Chapitre 4

« Les enfants de Pyros, loin de coopérer,

Aimaient au contraire tous entre eux guerroyer

Sur le champ de bataille comme à l'Assemblée,

Où les coups les plus violents étaient assénés. »

– Kwon Yeonsu, Vie et mort des Cinq Peuples.


Le lendemain, Jimin se réveilla avec le soleil, qui dardait ses timides rayons par-delà l'horizon pour baigner d'une lumière tamisée le plateau sur lequel se situait le camp militaire. Le ciel s'étendait comme une couverture d'un bleu paisible, aucun nuage n'était en vue.

Dès l'instant où il émergeait de sa torpeur, le général se sentait opérationnel pour une nouvelle journée de réflexions tactiques et de combats en tous genres. Il avait très tôt appris à ne jamais laisser l'ennemi le surprendre, ce qui impliquait d'être prêt à riposter à tout assaut, y compris nocturne. Son sommeil, léger, demeurait réparateur.

Il passa à la va-vite derrière le paravent pour s'habiller puis se rafraîchir le visage. L'eau claire qu'on lui avait apportée la veille s'avérait froide, détail néanmoins qui ne le gênait pas, même alors que la mi-mars n'avait pas encore été atteinte dans la région septentrionale des plateaux d'Uraio.

Quittant le coin du bain, il alla prendre ses armes qu'il gardait toujours à portée de main. Il enfonça son jingum dans son fourreau puis sa dague à sa ceinture. Une impression de puissance se diffusa dans ses veines, réchauffa son corps et lui procura toute la confiance dont il avait besoin.

Prêt à aller s'entraîner pour commencer la journée du bon pied, il s'arrêta toutefois en jetant un regard à Yoongi. Allongé sur le ventre, l'oreiller entre ses bras pour y poser la tête, le blessé affichait une mine tranquille. Ses yeux fins demeuraient bordés de cernes marqués, ses lèvres étroites esquissaient l'ombre d'un sourire. Jimin laissa son intérêt dériver sur ses joues creusées sous l'effet de la faim, son nez plat quoique légèrement concave qui apportait une indubitable harmonie à sa physionomie. Enfin, il observa avec tristesse la maigreur de son corps que même l'épaisse couverture sous laquelle il était réfugié ne parvenait pas à dissimuler. Ses bras osseux, ses épaules décharnées... alors que Yoongi était un inoffensif passionné de livres.

Le général s'arracha à sa contemplation et se hâta de quitter la tente, dans laquelle entra aussitôt le soldat jusqu'à présent posté à l'extérieur. Satisfait de la parfaite exécution de ses ordres, Jimin se rendit au quartier de ses lieutenants, où il trouva Jungkook et Taehyun déjà habillés, en train de discuter du prisonnier sawaï. Ils tournèrent les yeux vers leur chef et, après le garde-à-vous, lui adressèrent un sourire accompagné des politesses habituelles.

« Comment avance la situation du côté de nos voisins ? s'enquit Jimin.

— Mes espions sont aux abois, affirma Taehyun, j'ai envoyé Samran leur demander des nouvelles.

— Bien. »

La famille du général descendait de la grande noblesse arixienne, leur nom était connu pour leur capacité à élever des aigles aptes, une fois adultes, à servir de messagers. Les volatiles coûtaient si cher que peu d'aristocrates pouvaient s'en offrir, en revanche, chaque membre du clan Park en possédait un. Samran était un jeune oiseau accordé à Jimin par sa mère quand il avait atteint le grade le plus haut de l'armée. Intelligent, l'animal reconnaissait tous ceux avec qui on le laissait en contact quelques jours. Il suffisait donc à Jimin de lui indiquer d'un mouvement la direction, et l'aigle la suivait jusqu'à repérer un visage familier à qui remettre la missive attachée à sa patte. Il connaissait entre autres Jungkook, Taehyun, le chef des espions de ce dernier, l'ancien général de Jimin devenu empereur, un poète avec qui il lui avait fallu correspondre quelques semaines durant par le passé, ainsi qu'un vieil ami qui exerçait à la capitale le métier d'avocat et de politicien. Beaucoup plus rapide, discret et efficace qu'un héraut, Samran représentait un atout majeur.

« Et du côté de ce... Yoongi ? demanda à son tour Jungkook. Avez-vous obtenu davantage de renseignements ?

— Oui, mais rien d'intéressant : il exerce le métier d'historien, si l'on peut dire, et n'a jamais touché à une arme de sa vie. Quant à savoir s'il ment, je ne peux l'affirmer : il semblait si sincère que s'il avait inventé tout cela, je pense que l'on pourrait l'envoyer dans l'instant parmi nos meilleurs acteurs de théâtre.

— Les Sawaï l'ont peut-être confondu avec quelqu'un d'autre, hésita Taehyun.

— Impossible : des yeux aussi clairs que les siens, c'est inédit. Je n'imagine pas la moindre confusion possible.

— Étrange, en effet.

— Tant que nous ignorons qui il est et ce qu'il représente pour nos ennemis, je ne veux pas lui faire courir le moindre risque : le lieutenant Jeon vous l'a sûrement déjà dit, lieutenant Kang, mais sachez qu'une fois qu'il sera remis de ses blessures – d'ici quelques jours au vu de sa vitesse de guérison –, nous nous dirigerons vers la frontière sud. Le camp permanent n° 5 a besoin de notre aide pour calmer les Tyfodoniens qui essaient d'entrer sur le territoire. Le lieutenant Jeon et moi irons lui prêter mainforte, quant à vous, vous resterez ici avec les vôtres : il est trop risqué, pour l'instant, de se contenter d'une poignée d'hommes ici.

— Bien, mon général. Je veillerai.

— Parfait. Maintenant, venez, lieutenant Kang : j'ai très envie de m'entraîner, et le lieutenant Jeon a quelques exercices d'endurance à terminer avant de nous rejoindre. »

Au courant des remontrances essuyées la veille au soir par Jungkook, Taehyun lui adressa un regard à la fois amusé et encourageant.

Il suivit son aîné jusqu'à la cour où déjà plusieurs soldats travaillaient leur posture, leurs attaques, ou bien leur précision à l'aide de cibles sur lesquelles ils lançaient tantôt de fins couteaux, tantôt des étoiles d'acier similaire à celles de leur général. Située au centre du campement, la cour était un vaste espace qui offrait de nombreuses possibilités, ceinte par les seuls bâtiments de pierre du camp n° 7 – armurerie, cantine, infirmerie. Tout autour, les tentes où l'on dormait formaient de longues rues, et contrairement aux lieutenants et leur chef, les plus bas échelons ne bénéficiaient pas de salles de bains privées. Ils devaient se rendre dans l'une des vingt tentes prévues à cet effet, de sorte qu'il avait fallu organiser un roulement pour que chacune des cinq cents personnes actuellement stationnées ici puisse s'occuper d'elle au quotidien.

Taehyun, son jingum à la ceinture et ses trois dagues de lancer dans une sacoche à sa hanche gauche, se plaça face à son supérieur. Tous deux dégainèrent d'un geste commun leur lame puis se jaugèrent, concentrés. Au contraire de Jungkook, qui comptait sur sa force brute et sa vitesse, Taehyun, bien plus menu que lui, pouvait se fier à son habileté ainsi qu'à son agilité. Il ne ratait jamais une attaque, sa précision faisait pâlir d'envie même les généraux les plus chevronnés, et ses mouvements dégageaient une grâce indescriptible qui n'appartenait qu'à lui. Si Jungkook parvenait à asséner des coups plus vifs les uns que les autres sans se fatiguer, le lieutenant Kang pour sa part s'épargnait bien des efforts, capable de tuer avec ce qui ne ressemblait à rien de plus qu'à une égratignure qui vidait la victime de son sang. Ainsi, bien que jeune et – à première vue – peu impressionnant, Taehyun cachait en vérité un monstre dont un guerrier avisé devait se méfier.

Ses armes, enfin, ne se limitaient certes qu'à son jingum et trois petites lames qu'il lançait avec une précision mortelle, mais son unité d'espionnage formait à elle seule le pire cauchemar d'un adversaire. Du fait de sa rare furtivité, Jimin avait réuni autour de lui les hommes et femmes les plus performants, et Taehyun les supervisait avec un talent d'autant plus fascinant qu'il était tout juste entré dans la vingtaine, âge auquel peu de personnes atteignaient le grade de lieutenant. Plus habitué à chercher des renseignements qu'à combattre, il n'en demeurait pas moins dangereux, et Jimin aimait à s'assurer de ses progrès aussi régulièrement que de ceux de Jungkook.

Le général chargea le premier. Taehyun le toisa en un éclair pour accumuler autant d'informations que possible : Jimin semblait distrait, un peu plus crispé que d'habitude, et il tenait son jingum à deux mains.

Le cadet para l'attaque, puis il répondit par un vif enchaînement qui avait pour but de déstabiliser Jimin et de profiter de son manque d'attention. Son supérieur néanmoins ne se laissa pas dérouter : il répliquait avec une vivacité coutumière qu'admiraient les autres soldats, dont beaucoup avaient décidé de suspendre leurs exercices pour observer les échanges de coups. Ils s'émerveillaient de la témérité de leur chef et ses lieutenants, qui ne combattaient jamais avec des épées d'entraînement en bois, qu'ils jugeaient inefficaces à reproduire la tension et les enjeux d'un véritable duel.

Le combat se poursuivait sans que les adversaires dégagent la moindre hargne : Jimin témoignait d'un calme serein tandis que Taehyun gardait une froide concentration. Il commença à s'épuiser une dizaine de minutes plus tard, et comme son homologue la veille, Taehyun recula en levant un bras pour déclarer forfait et requérir une pause. Jimin le félicita, ne lui suggérant que de travailler son endurance.

Les deux militaires s'inclinèrent, et le général décida de parfaire la précision de ses lancers. Il profita d'un moment pendant lequel il se désaltéra pour surveiller l'entraînement de ses soldats, à qui il prodiguait aussi souvent que possible des conseils avisés. Ce matin-là, sous le frais soleil hivernal, il sourit de constater le progrès de plusieurs d'entre eux qui s'exerçaient toujours aux premières heures : Kaana, une des plus féroces combattantes de Jungkook, s'acharnait sur un mannequin duquel il semblait qu'elle était déterminée à ne pas laisser un morceau. Capable de tourner sur lui-même, ce dernier était équipé de deux épées en guise de bras. Kaana témoignait d'une brutalité comparable à celle de son lieutenant, qui avait plusieurs fois vanté sa sauvagerie et son indiscutable talent à la dague.

Plus loin, un soldat travaillait sa précision à l'arc, arme peu utilisée par l'armée arixienne, mais plébiscitée au sud par les Tyfodoniens, de grands chasseurs habitués à la manier – et ils étaient de redoutables tireurs. Satisfait de constater que le combattant atteignait le centre de la cible beaucoup plus souvent que l'année précédente, lorsqu'il avait choisi d'opter pour des flèches plus lourdes qui l'avaient déstabilisé, Jimin lui adressa un sourire fier quand il leva les yeux sur lui. Ravi par la marque de reconnaissance de son supérieur, l'homme se sentit estimé, et une agréable chaleur se diffusa dans son corps : âgé de presque trente ans, il avait servi sous les ordres d'un autre avant de rejoindre le camp n° 7 que contrôlait le général Park, et chaque jour se résumait à des brimades, des punitions sous forme de corvées diverses, des marches forcées, etc. Jamais on ne lui avait accordé la moindre valeur, jamais on ne lui avait admis le moindre talent, au point qu'il s'apprêtait à demander à être réformé quand il avait été changé d'unité pour le commandement de Taehyun. D'abord sceptique face au jeune âge du lieutenant, il avait très vite appris à ne pas se fier aux apparences – un vétéran avait osé émettre devant le concerné des soupçons à propos de sa capacité à mener le combat, et surtout à le gagner : il avait fini avec des blessures telles qu'il avait écopé de six mois de permission et avait failli perdre un bras sous l'effet d'une méchante coupure qui s'était infectée. Même le Jungkook ne s'était jamais montré si violent, de sorte que cet épisode avait beaucoup marqué les mémoires, et plus personne ne s'avisait de médire du lieutenant Kang, de peur que le bruit ne lui parvienne d'une manière ou d'une autre.

Dans ce camp, les chefs étaient certes sévères, mais avant tout justes et encourageants. Ils avaient compris que cracher sur leurs soldats ne leur permettrait pas de devenir meilleurs.

Jimin, toujours debout devant la fontaine près de la cantine, sur le côté de la cour d'entraînement, s'essuya les mains sur son pantalon et enfila derechef ses gantelets pour travailler ses lancers. Il ignorait ce que ses subordonnés pensaient de lui, mais impossible pour ce jeune homme avisé de rater l'étincelle d'admiration et de déférence dans leurs yeux. Il était un bon général.

~~~

Quand Yoongi s'éveilla, il se sentait engourdi et affamé, sans compter que sa vessie se moquait qu'il ne puisse pas se lever, elle voulait qu'on la vide. Il détestait ce satané pot de chambre donné par le médecin le jour de son arrivée, et il détestait plus encore devoir s'en servir alors que le garde présent dans la tente se contentait d'un demi-tour pour lui laisser autant d'intimité que possible. Or, il devait bien reconnaître qu'entre cela et quinze pas pour rejoindre le paravent... il préférait quand même le pot de chambre.

Enfin soulagé bien qu'embarrassé, Yoongi se rallongea dans un râle de douleur, et il remarqua le plateau sur la table de chevet. Il s'y trouvait des fruits et du pain, dont il se régala. Il ne manqua pas d'en proposer au soldat en poste près de lui – il s'agissait du même homme qui, la veille, avait gracieusement accepté de l'aider à marcher jusqu'à la salle de bains. Il hésita puis déclina, pas convaincu que le général apprécierait qu'il ait reçu une portion de nourriture supplémentaire. Yoongi se promit de poser la question. Il se sentirait plus à l'aise sans la sensation qu'on le regardait manger seul.

À peine son petit déjeuner terminé, il se sentit de nouveau épuisé, et ses maux de tête revinrent au galop qui le terrassèrent. Il s'étendit sur le ventre de façon confortable et tenta de se rendormir. Les minutes passaient tandis qu'il s'exhortait en silence à trouver le sommeil, tentative qui bien sûr s'avéra vaine : plus il essayait, plus cela le réveillait. Il abandonna, agacé, et leva les yeux vers le garde à qui il demanda s'il y avait ici quelque chose à lire, ou bien la moindre distraction susceptible de lui occuper l'esprit.

« Je suis désolé, le général ne possède pas de livres dans ses quartiers, il se distrait en lisant des rapports ou en s'entraînant, répondit le soldat. Il est interdit à tout soldat d'apporter de quoi s'amuser ou se détourner de leurs tâches quotidiennes.

— Quelle vie fastidieuse...

— Nous sommes fiers de passer nos journées à nous occuper de notre camp et à nous améliorer pour protéger nos concitoyens. Mais je conçois qu'il vous paraisse amusant de rester assis à tourner des pages.

— Est-ce que je décèlerais du sarcasme dans vos paroles ?

— Pas le moindre. Mon épouse elle-même est actrice et férue de lecture.

— Oh, vraiment ?

— Elle a récemment obtenu le rôle principal dans la plus grande tragédie de Moon Sungpio. Un metteur en scène en a proposé une modernisation à couper le souffle, et son talent a ému la capitale. À Noria, on ne parle que d'elle.

— Attendez... la plus grande tragédie de Moon Sungpio ? Votre femme a joué dans La dame de la lune ?

— Vous connaissez ? s'émerveilla le soldat qui savait que le prisonnier n'appartenait pas au peuple arixien.

— Bien sûr, il est connu sur tout le Continent. Vous devez être très fier de votre femme.

— Vous n'imaginez pas à quel point ! Son métier est bien plus qu'un travail, c'est une passion. Quant à moi, je suis on ne peut plus fier de savoir que ma tâche consiste à la protéger. La lecture, les jeux, les loisirs en tous genres : rien ne me manque quand je pense au sourire de mon épouse pour lequel je lutterai jusqu'à mon dernier souffle.

— De ce point de vue là, je comprends aussi que votre métier vous comble, concéda Yoongi avec un sourire attendri – les mots enflammés de cet homme le touchaient. Mais comment m'occuper une journée entière ici, alors ?

— Ne vous sentez-vous pas capable de marcher ?

— Avez-vous déjà essayé de marcher avec trois trous ensanglantés au bas des reins ?

— Mes excuses.

— Ne vous inquiétez pas. Je peux marcher, mais la douleur est atroce. Le seul fait de me tenir debout me donne l'impression que l'on comprime mes blessures.

— Le médecin passera bientôt changer vos bandages. »

Yoongi hocha la tête de manière distraite. Il se promit de demander au docteur s'il pourrait, une fois ses pansements refaits, se lever et déambuler dans le camp. On lui répondrait sans doute qu'il faudrait l'autorisation du général Park, mais il valait quand même la peine de poser la question.

Le médecin militaire entra dans la tente d'interminables minutes plus tard – l'ennui étirait le temps de façon spectaculaire. Il s'occupa des bandages du blessé, accompagna le tout de quelques recommandations, et Yoongi se lança : « Est-ce qu'il me sera possible de marcher ? Si je veux sortir avec le garde qui me surveille, y serai-je autorisé ? »

Il reçut la réponse à laquelle il s'attendait : le chef en déciderait lui-même.

« En revanche, ajouta le docteur, vous guérissez à une rare vitesse, de sorte que je vous pense capable de marcher dès maintenant sans rouvrir vos plaies, même si le mouvement risque d'être douloureux. Les trois blessures provoquées par le stylet ont bien cicatrisé. D'ici quelques jours, il ne s'agira que d'un mauvais souvenir.

— Je vous remercie. »

Soulagé par de si rassurantes nouvelles, Yoongi se détendit. Il s'étonna néanmoins d'entendre que l'on entrait dans la tente tandis que le médecin s'occupait de nettoyer les cicatrices sur son dos, vestiges de l'interrogatoire difficile infligé par les Sawaï.

« Mon général, vous tombez bien, sourit le soignant. Votre invité se demandait s'il pouvait sortir se promener dans le camp.

— Hors de question, asséna Jimin sans même regarder les trois hommes – il retirait ses gantelets après s'être placé devant le coffre où il rangeait son équipement.

— Avez-vous peur que j'agresse un de vos petits soldats ? le railla le blessé.

— Tant que j'ignore qui vous êtes, vous resterez ici, Yoongi. Imaginez que vous soyez un espion : vous laisser déambuler dans le camp serait la pire faveur que je puisse vous accorder.

— Mais je n'en suis pas un, je vous l'ai dit ! Croyez-vous que je mens ? s'énerva-t-il.

— Du calme. Je ne vous traite pas de menteur, je préfère juste préserver tout le monde ici. Pensez aussi à vos intérêts : si les Sawaï mettent de nouveau la main sur vous, il vaut mieux pour vous comme pour nous que vous en sachiez le moins possible à notre sujet.

— Je n'ai rien à faire de mes journées, et vous m'interdisez la seule occupation que je puisse trouver.

— Je peux vous tenir compagnie de temps en temps.

— Oubliez : je ne m'ennuie pas le moins du monde, je m'amuse comme un petit fou ici, vous pouvez disposer.

— Dois-je vous rappeler qu'il s'agit de ma tente ? sourit Jimin en appuyant sur le possessif.

— N'ayez crainte, j'en prendrai bien soin pour vous.

— Les taches de sang sur ma méridienne ne sont pas de votre avis.

— Oups. »

Jimin sentit son rictus s'étirer à cette réponse inattendue. Le médecin coupa leur dialogue en demandant à Yoongi de s'allonger sur le dos ou bien de s'asseoir, afin qu'il puisse s'occuper de son torse couturé de balafres mal cicatrisées, pour certaines boursoufflées. Sans paraître dérangé de montrer ces marques, le jeune homme obéit, les yeux plantés dans ceux du général, comme s'il le défiait de se moquer encore du sang sur sa méridienne. Malgré ses blessures, Yoongi avait adopté un port altier, presque provocateur.

Jimin coula son regard sur son corps. Les plaies, hideuses, ne présentaient par chance pas de risque d'infection. Autour, la peau de Yoongi demeurait d'un blanc si clair, si pur, qu'il s'aperçut qu'il n'en avait plus connu de semblable depuis... eh bien, avait-il déjà connu quelqu'un avec un pareil teint ? Il l'ignorait. Même prisonniers depuis des mois, ses hommes ne perdaient pas à ce point leurs couleurs. Certes, leur épiderme buriné par les journées en extérieur sous le soleil pâlissait sans doute moins vite, et le manque de nourriture ainsi que la douleur et l'épuisement jouaient un rôle non négligeable. Pour autant, Yoongi ne souffrait d'aucune maladie.

Lui cachait-il autre chose ?

Le jeune militaire chassa ces pensées de son esprit : tout s'expliquait bel et bien par sa détention et ce qu'il y avait vécu, il fabulait. Sa méfiance envers le blessé l'amenait à inventer tout et n'importe quoi dans l'espoir de combler les trous du puzzle.

Alors que le garde avait quitté la tente et que le médecin à son tour s'en allait, Yoongi se rallongea.

« Plus sérieusement, soupira-t-il, que vais-je faire pour m'occuper l'esprit ?

— Je l'ignore. Soyez inventif.

— Avez-vous de quoi écrire ?

— Oui, mais en quantité limitée seulement. Je ne peux pas vous laisser mon matériel pour le loisir.

— Quel ennui, râla Yoongi avec une moue lasse.

— En revanche, il vous est autorisé de vous déplacer à votre guise dans la tente. Vous pourrez ainsi retrouver plus vite votre capacité à marcher, ce qui m'offre d'ailleurs une excellente transition pour le sujet à propos duquel je venais justement vous voir. »

Yoongi le toisa en silence.

« Je voulais vous informer que j'ai décidé que vous nous accompagnerez, le lieutenant Jeon et moi, à la frontière sud, poursuivit le général. Nous y sommes attendus pour empêcher les Tyfodoniens d'entrer sur notre territoire. Le lieutenant Kang restera ici avec ses troupes, mais vous viendrez avec nous.

— Attendez, vous voulez dire que vous attendez de moi que je chemine à vos côtés alors que je me remets à peine d'une blessure qui m'empêche encore de marcher ? s'étrangla presque Yoongi.

— Vous vous en remettez plus vite que prévu, et je ne compte pas vous laisser à portée des Sawaï alors que nos troupes seront divisées. Ils pourraient attaquer, justement avec l'espoir que vous soyez resté ici.

— Il est hors de question que je vous accompagne ! s'emporta-t-il. Vous m'aviez promis de tout faire pour sauver ma sœur !

— Je dois me plier aux ordres de l'Assemblée pour l'instant, mais nous reviendrons vite nous occuper d'elle, je m'y suis engagé et je ne reviens jamais sur ma parole.

— Vous mentez. Vous vous moquez bien d'elle comme de moi ! Puisque vous n'êtes pas en capacité de m'aider, j'exige que vous me laissiez partir à son secours !

— Seul et à peine capable de marcher ?

— Je dois la retrouver ! Elle est vivante, je le sais ! Et elle a besoin de moi !

— Vous courrez juste à une mort certaine, Yoongi. Comprenez qu'il ne s'agira que d'une étape, nous ne resterons pas longtemps à la frontière sud, la bataille est déjà engagée, nous n'arriverons que pour porter le coup de grâce.

— Le seul aller-retour nous prendra deux semaines. Je refuse de perdre autant de temps. Elle a besoin de notre aide tout de suite !

— Tant que vous refuserez de me dire pourquoi la situation est si urgente, comment voulez-vous que je vous prenne au sérieux ? demanda Jimin d'un ton dénué d'émotions. Vous êtes dans mon camp, vous êtes donc sous mon commandement. Les Sawaï patienteront, mon peuple a besoin que je le défende. Je vous laisse réfléchir, à bientôt. »

Yoongi voulut lui ordonner d'attendre, il songea même à tout avouer, mais un geste brusque qu'il exécuta par réflexe lui tira un gémissement de douleur, et il se recroquevilla sur la méridienne en fermant les paupières – comme si cela pouvait lui permettre d'oublier sa souffrance.

Jimin, las du caractère agressif de son invité, décida de se rendre auprès de ses lieutenants. Lui qui avait espéré prendre un bain pour se débarrasser de la sueur qui lui couvrait le corps et collait à ses cheveux, il n'imaginait plus rester une seconde supplémentaire sous sa tente. Or, alors qu'il approchait, du mouvement dans le ciel attira son attention, et en comprenant de quoi il s'agissait, il leva la main.

Un sublime aigle de Bonelli au pennage brun et crème piqua alors dans sa direction. De taille plutôt petite pour son espèce, Samran était un mâle d'un peu plus de cinquante centimètres, et d'une envergure d'environ un mètre quarante. Il possédait des serres plus grandes que beaucoup d'autres races, ce qui lui permettait de se défendre et se nourrir sans mal, et Jimin le reconnaissait à la tache blanche qui ornait son dos jusqu'à sa nuque puis lui cerclait la gorge.

L'animal se posa devant son maître. Du fait de ses pattes longues et puissantes, il gardait le port fier même sur terre. Jimin lui fit signe de le suivre, se dirigeant vers un endroit que l'oiseau connaissait bien : la cantine. À l'extérieur se trouvait un coffre rempli de morceaux de viande sèche destinés à Samran, qui se régala avant de tendre la patte vers le général. Ce dernier lui caressa la tête pour le féliciter de son travail et prit le papier qui y était accroché. Il le déroula ; il fronça aussitôt les sourcils.

Désormais libre jusqu'à ce que son maître siffle – signe qu'il requérait ses services pour un message –, Samran s'en alla une fois son appétit repu. Élevé par la famille Park, l'animal était dressé à ne jamais s'éloigner de Jimin, à moins d'une missive à transmettre. Ainsi, il passait en général ses journées à se reposer et chasser aux alentours du camp.

Jimin, le nez rivé sur le papier, fila à la tente de ses deux lieutenants. Il trouva Jungkook occupé à vérifier l'état de son équipement, tandis que le bruit derrière le paravent lui indiqua que Taehyun prenait son bain.

« Lieutenant Kang, j'ai besoin de vous. »

Alors que Jungkook s'était placé au garde-à-vous, marque de respect qu'il oubliait une fois sur deux, Taehyun pour sa part bondit hors du baquet d'eau et enroula une serviette autour de son corps, conscient que son chef ne lui reprocherait pas sa tenue.

« Oui, mon général ? s'enquit-il d'un ton inquiet.

— Samran est revenu, vos espions ont remarqué du mouvement du côté des Sawaï.

— Du mouvement ?

— Au moins quatre cents hommes viennent d'arriver, en plus de ceux que nous avons laissés vivants mais blessés derrière nous.

— Combien sont-ils ? demanda Jungkook.

— D'après nos sources, plus nombreux que nous désormais. »

~~~

Noria était une ville magnifique dont le Continent entier enviait autant qu'il méprisait la superbe. L'empire arixien était organisé autour de deux chefs, les deux empereurs, que le peuple nommait tous les cinq ans. Ils possédaient un conseil de cinq personnes qu'ils choisissaient eux-mêmes : hommes et femmes politiques d'envergure, commerçants chevronnés, généraux victorieux, etc. L'Assemblée pour sa part était constituée de cent individus aussi élus par la population à la même fréquence que les dirigeants suprêmes. Son pouvoir, considérable, lui permettait de soumettre des lois aux empereurs et d'en voter. Elle se réunissait tous les matins, et si la présence de ses membres ne s'avérait pas obligatoire, elle demeurait fortement recommandée.

Kim Namjoon n'avait jamais manqué une séance, à cheval sur la ponctualité, conscient de l'importance de son devoir. Depuis quelques mois maintenant, il jugeait ce parlement gangréné par des hommes aux ambitions révoltantes et aux idées arriérées. Il luttait avec vaillance dans l'espoir d'affirmer ses propres convictions, ce qui se révélait néanmoins complexe, surtout en tant que personne la plus jeune de l'amphithéâtre. De même que le général Park Jimin, un de ses plus vieux amis et alliés, Namjoon peinait à s'imposer malgré les nombreuses preuves de son talent. Il suffisait de compter combien de procès il avait remportés ces derniers temps comme avocat : il maîtrisait mieux que quiconque la rhétorique, il arrivait toujours à ses fins... mais pas face à l'Assemblée. Cela tenait avant tout en la faiblesse non de ses propos, mais de ses relations.

À l'Assemblée, pour l'emporter, il fallait de puissants contacts, être proche des bonnes personnes. Or, Namjoon possédait l'impressionnante faculté de se mettre à dos tous les gens susceptibles d'appuyer ses positions et de lui garantir une place dans la société.

En effet, pas plus tard que la semaine passée, il avait décidé de défendre un malheureux village en périphérie de la capitale, qui se plaignait de son chef : le misérable leur avait dérobé tous leurs biens sous prétexte d'impôts qui n'existaient pas, et à présent que leurs poches étaient vides, il leur était ordonné d'effectuer des travaux de rénovation dans sa propriété. Furieux devant cet odieux traitement, Namjoon avait aussitôt accepté de les accompagner lors du procès, le tout de façon gratuite : parce que son emploi à l'Assemblée était rémunéré, il exerçait le métier d'avocat pour le seul plaisir de rétablir la justice.

Cela faisait de lui un citoyen adoré du peuple, qui voyait en lui un héros. En revanche, il était haï par la plupart des puissants, que son talent pour la parole hérissait. L'infâme qui ruinait son village, d'ailleurs, était un ancien homme politique qui avait tenté d'être élu empereur à trois reprises avant de se retirer à la campagne où on lui avait confié la gestion de ce hameau paisible.

Cette crapule aurait pu lui apporter un précieux soutien s'il avait essayé de nouer une amitié intéressée, mais... impossible pour Namjoon d'envisager la moindre relation avec une pareille ordure. Il espérait au contraire le faire tomber de son piédestal pour que la bourgade puisse ensuite le piétiner comme il le méritait.

Agacé dès son réveil à l'idée de ce procès qu'il gagnerait coûte que coûte, Namjoon quitta son lit d'un bond et fila à son cabinet de travail, habillé d'un simple t-shirt et d'un pantalon de toile. Il possédait une petite maison au mobilier élégant, dans un quartier calme près du bâtiment où siégeait l'Assemblée. Il y vivait avec son serviteur, un Tyfodonien capturé durant son enfance et revendu à sa famille alors que Namjoon n'était âgé que de quatorze ans. Lettré et cultivé – qualités remarquables chez les Tyfodoniens, peuple de chasseurs et de commerçants qui écrivaient rarement autre chose que des livres de comptes –, à peine plus vieux que son maître, l'esclave avait été offert à Namjoon pour l'aider dans sa scolarité.

Ils étaient très vite devenus amis, et quand Namjoon avait décidé d'emménager seul, son aîné l'avait accompagné avec la bénédiction de ses parents qui savaient qu'il rédigeait les discours que lui dictait leur fils et effectuerait les tâches ménagères à sa place.

Tout juste installé dans son bureau et plongé dans ses papiers, Namjoon entendit la porte s'ouvrir. Il se tourna dans sa direction en adressant un sourire lumineux au nouveau venu.

« Seokjin, je suis heureux de te voir, j'avais besoin de ton avis. »

L'esclave lui rendit son sourire et s'avança, une tasse de thé fumant à la main. Son maître l'en remercia et en but une première gorgée. Seokjin eut alors tout le loisir d'admirer son profil : Namjoon arborait un visage sérieux, des yeux d'une finesse envoûtante, et un sourire encadré par deux sublimes fossettes.

Les traits du serviteur en revanche, beaucoup plus doux, obnubilaient par leur symétrie presque parfaite, tandis que l'épaisseur de ses lèvres surprenait toujours qui le rencontrait pour la première fois. Il affichait en toute circonstance une mine sereine, ce qui apaisait beaucoup Namjoon, d'un tempérament plus vif.

Les deux hommes mesuraient presque la même taille et possédaient une carrure similaire : du fait du peu d'exercice qu'ils avaient le temps de s'accorder, ils étaient élancés. Habillés de hanboks néanmoins, leur corps frêle était dissimulé sous de chaudes couches de tissu, comme tous les autres membres de l'Assemblée.

« Que vouliez-vous donc savoir ? l'interrogea Seokjin une fois que Namjoon eut reposé sa tasse.

— Je crois que j'ai eu une idée pour faire tomber le chef du village qui pille les siens. Cela risquerait de prendre un peu de temps à préparer mais en vaudra la peine : ce fieffé scélérat ne s'en relèvera pas.

— Je suis tout ouïe. »

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