Chapitre 32
« Il était contradictoire de constater à quel point l'éclat de l'or pouvait assombrir les cœurs. »
– Yon Palik, Les hommes d'ombre et de lumière.
Le soleil était déjà levé depuis plusieurs dizaines de minutes dans un ciel couvert lorsque Taehyung quitta son domicile, sa sacoche en bandoulière à l'épaule, le pas décidé. Il se rendit sans tarder à la prison des deux empereurs, où on le reconnut et l'invita à signer le registre de visite. Il fut ensuite escorté jusqu'à la cellule de Jung Hoseok qui, assis sur son matelas, était concentré sur sa jambe enroulée dans un bandage. Il avait remonté son pantalon sur la cuisse et observait avec une moue dubitative le tissu empourpré.
En le découvrant dans cet état, le poète écarquilla les yeux et se tourna vers le gardien.
« Faites demander un médecin, quand lui a-t-on refait son pansement pour la dernière fois ?
— Je suis désolé, il m'est interdit de quitter mon poste. Mais nous disposons dans chaque allée d'articles de premiers soins. Il suffit de lui confier le nécessaire, il pourra s'en occuper seul.
— Et comment est-il supposé pourvoir évaluer si la plaie est infectée.
— Tout ira bien, messieurs, les coupa le prisonnier qui les avait entendus. J'ai un peu saigné cette nuit, rien de bien méchant.
— Le médecin passe voir chaque prisonnier une fois par semaine, affirma à son tour le gardien pour rassurer Taehyung, aucune infection n'a été diagnostiquée.
— Je veux m'en assurer, décida le jeune artiste.
— Vous ?
— J'ai servi en tant que soldat-médecin. Je peux lui changer son bandage.
— Il faut que mon chef l'approuve.
— Eh bien demandez-le-lui, j'avais de toute façon à parler avec Jung Hoseok, j'ai le temps. »
Le militaire hésita avant d'enfin céder. Il se dirigea vers son bureau au début de l'allée et tira sur une ficelle qui actionnait une clochette installée dans le cabinet de travail du chef de la prison, situé juste au-dessus. Un seul tintement signifiait qu'il était demandé pour une affaire quelconque ; plusieurs signifiaient qu'une émeute éclatait.
« Merci beaucoup, souffla Hoseok.
— Que vous est-il arrivé ?
— Ce que je vous ai dit : je me suis réveillé ainsi. J'essaie pourtant de bouger le moins possible, je me mets debout mais ne marche presque pas, je reste assis l'essentiel du temps. Je ne comprends pas.
— Je vous examinerai, ne vous inquiétez pas.
— Je ne m'inquiète pas. »
Ils partagèrent un sourire complice, et le retour du gardien les interrompit.
« J'ai requis la présence de mon chef, il faut attendre un peu, venir peut parfois lui prendre plusieurs minutes du fait de ses affaires. Merci de vous montrer patients.
— Très bien, opina Taehyung, merci beaucoup. »
L'homme s'éloigna, et la conversation entre les deux jeunes gens reprit.
« Comment allez-vous ? s'enquit le Tyfodonien d'un ton insouciant.
— Bien, mais je ne vais pas vous retourner la question.
— Outre ma jambe, je me porte à merveille, rassurez-vous. Que voulez-vous savoir de plus ?
— Comment ?
— Si vous êtes venu, c'est pour me poser de nouvelles questions, n'est-ce pas ? déduisit Hoseok. Or, il me semble vous avoir raconté tout ce que j'avais à vous raconter sur le sujet. De quoi d'autre avez-vous besoin ? »
Il parlait avec une douceur et une tranquillité qui sidéraient Taehyung : comment un homme qui avait tout perdu pouvait-il se montrer si affable, si apaisé ?
« Vous me fascinez. »
Le poète ignorait s'il venait de penser tout haut ou hurler tout bas, mais son cœur avait réclamé qu'il exprime cet intérêt qui le hantait depuis leur rencontre. Hoseok fronça les sourcils : il ne s'attendait pas à pareil aveu.
« Votre histoire, explicita Taehyung, votre personnalité, votre courage, vos combats : tout cela me fascine. Alors je voulais vous revoir pour apprendre davantage de vous. J'ai... enfin, je dois dire que j'envisage de faire de vous non un antagoniste tyfodonien, mais un héros tragique. Je pense... j-je pense sincèrement que cela pourrait apporter du relief à votre personnage. Mon texte n'a pas pour but de refléter de façon exacte la réalité : je ne suis pas historien, je suis artiste. Je veux écrire une belle épopée, une épopée dont les lecteurs ne sauraient pas s'ils sont dans le camp des Arixiens ou des Tyfodoniens. Je veux qu'ils soient déchirés par ce choix, et que peu importe qui l'emporte, ils soient bouleversés, à la fois tristes et heureux.
— Vous parlez avec une passion admirable de votre texte, Taehyung, et je suis touché d'en devenir un personnage si important.
— Cela ne vous dérange-t-il donc pas ? demanda l'autre avec espoir.
— Pas le moins du monde. Je me moque de l'image que je renverrai à travers ce texte. Le regard des autres sur moi ne m'a jamais fait le moindre effet. Je sais ce que je vaux, je n'ai pas besoin que d'autres en décident à ma place. Si vous souhaitez faire de moi un héros tragique pour magnifier votre œuvre, alors je vous y encourage vivement. Sentez-vous libre de me prêter ce rôle, si vous le désirez. J'ai confiance en vous.
— Vous avez confiance en moi...
— Vous me semblez honnête. Je lis la bonté dans votre regard et la générosité dans vos gestes. Par ailleurs, je n'ai rien pu faire pour aider les miens, alors... si votre épopée pouvait nous présenter sous un beau jour, sous un jour touchant, alors je vous en serais d'autant plus reconnaissant. Nos peuples ne sont pas ennemis, loin de là, et je suis peiné d'imaginer que mes combattants et moi vous ayons donné l'impression de vouloir vous voler vos terres quand nous comptions seulement y installer nos enfants à vos côtés le temps de reprendre notre capitale. Vous n'êtes pas notre ennemi.
— Mais vous êtes en prison.
— Par ma propre bêtise. J'aurais dû trouver une autre manière de mettre nos enfants en sécurité. Désormais, par ma faute les miens souffrent.
— Ne vous accablez pas de reproches quand votre défaut a été de vouloir protéger les vôtres. À présent, chacun peut profiter à sa guise de nos terres. Ce pour quoi vous vous étiez battu vous a été accordé, l'Assemblée a compris qu'il valait mieux autoriser l'immigration de façon exceptionnelle plutôt que de lutter jusqu'à la mort.
— Oui... j'en suis soulagé. »
Ils furent interrompus par le bruit de la grille qui menait à cette allée. Taehyung aperçut qu'il s'agissait sans doute du responsable de la prison, occupé à discuter avec le gardien qui lui désigna le poète du menton. Le chef opina et les rejoignit. Taehyung s'était redressé pour s'incliner de façon correcte lorsqu'ils se saluèrent.
« J'ai appris que vous vouliez soigner le prisonnier...
— Oui, ses blessures ont saigné, et je souhaiterais lui changer ses bandages pour m'assurer qu'il ne risque rien. J'ai servi en tant que soldat-médecin, j'ai les compétences nécessaires. »
L'homme coula un regard impavide sur Hoseok qui le lui rendit, flegmatique.
« Très bien. Je vais préparer le prisonnier. »
Taehyung s'écarta, curieux de ce que ces mots signifiaient. Le chef passa devant lui, équipé d'une clé. Le gardien avait approché, son arme à la main en guise de menace. Son supérieur pénétra dans la cellule alors que Hoseok avait, par automatisme, reculé jusqu'au mur, bras dans le dos. Le médecin l'avait déjà examiné à deux reprises, il savait comment se tenir et ne comptait pas provoquer d'esclandre.
Le militaire lui attacha les poignets aux menottes fixées dans les pierres derrière lui. Assis de cette manière, il ne risquait pas d'attaquer Taehyung, que l'on autorisa à entrer une fois qu'il eut choisi le nécessaire dans la petite armoire dédiée aux soins.
« Mon gardien va rester tout près pour s'assurer qu'aucun mal ne vous sera fait, affirma le chef en s'en allant, mais le Tyfodonien n'est pas un prisonnier remuant, vous ne craignez rien.
— Merci beaucoup. »
L'homme repartit, et son subordonné prit sa place vers le poète qui s'agenouilla près du blessé. Il remonta son pantalon de sorte à découvrir son pansement maculé de pourpre, et il s'employa à retirer les bandes. Il vérifia que la plaie cicatrisait bien, sans signe d'infection, puis il enveloppa derechef sa jambe de gaze. Il agissait avec une douceur telle que Hoseok ne parvint pas à réprimer un frisson – que son bienfaiteur attribua au froid ambiant.
Une fois le travail achevé, Taehyung quitta la cellule, Hoseok fut détaché et de nouveau seul derrière les barreaux. Le gardien retourna à son poste.
« Merci pour votre intervention, sourit le prisonnier.
— Je vous en prie. Puis-je à présent vous poser quelques questions supplémentaires ?
— Bien sûr.
— Quel était ou est encore votre plus grand rêve ? »
Hoseok comptait parmi ces gens peu impressionnables qui ne laissaient que rarement leurs émotions refaire surface. Son calme en avait émerveillé plus d'un. Or, Taehyung possédait l'étrange capacité de le désarçonner avec une facilité presque insultante. Surpris par la question, Hoseok resta un instant muet avant de se reprendre : « À quoi cela vous servira-t-il ?
— Pour mon épopée, enfin, je vous l'ai pourtant dit...
— Oui, mais je ne vois pas l'intérêt de ce détail.
— Hoseok, plus le lecteur en saura sur vous, plus il sera simple pour lui de s'identifier à vous, de s'attacher à votre personnage comme à quelqu'un dont il connaît les plus intimes désirs. Cela passe, bien entendu, par ce dont vous rêvez, la façon dont vous réfléchissez, dont vous réagissez, etc. Comment voulez-vous vous attacher à quelqu'un dont vous ne connaissez que le physique ? Aucune connexion émotionnelle ne peut naître.
— C'est juste.
— Alors, est-ce que vous accepteriez de répondre ? Je pourrais comprendre que...
— Je rêvais de devenir comme ma mère, le coupa Hoseok. Je l'admirais plus que quiconque, et moi aussi je voulais devenir chef de mon village, un puissant chasseur aimé des siens. Je souhaitais lui prouver que je pouvais me montrer à la hauteur de l'héritage qu'elle me lèguerait, que je pourrais protéger les nôtres tout en prospérant. En fait... je pense que tout ce que j'espérais, c'était qu'elle soit fière de moi.
— Ne l'était-elle pas ?
— Si, mais je l'aimais au point que j'espérais devenir le meilleur pour elle, pour pouvoir lui dire un jour que j'étais le chef le plus puissant, que j'avais rendu notre village encore meilleur. Je voulais voir la fierté déborder de son regard, je voulais qu'elle me prenne dans ses bras en me répétant combien elle était heureuse pour moi, je... »
Les lèvres tremblantes d'émotion, les yeux voilés de mélancolie, Hoseok déglutit sans parvenir à terminer sa phrase. Son sourire léger faiblit, il se mordit l'intérieur de la joue, puis soupira. Sa voix s'était éteinte.
« Ensuite j'ai rêvé d'offrir aux miens un lieu sûr, puis j'ai décidé d'arrêter de rêver, car il faut croire que cela ne me réussit pas beaucoup...
— Je suis désolé.
— Ne vous excusez pas.
— Pouvez-vous me raconter vos plus doux souvenirs d'enfance ? »
Hoseok répondit à toutes les questions de celui qui commençait à se considérer comme son ami. Il ne s'interrompit qu'à quelques reprises quand, submergé par l'émotion, il laissa passer un instant afin de retrouver contenance, chassant du coin de son regard des larmes en train de se former.
Quand Taehyung le quitta, l'heure du déjeuner arrivait et en dépit de son durumagi, il tremblait de froid alors même que Hoseok ne semblait pas le moins du monde dérangé par les températures, déjà habitué à sa cellule. Ils se saluèrent de façon chaleureuse puis se séparèrent. Le poète était convaincu que ses futurs lecteurs ne pourraient que s'attacher au personnage de ce guerrier désespéré au vécu tragique, car lui-même, à force de lui parler, d'en apprendre plus sur lui, se sentait de plus en plus proche de Hoseok.
Une fois loin de la prison, il décida de passer voir Jungkook. Il désirait se complaire dans ses bras, au moins le temps d'une étreinte. Avec l'impression de quitter l'hiver pour retrouver la chaleur caressante du printemps, Taehyung traversa quelques rues avant d'arriver en vue de la demeure de son amant, à la porte de laquelle il frappa. Le battant s'ouvrit peu après sur un Jungkook vêtu d'une tunique et d'un pantalon, sans doute parce qu'il n'avait pas prévu de sortir tout de suite, ou du moins pas avec sa tenue de militaire – fait rare. Il sourit au poète qui le lui rendit, néanmoins son visage prit très vite un pli suspicieux.
« Compterais-tu aller à la prison ?
— J'en viens, opina l'aîné.
— N'avais-tu pas déjà recueilli tout ce dont tu avais besoin ?
— Pas tout à fait, mais j'ai obtenu beaucoup d'éléments supplémentaires ce matin, et je me sens plus inspiré que jamais !
— Très bien, dans ce cas, j'en suis heureux pour toi. Désires-tu me poser d'autres questions à moi aussi ? »
Taehyung s'étonna soudain de n'avoir en effet aucune interrogation supplémentaire pour son amant et protagoniste : Jungkook s'était sans cesse refusé à lui raconter son enfance, il ne parlait jamais de ce qui l'intéressait, de ce dont il rêvait. Le poète s'en était toujours accommodé, aveuglé par son amour, mais qu'en penseraient ses lecteurs ? Et si son beau lieutenant ne leur apparaissait que comme une coquille vide face au touchant Hoseok ?
Or, Taehyung savait que, non content de refuser d'évoquer le moindre détail sensible avec lui, Jungkook lui reprocherait en plus d'avoir abordé ce sujet qu'il lui avait déjà défendu plus d'une fois – peut-être devinerait-il qu'il avait posé ces mêmes questions à Hoseok et s'en énerverait-il. Taehyung ne souhaitait surtout pas mettre son bien-aimé en colère.
« Non, répondit-il donc, je venais simplement te proposer que l'on passe un peu de temps ensemble... et pourquoi pas du bon temps, osa-t-il d'une voix plus lascive.
— J'adorerais, mais j'ai prévu de m'entraîner avec certains de mes soldats cet après-midi.
— Oh, très bien, dans ce cas, je... »
Il s'interrompit et Jungkook et lui levèrent les yeux en reconnaissant le cri de Samran qui piquait vers eux, une missive attachée à la patte. Le lieutenant lui caressa la tête une fois l'aigle posé devant lui, et l'animal, ravi, tendit une de ses serres. Accroupi, Jungkook détacha l'étui avant de dérouler le message. Il fronça les sourcils, parcourut le papier à plusieurs reprises, et Taehyung lui demanda ce qui n'allait pas.
« Samran s'est trompé de destinataire, ce message était pour Kim Namjoon.
— Ah, et ce n'est donc pas fréquent qu'il se trompe ?
— D'habitude, non. Quand Jimin sait qu'il y a plusieurs personnes que Samran connaît au même endroit, il lui suffit de murmurer le nom de la personne à qui il souhaite que le message soit remis. Samran a une très bonne mémoire. Il n'a pas dû trouver Namjoon et s'est rabattu sur nous. Allons lui apporter sa missive. »
Jungkook enfila des chaussures, donna un morceau de viande au rapace puis partit avec son amant en direction de la demeure de Kim Namjoon. Taehyung l'accompagna sans comprendre ni pourquoi il suivait Jungkook, ni pourquoi il éprouvait tout à coup un si mauvais pressentiment.
Le lieutenant frappa à la porte. Plusieurs secondes s'écoulèrent, silencieuses, au terme desquelles les deux amis s'étonnèrent que le battant s'ouvre sur une femme dont l'âge et le visage trahissaient l'identité.
« Madame Kim, s'étonna Taehyung, tout va bien ? »
Elle paraissait avoir pleuré.
« Où est Namjoon ? demanda à son tour Jungkook.
— Mon fils a été attaqué hier matin, il est actuellement dans le coma, un médecin à son chevet.
— Bon sang, je suis désolé. Pouvons-nous parler à Seokjin ?
— Il... Il a été arrêté. C'est lui que les soldats suspectent. »
Elle semblait si bouleversée qu'ils s'excusèrent et la laissèrent retourner auprès de son fils. Elle referma dans un sanglot déchirant. Ils s'éloignèrent de la maison, puis ils échangèrent un regard perplexe, et ils surent ce que l'autre envisageait avant même de parler.
« On va le voir ? proposa Jungkook.
— Je te suis. »
Ils fendirent la ville sans lui prêter la moindre attention. Noria vivait, ses rues fourmillaient d'activité, grésillaient d'un brouhaha coutumier, fleuraient bon ce mélange d'odeurs qui les caractérisait. Jungkook et Taehyung, dans un silence tendu, approchaient de la prison quand l'aîné se décida à prendre la parole.
« Comment Seokjin a-t-il pu être accusé d'une tentative de meurtre ? C'est insensé, jamais il ne s'en prendrait à Namjoon.
— Tu les connais mieux que moi, mais du peu de fois que je les ai vus, je les aurais en effet plutôt imaginés s'embrasser que s'étriper.
— Je les connais sans doute mieux, mais tu as tout à fait raison. Ils... leur attirance crève les yeux. Je crains que ce ne soit une machination perpétrée par certains des ennemis de Namjoon. Seokjin n'était pas serein ces dernières semaines, il s'inquiétait beaucoup, et je comprends mieux pourquoi. »
Jungkook acquiesça. Il avait peu rencontré les deux hommes, en vérité il ne les avait vus qu'en présence tantôt de Taehyung, tantôt du général Park. Malgré tout, il refusait de croire que l'un ait pu causer du tort à l'autre.
Lorsqu'ils arrivèrent devant la prison, le soldat qui s'en occupait ne cacha pas sa surprise de retrouver déjà le poète, surtout accompagné du lieutenant Jeon. Ce dernier réclama à parler à Seokjin, lui en fit la description, et le militaire les conduisit au poste où ils signèrent le registre d'un geste tremblant d'empressement. L'homme néanmoins les prévint : « Kim Seokjin ne pourra plus recevoir de visites à partir de ce soir. Il persiste à nier les faits qui lui sont reprochés. »
Taehyung blêmit, une chaleur étouffante l'envahit alors que la tête lui tournait.
« Il... i-il va être interrogé, comprit-il dans un murmure.
— Oui. »
Jungkook posa une main sécurisante dans le dos de son ami en lui demandant tout bas s'il se sentait bien. Taehyung déglutit, prit une profonde inspiration et approuva. Ils descendirent dans le ventre de la Terre par ce même escalier qui, ce matin, laissait le poète indifférent et qui, à présent, lui donnait l'impression de s'enfoncer dans d'immondes boyaux.
On les conduisit dans une allée qui regroupait tous les suspects de qui le procès n'était pas encore advenu, et on leur indiqua la cellule du criminel. Taehyung s'y hâta, et quand il découvrit son ami, son souffle se coupa.
« Bon sang, Seokjin, que vous ont-ils fait ? »
Le visage tuméfié, un œil auréolé d'un hématome sombre, le jeune homme trouva la force de lui sourire.
« Taehyung, comme je suis heureux de vous voir !
— Que s'est-il passé, par Pyros ?
— Ils croient que j'ai tenté de tuer Namjoon, mais je suis innocent.
— Je le sais bien, ce que je voulais dire c'est... regardez votre visage, il... il est...
— Oh... oui. Ce sont des choses qui arrivent, soupira l'esclave en se recroquevillant – il était assis sur un matelas posé à même le sol, les genoux relevés et les bras autour ; il semblait frigorifié. Ils en avaient marre que je répète que j'étais innocent et que je voulais voir Namjoon, alors ils me l'ont fait savoir à leur manière. Mais peu importe, dites-moi plutôt : avez-vous des nouvelles de Namjoon ? On m'a dit qu'il... qu'il était entre la vie et la mort, m-mais s'il devait mourir, je... »
Il se tut, soudain bouleversé, et frémit.
« Sa mère veille sur lui, affirma Jungkook, et le médecin est à son chevet. Vous devriez plutôt vous inquiéter pour vous : ce soir, vous...
— Je sais très bien ce qui m'attend, je l'ai combattu aux côtés de mon maître, l'interrompit-il. Mais vous l'avez laissé avec pour seule compagnie celle de sa mère ?
— Et son médecin, lui rappela Taehyung.
— Alors que faites-vous ici, bon sang ! s'emporta-t-il, l'air paniqué. Vous devez retourner là-bas, il est en danger ! Celui qui s'en est pris à lui recommencera sans le moindre doute, il est peut-être déjà en chemin ! Vous devez le protéger, lieutenant Jeon, je vous en supplie, au nom de mon amitié avec le général Park, par pitié ! »
En le voyant perdre son calme pour la première fois depuis qu'ils se connaissaient, Taehyung comprit qu'il était rongé par la peur que Namjoon disparaisse pour de bon. Jungkook, imploré ainsi, ne put qu'acquiescer, lui-même tout à coup soucieux de la sécurité d'un des seuls hommes politiques qui soutenait publiquement les troupes du général Park.
« Seokjin, tout ira bien pour vous ? demanda le militaire.
— N'ayez crainte, je me prépare à ce qui m'attend, j'en connais déjà les moindres détails. Moi, je ne risque pas de mourir tout de suite.
— Courage. Nous allons protéger Namjoon.
— Merci, merci lieutenant Jeon, puisse Pyros vous accompagner. »
Quelques larmes de soulagement lui échappèrent, qui tordirent le cœur sensible du poète. Jungkook se hâta : il attrapa le poignet de son amant et tous deux filèrent, pressés de rejoindre la demeure de l'avocat qu'ils regrettaient d'avoir quitté sans réfléchir. Quand ils la regagnèrent et y frappèrent de nouveau, Jungkook jurerait que son sang était saturé d'adrénaline, quant à Taehyung, il avait les idées en vrac, incapable de remettre en ordre tout ce qui venait d'arriver. Il n'avait pas vu défiler les rues de la capitale, focalisé sur les paroles altruistes de Seokjin qui s'inquiétait peu de la torture dès l'instant où il savait son ami en danger.
Il les avait regardés partir avec soulagement, alors même que les deux jeunes gens auraient pu tenter de faire repousser son interrogatoire jusqu'au réveil de Namjoon. Or, chaque minute pouvait s'avérer mortelle pour ce dernier.
« Encore vous ? s'étonna la femme en leur ouvrant. L'état de Namjoon a été stabilisé, mais il est toujours dans le coma, vous...
— Madame, la coupa le lieutenant, nous avons des raisons de penser que votre fils est toujours en danger et que la personne qui s'en est réellement prise à lui pourrait revenir. S'il vous plaît, pourrais-je rester à ses côtés ? Je suis un ami, le lieutenant Jeon Jungkook, sous la supervision du général Park, lui aussi très proche de votre fils.
— Vous êtes un des lieutenants du général Park ? s'étonna-t-elle devant son jeune âge. E-Eh bien... si vous tenez à le veiller, alors très bien. »
Surprise mais, d'une certaine manière, convaincue elle aussi de l'innocence de Seokjin, elle laissa le duo entrer. Elle leur expliqua avoir posé ses bagages dans la chambre de bonne, à côté de celle de Namjoon, et rester à son chevet toute la journée.
« Je ne le laisse seul que pour répondre à la porte ou préparer à manger, affirma-t-elle, mais le médecin est encore auprès de lui, alors il ne craint rien.
— J'aimerais pouvoir rester jusqu'à ce qu'il se réveille, nuits comprises, déclara Jungkook. Nous ne devons prendre aucun risque.
— Il va de soi que j'accepte volontiers que mon fils soit protégé par vous, lieutenant. Merci beaucoup pour cette généreuse proposition. Voulez-vous que je vous installe un matelas dans sa chambre ?
— Non, merci, je ne compte pas dormir cette nuit.
— Très bien. Je vais préparer un peu de thé, vous pouvez aller le voir. »
Jungkook se laissa conduire jusqu'à la chambre par son amant, ce qui lui rappela sa présence.
« Taehyung, reprit-il alors qu'ils s'étaient arrêtés devant la porte de la pièce, tu devrais rentrer chez toi. Je m'en occupe.
— Namjoon est un précieux ami, je veux rester à ses côtés aussi.
— Comme il te plaira. »
Son indifférence heurta le poète, qui néanmoins n'en montra rien, conscient qu'il risquait de gêner Jungkook dans sa mission. Or, il ne s'imaginait pas rentrer chez lui, pas quand un de ses plus proches amis se trouvait entre la vie et la mort. Il se demanda un instant s'il ne devrait pas tenir compagnie à Seokjin, le soutenir en prévision de l'épreuve qu'il allait affronter, mais le connaissant, l'esclave le supplierait de veiller sur Namjoon : du fait de sa formation médicale, Taehyung pourrait se charger du blessé une fois le docteur parti – et au vu de son état, mieux valait qu'il ne soit pas laissé sans surveillance, mais sa mère avait insisté pour qu'il soit soigné à domicile.
En entrant dans la chambre, les deux jeunes gens découvrirent une pièce trop bien rangée, ce qui s'expliquait de toute évidence par le stress qu'avait dû vivre Seokjin, qui s'était occupé à sa façon en attendant le retour de son maître la veille. Namjoon était étendu dans son lit, le drap remonté jusqu'au haut de son torse, habillé d'une tunique légère. Les yeux clos, il respirait de manière paisible.
« Qui êtes-vous ? s'enquit le médecin à son chevet.
— Lieutenant Jeon Jungkook, se présenta le premier, je suis venu assurer la sécurité du blessé.
— Kim Taehyung, j'ai une formation médicale, je veillerai sur lui durant votre absence.
— Parfait, se réjouit l'homme en se levant pour leur serrer la main. Monsieur Kim s'en sort bien, il aurait pu être tué dans les minutes qui suivaient l'attaque : je pense que l'assassin visait l'estomac, auquel cas il n'aurait pas survécu vingt minutes. Par chance, la blessure, quoique profonde, guérira. Ma collègue l'a recousu après s'être assuré qu'aucun point vital n'avait été endommagé, et depuis que je le surveille, l'état de monsieur Kim présente une nette amélioration : sa respiration est devenue plus légère, sa cicatrice est propre, ne présente aucun signe d'infection, et je suis convaincu qu'il devrait nous rejoindre dans quelques heures.
— Vous pensez qu'il sortira du coma aujourd'hui ?
— Oui, il a déjà rouvert les yeux un peu avant votre arrivée, mais il s'est rendormi aussitôt. C'est un battant.
— Si vous n'êtes pas là quand il se réveille, comment voudrez-vous que j'agisse ? s'enquit Taehyung.
— Il faudra le ménager, y aller en douceur, et surtout l'empêcher de bouger. Il ne doit pas quitter le lit, la cicatrice est récente et sûrement douloureuse. J'ai laissé sur la table de chevet de quoi apaiser la douleur, voyez. »
Le jeune homme tourna la tête vers le meuble sur lequel se trouvaient plusieurs petits flacons. Il acquiesça.
« Il pourra en prendre un entier, indiqua le médecin, cela devrait le calmer jusqu'au retour de ma consœur demain matin.
— Très bien. Autre chose ?
— Non, rien d'autre. Éviter de bouger, se reposer, et prendre les médicaments que j'ai laissés pour lui, voilà qui devrait suffire à le remettre sur pied. »
Taehyung approuva, quant à Jungkook, il ne put s'empêcher de rapprocher les capacités de guérison de Namjoon et Yoongi. Ce dernier s'était révélé d'une résistance hors-norme, sans doute preuve du fait qu'une grande magie coulait dans son corps. Les Arixiens par chance avaient conservé une capacité de guérison importante, bien qu'incomparable à la sienne.
Jungkook prit une chaise et s'installa vers le malade, de sorte à surveiller aussi bien la porte que la fenêtre. Si quelqu'un devait tenter de s'introduire ici pour finir le travail, il serait là pour l'arrêter. Taehyung pour sa part resta debout près du lit, le regard fixé sur son ami qu'il n'avait presque jamais vu souffrant, et dont il n'aurait jamais imaginé qu'un jour sa vie ne puisse tenir qu'à un fil. Soulagé cependant de savoir qu'il s'en remettrait, il sentait son cœur se calmer enfin. Une douleur lancinante comprimait encore sa poitrine, mais elle faiblissait à mesure qu'il observait son visage tranquille.
Pourvu que Seokjin tienne le coup...
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La nuit tombait peu à peu sur Noria, voilant d'une noirceur d'encre un ciel déjà couvert qui n'en sembla que plus menaçant encore. Madame Kim avait placé dans la chambre de son fils un matelas au sol, sur lequel était assis Taehyung, qui avait réussi à convaincre son amant de s'installer tout contre lui pour surveiller la pièce. Le poète somnolait, paisible, la joue contre l'épaule de son cadet qui s'était plongé dans ses pensées pour occuper ces longues heures d'ennui.
Un grincement à peine perceptible le tira de ses rêveries. Il se tendit, soudain immobile, aux aguets, le souffle coupé pour appréhender au mieux tout ce qui l'entourait. Un nouveau bruit attira son attention sur la fenêtre, qu'il fixa comme un prédateur sur le point de bondir.
Jungkook, dans un réflexe admirable, enroula un bras autour de la taille de son amant qu'il serra contre lui avant de se jeter sur le matelas. Un poignard jaillit, fracassant la vitre sur son passage, et se logea à l'endroit exact où se trouvait un instant plus tôt le visage du militaire. Taehyung, réveillé par le choc, poussa une plainte de souffrance que le soldat ignora : déjà il se relevait et tirait d'une de ses bottes une petite lame qu'il lança à travers la pièce. Elle franchit le cadre de bois orné de débris de verre, et un gémissement de douleur retentit.
Jungkook se précipita à la fenêtre à travers laquelle il découvrit un cadavre étendu dans la rue, son couteau planté dans le front. L'homme était d'une stature impressionnante, tout de noir vêtu. Jungkook ne distinguait pas les traits de son visage, mais cet inconnu n'appartenait de toute façon pas à l'armée, inutile de chercher à l'identifier.
« Q-Que s'est-il passé ? balbutia Taehyung tandis qu'il se relevait en se frottant la nuque.
— L'assassin est bel et bien revenu... mais c'était la dernière fois.
— Quelle heure est-il ?
— Pas tard, la nuit vient à peine de tomber. »
La porte de la pièce s'ouvrit à la volée sur une femme paniquée.
« Par Pyros, que s'est-il passé ici ?
— Tout va bien, la rassura Jungkook d'un ton posé, nous avons neutralisé celui qui a cherché à s'en prendre à votre fils. Je vais aller voir si je peux trouver quelque chose sur le corps. »
Il quitta la demeure sous les regards éberlués des deux spectateurs. Au même moment, un profond soupir retentit, et tous deux firent volte-face pour observer Namjoon, qui se mit à remuer faiblement, les yeux toujours clos. Sa mère se précipita à son chevet, attrapa sa main avec un empressement mêlé de douceur, et la lui serra.
« Namjoon, je suis là, je prends soin de toi. Tu m'entends ? Tout va bien, tes amis sont ici, tu ne risques plus rien. »
Taehyung approcha, jeta un regard aux médicaments qu'il devrait inciter son aîné à prendre, puis se concentra sur ce dernier qui réussit à ouvrir un court instant les paupières. Terrassé par la fatigue, il peinait à reprendre pied. Plusieurs minutes passèrent pendant lesquelles il s'accrochait à la réalité grâce à la main de sa mère dans la sienne. Il reprit un peu connaissance, assez pour demander ce qui était advenu d'une voix pâteuse. Sa mère lui donna d'abord un peu d'eau, puis lui résuma les évènements récents. Namjoon ne parut pas comprendre, il demeurait inerte. Puis il réussit à parler de nouveau.
« Seokjin...
— Il est derrière les barreaux, déclara Taehyung, accusé de votre tentative de meurtre. Il nie... il persiste à nier. »
Namjoon resta immobile quelques secondes de plus, après quoi il commença à s'agiter, parvenant enfin à sortir de sa léthargie. Il fixa son regard effrayé sur son ami.
« Comment ? Il... il a été accusé ?
— Oui, répondit à son tour sa mère, le couteau utilisé a été retrouvé près d'ici, et il semble que tu avais... ajouté une clause à ton testament dont nous ne savions rien...
— Par Pyros, quels imbéciles ! jura Namjoon en essayant de s'assoir.
— Stop, ne bougez surtout pas, l'arrêta Taehyung. Vous ne devez pas...
— Il faut absolument le sauver ! Nous devons... aïe, bon sang !
— Prenez cela, le médecin a affirmé que vous souffririez moins ainsi. »
Namjoon avala la fiole d'un trait, et alors qu'il s'apprêtait à reprendre la parole, le lieutenant Jeon entra. Il parut à peine surpris de voir le blessé réveillé et en train de gesticuler. Il lança sur son lit un objet dont l'obscurité ne dévoilait que la petite silhouette ronde qui tinta en atterrissant près de Namjoon. Le jeune homme observa à la lumière de la lune ce qui s'avéra être une bourse fermée par un cachet qui représentait un bouclier sur lequel apparaissait un aigle aux ailes déployées. Ses yeux s'écarquillèrent.
« L'homme qui a cherché à vous tuer portait ceci sur lui, affirma le lieutenant en avançant. Reconnaissez-vous ce sceau ?
— Bien sûr, opina Namjoon, j'ai vu de nombreuses fois la bague qui permet de l'apposer. »
Il leva un regard obscurci par la détermination sur Jungkook.
«Lieutenant Jeon, nous devons tout de suite nous rendre dans la prison où l'onretient mon esclave. »
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