Chapitre 39

Le Prince était plus malin, plus machiavélique, plus habile que quiconque. C'était pour cette raison que, rendu inhumain par son titre, l'usage voulait que l'on oublie son identité. Il s'appelait le Prince, pas autrement.

– Yon Palik, Les hommes d'ombre et de lumière.


À son réveil, alors que l'aurore caressait de ses doigts de rose un ciel pastel, Yoongi jeta un regard au matelas sur lequel dormait Jimin. Le Phénix avait peiné à trouver le sommeil, hanté par les images indécentes de leur baiser. Son sexe en frémissait encore de désir, et il ne pouvait nier que si le général avait poussé leur étreinte, il ne l'en aurait pas retenu. Avec Jimin comme avec personne auparavant il souhaitait goûter aux plaisirs de la chair, dont il n'avait eu connaissance que dans des conversations ou bien au cours de passages plus ou moins explicites de textes qu'il avait appris.

Ils s'étaient contentés d'un baiser, et cette idée le rassurait au moins autant qu'elle le frustrait.

Le jeune militaire dormait, paisible, un sourire d'ange aux lèvres – ces mêmes lèvres que Yoongi ne parvenait plus à quitter des yeux, hypnotisé par leur souvenir. Lui qui les avait désirées des semaines durant, il se réjouissait de les avoir découvertes plus charnues encore qu'elles le laissaient supposer, plus délicieuses. Elles s'étaient pressées avec une telle ferveur contre les siennes...

Yoongi se mordit la langue lorsqu'il songea qu'il pourrait aller réclamer tout de suite à Jimin de l'initier à ces plaisirs : il ne devait pas céder trop souvent à ses envies, sinon quoi le général finirait par le repousser, ou bien il le croirait attaché à lui d'une façon plus profonde. Yoongi refusait de donner de lui une image erronée.

Comme s'il avait senti son regard peser sur son corps, Jimin remua et ouvrit les paupières à son tour. Il sourit à son aîné, qui ne l'avait pas quitté des yeux.

« Bonjour, Yoongi, comment vous portez-vous ?

— Bien, et vous ?

— Bien. Vos mésaventures d'hier soir sont-elles oubliées ? Vous sentez-vous mieux ?

— Oui. Je tiens encore à vous présenter mes excuses à ce sujet, j'ai... vous avez affirmé que vous souffriez quand je vous infligeais ma magie.

— Quand vous densifiez une ombre, vous ne densifiez pas qu'elle, opina Jimin, parfois l'air autour devient plus lourd, notamment quand vous ne contrôlez pas votre pouvoir et que vous vous laissez submerger par vos émotions. Hier, plus votre colère grandissait, plus l'atmosphère devenait insoutenable. Cela crée un puissant sentiment d'oppression, renforcé par la sensation physique que vous infligez.

— Je comprends...

— Nous allons mener une guerre cruciale pour mon peuple comme pour le vôtre et pour le Continent entier. Dans les jours qui viennent, vous devrez absolument apprendre à maîtriser vos émotions et votre pouvoir. Vous pouvez déchaîner ombre et lumière à votre guise quand vous êtes désespéré ou en colère, c'est bien la preuve que vous détenez cette puissance.

— Oui, j'en ai conscience. »

Jimin, désormais assis sur son matelas de fortune, se sentit coupable devant l'air penaud de son aîné. Il savait à quel point la maîtrise de son pouvoir était récente : il ne pouvait pas lui en vouloir de ne pas le contrôler tout à fait, d'autant qu'il avait vite compris que Yoongi s'avérait plus sensible que les gens qu'il connaissait. Il ne ressentait pas les émotions, il les vivait, il les prenait en pleine figure. Jamais la colère ou le chagrin n'avaient semblé si violents que quand il voyait Yoongi les éprouver de tout son cœur.

Le militaire décida donc de tenter un trait d'humour pour le rassurer quant à l'importance de ce qu'il lui demandait.

« Vous savez, je ne serai pas toujours là pour vous embrasser quand vous serez furibond.

— Je vous en prie, n'en parlez pas, gémit Yoongi en enfonçant le visage entre ses mains. J'ai si honte !

— J'avais cru comprendre. Cela me vexerait presque, d'ailleurs.

— Non, ce n'est pas... j'ai beaucoup apprécié, je... c'est juste, vous comprenez, je... ah bon sang, par Hiemis !

— Du calme, Yoongi, j'ai compris ce que vous vouliez dire, rit-il – et ce tendre son apaisa un peu le Phénix. Vous prenez cela bien trop au sérieux. Allez, il va être l'heure de partir, nous devrions nous accorder un bon petit déjeuner avant le départ... à moins que ma langue ne vous sustente.

— Jimin !

— Oups, vous n'avez donc aucun humour de si bon matin ?

— Il faut croire. »

Bougon, Yoongi quitta la méridienne et se changea, imité par son ami qui revêtit son armure avant de s'équiper.

Yoongi déglutit en enfonçant sa dague dans son fourreau. Il avait espéré, plusieurs semaines plus tôt, se sentir prêt une fois le moment venu. Or, à quelques minutes de cette déclaration de guerre, le voilà qui hésitait plus que jamais et qui priait en vain Hiemis. À l'arme blanche, contre un soldat ennemi, il ne tiendrait pas une minute, et pour ce qui était de sa magie, elle pouvait peut-être lui permettre de repousser deux minutes durant l'adversaire.

Les Arixiens disposeraient donc, au mieux, d'un peu moins de deux cents secondes pour voler à son secours s'il s'avérait en mauvaise posture. Yoongi faillit défaillir à cette idée, et il freina son esprit rationnel qui commençait à estimer ses chances de survie.

Mieux valait qu'il n'en sache rien, il préférait encore demeurer dans la plus parfaite ignorance plutôt que paniquer davantage.

« Vous paniquez, Yoongi.

— Je suis désolé, s'excusa-t-il aussitôt, je n'avais pas remarqué que mon pouvoir...

— Non, l'interrompit Jimin, pas votre pouvoir. Tout chez vous trahit votre nervosité. Vous possédez beaucoup de tics, ne l'avez-vous jamais remarqué ?

— Oh... non, je l'ignorais. Sans doute parce que je n'ai jamais tant appréhendé quoi que ce soit auparavant.

— C'est bien possible. J'y pense : n'oubliez pas votre morceau de charbon, il vous faut vous fondre parmi les Aigles, sinon quoi vous deviendrez la cible des Scorpions.

— En effet, merci. »

Le Phénix s'employa à se teindre les cheveux. Il vérifia à plusieurs reprises son apparence dans un miroir, qui lui renvoya par la même occasion son regard qui s'était assombri de plus belle la veille, phénomène qu'il ne s'expliquait toujours pas mais qui le préoccupait de plus en plus.

Jimin, parti chercher leur repas pour éviter à Yoongi de les mettre en retard, revint avec un plateau qui foisonnait de mets appétissants. Ils s'en délectèrent dans un silence tranquille, puis le général se redressa.

« Je dois superviser la préparation des troupes, indiqua-t-il. Je reviendrai vous chercher au moment de partir. Reposez-vous encore un peu. »

Yoongi le remercia, et il profita de rester seul pour plonger la main dans son ombre, dont il retira sa boucle d'oreille. Il la serra contre son cœur avec toute la force de l'amour qu'il éprouvait pour sa sœur.

« Je vous protègerai, je le jure, souffla-t-il. Ce pouvoir que tu m'as confié, je l'utiliserai à bon escient pour sauver notre courageuse nation. »

Quand ses maux de tête, qu'il n'avait pourtant plus ressentis depuis des jours, refirent surface, il se décida à relâcher le bijou dans ses ténèbres, et après une hésitation, il attrapa un coupe-papier laissé par Jimin sur la table qui lui servait de bureau. Il l'imprégna de son pouvoir, et à son tour il le plongea dans l'ombre.

Le général arriva une demi-heure plus tard pour lui annoncer que tous les soldats impliqués dans cette guerre étaient prêts à partir : seuls cinquante resteraient ici pour défendre la frontière arixienne. Le Phénix le suivit jusqu'à l'entrée du camp où patientait la cavalerie. Un unique cheval attendait encore d'être monté, près des lieutenants Jeon et Kang. Yoongi observa, perplexe, Jimin s'y diriger.

« Où est ma monture ? s'enquit-il.

— Vous monterez avec moi.

— Encore ? Vous savez que je peux monter seul.

— Oui, mais nous ne disposons pas d'assez de chevaux. Vous ne serez pas le seul à monter avec quelqu'un. De plus, si nous sommes attaqués, je ne veux pas courir le risque que vous perdiez le contrôle de votre monture. »

Yoongi acquiesça sans trouver à redire. Jimin avait raison, en cas d'urgence il ne saurait pas diriger un cheval.

Ils montèrent, et le mage veilla à ne pas se serrer contre son ami, désormais embarrassé par le moindre contact. Le général Park donna le signal du départ après une brève harangue. Les soldats, galvanisés, le suivirent au galop. La première étape de leur périple les attendait à quelques kilomètres à peine : la prise du fort Scorpion à la frontière, celui-là même où tout avait commencé pour Jimin, le soir où il y avait découvert Yoongi.

Si les troupes souhaitaient s'enfoncer sur les terres sans crainte, elles devaient d'abord se débarrasser des quelques militaires restants – les espions de Taehyun n'avaient pas remarqué de mouvements importants dans les jours qui précédaient.

Les chevaux filaient en direction de l'est dans un boucan que personne ne cherchait pas à dissimuler : inutile de se montrer discret pour approcher la forteresse, personne n'y serait épargné.

Alors que le soleil se levait, poursuivant sa course paisible dans un ciel dégagé, les Arixiens arrivèrent en vue de leur objectif... et s'ils voyaient ces tours sombres, cela ne signifiait qu'une chose : « Nous sommes officiellement entrés sur les terres de Sawa, affirma-t-il pour Yoongi. Nous avons franchi la frontière. Nous sommes donc désormais en guerre. »

Le Phénix déglutit, et sans s'en apercevoir il resserra sa prise autour de la taille du général, soucieux de tout ce que cela impliquait. Impossible de retourner en arrière, impossible de baisser les bras. Ils étaient déjà allés trop loin pour reculer. Le destin du Continent entier reposait à présent entre leurs mains.

~~~

Parce qu'ils avaient vu et entendu les Arixiens arriver, les Sawaï s'étaient barricadés dans leur forteresse, dont la porte gigantesque retint les troupes environ trois minutes avant que Taehyun, pourtant handicapé par son bras, ne parvienne à l'ouvrir. Aucune entrée ne lui résistait.

Jimin avait déployé ses hommes tout autour des fortifications, de sorte que personne ne puisse s'enfuir. Après avoir glissé son bracelet d'émeraudes à son poignet, il s'élança à l'intérieur à la suite de Jungkook, tandis que son autre lieutenant restait à l'arrière. Le général bondit de son cheval qu'il confia à son aîné. Ce dernier l'observa dégainer son sabre ainsi que sa dague, émerveillé devant ses talents de bretteur qu'égalait presque Jungkook, armé de son jingum et de son karambit. En retrait pour éviter toute confrontation, Yoongi admira son ami parer et répondre à une multitude de coups. Des soldats vêtus de noir et d'écarlate déferlèrent dans la cour. Or, très vite, leur flot se tarit, alors même que les Arixiens continuaient d'affluer, cinq fois plus nombreux qu'eux.

Yoongi reconnut dans la mêlée Aena et sa naginata, que la jeune femme maniait avec une remarquable dextérité. Il ne se lassait pas de l'observer ; il ne la quittait des yeux que pour se pâmer devant le talent de Jimin, ainsi que son corps qui se mouvait d'une façon envoûtante.

Concentré sur le lieu devenu champ de bataille, Yoongi entendit par chance des pas derrière lui, preuve d'un danger imminent. Il fit volte-face sur son cheval à l'instant où on lançait dans sa direction une fine lame. Réflexe salvateur, le mage leva la main, repérant aussitôt l'ombre de l'arme qu'il immobilisa. Quand il la relâcha, elle s'échoua au sol dans un tintement désagréable, et il plongea son regard bleu dans celui, enténébré, du Scorpion qui avait tenté de le tuer. Ce dernier recula dans un sursaut d'horreur.

« Alors c'est vrai, souffla-t-il, ils ont un Phénix avec eux. Monstre... »

Yoongi pencha la tête, ses yeux vidés de toute émotion, et l'ennemi se mit à haleter, désormais figé comme une statue.

« Les Phénix ne sont pas les monstres que tu te figures, imbécile. Nous sommes les descendants de Hiemis, déesse phénix à la puissance inégalée, et nous ne nous laisserons plus jamais marcher dessus par des misérables dans ton genre. »

Se souvenant des paroles de Jimin, Yoongi raffermit son emprise sur l'homme. Il s'était juré de ne pas utiliser son pouvoir pour tuer, certes, mais rien ne l'empêchait d'étouffer ce Sawaï jusqu'à l'évanouissement.

Lorsqu'il sentit que le soldat avait relâché ses muscles et abdiquait face à la pression effectuée, Yoongi le laissa tomber à terre sans plus s'intéresser à lui. L'ennemi toussa, haleta, mais resta inconscient. Yoongi pour sa part se concentra de nouveau sur la cour : tous les Sawaï avaient été exécutés ou bien ligotés, abandonnés dans un coin où on les surveillait, pendant qu'un ultime homme se trouvait agenouillé devant Jimin, mains liées derrière le dos. Sa cape floquée d'un motif de scorpion tout en piques trahissait son grade équivalent à celui de l'Arixien.

Aux côtés de son chef, Jungkook avait rangé son sabre pour ne garder que son karambit dont il brûlait de se servir. Yoongi descendit de selle pour rejoindre les soldats qui entouraient les adversaires.

« Je vous ai posé une question, affirmait Jimin quand il fut assez proche pour saisir ses paroles. Que comptez-vous faire des Phénix ?

— Je n'en sais rien, je vous l'ai déjà dit et répété ! cracha l'autre. Tout ce que je sais, c'est que j'avais pour mission de capturer le Phénix échappé pour le ramener à Sa Majesté, et que j'aurais obtenu la gloire éternelle si j'avais réussi dans mon entreprise ! Faites attention, général Park, même vos hommes pourraient être tentés, car le Prince a affirmé que Sawaï ou non, qui que soit l'homme qui lui servirait le Phénix sur un plateau d'argent, il recevrait tous les honneurs dont il pourrait rêver. Alors que vos hommes écoutent bien : si vous lui livrez le Phénix, vous... »

Il s'interrompit dans un hurlement strident quand Jimin, son jingum à la main, lame pointée vers le sol, l'abaissa afin de le planter dans le genou du général adverse. Il veilla à tourner la lame, à ne la sortir un peu que pour l'enfoncer ensuite davantage. Son visage impavide ne laissait rien deviner de ses émotions, mais son regard brûlant de haine témoignait à lui seul de sa fureur.

« Mes hommes, affirma-t-il d'une voix puissante, savent que s'ils livrent le Phénix, ils finiront abandonnés dans le désert sawaï avec dix doigts, deux yeux, deux oreilles, et une langue en moins. Je ne m'inquiète pas de leur fidélité, néanmoins, et sais qu'aucun ne me trahirait pour de fausses promesses : votre royaume est ruiné, ne cherchez pas à nous duper. Maintenant, si vous le voulez bien, dites-moi ce que le Prince compte faire du Phénix quand il l'aura retrouvé.

— Je l'ignore ! rugit le militaire alors que des larmes de douleur lui échappaient. Je ne lui ai pas parlé directement, et tout ce que je sais, c'est qu'il a besoin de lui à cause d'un œil fendu ! Je ne sais rien d'autre, je le jure, je le jure !

— Très bien. »

Jimin tira d'un mouvement brutal son jingum de la jambe pliée de l'homme qui en poussa un hurlement aigu. Yoongi détourna les yeux. Le général planta de nouveau sa lame, cette fois dans la nuque de son ennemi qui s'effondra à ses pieds.

Quand le Phénix osa observer de plus belle son ami, il découvrit que ce dernier regardait dans sa direction.

« Yoongi, pouvons-nous discuter seul à seul une minute ?

— Oui, général. »

Jimin lui signifia de le suivre, et alors qu'ils s'éloignaient, le jeune chef ordonna à ses troupes de mettre le feu aux cadavres et d'entasser dans les geôles les soldats ligotés. Soit des camarades seraient envoyés ici dans quelques jours et les retrouveraient vivants, soit ils mourraient de soif. Une fois isolé des autres avec le mage, Jimin planta son regard dans le sien.

« Qu'est-ce que cela signifie ? Pourquoi cet homme a-t-il parlé d'un œil fendu ? Je pensais l'œil de Hiemis indestructible.

— Il l'est, et je me pose aussi la question, affirma Yoongi. Il ne peut pas avoir été abîmé par un Élémentaire, pas plus que par un Éthéréen. »

Jimin plissa les yeux. Il demeura silencieux pendant de lourdes secondes.

« Que me cachez-vous encore ?

— Pardon ?

— Je vous ai déjà dit que vous étiez très transparent, et vous qui n'avez jamais eu à mentir, vous vous trahissez facilement du fait de vos tics. Quand on vous connaît un peu, on s'en rend aisément compte. Vous savez ce qui s'est passé, mais refusez d'en parler.

— Jimin, je ne...

— Je me moque que vous me cachiez des choses, mais uniquement si elles ne sont pas déterminantes pour la prise de Hurna et la guerre qui se déroule en ce moment même. Est-ce le cas ?

— Oui et non... »

Jimin parut attendre la suite, mais Yoongi se contenta de faire la moue en haussant les épaules. Le général soupira.

« Si je sais bien deux choses sur vous, c'est que vous mentez très mal, mais qu'il est impossible de vous arracher la vérité. J'espère que vous me parlerez en temps voulu, n'oubliez pas pour quoi nous nous battons. N'oubliez pas que la défaite nous anéantirait tous.

— J'en ai conscience, opina Yoongi. Et si je garde cela pour moi, c'est pour l'unique raison que vous en parler pourrait vous nuire si vous étiez capturé, et que cela ne concerne que mon peuple. Que vous sachiez ne vous avancerait pas en quoi que ce soit.

— Très bien... dans ce cas, j'accepte de me fier à vous.

— Merci pour votre compréhension. Vous pouvez compter sur moi. »

Jimin acquiesça d'un mouvement solennel, à la suite duquel ils quittèrent leur recoin pour regagner la cour. Il ne s'y trouvait plus un seul prisonnier, et d'un immense brasier s'élevait une fumée sombre qui grimpait jusqu'aux cieux avec la ferme intention d'obscurcir les nuages qui s'y promenaient déjà.

« N'est-ce pas risqué ? demanda Yoongi. Les Scorpions vont savoir qu'il s'est passé quelque chose ici, ils verront la fumée de loin.

— Les Scorpions envisageront d'abord que ce sont des prisonniers Aigles que l'on fait brûler, puisque la fumée vient de leur forteresse. C'est lorsque l'on aura déjà bien avancé qu'ils comprendront de quoi il s'agissait en vérité.

— De leurs propres hommes...

— Non. D'une déclaration de guerre. Et il sera trop tard pour nous rattraper depuis cette forteresse. »

Yoongi ne répondit pas, priant pour que son ami ne se trompe pas. Qu'un messager arrive ici dans les heures qui suivaient, et leurs plans seraient déjoués.

« Vous n'avez rien à craindre, affirma le général qui avait compris ses appréhensions, les hommes du lieutenant Kang ont profité de nos quelques jours au camp n° 7 pour s'enfoncer un peu dans les terres : le camp le plus proche n'est en ce moment pourvu que d'une trentaine d'hommes, et il est situé au nord.

— Ils pourraient envoyer un messager pour demander ce qui se passe.

— Non. Voulez-vous savoir pourquoi ?

— Je suis curieux.

— Parce que le vent souffle en direction du sud-ouest, autrement dit du côté d'Arixium. La fumée sera dissipée avant même qu'ils ne puissent la voir, d'autant que leur camp n'est pas en hauteur. Au vu de la météo, ils ne remarqueront rien, et quand bien même : s'ils voyaient de la fumée, ils attendraient d'abord qu'on leur envoie un messager pour les prévenir d'une victoire, ce ne serait qu'au bout d'une journée qu'ils se demanderaient pourquoi personne ne vient et qu'ils envisageraient de demander eux-mêmes des nouvelles. »

Yoongi déjà avait levé le nez en direction de la fumée, qui se dispersait bel et bien peu à peu, alors que le vent la soufflait vers le sud-ouest, l'empêchant d'atteindre la couverture nuageuse qui tapissait le firmament.

« Général, nous avons envoyé les prisonniers dans les geôles et dénudé les morts pour les immoler, affirma Taehyun qui les avait rejoints de façon si discrète que Yoongi faillit en sursauter. Nous avons récolté une quarantaine d'armures sawaï, et nous voulions savoir ce que vous désiriez : devons-nous nous déguiser pour passer inaperçus ?

— Je serais tenté d'approuver, opina Jimin, malheureusement, si un déguisement nous aiderait pour nous fondre dans le décor, il nous poserait aussi problème en cas d'attaque. Au contraire ce dont vous avez l'habitude, aujourd'hui nous ne venons pas épier, nous venons combattre. Nous porterons avec fierté nos couleurs.

— Bien, mon général, acquiesça le jeune homme avec aux lèvres un sourire empreint de fierté. Je fais passer le message. »

Jimin l'en remercia, et quelques minutes plus tard, les troupes s'apprêtaient déjà à repartir. Chacun remonta en selle. Yoongi s'accrocha à son ami avec une anxiété d'autant plus grande qu'il sentait Jimin lui aussi tendu sans en comprendre la raison.

« Tout va bien ? s'enquit-il donc une fois le convoi en chemin.

— Oui, pourquoi ?

— Vous êtes angoissé.

— Pas le moins du monde.

— Jimin, je n'ai même pas besoin de me coller à vous pour sentir votre cœur s'emballer.

— Je ne suis pas angoissé. J'éprouve juste quelques craintes au fait de m'aventurer plus loin que jamais. Nous arrivons en territoire inconnu.

— N'avez-vous jamais dépassé la forteresse ?

— Non. J'ai été promu général il n'y a pas si longtemps, je vous rappelle que je suis plus jeune que vous. Avant, j'appartenais à une unité située tout à l'ouest du territoire, je n'avais jamais approché la frontière Scorpion. Et même une fois aux commandes du camp n° 7, j'y stationnais finalement peu, puisqu'on me réclamait sans cesse ailleurs.

— Je comprends mieux... et je vous en trouve d'autant plus admirable : mener une guerre dans un endroit où vous n'avez jamais mis les pieds... déjà que j'osais à peine quitter mon village pour me promener.

— Je ne suis pas plus admirable que vous, contra Jimin en secouant la tête de droite à gauche alors qu'il gardait les yeux fixés sur l'horizon. J'exerce mon métier, tout comme le vôtre impliquait de ne pas vous éloigner de chez vous. Vous sortiez si peu de votre maison, vos craintes sont légitimes.

— Je vous remercie. »

Yoongi ignorait comment son ami s'y prenait pour toujours parvenir à le rassurer quand il se sentait plus bas que terre. À part Jimin, seule Yua réussissait à apaiser ses doutes les plus prégnants. Rasséréné, le Phénix posa la tête contre le dos de son cadet, et il observa le paysage défiler. Il ne voyait qu'un reg qui s'étendait jusqu'à toucher le ciel. Il savait toutefois que, plus loin, ce paysage monotone laissait place à l'immense canyon Karnagion, puis aux montagnes typiques de Sawa, abruptes et couvertes tantôt de sapins, tantôt d'escarpements dangereux. De façon globale, ce pays était lié à la roche, raison pour laquelle les Scorpions possédaient jadis le pouvoir élémentaire du feu : Sawa fournissait quantité de métal et de pierres de toutes sortes, ce qui avait permis au peuple de s'enrichir à une vitesse folle. Voilà à quoi se limitaient les connaissances de Yoongi, qui ignorait tout ce qui s'était passé ces cinq derniers siècles, et il ne se doutait pas qu'il avait raté bon nombre d'évènements importants.

Sa curiosité naturelle l'incita à se demander tout ce qu'il avait pu manquer : à force d'emmagasiner quantité d'informations sur l'histoire, il en venait à se sentir frustré quand quelque chose lui échappait. Il était d'autant plus intéressé qu'aux dernières nouvelles, cinq cents ans plus tôt, Sawa et Arixium étaient de puissants alliés qui avaient pu compter l'un sur l'autre pour réduire les Phénix à néant. Difficile de croire qu'à présent, ils s'affrontaient.

Désert et sec, le reg était peu voire pas habité, il servait de zone tampon pour les Scorpions, qui vivaient pour la plupart dans les montagnes et les vallées. Hurna, la capitale, était elle-même située dans une des rares plaines du pays, la plus grande, tout près d'une mer à l'eau si froide qu'on l'avait nommée la mer de Glace.

Du moins, si les connaissances de Yoongi à ce sujet n'avaient pas vieilli – et il se promit de questionner Jimin le soir même, une fois les tentes montées.

La journée se déroula de façon paisible avec quelques arrêts pour reposer les chevaux, arrêts pendant lesquels les soldats avançaient à pied. De cette façon, les animaux bénéficiaient de quelques dizaines de minutes de marche avec peu de poids sur le dos.

« Arrêtons-nous ici, décida Jimin en milieu d'après-midi.

— Le soleil est encore haut dans le ciel, remarqua Taehyun avec une moue dubitative.

— J'en ai conscience, mais une rivière passe ici. Qui sait quand nous en croiserons une autre. »

Ils n'en avaient passé qu'une autre, ce jour-là, en fin de matinée. Chacun avait bu jusqu'à plus soif puis rempli sa gourde, et voilà bientôt cinq heures qu'ils n'avaient plus vu la moindre goutte. Une fois l'ordre donné et les cavaliers descendus de leur monture, les chevaux se firent une joie de se désaltérer.

Comme le reste du reg, l'endroit s'avérait peu vallonné et rocheux, l'eau y circulait pour l'essentiel sous forme de courants souterrains. Soulagé, donc, de croiser sur leur chemin une rivière alors que le soleil ne tarderait plus de se coucher – une heure ou deux, certes, mais mieux valait dormir et s'abreuver ici que de dormir assoiffé dix kilomètres plus loin.

Les tentes furent montées en un temps toujours aussi impressionnant, et Jimin décida d'envoyer Samran à Namjoon pour lui donner sa position et lui demander l'avancée du contingent tyfodonien. Il aviserait en fonction de cette information pour s'assurer qu'il dirigerait ses troupes dans le canyon quand les Tigres seraient assez près d'eux pour intervenir en cas de besoin.

Sa missive rédigée, le jeune général quitta ses quartiers pour siffler son aigle, qui ne s'éloignait jamais beaucoup. L'oiseau piqua peu après, et Jimin fut plus serein en le voyant : chaque fois il jurerait sentir avec Samran la présence de sa mère qui le soutenait. Il caressa la tête du bel animal, lui attacha son message à la patte et lui offrit un morceau de viande séchée que Samran dévora avec joie. Jimin tendit ensuite le doigt en direction de Noria, se repérant sans mal grâce à la position du soleil, et Samran comprit : après quelques pas, il poussa sur ses puissantes pattes alors qu'il déployait ses ailes, et il s'envola dans la direction indiquée.

Sa grâce émerveillait toujours son propriétaire qui l'observa s'éloigner, le cœur léger. Les aigles comme Samran étaient très présents dans les montagnes sawaï, leur espèce, même, était à l'origine un don d'un des princes aux deux empereurs qui avaient permis aux oiseaux de prospérer sur les terres arixiennes. Plus ils avanceraient dans le territoire, plus Samran passerait inaperçu.

« Jimin, puis-je vous parler ? »

Le jeune homme se tourna pour observer Yoongi le rejoindre. Le Phénix s'était changé, préférant à son armure céruléenne ses habits de nuit. Il s'y sentait plus à l'aise, au contraire des militaires qui aimaient se savoir capables de se défendre tant qu'ils ne dormaient pas. Le général lui sourit en acquiesçant.

« Peut-on aller dans la tente ?

— Bien sûr. »

Jimin espérait que Yoongi, une fois le pan de tissu qui faisait office de porte déroulé derrière eux, lui réclame de l'embrasser comme la veille, avec la même ardeur. Il en devint aussitôt tant impatient que soucieux. Il désirait plus que tout se retrouver de nouveau tout contre le corps de son aîné, ses lèvres plaquées contre les siennes, mais une part de lui s'inquiétait que ses lieutenants puissent les entendre, voire pire, les surprendre en voulant lui poser une question urgente.

Mieux valait attendre la nuit pour s'adonner à ce genre de plaisirs.

Jimin ferma la tente et s'assit sur le matelas qui lui servait de lit. Il interrogea son ami du regard. Yoongi se frotta la nuque, embarrassé, avant de s'exprimer : « Je souhaiterais que vous m'informiez de ce qui s'est passé sur le Continent ces cinq derniers siècles. Je sais... que la période est vaste, que ma demande vous semble trop compliquée, mais je me contenterais d'un résumé des évènements les plus marquants. Le détail, je le chercherai quand j'en trouverai l'occasion dans des livres d'histoire et de politique.

— Je suis désolé, il reste beaucoup de choses que j'ignore de l'histoire du Continent, admit Jimin soudain soulagé de s'être mépris au sujet des attentes de Yoongi. Tout ce que je peux vous dire pour résumer les relations entre les Quatre Peuples, c'est que les Akashites se sont peu à peu isolés des autres pays quand les Tyfodoniens, eux, ont tenté des approches commerciales et politiques. C'est pour cette raison qu'aujourd'hui Tyfodon reste en bons termes avec nous, mais aussi avec Sawa. Le pays essaie de rester neutre en cas de conflit, c'est une politique qui remonte à quelques siècles déjà et qui leur a permis notamment d'esquiver les guerres les plus importantes. Or, les Akashites ne sont, comme je vous l'ai dit, pas intéressés par la moindre alliance, surtout pas avec Tyfodon : vous n'êtes pas sans savoir que Tyfodon a volé, il y a six siècles de cela, le versant ouest du mont Phaham aux Akashites. Ils leur en veulent encore.

« Sawa a considérablement développé son commerce de pierres, ce qui lui a permis de s'enrichir plus que n'importe quel autre pays. L'économie cependant est moins bonne depuis quelques années, à cause d'une sécheresse qui a fait augmenter le tarif des denrées alimentaires que Sawa importait – car comment voulez-vous que les Scorpions fassent pousser quoi que ce soit sur un sol si pauvre ? Nous, à Arixium, avons affronté quelques déboires avec les Sawaï au siècle passé, justement à cause d'un désaccord commercial. La guerre a fait rage entre nos deux pays, et les tensions n'ont pas disparu. La sécheresse les a exacerbées, et nous voilà ici en train de leur déclarer la guerre une nouvelle fois.

— Merci pour le résumé.

— Je sais que ça reste très vague, mais je vous promets de vous trouver un livre qui vous expliquera mieux la situation. J'ai tenté un résumé aussi concis que possible.

— Aucun problème. Et... au sujet du Prince, que pouvez-vous me dire ? »

Yoongi éprouvait une sensation indescriptible à l'idée que cet homme perfide retenait sa sœur, et il ne saurait comment définir cette appréhension qu'il nourrissait à son égard. Un mauvais pressentiment.

« Le prince actuel ? s'enquit Jimin.

— Oui.

— Hum... par où commencer ?

— Son nom peut-être, suggéra Yoongi. Je sais que l'usage est de le nommer par son titre, mais savez-vous comment il s'appelle ?

— Le Prince ? Bien sûr. Il s'appelle Mincheol, Mincheol de Sawa. »

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