Chapitre 34

« Le général : J'ignore encore quel sentiment j'éprouve pour vous, mais je suis prêt à parier qu'il s'agit d'amour. »

– Moon Sungpio, La dame de la lune.


Taehyung, étendu sur le dos, son amant au-dessus de lui, s'accrochait à sa taille tandis que ses hanches ondulaient pour s'enfoncer toujours plus loin en Jungkook. Le corps tendu à son maximum, il poussa un profond soupir une fois sa jouissance libérée, et il s'abandonna aux bras réconfortants du lieutenant qui l'enlaça après avoir lui-même atteint l'orgasme.

« Jungkook... »

Le poète approcha ses lèvres des siennes, réclamant en silence un baiser que son ami lui offrit, empli de tendresse. Le cœur fragile du jeune homme se gonfla d'allégresse, il poussa un gémissement à peine audible et caressa les pectoraux du beau militaire. Les yeux clos, il se délecta de ce moment paisible qui suivait leur réveil. En effet, après avoir quitté Namjoon et Seokjin dans la nuit, ils s'étaient tous deux rendus chez Jungkook : le lieutenant n'avait pas permis que son amant rentre seul, et il n'avait pas trouvé la force de le raccompagner. Il lui avait donc suggéré de rester dormir, ce que Taehyung avait aussitôt accepté.

C'était d'ailleurs lui qui, en ouvrant les paupières ce matin-là, avait déposé de petits baisers sur le visage de son cadet pour le tirer de son sommeil, après quoi il lui avait proposé un acte de débauche que Jungkook n'avait pas refusé.

« As-tu bien dormi ? s'enquit le lieutenant.

— Toujours quand je suis dans tes bras.

— Je vais rendre visite à Namjoon ce matin, je veux m'assurer que tout va bien. Viendras-tu avec moi ?

— Non, j'avais prévu d'aller poser quelques questions à Hoseok.

— N'es-tu pas déjà allé le voir hier ?

— Si.

— Qu'as-tu encore à lui demander ?

— J'ai besoin de précisions, louvoya Taehyung.

— Des précisions ? Vas-y, dis-moi : que veux-tu ? Je peux te répondre. Nous avons passé un après-midi ensemble alors que tu as déjà passé un jour et demi aux côtés de Jung Hoseok. Que te faut-il de plus qui viendrait de ce Tyfodonien ?

— Juste des détails, je...

— Non.

— Pardon ?

— Taehyung, je refuse que tu ailles voir de nouveau ce prisonnier.

— Pourquoi donc ? s'insurgea le poète en s'écartant de lui.

— Parce que ce n'est pas nécessaire et qu'il est un homme dangereux.

— Il n'est pas le moins du monde dangereux ! Il n'a jamais cherché à m'attaquer ni même à insulter un seul Arixien. C'est un homme honnête, Jungkook, tu n'as rien à craindre pour moi, je ne risque rien.

— Je ne veux pas que tu le revoies, c'est tout. Je demanderai aux gardiens à ce que tu ne puisses plus accéder à la cellule du rebelle.

— Jungkook, non, s'il te plaît, je...

— Par Pyros, pourquoi insistes-tu à ce point ! Que t'a-t-il fait, que t'a-t-il promis ? » tonna le militaire en quittant le lit.

Il enfila son pantalon ainsi qu'une tunique, et Taehyung le toisa sans un mot jusqu'à ce qu'il se retourne enfin vers lui.

« Tu ne peux pas m'interdire d'aller le voir, affirma-t-il.

— Je vais te prouver le contraire. Dis-moi, maintenant, pour quelle raison exactement tu veux le voir.

— Il n'y a aucune raison particulière, je veux lui poser des questions, rien de plus. »

Il voulait discuter avec quelqu'un, éprouver de nouveau la sensation grisante qu'un homme s'intéressait à sa vie autant que lui à la sienne, se régaler encore du regard perçant du beau Tyfodonien... il voulait ce qui lui manquait tant auprès de Jungkook : la rencontre de deux âmes, et non de deux corps.

« Taehyung, sors de chez moi, s'il te plaît.

— P-Pardon ? s'étrangla le poète.

— Puisque je ne t'intéresse pas, va-t'en. Nous reparlerons plus tard. Pour lors, je pars me changer les idées auprès de Namjoon et Seokjin. Je te conseille de travailler sur ton poème. Je viendrai te voir cet après-midi.

— Je ne comprends pas, Jungkook : que t'arrive-t-il ?

— Rien, je vais juste rendre visite à des amis.

— Est-ce que... tu es jaloux de Hoseok ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

— De Hoseok ? Ciel non, je l'ai battu, je te rappelle : si l'un de nous doit être jaloux, c'est lui, pas moi. Quant à ce qui te concerne, je n'ai aucune raison d'être jaloux. Je te rappelle que nous nous appartenons. C'est toi qui y tenais, si je me souviens bien, tu ne pourras donc pas coucher avec lui. De toute façon, il est en prison et sera bientôt renvoyé à Mournan. Tu ne le reverras jamais. Alors sois sage et rentre chez toi travailler tes vers.

— Je ne couche pas avec Hoseok, je ne l'ai même jamais envisagé. Que tu puisses y penser me répugne. Je ne me donne pas à un homme si facilement.

— Pourtant, avec moi, tu...

— Je t'aime ! Je t'aime, espèce d'imbécile, et tu le sais très bien ! vitupéra Taehyung alors que les premières larmes lui échappaient. Ne prétends pas me connaître si même cela, tu l'ignores ! Je ne me donne à toi que dans l'espoir que tu finisses par me rendre mes sentiments, je me leurre jour après jour, je garde en mon cœur un espoir qui me consume, mais je n'arrive pas à m'en détacher ! Je t'aime, Jeon Jungkook, même si tu me repousses sans cesse, alors ne t'étonne pas que je me rapproche d'un autre ! Il n'y a rien entre Hoseok et moi, mais je n'avais pas pensé que tu puisses être jaloux de simples conversations ! »

Il laissa éclater sa peine, et il dut s'interrompre quand ses premiers sanglots le firent hoqueter. Il plongea la tête entre ses mains. La couverture qui lui arrivait aux hanches dévoilait son torse mince, et Jungkook ne se rappela pas quand il avait vu pour la dernière fois son amant dans un tel état, si frêle, si fragilisé.

Le lieutenant soupira. Il s'agenouilla sur le lit, près de Taehyung qu'il étreignit avec douceur, lui caressant de la dextre le dos, de la sénestre les cheveux.

« Je suis désolé, mes mots ont dépassé ma pensée. Je ne voulais pas t'insulter, Taehyung, pardonne-moi. Cesse de pleurer, je te présente mes excuses.

— Jungkook, tout cela ne peut plus continuer, se lamenta le poète.

— Que veux-tu dire ?

— Coucher avec toi me blesse de plus en plus. Je suis épuisé d'espérer que tu finisses par m'aimer, je n'en peux plus...

— Je ne pensais pas que tu me cachais de telles choses, admit le militaire. Je croyais que tu avais proposé que l'on couche ensemble pour le simple plaisir, parce que je t'attirais. Je veux dire... je savais que tu m'aimais, mais... pas à ce point, disons, pas au point que tu en souffres.

— Pourquoi alors t'aurais-je imposé de ne coucher qu'avec moi ? Réfléchis un peu, Jungkook : je voulais une illusion de relation avec toi.

— Je te l'ai déjà dit : je ne peux t'offrir ce que tu attends de moi.

— Je le sais. C'est pour cette raison que je souhaite que l'on arrête de se voir. »

Jungkook demeura interdit. Taehyung le repoussa avec douceur, quitta les draps pour attraper ses habits qu'il enfila sans un regard pour son amant, et toujours dos à lui, il reprit : « Je m'en vais, Jungkook. Passe une bonne journée.

— Attends, nous devrions en reparler, ne nous précipitons pas. J'ai commis une erreur, je le regrette, et j'ai compris que je m'étais trompé à propos de Hoseok. Est-ce que nous pourrions nous revoir pour en discuter ?

— Qu'y a-t-il de plus à dire ?

— Beaucoup de choses.

— Moi je n'ai rien à ajouter. Restons amis, Jungkook. Au revoir. »

Le poète se retourna, lui adressa un sourire mélancolique, le rejoignit en deux pas d'une lenteur solennelle, puis il abandonna un baiser sur le front du militaire avant de le quitter. Empoisonné par la tendresse trompeuse de son cadet, Taehyung s'apercevait enfin de ses erreurs. Il avait aimé considérer Jungkook comme son compagnon alors qu'ils ne représentaient rien l'un pour l'autre. Le lieutenant pourtant s'était toujours montré clair, impossible de le lui reprocher. Taehyung néanmoins lui en voulait de s'être ensuite révélé possessif, de l'avoir défendu d'aller voir Hoseok par pure jalousie – car apprendre qu'il avait rencontré le Tyfodonien plusieurs fois rendait bel et bien Jungkook jaloux : il désirait que l'épopée se concentre sur lui. Il n'enviait pas la relation entre les deux hommes, il s'agaçait de constater que le beau rôle de l'histoire de Taehyung risquait de lui être volé par l'ennemi.

Non, Jungkook n'aimait pas Taehyung, du moins pas comme ce dernier souhaitait être aimé. Ils tenaient l'un à l'autre comme deux personnes qui se connaissaient d'un point de vue physique mieux que quiconque. Rien de plus.

Seul dans sa chambre, Jungkook frémit avec l'impression qu'une chaleur familière, une part de lui, avait décidé de s'en aller. Le froid soufflait contre sa peau comme contre son cœur, et alors qu'un instant plus tôt il comptait se rendre à la prison, il s'assit sur son lit. Il posa la main à l'endroit où avait dormi son amant, et cet unique geste lui provoqua dans le thorax une douleur bien plus vive que celle d'une épée.

Il ne parvenait pas à mettre de mots sur ce qu'il avait ressenti pour Taehyung – ce qu'il ressentait encore. Peu importait néanmoins de quoi il s'agissait, car il n'avait jamais réussi à le lui exprimer, que ce soit avec des phrases ou des attentions. Peu importait de quoi il s'agissait, car Taehyung ne lui laisserait plus la possibilité de le lui témoigner.

Le général Park avait appris à son lieutenant que le passé ne devait pas servir la peine, mais l'espoir : il ne fallait regarder derrière soi que pour mieux avancer. Une erreur ne pouvait pas être effacée, seulement réparée.

Jungkook ignorait comment réparer sa relation avec son amant ; il ignorait même s'il le désirait. Un militaire devait rester sans attache, alors pourquoi n'avait-il jamais tant voulu Taehyung que maintenant qu'il le perdait ?

Le jeune homme baissa les yeux vers son jingum, toujours placé à portée pour parer à toute éventualité. Il se redressa et attrapa l'arme qu'il fit tourner avec habileté entre ses mains. Noria lui semblait soudain dénuée d'attrait, et le général Park avait besoin de lui.

Il quitterait la capitale dès le lendemain avec autant de soldats que possible.

Afin de s'assurer de la bonne organisation de leur voyage qui se préparait depuis plusieurs jours à présent, il décida de rendre visite aux dirigeants de la caserne ainsi qu'à la médecin qui s'y trouvait et pourrait confirmer leur départ.

~~~

Le soleil avait atteint son zénith, les rues de Noria se remplissaient d'odeurs alléchantes, et une agitation joyeuse animait les boulevards. Vêtu de son armure, Jungkook quittait la caserne d'un pas pressé. La chirurgienne qui s'était occupée de plusieurs de ses soldats avait approuvé leur départ du lendemain, affirmant néanmoins que les blessés graves ne les rejoindraient pas avant plusieurs semaines voire mois. Ces dernières semaines, sa troupe avait été amputée d'environ un cinquième de ses effectifs, et il savait que celle de Taehyun avait plus souffert encore du fait des assauts sawaï.

Jungkook frappa à la porte de la maison des amis du général Park. Le temps lui parut long jusqu'à ce qu'elle s'ouvre sur un médecin qui l'invita à entrer et lui expliqua que les deux hommes se trouvaient dans leur chambre respective. Le lieutenant l'assura de la brièveté de sa visite, et il se rendit à l'endroit indiqué. Il fut étonné d'y découvrir Namjoon non étendu dans son lit, comme il l'avait cru, mais assis sur son matelas, plusieurs livres autour de lui, l'air concentré.

« Bonjour lieutenant Jeon, que vous faut-il ?

— Je... Bonjour, je venais discuter avec vous de la missive que mon général vous a transmise.

— De quoi voulez-vous discuter exactement ?

— Il y parle d'une troupe supplémentaire que vous devriez nous envoyer, mais je n'étais pas au courant de cette affaire. Qu'en est-il ? Je repars demain pour le camp n° 7, voudriez-vous que j'accompagne ces nouveaux soldats ?

— Je suis désolé, ils ne sont pas encore prêts, je ne pourrai pas les envoyer avant au moins une semaine, je dois aussi voir les empereurs pour discuter avec eux de certaines dispositions à ce sujet.

— Très bien... Dans un autre contexte, j'espère – je vois, même – que vous vous portez mieux. Seokjin est-il remis ?

— Je me sens mieux, en effet, et Seokjin se remet doucement de sa soirée. Il dort beaucoup et je prends soin de lui. »

Jungkook faillit faire remarquer que l'inverse était attendu, mais il se tut, conscient que les sentiments passaient avant la raison et les convenances. Il acquiesça, puis il lui demanda ce qu'il préparait, ainsi penché sur ces papiers et ces livres.

« Oh, rien de bien important, je prépare un réquisitoire contre la torture en interrogatoire.

— Rien de bien important, en somme, résuma Jungkook avec humour.

— Hum, je l'avoue, c'est un peu important.

— Quand cela aura-t-il lieu ?

— Eh bien, je me suis peut-être emballé, alors j'ai demandé à ce que l'affaire soit examinée au plus vite. J'avais oublié que je m'adressais à mes très chers amis de l'Assemblée.

— Ne me dites pas que le sujet sera examiné demain...

— Non, non... Cet après-midi. »

Jungkook ouvrit des yeux ronds, il fixa Namjoon sans trouver quoi répondre, et le jeune avocat haussa les épaules.

« Plus vite ce sera terminé, plus vite nous serons en paix, affirma-t-il.

— Mais... vous n'êtes pas encore remis de votre blessure ! contra le militaire. Vous devriez passer votre journée allongé à vous reposer, et vous voilà en train de travailler sur un texte de loi ! Combien de temps la séance vous amènera-t-elle à rester debout devant la salle pour vous exprimer ? Avez-vous perdu la tête ?

— Pas le moins du monde, je suis plus déterminé que jamais à écraser mes adversaires, même si pour cela je dois plaider avec le ventre à peine recousu. Dites-vous que Seokjin souhaite être présent en dépit de sa blessure. Il faut croire qu'il existe plus fou que moi.

— Bon sang, vous vous êtes bien trouvés, tous les deux.

— Oui, je pense aussi, approuva Namjoon avec malice. Aviez-vous besoin d'autre chose ? »

Jungkook faillit nier, mais se ravisa. Redevenu sérieux, il acquiesça.

« Namjoon, qui sont ces soldats que vous nous avez obtenus mais dont le général ne nous a toujours pas parlé ?

— Je vous laisse lui poser la question. »

Le lieutenant ne lutta pas d'avantage. Il s'inclina avant de laisser Namjoon à son travail. Une fois la demeure quittée, il se rendit à la prison, s'offrant en chemin de quoi grignoter pour étouffer la faim qui commençait à lui tordre les boyaux. Arrivé à destination, il réclama le registre des visites, et il fulmina en constatant que Taehyung avait passé au total près de quatorze heures avec Hoseok, dont trois le matin même, après leur dispute.

« Le gardien qui surveille actuellement le prisonnier est-il celui qui était présent ce matin ? s'enquit Jungkook qui cachait de son mieux sa colère.

— Oui, lieutenant, il ne part que dans une heure pour la relève.

— Très bien. »

Il signa le registre et, sans attendre, descendit pour rejoindre le garde. Ses pas précipités claquaient sur la pierre alors qu'un sentiment de fureur mêlée d'urgence s'épanouissait en lui à la façon d'une fleur au parfum vénéneux. Le soldat qui surveillait l'allée de Hoseok s'étonna de le voir seul, il se hâta de lui ouvrir.

« Ce matin, le poète est venu voir Hoseok, n'est-ce pas ?

— Oui, lieutenant Jeon, approuva le gardien.

— De quoi ont-ils parlé ?

— Ils ont échangé des banalités, ils ont beaucoup parlé d'eux-mêmes, de leurs émotions, et un peu de la situation de Tyfodon.

— Je ne veux plus que Kim Taehyung puisse venir voir Jung Hoseok, est-ce bien compris ? Il a tout ce qu'il lui faut pour écrire son poème, et ses contacts avec le prisonnier lui empoisonnent l'esprit.

— Bien, lieutenant. »

L'homme se plaça au garde-à-vous, Jungkook le remercia d'un geste approbateur.

« Une dernière chose, termina-t-il, quand les Tyfodoniens seront-ils remis à Mournan pour y être jugés ?

— Leur convoi partira dans trois jours.

— Parfait. »

Ainsi serait réglé pour toujours le problème que représentait ce chef révolté.

~~~

Namjoon, malgré l'atroce douleur qui lui sciait le ventre, se tenait droit, fier, devant l'Assemblée qui l'écoutait depuis plusieurs minutes déjà discourir. Pris d'une verve dévastatrice, d'un enthousiasme qui soufflait même ceux qui le haïssaient, le jeune homme serra le poing en poursuivant d'une voix dure.

« Songez-y, qu'est-ce que la torture ? La torture est le signe spécial et éternel de la barbarie. Partout où la torture est pratiquée, la barbarie domine ; partout où la torture est rare, la civilisation règne. Nos voisins jugent Arixium par les spectacles, par les romans, par les jolis vers, par nos danseurs et danseuses, qui ont de la grâce et des mœurs fort douces. Ils ne savent pas qu'il n'y a point au fond de nation plus cruelle que l'arixienne.

« Les Akashites passaient pour des barbares en 1200, nous ne sommes qu'en 1239 ; il y a dix ans, un chef a donné à ce petit État des lois qui auraient fait honneur aux Phénix eux-mêmes et à leur clémence légendaire. La plus remarquable est l'abolition de la torture. La justice et l'humanité ont conduit sa plume ; il a tout réformé. Malheur à une nation qui, depuis longtemps civilisée, est encore conduite par d'anciens usages atroces !

« Mesdames et messieurs, je vote l'abolition pure, simple et définitive de ce type d'interrogatoires ! »

Namjoon avait espéré provoquer une réflexion à ce sujet, il avait espéré un sursaut des consciences.

Jamais il n'aurait pu imaginer que presque tous les membres de l'Assemblée réunis cet après-midi de façon exceptionnelle se lèveraient pour acclamer son discours dans des applaudissements solennels. Ému par ce soutien qu'il n'attendait plus après des mois de lutte pour abolir la torture, Namjoon se tourna pour planter son regard ravi dans celui, bouleversé, de son ami, qui se tenait à ses côtés dans cette salle où les esclaves étaient pourtant interdits. Namjoon l'avait fait entrer en qualité de témoin, et Seokjin, en dépit de son embarras, avait accepté de se vêtir d'un simple baji avec une chemise qu'il avait ouverte sur son torse.

Il avait fait mouche : toute l'attention s'était focalisée sur la longue entaille dont il avait retiré les pansements, et Namjoon avait commencé par raconter à l'Assemblée l'affaire qui l'amenait aujourd'hui à leur enjoindre de prohiber les interrogatoires de ce genre. La cicatrice de Seokjin avait hypnotisé les hommes et les femmes présents plusieurs minutes avant qu'ils ne réussissent à se concentrer sur le discours de Namjoon.

À l'issue de la séance, on devait voter une loi visant à interdire tout acte de torture mentale ou physique, quelle que soit la raison évoquée, et tandis qu'il observait les rangs levés devant lui pour lui offrir un triomphe bien mérité, Namjoon songea qu'il venait d'accomplir un exploit qui lui survivrait.

Après des années de combat, il avait suffi d'un sursaut, de l'image morbide d'une balafre ensanglantée, et de la détermination d'un seul, pour enfin balayer des siècles de barbarie.

« Namjoon, je... je ne vais pas... »

Le jeune homme cessa de savourer son succès aussitôt que son esclave attira son attention. Aussi droit et fier que son maître, il ne pouvait plus cacher ni sa pâleur ni les tremblements de ses jambes qui cédèrent l'instant suivant. Namjoon le rattrapa par réflexe, étouffant un gémissement de douleur provoqué par ses mouvements brusques et le poids de son aîné contre lui.

Initiateur de cette séance, Namjoon ne pouvait de toute façon pas voter pour sa propre loi, de sorte qu'il préféra quitter le bâtiment avec son serviteur. Ce dernier, à peine conscient, s'appuyait sur lui au point que Namjoon se félicita de n'habiter qu'à quelques rues d'ici.

« Seokjin, m'entends-tu ? lui demanda-t-il avec douceur.

— Oui...

— On rentre à la maison, tout ira bien. »

L'autre ne répondit pas, et ils arrivèrent après d'interminables minutes de marche. La cicatrice de Namjoon lui provoquait des douleurs insensées, mais peu importait, car celle de Seokjin saignait depuis trop longtemps. De fines gouttelettes écarlates tachaient déjà la ceinture de son pantalon après avoir tracé leur sillon le long de son corps mince.

Namjoon, une fois dans la chambre de son ami, incita ce dernier à s'allonger et prit soin de lui. Il lui retira sa chemise, nettoya sa balafre puis consulta l'heure : par chance le médecin ne tarderait pas à venir les voir, ainsi il pourrait s'occuper de lui.

Épuisé par cet après-midi qui n'en finissait pas, Seokjin garda les yeux fermés, décidé malgré tout à profiter de la délicatesse dont témoignait son maître à travers des gestes aussi bien que des paroles. Quand il passa un tissu gorgé d'eau fraîche sur sa blessure, le Tyfodonien se crispa avant de pousser un soupir de bien-être, et son corps qui lui semblait jusque-là brûlant retrouva une température normale à mesure que s'écoulaient les minutes.

Namjoon se rendit à la cuisine pour lui préparer un thé comme Seokjin les préférait, et une fois seul, ce dernier laissa enfin poindre sur son visage le sourire que la douleur dissimulait depuis leur départ de l'Assemblée.

« Te sens-tu mieux ? l'interrogea son cadet en entrant pour lui offrir sa tasse.

— Un peu, oui. Merci.

— Tu souris.

— Je suis si heureux pour vous, si heureux qu'enfin votre projet ait une chance de l'emporter. Je ne doute pas de l'issue de ce vote.

— Je suis désolé qu'il ait fallu en arriver là pour qu'ils ouvrent enfin les yeux, se lamenta néanmoins Namjoon en s'asseyant auprès de lui après avoir posé sa tasse sur la table de chevet. Tu souffres... et tu as déjà tant souffert.

— Maintenant, je suis avec vous, et je suis heureux. Je sais que vous me protègerez toujours, quoi qu'il arrive.

— Je ferai de mon mieux pour que tu ne connaisses plus que la joie, je le promets.

— J'ai confiance en vous. »

Namjoon se sentit revigoré par cette affirmation, et alors qu'il se décidait à débarrasser l'abdomen de son aîné du sang à présent séché, il ne put s'empêcher de lever les prunelles vers les siennes. Il déglutit, happé par ses iris émeraude dont il jurerait qu'ils l'emprisonnaient – une agréable prison, pareille à une étreinte. Un frisson remonta le long de son échine, il se passa la langue sur les lèvres avec la délicieuse envie de les presser contre celles de son bel adonis.

Seokjin pour sa part dévisagea Namjoon, apprécia la douceur de ses traits, la finesse de ses yeux au regard perçant. Un irrépressible désir de l'embrasser le prit soudain, enflamma son thorax bien plus que sa cicatrice, et il s'en retint en tournant la tête alors qu'il fermait les paupières.

« Ton thé refroidit sur ta table de chevet, je vais te laisser te reposer, est-ce que tout ira bien ? Le médecin ne devrait plus tarder. »

Seokjin approuva, et son ami préféra le laisser seul se reposer. Il retourna à sa propre chambre s'étendre sur son lit alors que son ventre lui semblait s'ouvrir en deux sous l'effet de la souffrance – et il avait abandonné son dernier remède à son serviteur.

Par chance le docteur frappa à la porte peu après pour s'annoncer, et il entra avec le trousseau que lui avait confié Namjoon le matin même. La consultation terminée, le jeune homme le remercia d'avoir pensé à apporter de quoi empêcher ses douleurs, et il s'enquit de l'état de Seokjin.

« La cicatrice a été un peu abîmée, mais aucun point n'a sauté. Je lui ai mis un pansement enduit de baume qui devrait l'apaiser.

— J'espère que cela suffira.

— Votre ami est très résistant, monsieur.

— Je ne le sais que trop. Il a tant souffert...

— Je n'ose imaginer la douleur qu'il a dû subir lorsque l'entaille a été tracée, soupira le médecin, mais il guérira vite, du moins physiquement.

— Que voulez-vous dire ?

— Kim Seokjin est couvert des marques reçues lors de ce que l'on appelle l'« éducation » mais qui s'apparente davantage à du dressage. Il vous faudra prendre soin de lui, son interrogatoire lui a rappelé les pires moments de sa courte existence.

— Je veillerai sur lui, je vous l'assure. Il sera traité comme un membre à part entière de la famille.

— Je n'en doute pas, et j'en suis soulagé. Monsieur Kim, si... est-ce que je pourrais me permettre une suggestion ?

— Bien sûr, approuva l'autre sans comprendre ce qu'il souhaitait lui dire qui l'embarrasse à ce point.

— J'ai rarement vu des propriétaires traiter aussi bien que vous leur esclave. J'ai entendu que vous étiez en bonne voie pour gagner votre combat contre la torture. S'il vous plaît, engagez-vous ensuite contre cette pratique tout aussi barbare qu'est celle de l'esclavage. Seokjin est heureux avec vous, mais beaucoup d'autres vivent une existence atroce auprès de maîtres qui les considèrent comme des bons à rien que leur fortune leur permet de remplacer à loisir. Beaucoup portent sur leur corps bien plus de blessures que Seokjin. »

Stupéfait que ce médecin implore une si importante faveur, Namjoon acquiesça malgré tout.

« Je libèrerai mon esclave et lutterai à ses côtés pour la libération de tous les autres, mais je ne pense pas parvenir à quoi que ce soit de concret avant des années – je luttais depuis si longtemps contre la torture. Puis-je néanmoins savoir... qui est esclave dans votre entourage ? »

L'homme se rembrunit. Il rangea ses affaires, et alors qu'il se relevait, prêt à s'en aller, il s'immobilisa un instant sans se tourner vers son interlocuteur, et il finit par admettre d'une voix faible : « Seule la mort a libéré ma mère. »

Il partit en veillant à fermer la porte pour éviter tout trajet inutile aux deux jeunes gens. Namjoon resta silencieux un long moment, étendu sur le dos, le regard figé sur le plafond boisé, perdu dans ses pensées.

Il avait failli mourir avant d'avoir affranchi son esclave. Il avait demandé à ce que Seokjin ne soit libéré qu'après son décès, mais... une part de lui voulait redécouvrir son ami sous un jour nouveau, voulait savoir à quoi ressemblait Kim Seokjin une fois délivré du joug de la servitude.

~~~

Yoongi passa la matinée à se reposer, épuisé par un entraînement tardif que lui avait imposé le général Park. Étendue sur la méridienne, les jambes douloureuses, il jouait avec son ombre : il glissait le doigt sur sa surface pour s'amuser ensuite des encyclies qui ondoyaient en réaction à son pouvoir.

Il continua son manège lorsque Jimin entra, et l'Aigle, qui s'était d'abord focalisé sur son bureau, s'intéressa son aîné et son occupation singulière.

« Yoongi, que faites-vous ?

— Je m'amuse comme je peux sans mes jambes.

— Pitié, vous faites un drame d'un rien du tout, » rétorqua-t-il.

Le Phénix planta sur lui un regard noir qui figea – au sens propre – Jimin. Ce dernier n'essaya pas de lutter, conscient que cela ne servirait à rien.

« Une fois que nous aurons gagné cette guerre, j'aimerais beaucoup vous voir apprendre par cœur tout ce que j'ai appris par cœur, sans vous plaindre une seule fois.

— Je vois que vous partez du principe que nous gagnerons, remarqua Jimin. Belle mentalité, continuez comme cela.

— Vous êtes ridicule... »

Il relâcha son emprise sur le jeune homme qui bougea aussitôt pour reprendre tout à fait possession de lui. Il éprouvait chaque fois une sensation d'étouffement qui devenait de plus en plus désagréable à mesure que le sort refermait son étau sur lui.

« Plus sérieusement, pouvez-vous m'expliquer ce que vous faites ? Votre ombre ressemble... à une flaque, remarqua-t-il en approchant.

— Tout Phénix adulte, même le plus faible, a la faculté de rendre au moins une partie de son ombre liquide. »

Pour démonstration, il plongea la main dedans.

« Y a-t-il un fond ? s'étonna Jimin avec intérêt.

— Non.

— Un jour, vous aviez fait disparaître une arme dans une ombre pour la faire apparaître dans celle à vos pieds, se remémora-t-il.

— C'est juste, car les ombres peuvent communiquer et se superposer. La nuit par exemple est un excellent terrain de jeu.

— Mais comment faites-vous voyager un objet dans l'ombre ?

— Nous contrôlons l'ombre, qui agit dès lors comme un courant d'eau dont nous décidons. Il suffisait que je fasse couler l'ombre jusqu'à moi, et l'arme venait. Une fois qu'elle émerge à nos pieds, il ne reste plus qu'à se baisser pour l'attraper.

— Incroyable ! Et pouvez-vous laisser un objet baigner dans votre ombre ?

— C'est possible, mais cela demande de l'énergie, car cela implique de garder instable une partie plus ou moins grosse de notre ombre – selon la taille de l'objet. Si elle se solidifiait pour retrouver sa consistance normale, l'objet en serait aussitôt éjecté.

— Incroyable... donc vous ne pouvez pas garder votre ombre ainsi quand vous dormez.

— Si, à la seule condition que nous ayons insufflé de notre magie à l'objet que nous y avons dissimulé. Dans ce cas, l'ombre peut se nourrir du pouvoir de l'objet lui-même, pas de celui de son possesseur.

— En seriez-vous capable ?

— Tout dépend de l'objet. »

Jimin acquiesça, l'air pensif. Un instant de silence s'écoula, au terme duquel le militaire planta un regard grave dans celui de son aîné.

« Yoongi, ce pouvoir peut se révéler d'une importance vitale : je vous l'ai dit, nous devrons ruser pour vaincre les Scorpions, et disposer d'un joker, si je puis parler ainsi, pourrait bouleverser l'issue d'un combat.

— Qu'attendez-vous de moi ?

— Qu'à notre départ, vous dissimuliez une lame, même un simple couteau, dans votre ombre : ainsi, quoi qu'il arrive, nous disposerons de quelque chose sans qu'ils le sachent. Si vous êtes capturé, vous possèderez une arme à leur insu. Si je perds toutes mes armes en plein combat, il me restera celle-ci. Parfois, la victoire ne tient à rien, rien d'autre qu'une lame dégainée au bon moment. »

Yoongi frémit. Une arme secrète...

Il écarta la main de son ombre qui retrouva sa consistance habituelle, et il approuva d'un mouvement solennel.

« Très bien, je porterai une arme supplémentaire. »





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Note : pour le discours de Namjoon contre la torture, je me suis servie de celui de Victor Hugo contre la peine de mort, et de l'article sur la torture écrit par Voltaire dans son Dictionnaire philosophique. J'ai repris presque mot à mot ce qui me semblait correspondre avec les idées de Namjoon, je trouvais que ça faisait un bel hommage à ces deux grands hommes, mais aussi, justement, au véritable Namjoon, qui joue un important rôle de porte-parole et d'ambassadeur.

Vraiment, son rôle de Cicéron, ça lui va comme un gant. *-*

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