Chapitre 36
« Comment reconnaître une amitié sincère ? Quand elle parvenait à surmonter la haine et les préjugés. »
– Yon Palik, Les hommes d'ombre et de lumière.
Jungkook tenait les rênes de sa monture d'une poigne ferme. Le soleil se levait à peine sur Noria, mais déjà il était vêtu de son armure, équipé de ses armes. Il caressa la crinière de son cheval, le regard porté sur l'horizon, par-delà la capitale. Sa troupe était prête à s'en aller, les soldats n'attendaient que son signal alors que lui-même espérait un signe de son ancien amant.
Il avait pensé que Taehyung assisterait à son départ, qu'ils s'expliqueraient une bonne fois pour toutes, et que le poète s'excuserait de l'avoir contredit au profit de Jung Hoseok. Mais il n'avait pas pris la peine de le rejoindre ce matin-là, et quelque chose en Jungkook lui murmura que son aîné ne viendrait plus, qu'ils ne se reverraient plus.
Il n'était plus question pour le lieutenant de cette fabuleuse épopée que Taehyung, si épris de lui, lui avait promise quelques semaines plus tôt. Perdre son amant lui avait permis de comprendre qu'il lui portait une affection trop profonde, il désirait le garder à ses côtés. Il ignorait s'il s'agissait d'amour – et ce doute signifiait peut-être que cela n'en était pas –, mais l'attirance qu'il éprouvait pour lui avait évolué vers un sentiment plus doux qui s'était changé en mélancolie.
Taehyung n'avait pas pris la peine de le saluer avant son départ... et Jungkook n'était pas convaincu de revenir vivant de Hurna. Il n'était pas convaincu que Jimin lui-même revienne vivant de Hurna. Il ne pouvait que prier Pyros pour retrouver un jour son ami et lui avouer de façon plus explicite à quel point il avait besoin de sa présence à ses côtés.
Jungkook donna le signal du départ en songeant qu'il s'était montré borné et sot : c'était lui qui aurait dû aller voir Taehyung, pas l'inverse. Il lui devait des excuses. Son cher poète l'avait-il attendu comme lui l'attendait à présent ? Avait-il espéré sa venue ?
Sans doute ne le saurait-il jamais.
Une petite foule pressée autour des troupes applaudit lorsque les chevaux hennirent en se dirigeant vers la sortie est de la ville. Jungkook se jura de vaincre le Prince et de revenir conquérir le pardon de son amant.
~~~
Réveillé à l'aube par son cadet, Yoongi se sentait plus faible qu'à l'accoutumée. Son dernier repas remontait à près de dix-huit heures, ce dont il avait l'habitude au village Phénix, mais qu'il avait oublié depuis qu'il vivait avec Jimin. Il mangeait trois fois par jour, chaque fois de la nourriture consistante, et son corps s'en était trouvé métamorphosé. Il gagnait du muscle peu à peu, améliorant de manière admirable son physique grâce aux entraînements qu'il s'imposait.
Il ne se plaignit cependant pas de son jeûne : il se leva, revêtit sa tunique et son pantalon, enfila des bottes identiques à celles de tous ses camarades et, après avoir passé les mains dans ses cheveux immaculés pour en dompter les quelques mèches rebelles, il jeta un regard au général.
« Vous ne m'avez pas dit quelles étaient les corvées que nous devrions effectuer aujourd'hui, remarqua-t-il. Qu'est-ce que je dois faire ? Est-ce que je dois m'adresser à quelqu'un en particulier ?
— Non, vos quatre amis nous rejoindront au centre de la cour d'entraînement quand le soleil sera levé, et je vous accompagnerai à votre tâche avant de vous y laisser seul.
— Est-ce que... ce n'est pas dangereux ? Je vous avoue que je n'ai pas très envie de me retrouver seul avec ces énergumènes.
— Ne vous inquiétez pas, je veillerai à ce qu'il ne vous arrive rien. »
Son visage avait été déjà bien trop amoché par les Arixiens. Ce matin encore plus que la veille, les hématomes et les coupures se voyaient. Son œil au beurre noir, en particulier, déplaisait à Jimin qui ne pouvait pas s'empêcher de ressentir une certaine culpabilité à l'idée qu'il n'avait pas réussi à le protéger de ses propres subordonnés. Yoongi avait craint leur réaction lorsqu'il s'était montré, il avait révélé son identité pour les sauver tous... mais il se doutait, au fond, que les vieilles rancunes étaient tenaces. Il avait deviné qu'on lui en voudrait pour sa naissance quand Jimin, lui, s'était convaincu que ses hommes resteraient mesurés.
Le général regrettait de les avoir crus assez intelligents pour comprendre que Yoongi était un atout stratégique, mais aussi une personne précieuse d'un point de vue humain. Le traiter de monstre relevait d'un irrespect tel que Jimin peinait encore à se le figurer.
Sous couvert d'une punition collective, il comptait bien obliger les quatre coupables à demander pardon au Phénix et à reconnaître tant la valeur de son don que sa bonté. Oh comme il s'impatientait de découvrir leur tête devant la mission qu'il leur confierait !
Jimin une fois prêt, il quitta sa tente avec son aîné. Ils retrouvèrent les soldats à l'endroit indiqué, dans la cour d'entraînement où les premiers militaires commençaient déjà à s'exercer. Le chef incita d'un mouvement du menton Yoongi à rejoindre ses bourreaux. Il ne devait pas sembler lui accorder la moindre faveur, et le mage le savait très bien. Il se plia à l'ordre donné.
Désormais face aux cinq adversaires, il plaça les bras dans son dos et prit une posture droite.
« Messieurs, nous allons sous peu nous lancer dans une entreprise risquée, à savoir la conquête d'un territoire ennemi. Nous pouvons l'emporter... mais pas si nos troupes sont divisées. Je devine, soldats, que si je vous laissais la parole, vous reporteriez la faute sur celui que vous avez insulté hier. Vous rétorqueriez que l'armée arixienne doit rester aux mains des Arixiens, qu'un Phénix n'y est pas la bienvenue. Or, il l'est, puisque je l'ai moi-même convié.
« Soyez rationnels, incapables : nous affronterons des armées entières de Sawaï, et peut-être des troupes Phénix dirigées par nos ennemis et qui n'auraient d'autre choix que de nous réduire en cendres pour survivre. Qui de mieux qu'un des leurs pour nous aider dans notre campagne ? Nous avons besoin de Min Yoongi, de ses connaissances, de ses pouvoirs. Je refuse que mes hommes, et cela vous concerne aussi, Yoongi, se battent comme des enfants mal élevés. Et pour que vous le compreniez une bonne fois pour toutes, suivez-moi. »
Les cinq, penauds, lui emboîtèrent le pas sans broncher, tête basse en signe de pénitence. Ils se dirigèrent vers l'armurerie, devant laquelle avaient été installées bon nombre d'armes. Jimin ouvrit la porte.
« Vous avez toute la journée pour nettoyer l'armurerie, soldats. Je veux que le sol et les murs brillent, que les armes qui y restent soient comme neuves, et que ces dernières soient triées par catégorie, puis par poids, puis par taille. Si quoi que ce soit me déplaît dans votre travail, vous ne mangerez pas ce soir et recommencerez le travail demain matin. Des questions ?
— Quand déjeunerons-nous ? s'enquit un Arixien.
— Je vous apporterai moi-même votre déjeuner. Autre chose ?
— Pourquoi ces armes sont-elles sorties ? demanda un autre.
— Pour que personne ne vous dérange dans votre tâche : vous serez enfermés dans la salle, personne ne pourra y accéder. Or, vous en conviendrez : il faut bien que les autres s'entraînent. »
Il esquissa un rictus et invita d'un signe de tête ses subordonnés et son ami à entrer. Yoongi franchit la porte le dernier. Sur le seuil, il hésita, avant de se décider quand Jimin lui murmura un « tout ira bien » rassurant.
~~~
Yoongi déglutit lorsque la porte claqua derrière lui, puis il fronça les sourcils. La pièce lui semblait beaucoup plus sombre que dans son souvenir : seuls quelques fins vasistas permettaient à la lumière du jour de se frayer un passage dans la pénombre, mais pas une torche ne brûlait aux murs... d'ailleurs, les emplacements qui les soutenaient étaient vides.
Elles avaient été retirées à dessein, comprit le Phénix.
« Par Pyros, je n'y vois rien ! se plaignit l'un des soldats en tendant les mains devant lui.
— On va s'habituer à l'obscurité, répliqua un deuxième sans perdre son calme. On devrait réussir à distinguer les formes des armes d'ici quelques instants. En revanche, impossible de savoir si tout est propre ou si on devra de nouveau se laisser enfermer ici demain... il nous faudrait de la lumière. »
Yoongi, de qui les yeux clairs lui donnaient une plus grande sensibilité et donc une vue un peu meilleure dans le noir, distingua le soldat se tourner vers lui et devina qu'il le jaugeait.
« Il nous faudrait de la lumière, répéta-t-il. Le général n'a pas enlevé les torches sans raison. Il voulait que nous demandions au Phénix son aide pour cette tâche. »
Le concerné grimaça : créer de la lumière n'était pas un souci, mais la maintenir des heures durant, il n'y parviendrait pas. Quant à la rendre indépendante, il en était capable, mais le sort ne tenait jamais plus de quelques minutes. Il fallait posséder bien plus de pouvoir que lui pour réussir à garder une lueur allumée une journée entière – ou du moins il fallait mieux le maîtriser que lui.
« Nous y arriverons sans ce sorcier, grommela un autre. Je préfère encore tout recommencer demain plutôt que de lui demander de l'aide.
— Ou alors, nous pourrions l'obliger à nous aider, » rit un autre que Yoongi vit s'emparer d'une arme.
Le mage, las de les voir agir ainsi en dépit du sermon de Jimin, serra les poings.
« Je vous rappelle que l'obscurité est mon terrain de jeu, gronda-t-il. Approchez-moi avec une de ces armes, et c'est dans votre ventre qu'elle finira... du moins si votre ombre ne vous a pas sauté à la gorge avant.
— Tu n'oserais pas !
— Je serai prêt à tout, vous m'entendez, tout, pour sauver les miens. J'ai accepté de rejoindre les Arixiens, peuple qui nous avait jadis massacrés. J'ai accepté d'utiliser ma magie pour vous aider à tuer quand elle est supposée ne servir qu'au bien. J'ai accepté d'apprendre à me battre, et de me battre avec vous. Votre général et l'essentiel de vos camarades m'ont accepté. Si vous, vous en demeurez incapables, si vous essayez de me nuire, je n'hésiterai pas à vous tuer. Ma sœur jumelle est devenue mon unique famille, je refuse de la perdre à cause d'imbéciles comme vous. Les enfants, les adolescents et quelques jeunes adultes de mon village sont encore en vie. Je donnerai tout, tout même mon âme, pour les libérer du joug des Sawaï.
— Stop, pas besoin d'en venir là, tempéra le soldat le plus modéré. Personne ne va tuer personne, on va agir comme les adultes que nous sommes, contrairement à ces enfants bagarreurs que le général a vus en nous.
— Je ne vous avais attaqués que pour que vous ne me considériez pas comme un faible, cracha Yoongi en les toisant avec mépris malgré la pénombre. Je vous ai attaqués pour défendre l'honneur des miens. Ceux qui nous ont traités de monstres sont ceux qui ont massacré mes ancêtres. Vous ne valez pas mieux qu'eux. Et vous, pourquoi m'avoir traité de sorcier, de monstre ? Quelle est votre raison ? Qu'est-ce que ma présence a pu vous infliger pour que vous me traitiez de cette manière ?
— Nous te considérons comme quelqu'un de dangereux, doué d'un pouvoir imprévisible. Comment se fier à toi dans ce cas ? Nous ignorons tout de toi, et nous t'avons vu déployer ta magie, nous savons de quoi tu es capable.
— J'essayais de vous sauver !
— Et tu as réussi, mais qui nous dit que ton pouvoir ne t'échappera pas ? Qui nous dit qu'une fois les Phénix libérés, vous n'essaierez pas de nous conquérir de nouveau ?
— Nous ne désirons que la paix : si les miens ont été capturés par les Sawaï, c'est parce qu'ils ne savent pas ou peu utiliser leur magie. Seuls nos quelques soldats pouvaient attaquer ou se défendre. Nous ne vous attaquerons pas.
— Alors tu étais un soldat au sein des tiens ?
— Non, je... peu importe. »
Comment leur expliquer qu'il ne recourait jamais à sa magie auparavant ? Qu'il n'exerçait son pouvoir que depuis un mois et demi ? Ils le craindraient davantage, inutile de le mentionner.
« Tu étais chef ? insista un autre, plus incisif.
— Non, j'étais gardien des savoirs.
— Et tu...
— Peu importe, je vous ai dit. »
La pénombre parut soudain plus sombre encore. Les Arixiens, qui se distinguaient à présent, se tournèrent un instant les uns vers les autres.
« Yoongi, que nous caches-tu ?
— Je vous ai dit ce que vous aviez besoin de savoir, vous pouvez vous fier à ma parole : j'aiderai Arixium à vaincre Sawa, je le jure. Ensuite, je disparaîtrai avec les Phénix, nous trouverons un endroit inconnu où nous établir, et nous espérons que de votre côté, vous ne nous rechercherez pas. Je ne désire que retrouver ma sœur. »
Ses adversaires restèrent muets. Les tensions demeuraient, mais elles semblaient déjà retomber peu à peu. Elles s'éteignirent quand le soldat le plus calme du groupe osa prendre la parole.
« J'ai une sœur de qui je suis très proche, avoua-t-il. Elle est tout mon monde. Elle est récemment devenue professeur d'armes de jet à l'Académie. »
De nouveau le silence, puis Yoongi comprit que l'homme lui avait donné l'opportunité de parler de sa jumelle.
« Yua est une femme forte, une combattante qui ne lâche jamais rien. Elle est belle comme le jour, et elle a beaucoup d'humour. Elle est gentille, patiente, tout le monde l'adore. Son sourire illumine le monde, et sa longue chevelure blanche rappelle une avalanche. Son rôle au sein de notre peuple est de veiller sur l'œil de Hiemis ; elle s'en acquitte avec brio. Quand nous avons été attaqués, elle a tenté de me protéger, mais cela n'a pas suffi. Les Scorpions étaient trop nombreux. Elle s'est débattue comme une lionne, elle a tout fait pour protéger l'héritage de notre ancêtre, et je ne sais pas ce qu'elle est devenue. J'ai été assommé, et je ne l'ai pas revue depuis cette nuit-là.
« Parfois quand je dors, je rêve qu'elle est de nouveau là, auprès de moi, et que nous réussissons à repousser l'assaut sur le village. Elle est encore en vie, je le sais, mais j'ignore ce qu'on a fait d'elle. Je crois... que c'est cela, le pire : j'ignore tout. Je ne peux qu'espérer qu'elle ne souffre pas, mais je n'arrive pas à y croire, car le seul fait d'être séparés nous blesse bien plus qu'on ne peut l'imaginer. Chaque jour je me lève en priant pour que Yua ouvre ses yeux océan, et chaque soir je me couche en espérant qu'elle trouve le sommeil. J'essaie de ne pas perdre espoir, mais... parfois, c'est compliqué.
« Je sais, cependant, qu'elle n'abandonnerait pas, alors moi non plus je n'abandonnerai pas. C'est pour cela, vous comprenez, que je suis déterminé à me battre jusqu'à la fin. C'est pour cela que je refuse de baisser les bras et de laisser la peur et le chagrin me submerger. Le général Park a compris que cette force de caractère pouvait me rendre redoutable, alors il a décidé de me prendre sous son aile, de me former pour que je devienne assez puissant pour affronter Sawa avec vous. Moi qui n'avais jamais tué, je n'hésiterai plus désormais à figer l'ennemi pour que vous lui enfonciez vos lames entre les côtes. »
Nouvel échange de regards entre les jeunes gens – car les Arixiens qui avaient attaqué Yoongi avaient tous entre vingt-deux et vingt-neuf ans.
« Pourquoi les Sawaï ont-ils attaqué les Phénix ? demanda l'un d'eux – le plus jeune, celui qui se montrait le plus posé depuis le début.
— Ils veulent utiliser nos pouvoirs, former une armée de mages surpuissants pour prendre d'assaut le Continent et le conquérir.
— Je vois... Donc nous sommes bel et bien en danger.
— Oui. Il est trop tard pour les miens, l'essentiel de mon village a été décimé, mais les autres, ils sont toujours prisonniers, et nous pouvons les libérer. Si les Scorpions réussissaient à marcher sur le Continent... qui sait combien de vies seraient perdues.
— Je refuse de faire équipe avec un Phénix ! pesta l'aîné des Arixiens.
— Moi, répliqua le benjamin, je suivrai le général Park. Il n'a jamais pris de mauvaises décisions. S'il est d'accord avec Yoongi... eh bien soit, je les soutiendrai.
— Tu n'es pas sérieux !
— Si, très. Tu prétends que Yoongi est dangereux, mais qu'est-ce qui le prouve ? Nous n'avons jamais vu son pouvoir lui échapper alors qu'il est avec le général depuis plus d'un mois. Nous ignorions, même, son identité, ce qui prouve qu'il maîtrise sa force. J'en ai marre de suivre vos pitreries, les gars, je ne veux pas être renvoyé de l'armée par votre faute.
— On ne sera pas renvoyés, répliqua un autre soldat. Le général nous donne une chance de nous rattraper aujourd'hui, nous ne passerons même pas en commission de discipline. Nous avons eu de la chance.
— Mais c'est un Phénix ! contra encore leur aîné.
— Oh la ferme, tu nous fatigues, par Pyros, avec tes invectives inutiles. On sait qu'il est Phénix, et alors ? Il porte la tunique céruléenne d'Arixium, il est Arixien, un point c'est tout.
— Je refuse de m'associer à un homme comme lui !
— Eh bien dans ce cas, ce soir, nous dirons au général que nous avons collaboré mais que tu as refusé de nous suivre, et tu viendras finir le boulot seul demain. »
Furieux, l'homme serra les poings. Il se retint de se jeter sur Yoongi dont il observait la silhouette comme s'il s'agissait d'une cible. Ses camarades, de toute façon, étaient prêts à l'en empêcher, quoi qu'il tente : certes ils ne se réjouissaient pas de la présence de Yoongi dans leur campement, mais ils avaient compris qu'ils ne pouvaient que l'accepter. Leur général ne reviendrait pas sur sa décision, eh bien qu'il en soit ainsi, ils continueraient de le suivre. Ils devaient tous beaucoup à Jimin, dont ils reconnaissaient volontiers la valeur en tant que chef de guerre. Chacun évoluait à ses côtés depuis son accession à ce poste, et aucun ne comptait s'en aller maintenant, d'autant plus que l'affrontement approchait, et avec lui le moyen de rentrer dans l'histoire, de devenir des héros.
« Nous nous excusons, affirma le benjamin. Nous sommes désolés de t'avoir traité de monstre. Ce n'était pas mérité, nous avons eu tort.
— Je te remercie, et pour ma part je m'excuse de vous avoir attaqués. J'aurais pu tenter de tempérer les choses au lieu de les envenimer, je ne me contrôlais plus. Pardonnez-moi.
— Nous sommes quittes. »
Le jeune homme s'avança devant le Phénix à qui il tendit une main qui traduisait son intention de paix. Yoongi l'accepta, la serrant dans la sienne en le remerciant.
Deux autres Arixiens offrirent au mage une poignée de main en guise d'excuses, et le dernier assaillant se retrouva seul dans son coin de la pièce. Yoongi le distinguait assez bien pour savoir qu'il le fusillait du regard, furieux que ses amis, qu'il avait sans doute entraînés la veille à l'invectiver, se retournent aujourd'hui contre lui.
Yoongi avait craint qu'il ne s'énerve, qu'il ne se lance dans un long discours, au lieu de quoi il finit par s'avancer face à lui en imitant le geste de ses camarades. Ce mouvement ne témoignait d'aucune sincérité, l'homme n'agissait que pour mettre fin à cette situation, en dépit de quoi Yoongi accepta ses excuses.
« Bon, maintenant que tout est clair, concentrons-nous sur notre corvée du jour, conclut le plus jeune des Arixiens. Yoongi, pouvons-nous compter sur ta lumière ?
— Je ne pense pas tenir la journée, mais j'imagine que nous n'avons pas trop le choix. »
Sur ces mots, le Phénix tendit les mains devant lui, paumes dirigées vers le plafond. Il y apparut une source de lumière qui augmenta, se stabilisa, puis qu'il détacha de son pouvoir, comme une bulle de savon qui partait voler seule au loin. La lueur resta en place, baignant la pièce de son doux éclat.
« Bon, eh bien au travail, » conclut un autre soldat.
Jimin avait laissé à leur disposition des balais, des seaux d'eau, des produits d'entretien, diverses éponges, de quoi polir les armes, ainsi que de quoi en effiler les lames.
Les garçons passèrent des heures, pour commencer, à s'occuper des armes. Bien que cinq, ils affrontaient une telle quantité de travail qu'ils savaient qu'il ne leur serait pas possible de finir avant la nuit. Yoongi, de plus, s'épuisait bien plus vite que les autres. Il devait rallumer la salle à intervalle régulier, et quand, en fin de matinée, il fallut entamer le tri des armes, il peina à soulever une lourde hache. Le benjamin arriva face à lui et, lui offrant un sourire bienveillant, il la lui prit des mains.
« Occupe-toi des poignards et des dagues, on se charge du reste. »
Yoongi en resta hébété au point que son remerciement ressembla plus à un borborygme qu'autre chose. Il avait bien remarqué que cet homme s'avérait moins agressif que ses camarades, mais... de là à l'aider ? Se montrait-il sincère ? Cherchait-il à endormir sa méfiance ou bien n'espérait-il rien d'autre que l'approbation de son général ?
Quand la mi-journée acheva la première moitié de leur tâche, les cinq garçons entendirent le verrou de la porte s'enclencher, puis le battant s'ouvrir dans un grincement désagréable mais habituel. Jimin apparut, encombré d'un sac qui contenait plusieurs miches de pain, de la viande encore chaude emballée, et il tenait un bol rempli de dés de légumes sautés au fumet savoureux.
« Notre chef s'est donné du mal aujourd'hui, affirma le général, faites-lui honneur. »
Ils le remercièrent en chœur, Jimin leur abandonna des couverts et s'en alla.
« Par Hiemis, c'est une blague, » maugréa Yoongi en regardant de plus près ce qu'il avait apporté.
Le sac contenait quatre miches de pain, un rôti, et des bols vides pour qu'ils se partagent la nourriture. Aucune portion n'avait été prédéfinie, à eux de se débrouiller, à eux de diviser. Ils n'avaient pas mangé depuis vingt-quatre heures, et voilà que le déjeuner risquait bien de créer de nouvelles tensions alors qu'enfin elles disparaissaient. Yoongi se sentit soudain épuisé. Il combattait déjà les Scorpions, il ne souhaitait pas s'opposer en plus à quelques Aigles. La seule idée de lutter pour un morceau de pain lui donna l'impression de porter sur les épaules un poids terrible ; il préférait encore continuer de nettoyer l'armurerie.
Alors que les quatre autres approchaient, il s'éloigna.
« Je n'ai pas faim, affirma-t-il. Bon appétit. »
Surpris, les Arixiens comprirent son geste en découvrant ce qui leur avait été apporté.
« On va partager, affirma le benjamin. Il y en a largement assez pour nous cinq. Coupons chaque pain en cinq, et versons dans les bols le même nombre de cuillérées de légumes. Pour ce qui est de la viande, une fois que nous aurons enlevé les os, nous procèderons de la même manière. »
Les autres approuvèrent avec plus ou moins d'enthousiasme ; sa spontanéité frappa Yoongi qui n'avait pas envisagé une décision si rapide. Il se retourna, étonné, et parut attendre que les jeunes gens éclatent de rire en affirmant avoir plaisanté. Pas un ne pouffa, deux même lui souriaient. Il déglutit.
« Êtes-vous sûrs ?
— Bien évidemment. C'est le plus juste, et c'est ce qui est attendu de nous.
— Si le général voit que nous n'avons pas partagé, il nous tuera, grommela l'aîné pour sa part.
— Et même sans cela, répliqua le plus jeune. Nous voyons bien qu'utiliser ton pouvoir te fatigue, je doute que tu tiennes encore une heure sans te nourrir, alors joins-toi à nous. Nous avons besoin les uns des autres pour terminer nos corvées. »
Chacun opina, et Yoongi les remercia pour leur geste généreux. Ils s'assirent en cercle et laissèrent leur cadet découper les portions, qu'il répartit de manière égale entre chacun. Cela leur permit de se rendre compte qu'ils disposaient tous de l'équivalent de leur repas habituel.
L'aîné loucha cependant sur le plat du Phénix. Il prit une moue bougonne, et il leva les prunelles sur la lumière qui continuait de briller contre le plafonnier. Après une hésitation supplémentaire et alors que Yoongi posait un instant son bol devant lui pour tirer sa gourde de sa ceinture et boire un peu, l'homme se pencha puis y versa de deux cuillérées de légumes agrémentés de morceaux de viande. Ce dernier, qui n'y comprenait plus rien, écarquilla les yeux – qu'un Arixien agisse ainsi l'étonnait, mais que le geste vienne de lui, son plus fervent opposant, il y croyait à peine !
« Tu as besoin de manger, grommela-t-il, je ne compte pas travailler dans le noir. Le partage est égal, mais pas équitable : toi, tu travailles comme nous, mais en plus tu nous permets d'y voir. »
Ces mots ressemblaient à de l'acide sur sa langue, il détestait avouer que d'eux cinq, seul Yoongi était indispensable pour remplir leur tâche au mieux.
« Merci, c'est... vraiment gentil. Merci beaucoup. »
L'Aigle haussa les épaules en revenant à son repas, et devant l'altruisme inopiné de leur ami, les trois autres Arixiens sacrifièrent un peu de leurs portions : l'un d'eux donna à Yoongi un de ses morceaux de pain, un deuxième lui céda une généreuse quantité de légumes, et le dernier compléta avec une partie de sa viande.
Sans comprendre pourquoi, le mage se sentit ému.
Ces hommes, hier encore, auraient approuvé le massacre perpétré par leurs ancêtres. Ce midi en revanche, ils partageaient avec lui leur nourriture.
L'estomac juste un peu plus rempli qu'à l'accoutumée, ravi de s'être régalé après une journée de jeûne, Yoongi reprit le travail en même temps que ses camarades. Il ignorait ce qui l'avait le plus revigoré : le déjeuner ou bien la bonté des garçons. Quoi qu'il en soit, il ne pouvait nier qu'il se sentait plus en forme qu'à son réveil.
Alors que la fin approchait et que chacun tentait de terminer au plus vite le nettoyage de la pièce, la lumière s'éteignit soudain, et un bruit sourd retentit. D'abord surpris, les Arixiens réagirent au quart de tour en comprenant ce qui était advenu : Yoongi semblait en mauvaise posture depuis un moment déjà, il avait pâli et transpirait au moindre mouvement. Il passait le balai avec de moins en moins de vigueur, et à plus d'une reprise on lui avait conseillé de s'arrêter. Il avait insisté pour aider.
« Yoongi, tu nous entends ? On n'y voit rien, où es-tu ? »
Il leur faudrait quelques instants pour que leurs yeux s'habituent à l'obscurité, ils ne pouvaient rien pour lui d'ici là !
Puis le benjamin se rappela un détail : « Le général n'a pas fermé la porte ce midi en repartant ! »
Il n'y avait pas prêté attention, trop obnubilé par la nourriture, mais à présent qu'il y réfléchissait, il était convaincu de n'avoir pas entendu le verrou. Il s'y rendit tant bien que mal, heurtant au passage un seau qui se déversa partout autour. Tant pis pour le nettoyage, Yoongi ne répondait pas, et il s'inquiétait pour lui autant qu'il s'inquiétait de la réaction du général s'il découvrait ce qui s'était passé.
Il parvint à la porte qu'il ouvrit d'un grand geste. Il s'apprêtait à appeler à l'aide quand il aperçut, à quelques mètres de là, Jimin qui s'entraînait. Ce dernier tourna la tête aussitôt qu'il entendit le grincement des gonds, et il fronça les sourcils, l'air agacé, avant de comprendre au visage du militaire qu'il n'essayait pas d'échapper à sa punition.
« Que se passe-t-il ? s'enquit-il en approchant sans pour autant rengainer son jingum.
— Yoongi s'est senti mal, mon général, nous n'y voyions rien et il ne répondait pas. »
~~~
Le cœur de Taehyung battait la chamade. L'aube n'était pas encore levée que déjà il jurerait avoir failli mourir à trois reprises d'une crise cardiaque. On lui avait même conseillé un peu plus tôt de respirer de façon plus calme, sinon quoi il risquait l'hyperventilation. Il tremblait de tout son être. La terreur se mêlait à une étrange excitation qu'il ne s'expliquait pas tout à fait. À présent, un soulagement indescriptible l'envahissait, et il versa deux larmes silencieuses alors qu'il étrillait sa monture, jetant un regard aux cavaliers à ses côtés.
Alors que la nuit s'achevait et que le soleil pointait le bout de ses rayons à l'horizon, derrière les collines, il découvrait une sérénité qu'il n'avait jamais éprouvée. Il ignorait où se trouvait sa place, il l'avait cherchée à Noria avec l'espoir qu'elle de la trouver parmi les cercles de lecture du peuple arixien. Or, s'il adorait la poésie, il se navrait néanmoins de l'impossibilité d'en vivre. À présent, il lui semblait qu'il n'appartenait plus à ce monde d'art et de beauté qu'il avait tant chéri.
Une importante mission lui incombait, dont dépendait peut-être l'avenir du Continent.
Taehyung, encore secoué par les évènements récents, jeta un regard à celui qui chevauchait auprès de lui. Vêtu comme lui de la tunique céruléenne des Arixiens, ses iris émeraude fixés sur le lointain alors que ses longs cheveux châtains s'agitaient derrière lui au gré du vent, Jung Hoseok affichait un visage placide.
Ses troupes et lui, avec l'aide de Kim Namjoon et Kim Taehyung, avaient réussi à s'enfuir, le tout sans abattre un seul garde. Ils n'avaient pas pu récupérer leurs armures, dont les Arixiens s'étaient débarrassés depuis un moment déjà, mais ils avaient pu voler celles des soldats de l'Empire et retrouver certaines de leurs armes qui avaient été conservées.
Parmi elles, Hoseok avait trouvé, ému, son arc à poulies ainsi que son carquois.
Le groupe, composé d'environ deux cents prisonniers tyfodoniens, chevauchait à présent avec un de leurs deux sauveurs, lequel avait décidé de les accompagner. Ils avaient été repérés à la sortie de la ville, mais trop tard pour les Arixiens : ils avaient veillé, en partant, à libérer les chevaux des écuries, de sorte qu'on ne puisse pas les rattraper.
Ils se dirigeaient vers le sud. Vers Tyfodon.
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Salut ! ^^
Grande nouvelle pour ceux qui ne l'ont pas vu sur mon Twitter : une abonnée, @Aflicorne (@/kartogralfi sur Insta et Tiktok), m'a proposé de dessiner une carte du Continent. Après des heures d'un dur labeur, voilà le magnifique résultat de son travail ! Mille mercis à elle pour cette merveille !
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