Chapitre 37

« La rancune était bien plus violente que la colère. »

– Yon Palik, Les hommes d'ombre et de lumière.


Yoongi battit des paupières en reprenant connaissance. Quand ses sens lui revinrent, il sentit une main qui enveloppait ses cheveux, une autre sur sa clavicule. Les yeux ouverts, il reconnut la silhouette au-dessus de lui.

« Jimin... qu'est-ce que...

— Tout va bien, le rassura le général, vous n'êtes évanoui que depuis une ou deux minutes. Vous avez trop sollicité votre pouvoir. Nous sommes encore dans l'armurerie, j'ai demandé aux autres d'aller chercher des torches, ils viennent de partir. Avez-vous besoin de quelque chose ?

— Non, non. Je suis juste... un peu étourdi.

— Vous devriez vous asseoir. »

Jimin accompagna ses paroles d'un geste : il passa les mains derrière la tête et le dos de son ami qu'il aida à se redresser. À genoux près de lui, le militaire sortit d'une poche un petit sachet de papier qu'il lui tendit.

« J'espérais vous en faire cadeau une fois la punition levée, pour vous remercier pour votre coopération et vous redonner quelques forces, mais il me semble qu'il serait judicieux que vous en profitiez maintenant. »

Curieux, Yoongi attrapa le sachet qu'il pencha sur sa paume ouverte. Un caramel en tomba qui le fit sourire.

« Merci beaucoup, Jimin.

— Il y en a une dizaine à l'intérieur. Mangez, le sucre vous fera du bien. Vous devez être épuisé. »

Yoongi s'exécuta, tentant de cacher que ses mains tremblaient un peu du fait de la fatigue. Jimin se releva. Il quitta la pièce un instant pour revenir avec une gourde pleine qu'il lui tendit. Le Phénix le remercia derechef, et après trois minutes environ, il se sentit à son tour capable de se mettre sur ses pieds. Le général le toisa. Il s'apprêtait à parler quand il entendit des pas précipités venant de l'extérieur. La porte étant restée ouverte, on y voyait à peu près tant qu'on ne partait pas à l'autre bout de la large salle. Les quatre Arixiens s'inclinèrent devant leur chef, les bras chargés de torches.

« Bien, allez les replacer dans leur socle, je vous prie. »

Ils obéirent sans même jeter un œil à Yoongi, et une fois la tâche achevée, quand ils les eurent toutes allumées, ils vinrent s'excuser auprès de leur supérieur.

« Nous aurions pu finir nos corvées, affirma le benjamin, mais nous ne pouvions pas laisser le Phénix dans cette situation, d'autant que nous n'y voyions plus rien.

— Yoongi, avez-vous mangé ce midi ? s'enquit Jimin sans répondre.

— Oui.

— Comment vos camarades ont-ils réparti la nourriture ?

— Pourquoi est-ce forcément nous qui avons réparti ? demanda l'aîné, méfiant.

— Parce que connaissant Yoongi, il n'aurait pas osé le proposer. Il a même sans doute offert de manger moins que les autres, pour ne pas subir votre mépris. Est-ce que je me trompe ?

— Il a argué qu'il n'avait pas faim, confirma le plus jeune d'une voix penaude.

— Et ?

— Nous avons insisté pour qu'il mange.

— Yoongi ?

— Il dit vrai, nous avons divisé chaque mets de façon égale... puis ils m'ont tous donné un peu de leurs portions, pour m'aider à tenir jusqu'à la fin de la journée.

— Soldats, qu'avez-vous appris ? »

Ces derniers parurent embarrassés. L'un d'eux osa s'exprimer.

« Nous avons appris... à nous montrer un peu plus ouverts avec le Phénix. Nous nous sommes excusés pour ces mots durs qui l'ont blessé.

— Bien. Et vous, Yoongi ?

— J'ai appris que ces soldats, comme votre peuple des siècles plus tôt, avaient agi sous le coup d'une peur irrationnelle qu'il suffisait de calmer plutôt que de combattre – car le combat n'efface pas la peur, il la renforce. »

Le général acquiesça, puis il observa la salle d'un air dubitatif. Le seau renversé avait sali tout autour de lui, il restait plusieurs endroits que les hommes n'avaient pas eu le temps de nettoyer et récurer de fond en comble.

« L'armurerie est sale, constata-t-il.

— Je suis désolé, c'est ma faute, bredouilla Yoongi – les autres soldats gardaient le silence, conscient qu'ils ne devaient pas répondre à leur chef sans son autorisation.

— J'ai cru comprendre... par chance, je n'attendais pas réellement de vous que vous arriviez à nettoyer la salle du sol au plafond.

— Comment ? »

Jimin se retourna vers le groupe à qui il adressa un sourire empli d'espièglerie. D'un signe de tête, il les invita à quitter les lieux.

« J'espère que vous retiendrez la leçon.

— Oui, général, approuvèrent-ils en chœur.

— Alors allez vous reposer. C'est du bon travail, tous autant que vous êtes. »

Les soldats s'inclinèrent et filèrent. Yoongi, une fois seul avec son cadet, poussa un soupir. Il se doutait que le but n'était pas de nettoyer cette pièce, en dépit de quoi il avait craint de devoir terminer le lendemain après une soirée sans dîner. Jimin planta son regard dans le sien.

« Yoongi, tout s'est-il bien passé comme vous l'avez affirmé ?

— Oui. Merci. Je pense... que j'en ai appris plus que je ne l'imaginais au sujet des vôtres. J'espère que vos soldats n'éprouvent plus à mon encontre l'inquiétude que vos ancêtres ont éprouvée jadis et qui les a poussés à une erreur fatale.

— Je pense qu'ils vous craignent toujours, car ils ne comprennent pas vos pouvoirs, mais leur crainte n'est plus accompagnée de méfiance. Désormais ils savent que vous possédez un pouvoir puissant, destructeur, mais un pouvoir que vous mettez à notre service. »

Yoongi approuva d'un simple acquiescement, et à leur tour ils quittèrent l'armurerie. Jimin demanda à un sergent qui s'entraînait près de là de ranger les armes sorties le matin même, et il retourna avec son ami à la tente où les attendait déjà un copieux repas.

« Voulez-vous prendre un bain d'abord ? s'enquit Jimin en constatant que son aîné avait au moins transpiré autant que lui au cours de la journée.

— Je veux bien, merci beaucoup. »

Ils dînèrent ensuite ensemble, et même s'ils n'échangèrent que quelques mots, Yoongi ne perçut pas de traces d'un quelconque embarras. Enfin repu, il reporta son regard sur le général.

« Je suis reconnaissant à vous et vos hommes pour ce que vous faites pour nous, vous savez ?

— Je le sais, acquiesça Jimin. Mais je suis heureux de vous l'entendre dire. »

~~~

Yua était occupée à observer l'extérieur quand on frappa puis entra. Elle se tourna vers Mincheol qui, habillé de son habituelle tenue de domestique dont elle trouvait qu'elle lui seyait de mieux en mieux, lui apportait son déjeuner. Elle y jeta un regard intéressé sans laisser paraître ce qu'elle éprouva à la vue du plat.

« Vous m'aviez parlé de cette herbe que vous aimiez tant et qui poussait aussi dans votre montagne. J'ai suggéré à la cuisinière d'en accompagner votre festin. J'espère que l'attention vous plaît.

— Beaucoup, merci. »

Impossible de s'y tromper, elle reconnaissait cette fragrance typique des herbes du mont Tikia. Yua ferma les paupières, s'accorda une longue inspiration et ne put retenir un sourire aux souvenirs qui se précipitèrent dans son esprit. Ils soulagèrent un peu son âme devenue trop lourde du chagrin qu'elle endurait.

« Bon appétit. »

Mincheol s'en alla, satisfait de constater que celle dont la charge lui incombait retrouvait un peu sa bonne humeur. Il s'était plié à ses exigences ces derniers jours dans l'espoir de la voir sourire, et parce que Yua se moquait des beaux habits au moins autant que de la décoration sublime de sa chambre, il avait sauté sur l'occasion quand elle lui avait avoué que les saveurs simples de son peuple lui manquaient. Certains légumes s'étaient avérés compliqués à trouver en cette saison, mais il avait réussi à lui apporter tout ce dont elle lui avait parlé, viande comprise.

Depuis, il sentait Yua un peu moins réticente, plus douce, et bien qu'elle refuse encore de quitter sa tenue devenue guenilles, son état d'esprit s'améliorait. Elle ne s'adressait plus à lui de façon agressive, elle lui avait même posé quelques questions à propos de ce que les Scorpions savaient du mont Tikia. Elle voulait voir son lieu de vie à travers les yeux d'un autre. Mincheol s'était donc débrouillé pour subtiliser dans la bibliothèque un ouvrage illustré sur Tikia et sa région, afin que Yua se remémore sa patrie dans sa prison dorée.

Le cadeau lui avait beaucoup plu, et même si elle devait le cacher dès que quelqu'un entrait, au cas où il s'agisse non de Mincheol mais d'un garde, elle l'avait déjà lu à plusieurs reprises. Elle lui avait d'ailleurs montré quelques passages en les lui commentant, en les corrigeant, ce qui avait beaucoup amusé le domestique qui n'avait pas osé lui dire qu'il ne voyait pas vraiment l'intérêt de ces détails. Il savait, de toute façon, qu'elle ne lui parlait que des plantes ou des vallonnements du terrain pour ne pas risquer de lui donner une information importante qu'il irait répéter au Prince.

Mincheol, à la vérité, espérait qu'avec le temps, Yua finisse par lui faire confiance. À mesure que s'écoulaient les jours et les semaines, il éprouvait moins de méfiance à son égard et souhaitait apprendre à la connaître. Sa silhouette lui plaisait, il aimait les femmes au physique puissant, et les yeux bleus que Yua autant que ses cheveux blancs lui apportaient un quelque chose d'indescriptible qui le charmait d'autant plus.

Il la désirait.

De nouveau seule dans sa chambre, la prêtresse s'avança vers le repas. Un bol était rempli de ce qu'elle préférait, surmonté de quelques-unes des herbes dont elle avait parlé à Mincheol récemment. Elle se pencha, huma la portion généreuse qui lui avait été préparée, et ne put s'empêcher de jeter un regard mauvais à la porte, avec un rictus sinistre.

Quel imbécile.

Elle attrapa quelques-uns des brins qui parsemaient son plat et elle se rendit à son lit. Elle souleva un pan de couverture, vérifia que la cachette demeurait invisible et, satisfaite, plongea la main dans le matelas. Elle en avait éventré le côté de façon discrète à l'aide du couteau qu'elle s'était fabriqué avec un éclat de verre, ainsi elle pouvait y dissimuler une minuscule boîte en bois trouvée dans le fond d'une commode. Sans doute servait-elle à conserver des bijoux tels que des boucles d'oreilles, mais Yua pour sa part y faisait sécher des herbes. Elle ajouta celles de ce midi et replaça l'écrin.

L'ouverture, fine et petite, s'avérait indiscernable pour qui ne cherchait pas, et les domestiques qui s'occupaient du nettoyage de la chambre agissaient toujours dans la précipitation pour éviter de rester trop longtemps en sa présence : aucun n'avait remarqué son manège.

Elle retourna manger son plat sans rien laisser paraître, et elle partit se reposer sur l'amoncellement de couvertures qui faisait office de lit. Quand elle ferma les yeux, elle vit contre ses paupières l'image de Yoongi, à qui elle ne pouvait s'empêcher de penser jour et nuit. Puisqu'elle vivait encore, il vivait encore. Puisqu'il vivait encore, il viendrait la sauver. Elle ne doutait pas de lui. Il n'avait certes presque jamais utilisé sa magie ni combattu, mais elle ne doutait pas de lui : il était gardien de leur peuple, pour qui il se battrait jusqu'à la mort. Le meilleur moyen de conserver les connaissances était de préserver tous ceux qui en avaient obtenu l'accès : tous les Phénix.

Et Yua savait que son jumeau l'avait compris. Tous ceux qui partageaient ces traditions devaient vivre, pour que vive la mémoire de ceux qui n'avaient pas survécu.

Le lendemain, en milieu d'après-midi, Yua réclama un thé. Mincheol le lui apporta sur un plateau. Une théière s'y trouvait, ainsi que de quoi faire infuser les plantes dans une boule de métal percée. La cuisinière y avait aussi placé une soucoupe et deux petits sablés.

« Merci, Mincheol. »

Il comprit qu'elle désirait rester seule, il la laissa. Aussitôt la porte close, Yua fila chercher ses herbes, qu'elle enfonça à la place de celles qui lui avaient été apportées. Elle attendit plusieurs minutes, tentant de garder la tête froide.

Prises à part, ces plantes servaient à aromatiser différents plats. Or, mélangées et infusées, leurs propriétés devenaient tout autres : il s'agissait d'un poison. Elle ressentirait d'ici quelques heures d'atroces maux de ventre, sans doute des suées, et peut-être des courbatures. De cette manière, elle espérait qu'on la fasse sortir de sa chambre pour l'amener ailleurs. Elle pourrait en profiter pour s'échapper, ou au moins pour accumuler des informations à propos du palais du Prince.

Yua passa les mains dans ses courts cheveux blancs, puis elle se leva pour se regarder dans le miroir de sa nouvelle coiffeuse. Son teint, jadis pâle mais lumineux, avait terni. Elle semblait s'éteindre jour après jour ici, mais elle avait fini par comprendre pourquoi on ne s'intéressait pas à elle : le Prince attendait d'avoir capturé Yoongi pour exécuter son plan. Elle en était convaincue. Pourquoi, sinon, l'abandonner dans cette pièce au soin de quelques domestiques ? Pourquoi ne pas l'interroger à propos de ce qu'il désirait ?

Il ne devait surtout pas mettre la main sur son frère.

Yua tourna la tête vers sa boisson. Il s'en échappait une odeur succulente, trompeuse. Elle attrapa la tasse, déglutit d'appréhension, et la porta à ses lèvres. Elle s'obligea à tout avaler, afin de s'assurer qu'elle n'aurait pas à feindre la douleur ou le mal-être. Ainsi, impossible de douter de sa sincérité. Ceci fait, elle replaça les herbes d'origine dans la boule à thé, qu'elle plongea dans la tasse après l'avoir remplie de nouveau. On ne soupçonnerait pas qu'elle avait ingurgité un poison.

Ses herbes, elle les rangea dans leur écrin à l'intérieur du matelas, et elle retourna à ses activités. Elle avait déjà goûté à cette décoction qui servait à vider l'estomac en cas d'ingestion dangereuse. L'expérience l'avait beaucoup marquée. Elle était enfant à l'époque, et en se promenant dans la forêt avec sa mère elle avait commis l'erreur de manger des baies capables de tuer en quelques heures. Sa mère l'avait aussitôt amenée chez le médecin qui lui avait fait boire une tasse de ce thé savoureux.

Elle avait passé les heures qui avaient suivi à vomir les petits fruits qu'elle n'avait pas encore digérés, et elle était restée malade plusieurs jours durant.

À peine une heure après avoir avalé le poison, Yua sentit les premières suées la gagner. Elle dont l'hygiène corporelle s'avérait déjà exécrable – ses vêtements sentaient mauvais du fait de la transpiration, sans parler des nombreuses coutures déchirées –, elle éprouva très vite le besoin de prendre un bain, un vrai bain. Elle s'en retint toutefois, consciente que dans les minutes à venir, mieux valait qu'elle ne se trouve pas dans une baignoire mais à proximité d'un seau.

La prêtresse se déshabilla, ne gardant qu'une chemise écarlate et un pantalon ample noir. Sa respiration devint haletante et, allongée sur son tas de couvertures, elle sentit son estomac se torde, son œsophage la brûler. Les signes ne trompaient pas, très vite elle vida au pied de son lit de fortune le maigre contenu de son ventre.

« À l'aide... s'il vous plaît ! » gémit-elle.

Ses crampes gastriques l'empêchaient de se lever ; peu après elles s'accentuèrent. Ses geignements se muèrent en cris de douleur alors qu'elle hélait les gardes à pleins poumons. Elle entendit, soulagée, la clé tourner dans la serrure et la porte s'ouvrir. Un des soldats entra avec Mincheol qui se hâta au chevet de la prêtresse.

« Yua, que vous arrive-t-il ?

— Je l'ignore... je crois que c'est le plat de ce midi, il m'a donné des nausées. J'espérais les faire passer avec du thé, mais... par Hiemis, je souffre tant ! »

Elle toussa, expulsant un peu de bile aux pieds du jeune homme qui grimaça de dégoût. Deux larmes naquirent au bord des yeux de la Phénix qui les laissa couler. Elle devait l'amadouer, sembler pathétique.

« Je vais faire appeler la médecin, décida-t-il, nous allons vous mettre au lit et vous apporterons un seau. »

Non, bon sang, Yua avait espéré être transférée ! Ne possédaient-ils pas une infirmerie ou un quelconque endroit où placer les personnes souffrantes ? Pourquoi la gardait-on dans sa chambre ? Au village, il existait un lieu pour tout, et le domicile n'était pas prévu pour les malades, qui se rendaient dans un petit bâtiment qui permettait de séparer ceux qui couvaient un virus de ceux qui se portaient bien. Elle qui ignorait tout du fonctionnement des Scorpions, elle s'était bercée d'illusions. On l'avait enfermée, on ne la sortirait pas si facilement.

« Pitié, parlez plus bas, sanglota-t-elle en changeant de stratégie, le moindre bruit me donne l'impression de résonner aux quatre coins de ma tête, de me frapper les tempes. »

Quand le garde près d'eux bougea et que son armure tinta de façon désagréable, Yua se remémora à la hâte la nuit de son enlèvement, la tragédie qui s'était abattue sur elle. Elle s'autorisa ce qu'elle se refusait jusque-là : elle laissa ses émotions la submerger, et moins d'une dizaine de secondes plus tard, elle se mettait à pleurer tout son saoul.

« C'est horrible, faites cesser ce bruit ! se plaignit-elle alors qu'elle se tenait encore le ventre.

— Vous, partez appeler la médecin, ordonna Mincheol au garde, je m'occupe d'elle, vous n'avez rien à craindre. »

Après une hésitation, sans doute dubitatif, le soldat se rappela qu'en cas de problème, son homologue se trouvait toujours devant la porte. Il obéit donc et partit.

Seul avec Yua qui s'était mise à trembler de manière convulsive, Mincheol passa une main bienveillante dans ses cheveux, lui caressa le front, puis l'aida à s'écarter de la vomissure. Certain ensuite de pouvoir la déplacer sans risque, il glissa les bras sous son dos et ses genoux. Il la souleva sans effort et de façon si précautionneuse que Yua en demeura coite. Elle appuya la joue contre son torse, tentant d'ignorer les ballotements que lui infligeait le rythme de sa marche. Paupières closes, elle poussait de réguliers gémissements.

Mincheol la déposa sur le matelas qui grinça à peine ; de nouveau Yua renâcla, prétextant un boucan insoutenable.

Elle se sentait léthargique quand la médecin arriva, accompagné du soldat que Mincheol empêcha d'entrer.

« Surveillez la chambre d'un peu plus loin, ordonna-t-il tout bas, la prisonnière ne supporte pas le moindre son. »

Yua entendit, mais cette fois elle ne broncha pas.

Le corps couvert de transpiration, elle se laissa examiner par la dame qui, vêtue d'une blouse noire par-dessus un uniforme écarlate, plaça d'abord un tissu imbibé d'eau froide sur son front dans l'espoir d'apaiser un peu sa fièvre. Elle lui posa quelques questions, et Yua lui répéta cette même histoire de plat mal digéré qu'elle avait déjà mentionnée devant Mincheol.

Le domestique les surveillait et n'était sorti que pour appeler d'autres serviteurs afin qu'ils nettoient la pièce et la parfument. L'atmosphère en effet y était chargée de remugles âcres qui donnaient la nausée à quiconque franchissait la porte.

La médecin diagnostiqua une indigestion sévère, peut-être due à une mauvaise cuisson de la viande. Mincheol acquiesça, l'air sombre, et lui demanda de ne parler de cet incident à personne, surtout pas au Prince. La femme marqua un bref temps d'hésitation avant d'accepter. Elle laissa à Yua une décoction capable de calmer un peu ses crampes d'estomac, et elle quitta la pièce.

Mincheol se plaça au chevet de la souffrante.

« Yua, puis-je vous demander, vous aussi, de garder cela pour vous ? Je vous l'ai dit, les cuisinières... je tiens beaucoup à elles, et si l'une d'elles était accusée d'avoir rendu malade une femme pourtant si inébranlable que vous... elle serait renvoyée aussitôt, voire accusée d'avoir tenté de vous empoisonner.

— Je ne dirai rien, souffla Yua. Je vous le promets. Je ne veux pas non plus la mettre dans l'embarras. »

Mincheol la remercia. Il débarrassa le plateau du thé et, après un dernier regard à Yua, il s'en alla en verrouillant derrière lui la porte.

Le cerveau de la prêtresse se mit aussitôt en branle : bien qu'affaiblie, elle demeurait capable de se défendre et d'attaquer si cela s'imposait. Ses maux de ventre ne l'empêcheraient pas de courir vers la liberté. Les soldats avaient été éloignés, mais elle ignorait la distance décidée. Elle écarta ses draps à la hâte et, retenant un gémissement de douleur, elle se hâta de rejoindre la porte de sa chambre. Elle connaissait la cadence des pas de Mincheol, et depuis qu'il avait fini de tourner la clé dans la serrure, elle comptait ses pas, gardant le rythme pour approcher le plus possible du juste nombre.

Dix, onze, douze, treize. Elle colla l'oreille contre la porte ; elle l'entendait partir à présent. Seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf. Il s'arrêta.

« Soldat, ne vous approchez pas davantage de la chambre pour l'instant. Je reviendrai voir la prisonnière ce soir, est-ce bien compris ? »

Il dut acquiescer, car aucune réponse ne s'éleva.

Dix-neuf pas. Des foulées moyennes d'environ soixante-cinq centimètres. Les gardes avaient laissé à peu près douze mètres entre la chambre et eux. Si elle se montrait assez discrète, elle pouvait espérer réussir à ouvrir sans les alerter. En revanche, il lui faudrait parvenir soit à courir plus vite qu'eux – malade et dans un endroit dont elle ignorait l'architecture, impossible de l'envisager –, soit trouver un stratagème pour filer sans être repérée.

La porte dans un renfoncement, Yua pouvait au moins sortir et refermer sans être remarquée : à cette distance, les soldats ne distinguaient que le couloir. Ensuite, comment les distraire ?

Elle retourna vers sa coiffeuse dont elle ouvrit un tiroir. De courts et fins rubans... et un élastique. Songeuse, elle écarta l'index et le majeur, y plaça l'élastique, et jeta des regards autour d'elle à la recherche d'un projectile adéquat. La garde-robe attira son attention. Outre des habits, il s'y trouvait des parures de perles.

Yua se sentit frustrée d'imaginer que si elle avait su viser, elle aurait pu blesser les soldats en leur tirant des éclats de verre.

Une fulgurante douleur gastrique la sortit de ses pensées. Elle serra la mâchoire, tenta de reprendre contenance, et après avoir attrapé un anneau argenté puis déchiré la manche d'une chemise, elle retourna à son lit. La guerrière se saisit de sa dague qu'elle noua autour de sa cuisse, par-dessus son pantalon, à l'aide de la manche arrachée.

Son projet lui semblait non précaire, mais suicidaire : elle ne pouvait pas réussir à s'évader avec si peu de moyens. Or, le simple fait de se promener quelques minutes dans le palais lui permettrait de s'en faire une meilleure idée, pour le jour où elle parviendrait à ses fins.

Déterminée, elle déroula son plan, commençant par s'occuper de la serrure – si on y avait adjoint un loquet, elle était perdue. De longues minutes passèrent pendant lesquelles elle tenta d'actionner les goupilles de la porte. Elle n'avait jamais appris à forcer ainsi une serrure, mais elle avait déjà réussi une fois, pourquoi pas deux ?

Épuisée par le poison, elle s'accorda quelques instants de pause au terme desquels elle se remit à l'ouvrage. Il ne lui fallut pas moins d'une demi-heure avant d'entendre enfin le déclic qui prouvait qu'elle pouvait enclencher la poignée. Terrassée par la fatigue, elle sentit un flot de confiance courir dans ses veines, au point qu'elle faillit en verser une larme de soulagement.

Yua se ressaisit, se plaqua contre le battant pour surprendre le moindre bruit qui tendrait à témoigner de la présence d'un garde. Elle attendit. D'interminables secondes de flottement s'écoulèrent, jusqu'à ce qu'elle abaisse la poignée millimètre par millimètre dans un silence anxieux.

La porte s'ouvrit sans un grincement. Une décharge d'adrénaline fit frémir la prisonnière qui, prête à exécuter la seconde partie de son dessein, sortit d'abord la tête.

Elle se figea soudain.

« À votre santé, ma chère. »

~~~

Après cinq jours de chevauchée, Jungkook arriva au camp n° 7 éreinté mais soulagé de retrouver les siens. Le général Park le laissait moins souvent seul que son homologue, le lieutenant Kang, de sorte qu'il avait perdu l'habitude de diriger les combats, même s'il ne peinait pas pour autant. Taehyun en effet, doué dans les missions de surveillance et de récolte d'informations, opérait avec quelques-uns de ses soldats pendant que ses troupes restaient en retrait, chargées d'autres tâches. De même, leur supérieur, quand il était envoyé guerroyer ailleurs, lui confiait de façon quasi systématique la gestion du camp et de la frontière.

Avec ses espions répartis un peu partout, Taehyun s'avérait le plus à même de s'assurer que l'ennemi ne risquait pas d'attaquer.

Heureux, donc, de retrouver ses repères, Jungkook franchit, droit et fier sur sa monture, l'entrée du camp arixien où, en ce début de soirée, chacun vaquait à ses occupations. Pour sa part en train de s'exercer, le chef abandonna ses armes pour rejoindre la porte principale. Il avait laissé Yoongi dormir sous sa tente : le Phénix demeurait affaibli par la longue utilisation de son pouvoir deux jours plus tôt, si bien qu'il s'entraînait à la dague mais ne se sentait pas encore la force de se défendre à l'aide de sa magie.

Jimin préférait qu'il se remette de ses efforts avant de le solliciter davantage, d'autant que tous deux le savaient : le retour de Jungkook signerait le déclenchement de la guerre contre Sawa. Yoongi ne devait pas être fatigué à leur départ.

Dès l'instant où Jungkook posa un pied à terre, Jimin, venu l'accueillir, lui adressa un signe de tête pour l'inviter à le suivre. Le visage placide, les mains derrière le dos, le général ne souhaitait pas trahir son appréhension. Le lieutenant acquiesça et confia sa monture à l'un de ses sergents.

« Mon général, le salua-t-il en se plantant devant lui avant de s'incliner.

— J'espère que votre trajet s'est déroulé sans encombre, lieutenant, » affirma Jimin en s'inclinant à son tour.

Ils se mirent en marche en direction des quartiers des supérieurs.

« Tout s'est bien déroulé, nous avons eu un peu de pluie hier, mais rien de bien méchant. Nous avons veillé à avancer le plus vite possible sans pour autant tirer sur la corde.

— Très bien. L'heure est grave, nous n'avons plus de temps à perdre. »

Jungkook opina. Peu après, ils repoussaient l'entrée de la tente des deux lieutenants. Taehyun s'y trouvait, concentré sur une carte dépliée sur la table devant lui. Il leva à peine les yeux et, avec son insolence coutumière, prit la parole sans y être invité par son général.

« Jungkook, je commençais à me demander quand vous reviendriez : vous n'avez plus à vous inquiéter au moins, j'ai cette carte gravée au fond des rétines à force de l'étudier.

— Très bonne nouvelle, lieutenant Kang, intervint Jimin. Maintenant, il faut espérer que vous gardiez vos deux yeux jusqu'à ce que nous franchissions la frontière. »

Un rictus amusé aux lèvres, Taehyun inclina la tête, preuve qu'il avait compris la menace et ne comptait pas pousser davantage le sarcasme.

« Bien, messieurs, parlons sérieusement. Je vais être clair : je veux que nous partions au plus tôt pour Hurna. Lieutenant Jeon, comme j'en ai informé votre camarade, sachez que nous recevrons de l'aide d'une troupe auxiliaire. Nous ne pouvons pas nous permettre, cependant, d'attendre qu'elle arrive ici : ces soldats nous rejoindront en chemin. D'ici quelques jours, j'enverrai Samran demander à Namjoon des précisions sur la date de leur départ, mais il me semble qu'ils ne devraient plus tarder à se mettre en route.

— Pourquoi ne pas les attendre ? demanda Jungkook.

— Parce que je parie que l'Assemblée est déjà en train de réfléchir au prochain endroit improbable où elle pourrait nous envoyer pour nous faire enfin tuer. Si contre les Tyfodoniens, Yoongi ne nous avait pas apporté son aide, qui sait où nous en serions à présent.

— En parlant de tentative de meurtre... Taehyun, que vous est-il arrivé ?

— Oh, cela ? Une attaque sawaï un peu avant le retour du général, expliqua le jeune lieutenant avec un regard sur les bandages que dévoilait sa chemise dont il avait ouvert les trois premiers boutons. Ce n'est rien du tout quand on sait que j'ai réussi à tuer leur général. Nous savions qu'ils s'apprêtaient à nous attaquer, nous étions prêts à les recevoir.

— Votre blessure est-elle grave ?

— J'y applique du baume matin et soir, elle a cicatrisé. Elle est encore un peu douloureuse, mais elle ne m'empêchera pas de tuer quelques chefs sawaï supplémentaires. »

Jungkook parut satisfait de la réponse. Il s'étonnait que Jimin ait réussi à le convaincre de prendre soin de sa plaie, mais au vu des enjeux, il comprenait que Taehyun ait cédé.

Le général s'apprêtait à reprendre la parole quand on entra en trombe dans la tente. Stupéfaits plus qu'agacés, les trois jeunes gens jusqu'à présent concentrés sur leur carte firent volte-face pour découvrir un soldat au brassard blanc, épuisé et couvert de transpiration.

« Général... les prisonniers tyfodoniens... ils se sont échappés ! »

Jimin et Jungkook écarquillèrent les yeux à cette nouvelle inattendue. Impossible de s'échapper des geôles des deux empereurs !

« Ils sont actuellement... en route pour Tyfodon, poursuivit le messager. Ils ont volé armes, armures et chevaux arixiens... nous pensons qu'ils... veulent renverser Mournan... et le chef Choi. »

La surprise céda la place à la colère dans le cœur du lieutenant Jeon, qui avait combattu des jours durant, risqué et perdu la vie de plusieurs de ses hommes, pour qu'en fin de compte les prisonniers repartent libres comme l'air.

« Comment ont-ils pu réussir à s'évader des geôles impériales ! pesta-t-il. Ils étaient prêts à accepter leur sentence !

— On les y a aidés, lieutenant Jeon. Je suis parti au triple galop, alors... je n'en sais pas beaucoup plus... mais je sais qu'un Arixien est responsable...

— Un Arixien les a aidés à s'échapper ?

— Oui. Des témoins ont aperçu le poète Kim Taehyung filer avec les fugitifs, et l'information a été confirmée peu après. Il était leur complice. »




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Y en a, dans ce roman, des personnages déterminés voire entêtés, mais sérieusement, est-ce qu'il y en a ne serait-ce qu'un seul d'aussi têtu que Yua ? Cette femme m'émerveille XD

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