dernières semaines.
— J'en ai conscience. »
Quelques instants plus tard, rassuré, Jimin retournait en compagnie de Yoongi sous sa tente. Le Phénix osa prendre la parole : « Ne craignez-vous pas de laisser Ina avec vos lieutenants, sous leur tente ?
— Non, pourquoi ?
— Ne sera-t-elle pas mal à l'aise avec eux ?
— Ils sont doués, au contraire, pour détendre l'atmosphère quand cela est nécessaire. Elle sourira, avec eux, et ils la traiteront comme une petite sœur. Maintenant, Yoongi, si vous me permettez, je me pose une question : que s'est-il passé pendant que je m'occupais de ce soldat sawaï ? »
Yoongi déglutit. Jimin remarqua que ses épaules s'étaient tendues, qu'il avait baissé les yeux sur ses mains dont il serrait et desserrait les poings tandis qu'il s'humectait les lèvres. Le Phénix finit par se racler la gorge alors qu'une sensation de chaleur lui montait dans les joues. Il réduit l'intensité de la lumière qu'il avait créée en entrant dans la tente.
« Je... je me pose encore la question, lui confia-t-il. Cette femme me maintenait, elle s'apprêtait à me trancher la gorge, j'ai senti sa lame effleurer ma peau... et puis rien. Il ne s'est rien passé. De l'ombre me caressait le cou, et l'ennemie m'a relâché dans un gargouillement écœurant. C'était sa gorge qu'elle avait tranchée.
— Qu'en tirez-vous comme conclusion ? demanda Jimin qui attendait les hypothèses de son ami puisque lui-même peinait à assimiler le déroulement des évènements.
— Je n'y comprends rien, mais... si je devais dire ce que j'ai éprouvé, ce que j'ai ressenti à l'instant où cela s'est produit, je... »
Il s'interrompit, cherchant les mots à mettre sur ce qu'il avait à peine perçu et qu'il n'arrivait pas à décrire. Jimin s'assit sur son matelas, imité ensuite par son aîné qui gardait les yeux rivés au loin, pensif.
« Quand j'ai senti le tranchant appuyer sur ma peau, j'ai tout de suite pensé que... ce n'était pas moi qu'il devait tuer, mais elle. Et... l'ombre qui a enveloppé la dague... elle s'est interposée entre la dague et moi en même temps qu'elle recréait, contre son cou à elle, la lame qui glissait.
— Vous ne l'avez pas "téléportée" ou quelque chose du genre ? demanda Jimin.
— Non, non, c'est impossible. L'ombre a juste enveloppé l'arme, en a assimilé la forme et m'en a protégé. En même temps, j'ai créé et densifié une ombre à la forme identique à la dague pour qu'elle suive les mouvements que je percevais contre moi... mais c'était inconscient, je vous assure !
— Vous n'avez pas à vous justifier devant moi d'avoir tué un ennemi. Le seul que cet acte perturbe, je vous rappelle que c'est vous.
— C'est juste, mais... je ne veux pas tuer, j'aimerais l'éviter autant que possible.
— Lors d'une guerre, ce souhait va être compliqué à exaucer – la preuve, vous n'avez pas tenu trois jours.
— Merci de me le rappeler...
— Yoongi, il n'est pas grave de tuer, ne vous en voulez pas de vous défendre et de tenter de protéger ceux qui vous sont chers.
— Mes yeux ont foncé, n'est-ce pas ? Vous ne m'avez rien dit à ce sujet... mais je suis certain qu'ils ont changé de couleur.
— Non, pas cette fois, constata Jimin, mais vous-même ne savez pas à quoi cette couleur rime. Avez-vous ressenti le moindre changement à propos de votre capacité à contrôler l'ombre ? Vous sentez-vous davantage submergé par votre pouvoir ?
— Non, bien sûr, mais je préfère ne pas prendre de risque : les Phénix sont nés pour la lumière, nous avons choisi le nom de notre peuple en référence à notre ancêtre, la divine Hiemis. L'ombre nous vient de Daimón, un être perfide et manipulateur auquel nous ne voulons pas être assimilés. Il s'est joué de Hiemis malgré ses avertissements, il savait que leurs enfants souffriraient de pouvoirs trop grands pour eux. Nous avons subi en mille deux cents ans deux génocides à cause de cette magie qui nous a été imposée, que nous n'avons jamais désiré recevoir, mais que nous possédons dès la naissance. Je ne suis pas un être d'ombre, Jimin.
— Je comprends votre rétivité. Je suis désolé, je ne comptais pas vous froisser.
— Ne vous inquiétez pas, j'ai juste... je suis épuisé, et il s'agit d'un sujet dont je n'aime pas parler.
— Très bien. Mais gardez en tête qu'ombre et lumière ne sont ni bons ni mauvais par essence. Ils sont ce que l'on fait d'eux, à la manière d'un couteau : vous pouvez vous en servir pour sauver un animal souffrant d'un filet, ou bien pour tuer quelqu'un.
— Pour nous, l'ombre est forcément mauvaise. Elle dissimule, elle est aussi pernicieuse que Daimón.
— Connaissez-vous les silènes de nuit ?
— Non.
— Les silènes de nuit sont des plantes aux fleurs fermées le jour, et qui ne s'ouvrent qu'au crépuscule. Elles exhalent alors un parfum suave qui attire notamment les papillons de nuit. Il en pousse au nord d'Arixium, j'ai déjà eu l'occasion d'en observer, et je peux vous garantir que le spectacle est magnifique. Et dois-je vous rappeler que rien mieux que la nuit ne met en valeur la lumière rassurante des étoiles ? Sans l'obscurité, quelle saveur possèderait donc la lumière ? Différentes, elles ne sont pas comparables, et je pense que les deux sont dépourvues de bonté ou de malignité. »
Yoongi ne trouva rien à redire. Il avait appris que la beauté résidait dans le jour resplendissant, et que l'obscurité servait aux dangers à se tapir pour mieux surprendre. Les Phénix la maniaient peu, raison pour laquelle peu de soldats savaient utiliser le sort de mort, qui impliquait l'ombre. Or, le jeune mage se sentait bien plus à l'aise avec elle qu'avec la lumière, ce qu'il ne comprenait pas. Tous les guerriers du village peinaient à former des boucliers de ténèbres alors même que Yoongi y parvenait avec la facilité d'un enfant de six ans qui s'amuserait à changer la couleur de ses yeux ou de ses cheveux.
« Jimin... je crains qu'une fois mes deux yeux devenus noirs, ce ne soit mon âme qui se ternisse. J'avais réussi il y a quelques semaines à me convaincre que je me leurrais, mais plus le temps passe, plus cette hypothèse me hante, avoua-t-il en frémissant d'angoisse.
— Je suis convaincu que vous vous effrayez pour rien. Cessez d'y penser, vous vous faites du mal.
— Plus facile à dire qu'à faire, malheureusement...
— Je sais bien. Vous semblez éreinté, dormez au lieu de vous tracasser. »
L'autre céda sans discuter : il s'allongea, remonta la couverture sur lui, et s'endormit presque aussitôt, bien que toujours secoué par ce qui se produisait aussi bien autour de lui qu'en lui. Jamais, en tant que gardien des savoirs, il n'aurait envisagé une vie si trépidante – trop à son goût. Et dire qu'il avait si souvent souhaité que son existence perde un peu de sa morosité... cette nuit, il en était convaincu, il aurait tout donné pour renouer avec l'ennui.
Au matin, premier réveillé, Jimin quitta la tente en catimini. Il trouva son lieutenant le plus âgé occupé à des exercices d'endurance, ce qui lui tira un sourire attendri. Il savait à quel point Jungkook aspirait à montrer le meilleur de lui-même, et il admirait le jeune homme pour sa capacité à se dépasser. En lui, il voyait un reflet de ses propres désirs, ses propres ambitions.
« Lieutenant Jeon.
— Mon général, bonjour, débita Jungkook à toute allure en se mettant au garde à vous – il ne l'avait pas entendu arriver, trop concentré sur son entraînement.
— Je voulais revenir avec vous sur ce qui s'est passé cette nuit.
— L'enfant a bien dormi, elle n'était pas encore réveillée quand j'ai quitté la tente.
— Je suis heureux de le savoir, mais ce dont je voulais vous parler, c'est du fait que je suis convaincu qu'à présent, les Scorpions savent que nous sommes sur leur territoire : je ne pense pas que seuls deux guerriers ont échappé à notre attaque d'hier. Il est à présent presque certain que d'autres se sont enfuis et sont allés prévenir les troupes alentour. Nous devrions arriver soit demain soit après-demain au canyon, c'est là qu'ils attaqueront, cela ne fait aucun doute. Dès maintenant, nous ne pourrons plus dormir sur nos deux oreilles.
— Je comprends.
— Nous sommes en sous-effectif par rapport à eux, lieutenant, vous savez ce que cela veut dire...
— Oui, mon général : nous devons éviter toute confrontation directe et les inciter à attaquer quand nous le décidons, autrement dit dans des moments ou des lieux où nous aurons l'avantage.
— Exactement, comme le canyon Karnagion, trop étroit pour permettre un combat de grande envergure, résuma Jimin.
— Mais Karnagion est le canyon est le plus long du Continent, il est immense : certes sa largeur demeure toute relative, mais les Scorpions possèderont plus de rangs que nous, ils pourront nous massacrer.
— C'est ce qu'ils pensent, et c'est pour cela que nous l'emporterons.
— Comptez-vous sur Yoongi ? s'enquit Jungkook. Car je doute qu'il vous soit d'une grande utilité contre des centaines de Sawaï...
— Je vous rappelle que nous attendons de l'aide.
— Vous m'épuisez : vous ne jouez jamais avec vos cartes, il vous faut toujours piocher des jokers ailleurs sans les révéler même à vos plus fidèles soutiens.
— Pour l'instant de toute façon, nous n'avons pas grand-chose à craindre : l'essentiel des troupes du Prince sont réunies à Hurna afin d'empêcher quiconque d'approcher la capitale, ainsi que dans le sud pour intimider les Akashites qui envisageraient de se venger des incursions sur leur territoire. Le Prince veille sur ses Phénix mieux que sur le plus précieux des trésors, de sorte que nous n'affronterons sans doute que peu de soldats en chemin par rapport à ceux que nous rencontrerons une fois dans la chaîne des Neraï.
— Et cela ne vous effraie pas...
— Nous serons prêts, le moment venu, je vous le garantis.
— Et comment entrerons-nous dans Hurna pour libérer les Phénix, si nous devons faire face à autant de soldats ? rétorqua Jungkook en posant une main sur sa hanche, sceptique.
— Vous devez connaître, vous aussi, les tunnels du Prince.
— Ce n'est pas parce que ces prétendus tunnels liant le palais à toute la ville et ses environs ont été mentionnés une fois dans un traité qu'ils sont réels, et je vous signale qu'il y est affirmé qu'ils sont si compliqués à trouver que cela risque de prendre au mieux un mois, au pire dix ans.
— Je sais bien, mais j'ai quelques théories à ce sujet.
— Par Pyros, vous voulez me faire tourner en bourrique avec tous vos secrets.
— Je préfère ne pas vous donner de faux espoirs, nuance. »
Jungkook capitula, il ne renchérit pas et se contenta de discuter avec son supérieur de leur trajet du jour. Ensemble, ils se rendirent au puits, et quand le petit déjeuner fut servi, le général en réclama deux parts qu'il apporta sous sa tente. Le Phénix fut réveillé par son entrée peu discrète. Il grommela.
« Je vous ai laissé dormir bien trop longtemps, répliqua Jimin. Levez-vous à présent, il va bientôt être l'heure de ranger les tentes et de partir.
— Vous voulez ma mort.
— Bien au contraire, je me bats pour votre vie. Cessez de geindre et venez manger. »
Yoongi maugréa, trop bas pour que Jimin entende. Ce dernier néanmoins lui lança un regard menaçant face auquel le Phénix perdit toute sa hardiesse. Il quitta son lit dans un soupir de dépit et remercia son ami en entamant après lui son repas. Ils ne mangeaient plus que des aliments secs capables de se conserver des jours voire des semaines durant. Yoongi connaissait bien ces aliments : au village, il se nourrissait des mêmes une fois l'hiver venu.
Son petit déjeuner avalé, quand le général l'incita à se changer, le jeune homme se plaignit de nouveau : il avait trop peu dormi, et être brusqué de cette façon l'insupportait.
« Je vais me lever, affirma-t-il, j'ai juste besoin de quelques instants, pas d'ordres ou de menaces.
— Ils fonctionnent pourtant très bien sur mes soldats, et je suis sûr que sur vous... »
Il ne termina pas sa phrase : un voile d'ombre était apparu devant sa bouche. Stupéfait et agacé de cette insubordination, il croisa les bras, l'air sévère. Le bandeau disparut aussi vite qu'il était arrivé, et le Phénix poussa un soupir.
« Vous me donnez des maux de tête, par pitié offrez-moi quelques instants.
— Je passe sur votre comportement pour aujourd'hui, mais sachez que si vous me coupez ainsi la parole une seule autre fois, vous me le paierez cher. N'oubliez pas que je commande ces troupes que vous avez accepté d'intégrer : vous êtes sous mes ordres. Et ce n'est pas parce que vous me plaisez physiquement et que vous êtes un mage que je vous laisserai exercer sur moi un quelconque pouvoir. Est-ce bien compris ? »
Yoongi, réduit à quia, opina. Il ignorait ce qui l'avait le plus blessé : le ton sincèrement mauvais de Jimin, ou bien son affirmation de n'être intéressé que par son corps. Il refusait de se l'avouer, mais en effet, ce détail lui serrait la poitrine, car lui-même n'éprouvait plus qu'un simple attrait physique pour lui. Il appréciait sa douceur, sa bienveillance, sa témérité. Il adorait le contact de sa bouche, certes, mais il suffisait que Jimin lui sourie pour que son cœur s'envole. Il n'oserait pas se dire amoureux de l'Arixien alors qu'ils se côtoyaient depuis moins de deux mois, mais il ressentait plus qu'une banale attirance, et bien plus qu'une amitié.
Il avait espéré que Jimin éprouve ce sentiment à mi-chemin entre amitié et amour... et il se sentait stupide d'avoir attendu d'un militaire quelque chose de plus profond qu'une simple histoire de corps.
Yoongi était pourvu aux yeux de son cadet de bon nombre de qualités. Parmi elles, son expressivité, et le fait qu'il ne pouvait rien lui cacher. Jimin, à peine sa phrase terminée, avait compris à quel point elle avait affligé son ami. Sa mine revêche s'était fanée, et le voilà qui semblait aussi sombre que cette magie qu'il fuyait.
Jimin néanmoins s'occupa de ses affaires qu'il rassembla, prêt à démonter leur tente une fois Yoongi habillé et armé. Il lui fallait se montrer ferme avec le Phénix comme avec ses soldats. Il ne pouvait pas lui témoigner plus qu'une simple amitié, plus qu'une simple attirance physique.
Il lui était interdit de ressentir ce qui s'épanouissait pourtant jour après jour au fond de son cœur.
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