Chapitre 26

« Les Élémentaires craignent à présent les sorciers : que deux yeux d'un bleu glacé apparaissent au milieu d'une foule, et la panique la gagnera aussitôt. Or, la peur est notre ennemie, elle nous tétanise, nous empêche d'agir contre ceux qui nous regardent de haut et projettent de nous asservir. Céder à la terreur, c'est céder aux mages, et accepter qu'ils deviennent nos maîtres. »

– Jang Jinwha, discours prononcé devant l'Assemblée des Cinq Peuples le 13 juin 712


Voilà quatre jours que Yoongi, Jimin et ses six soldats voyageaient ensemble. Ces derniers avaient osé, la veille au soir, autour du feu, poser des questions au Phénix qui avait répondu à celles qu'il ne considérait pas comme sensibles. Il leur avait raconté quelques détails de sa jeunesse et de sa fonction au sein de son peuple, et bien sûr, à la demande générale – approuvée par Jimin –, il avait montré quelques sorts qu'il maîtrisait.

Jimin avait exigé qu'en échange de cet instant de partage, chacun garde le secret sur l'identité de Yoongi. Oui, il en parlerait, les lieutenants d'ailleurs savaient déjà. Pour ce qui était des troupes en revanche, il déciderait lui-même du moment opportun pour cette annonce importante.

Ainsi, ce jour-là, tandis qu'ils chevauchaient, le chef prévint son ami : s'ils continuaient à ce rythme, ils arriveraient en fin d'après-midi au petit village qu'il avait évoqué. Yoongi sortit son morceau de charbon de sa poche. Il passa les minutes qui suivirent à assombrir ses cheveux, sous les yeux émerveillés des autres auxquels il ne prêta pas la moindre attention.

Il était concentré sur la nature qui défilait autour de lui, rêveur. Il avait déjà apprécié leur premier périple au cœur du territoire arixien, mais longer la Nabacea lui procurait une sensation différente, et il se surprit à constater qu'il adorait découvrir de nouveaux paysages. Peut-être avoir vécu toute sa vie au même endroit à lire des histoires qui se déroulaient ailleurs l'avait-il influencé. Quoi qu'il en soit, cette vallée paisible où les trilles des oiseaux se mêlaient au charroi de l'eau lui apportait une quiétude qu'il ne saurait qualifier.

Il fouillait du regard le fleuve, au fond duquel il se demanda s'il pourrait distinguer des poissons, ou bien des algues. Dans la petite rivière qui coulait à quelques centaines de mètres de son village, la profondeur pouvait atteindre deux mètres en hiver et redescendait en général un peu l'été, de sorte que l'on pouvait s'y baigner. Son courant, faible, ne dérangeait pas, en revanche son lit était tapissé de pierres parfois coupantes : il fallait porter des chaussures.

Les profondeurs de la Nabacea étaient-elles constituées de roches ou de terre ? Il ignorait pourquoi, mais cette question prit une telle importance pour lui qu'il la posa au général.

« Je crois que c'est surtout de la terre, en revanche dans les collines de Brynel – les montagnes du camp n° 5 en marquent la délimitation, ce sont les plus hauts sommets de ces reliefs –, j'imagine que c'est un peu plus rocheux. »

Yoongi opina, et Jimin le toisa en silence, dans l'attente de la poursuite d'un dialogue qui avait cessé.

« Pourquoi cette question ? Vous intéresseriez-vous à l'hydrographie ?

— Pas en particulier, je voulais simplement savoir. »

Le cadet comprit qu'il valait mieux ne pas insister : cette information pouvait lui tenir à cœur pour diverses raisons, ou bien s'agissait-il bel et bien de curiosité. Peu importait.

Yoongi scruta les environs, couverts d'herbe fraîche à l'odeur ténue et d'arbres dont la sève produisait une fragrance plus franche. Après un hiver rude, la nature se révélait dans toute sa splendeur, formant des ramées drues qui rendaient le paysage sublime. Yoongi ne se lassait pas de cette beauté. Il remarqua d'ailleurs que le fleuve, large plus en amont, rétrécissait peu à peu à mesure qu'ils le longeaient. Son grondement était devenu un chuchotis apaisant.

Comme prévu, alors que le soleil déclinait, ils arrivèrent en vue d'un hameau de quelques centaines d'âmes. Les maisons de pierres aux toits de chaume dégageaient un charme qui plut aussitôt à Yoongi en lui rappelant son propre village en dépit des nombreuses dissemblances. Un moulin était situé le long de la Nabacea, sa roue à aubes tournait au ralenti près d'un barrage qui laissait s'écouler la rivière.

Tout semblait calme, peu de gens circulaient dans les rues, et ceux qui s'y trouvaient lorgnèrent les soldats du coin de l'œil. Le Phénix, mal à l'aise, tenta de ne pas leur accorder d'attention. Il préféra se concentrer sur le sol constitué d'un gravier qui roulait sous les pas des chevaux.

Ils s'arrêtèrent devant un bâtiment plus large que les autres et doté d'une écurie. Deux adolescents, un garçon et une fille, s'en occupaient en discutant ; ils se turent en entendant les visiteurs arriver et les toisèrent un court instant avant d'afficher un sourire affable.

« Bonjour messieurs dames, avez-vous besoin d'une petite nuit de repos ?

— Avec plaisir, approuva Jimin en descendant de sa monture. Pouvons-nous vous confier nos précieux chevaux ?

— Ils seront chouchoutés, opina le garçon.

— Dorlotés, ajouta la fille.

— Vous les retrouverez en pleine forme.

— Parfait, » s'amusa le général en leur tendant la bride de son destrier.

Les soldats imitèrent leur chef, puis tous entrèrent dans l'auberge. À cette heure, on commençait tout juste à y servir le dîner : ils furent accueillis par une odeur savoureuse de viande en sauce relevée d'épices, et de légumes sautés. Yoongi la huma en se mordant la lèvre inférieure pour éviter qu'un sourire trop large ne trahisse son appétit féroce. Il avait si hâte de manger autre chose que du pain sec et des baies encore trop acides cueillies en chemin !

Le serveur s'immobilisa à leur entrée et, après un simple coup d'œil, leur offrit un geste amical.

« Général Park ! Quel plaisir de vous voir ici, comment allez-vous ?

— Très bien, et vous-même ?

— Tout aussi bien. Des nouvelles à propos des rixes constatées le long des frontières sawaï ? »

Jimin connaissait les lieux mieux que quiconque : chef d'un campement installé à quelques heures seulement de là, il était passé plus d'une fois par cet établissement qui proposait à des prix bas des chambres confortables et un repas savoureux.

Le gérant face à lui était venu à plusieurs reprises s'enquérir des nouvelles : situé à la frontière en effet, ce hameau appartenait jadis aux Sawaï, alors même que sa localisation, sur la rive ouest du fleuve, en faisait un territoire arixien. Ce différend avait provoqué quelques escarmouches, et pour éviter la guerre à une époque où les Arixiens s'avéraient bien plus redoutables que leurs voisins, ces derniers leur avaient cédé le village en réclamant une somme d'argent en échange, arrangement que les deux empereurs avaient accepté. Pas étonnant, donc, que l'on s'inquiète ici de plus en plus des tensions remarquées entre les deux États.

« Quelques-unes, soupira le général, mais rien de très précis pour le moment. Je voudrais d'ailleurs m'entretenir avec votre chef, est-elle dans sa maison ?

— À cette heure, je pense que oui. Elle en sort surtout en milieu de journée, quand il fait le plus chaud et qu'il serait regrettable de ne pas se promener au lieu de travailler.

— Très bien, merci beaucoup. Soldats, vous avez quartier libre, je pense revenir d'ici une demi-heure environ. Nous dînerons ensemble, si vous le voulez bien. »

Chacun approuva, et le général régla d'avance les huit repas et les dortoirs – deux de quatre lits – avant de s'en aller le premier. L'aubergiste indiqua au groupe quelles chambres ils occuperaient, et les soldats partirent s'y reposer après avoir décidé de leur répartition. Yoongi, peu enclin à se retrouver dans une pièce avec deux parfaits inconnus curieux à son sujet, choisit de profiter du coucher de soleil pour observer le village sous des lueurs pastel.

Il avança sans savoir vers où il se dirigeait, désireux seulement de laisser ses pas le guider et son esprit rêvasser. Très vite en revanche, il quitta ses songes en remarquant le bruit de l'eau : il s'était approché du moulin, à l'extrémité du petit bourg. Il l'étudia de loin puis remonta le cours de la Nabacea en s'imaginant s'y baigner : étroit et surtout peu profond, il était ici envisageable d'y plonger pour s'y rafraîchir un peu. L'éclat miroitant de l'onde l'amena même à se demander si Hiemis n'avait pas elle-même illuminé cet endroit de son pouvoir. Sans réfléchir, il y lança un petit caillou qui disparut dans une myriade d'encyclies qu'il trouva fascinantes.

Les personnes qui croisaient son chemin, Yoongi ne leur adressait pas un mot. Il préférait s'enfermer dans sa bulle comme dans un cocon de protection contre les jugements extérieurs et les possibles dangers que cela représentait pour lui et le secret de son identité.

Il frémit à l'idée qu'au vu des lois, n'importe qui pouvait réclamer à ce qu'on l'emprisonne afin de ne pas mettre les Élémentaires en danger. Son estomac lui parut soudain chamboulé, et il jeta autour de lui un regard soucieux, que rencontra un homme à l'armure sommaire mais qui s'avérait équipé d'une épée d'apparence redoutable. Le soldat fronça les sourcils.

« Qui es-tu ? lança-t-il en tendant son arme vers lui. Que fais-tu ici ?

— Je... je me promène, pourquoi ? s'alarma aussitôt Yoongi en reculant.

— Tu m'as l'air suspect, ton visage traduit ton trouble. Quelle est la réelle raison de ta présence ?

— Je rejoins le campement plus au nord, alors... on fait une halte ici, c'est tout.

— Je n'aime pas beaucoup que l'on se moque de moi : toi qui es vêtu comme les soldats de l'Empire, pourquoi paniquer devant un homme comme moi, simple protecteur d'un petit village ? Que caches-tu ? »

Il avança, Yoongi recula, le cœur au bord des lèvres, le corps soudain bouillant d'une chaleur qui traduisait sa peur. Il ignorait s'il avait blêmi ou rougi, mais en le fixant, son interlocuteur parut plus suspicieux encore. Menaçant, il continuait d'approcher.

« Rien, je le jure, » affirma le Phénix en levant les mains devant lui.

Arrivé au bord de l'eau, incapable de s'éloigner davantage, il envisagea un instant d'immobiliser l'homme pour s'enfuir avant d'y renoncer : il comprendrait qu'il était à l'origine de ce maléfice, il l'accuserait de magie illégale.

Il se recroquevilla contre un panneau qui indiquait l'entrée du village, à côté de lui, et l'inconnu se figea à un mètre seulement de lui. Trop près, pour Yoongi qui supportait mal toute proximité physique.

« Vous vous méprenez, reprit-il, je voyage avec... »

Un éclat métallique illumina soudain la vision périphérique de Yoongi qui s'interrompit, figé par la peur. Il comprit que ce phénomène n'était pas dû à un quelconque mouvement de son interlocuteur quand ce dernier bondit en arrière alors que dans le panneau de bois près d'eux se fichait une étoile d'acier que le Phénix reconnut sur-le-champ.

« Que se passe-t-il ici ? tonna une voix féminine tandis que des pas s'approchaient.

— Chef ! se ressaisit son bras armé. Je vérifiais juste que cet homme ne vous voulait aucun mal, il traînait dans les parages et semblait...

— Cet homme voyage avec moi, le coupa un timbre masculin bien plus sombre, baissez immédiatement votre lame si vous ne voulez pas goûter à la mienne. »

Yoongi sentit toute sa peur s'évaporer en voyant arriver Jimin, accompagné par une femme d'une quarantaine d'années et vêtue d'une chemise blanche avec un pantalon de toile beige ample serré aux chevilles. Ses cheveux bruns dans lesquels s'éparpillaient quelques rares mèches décolorées étaient retenus par un ruban pour former une queue de cheval soignée qu'elle portait avec une élégance qui rappela au Phénix sa précieuse sœur. Sur son visage se lisaient sa sagesse, son calme olympien, et sa juste sévérité. Ses rides, peu marquées à cet âge, embellissaient ses traits émaciés. D'une carrure élancée – elle mesurait la taille de Jimin –, la chef du village paraissait dominer la scène qui se déroulait sous ses yeux d'un noir profond.

Le soldat, stupéfait, baissa son arme puis s'inclina devant l'Arixien.

« Général Park, pardonnez-moi. J'ignorais qu'il était des vôtres.

— Il vient de prendre son service, affirma la femme, soyez clément avec lui, il ignorait que vous étiez de passage ici.

— À moins de faits avérés de violence envers des innocents, aucun citoyen n'est autorisé à menacer un des soldats de l'empereur, les sermonna Jimin.

— Et il s'en est excusé, il a retenu la leçon.

— Bien. Dans ce cas, l'incident est clos. »

Jimin alla récupérer son étoile métallique qu'il rangea dans l'étui à sa ceinture, et il adressa un sourire innocent à Yoongi avant de se retourner vers la chef du hameau.

« Ce fut un plaisir de vous revoir, merci pour cet entretien.

— Merci à vous de protéger les nôtres. Passez une agréable nuit ici. »

Chacun s'inclina – Yoongi de façon mécanique, encore secoué par les évènements – puis ils se séparèrent. La dirigeante repartit en direction d'une charmante maison avec le garde qui s'excusait tout bas, et le Phénix suivit son ami qui regagnait l'auberge. Une fois à bonne distance, il soupira.

« Vous semblez doué pour vous faire remarquer, même quand vous souhaitez passez inaperçu.

— J'en ai l'impression aussi, marmonna Yoongi.

— Il ne vous a causé aucun souci, j'espère.

— Aucun, vous êtes arrivé à temps.

— Il me semblait avoir entendu des éclats de voix, inhabituels dans un village pareil à cette heure-ci.

— Votre intuition m'impressionnera toujours.

— J'en suis fier. Mais dites-moi, pourquoi vous promener alors que vous n'appréciez pas de rester seul dans des lieux inconnus ?

— Parce que je préfère rester seul en des lieux inconnus que dans une pièce avec des soldats que je connais à peine.

— Vous savez, j'ai sélectionné les personnes les plus discrètes et honnêtes que je connaisse pour nous accompagner. Je ne pense pas qu'ils vous auraient ennuyé.

— Je n'en doute pas. Je suis juste... mal à l'aise, avec d'autres que vous.

— Vraiment ? s'étonna Jimin. Je vous sais réservé, mais... eh bien, je crois que je suis un peu flatté de savoir que me présence ne vous déplaît pas.

— Elle me rassure, souffla le Phénix sans relever les yeux des gravillons. J'ai compris que vous ne me feriez pas de mal.

— Je suis heureux d'avoir obtenu votre confiance, Yoongi. Elle m'est précieuse, et c'est en nous entraidant que nous gagnerons cette guerre. »

Lorsqu'ils rejoignirent l'auberge, les six soldats de Jimin se trouvaient déjà attablés avec, devant eux, un broc d'eau dont ils se resservaient en discutant de façon joviale. Habillés de leurs vêtements de nuit – l'armée fournissait une tunique sans manches et un pantalon léger qui pouvaient aussi faire office de tenue d'intérieur –, ils tournèrent des visages radieux vers les nouveaux arrivants qu'ils invitèrent à s'installer avec eux.

« Nous allons nous changer d'abord, refusa Jimin avec politesse, nous revenons au plus vite, nous aussi mourons de faim. »

Ils se hâtèrent à l'étage où ils entrèrent dans une première pièce, dont les quatre lits étaient occupés par un tas d'acier et de cuir, les armures des soldats qui s'y étaient installés. Ils prirent donc la chambre d'à côté, où deux matelas encore vides les accueillirent. Une fois changés, ils rejoignirent leur groupe, et le patron ayant remarqué le retour de son client, il apporta presque aussitôt un plateau orné d'amuse-bouches.

Il s'agissait de petites tranches de pain garnies de différentes mousses dont les odeurs délicieuses se mélangeaient et montaient déjà aux nez des affamés.

« Ici de petits toasts au fromage et herbes locales, là avec une mousse de légumes et quelques miettes de poissons fraîchement pêchés, et ici enfin avec un confit d'oignons et du canard. Bon appétit, messieurs dames. »

Il fut remercié à plusieurs reprises pour son service impeccable, et dès que leur supérieur eut attrapé un hors-d'œuvre, les militaires s'en donnèrent à leur tour à cœur joie. Les sourires des gens qui l'entouraient déridèrent Yoongi qui, après quelques minutes à peine, se détendit et osa manger à sa faim en dépit des tables qui se remplissait autour d'eux et des individus qui s'intéressaient à leur groupe qu'ils toisaient parfois sans discrétion. Jimin, de toute façon, était là pour le protéger quoi qu'il advienne.

Les discussions allaient bon train, on plaisantait à propos de choses et d'autres, et quand un bretteur adressa à une de ses camarades une remarque sur son âge, celle-ci répliqua avec un regard brillant de défi.

« Je n'ai que dix-neuf ans, certes, mais fais attention, j'en ai mangé des bien plus coriaces que toi.

— Oh, Aena devient violente, rit sa voisine – et Yoongi put enfin mettre un prénom sur celle qu'il considérait depuis leur départ comme la femme à la naginata.

— Vous êtes bien trop enclins à vous moquer des personnes plus jeunes que vous, poursuivit Aena sans lâcher du regard le vétéran qui la taquinait. Chaque jour au camp j'entends de nouvelles recrues être rabrouées pour un oui ou pour un non, et la plupart du temps pour des faits qui ne seraient pas reprochés à des militaires plus vieux. De la jalousie, peut-être ? Vous enviez nos traits délicats et notre peau dénuée d'imperfections ?

— L'envier ? Pas spécialement, répliqua l'homme en la toisant avec malice. En revanche, si je pouvais au moins la toucher, tu ferais de moi un homme heureux.

— Tu ne seras pas à la hauteur, mon pauvre, j'ai déjà entendu bien des conversations à ton sujet, et les nuits avec toi ne semblent pas très palpitantes. Le combat m'apporte bien plus de frissons. »

La tablée pouffa.

« Ma foi, tu es bien cruelle pour une si jeune femme, se désespéra-t-il sans se départir de son humour.

— Tu n'es pas le premier à me le dire. D'ailleurs, pour en revenir au sujet premier de cette conversation, sache qu'à peine trois jours après mon arrivée au camp, un vétéran a osé me critiquer à propos de mon entraînement : il trouvait que je ne m'exerçais pas assez par rapport à lui qui, à mon âge, avait les mains en sang à force de serrer la poignée de son jingum. J'ai rétorqué que s'épuiser ainsi ne servait à rien, et que des études menées à Noria avaient prouvé que s'entraîner moins mais mieux était beaucoup plus bénéfique.

— Qui était-ce ? Qu'a-t-il répondu ? lui demanda sa voisine, suspendue à ses lèvres.

— C'était ce stupide Nur. Il a répondu que la jeune génération était fainéante et cherchait à se trouver toutes les excuses possibles pour déserter la cour avant la fin de l'après-midi, afin d'aller boire et baiser au plus vite. Et puis, comme si les dieux l'avaient entendu, nous avons dû partir au combat deux ou trois semaines plus tard... et en pleine bataille, alors qu'il était en mauvaise posture, je l'ai sauvé puis ai vaincu sous son regard éberlué trois ennemis à la fois. Le soir même, il m'a présenté ses excuses.

— La jeunesse est la meilleure ! » proclama en riant un épéiste de l'âge d'Aena.

Cette dernière tourna sur lui un regard amusé autant qu'intéressé. Yoongi lut dans ses prunelles un désir dont il supposa qu'une fois isolée du reste du groupe, elle s'emploierait à l'assouvir, car une émotion identique illuminait les iris sombres du soldat qui ne se lassait pas de l'observer depuis de longues minutes.

Le Phénix redirigea son attention sur Jimin, qui suivait la conversation, le visage rieur. Ses yeux plissés et son sourire qui relevait ses pommettes lui donnaient l'air plus jeune, et Yoongi loucha sur ses lèvres sans même s'en apercevoir. À ce constat, il se morigéna en silence : bon sang, comment pouvait-il agir de façon si licencieuse alors même qu'ils se trouvaient aux portes de la guerre, profitant d'une simple pause entre deux bains de sang ! Comment osait-il s'abandonner à de telles fantaisies quand tant de gens autour de lui souffraient ?

Pourtant, impossible de nier l'attirance née depuis plusieurs jours déjà et qui revenait parfois le ronger : Jimin lui plaisait, son corps l'avait séduit, et s'il ne le connaissait pas encore assez pour avoir développé de quelconques sentiments amoureux pour lui, il s'imaginait bien s'offrir auprès de lui une nuit comme en vivraient sans doute bientôt Aena et le charmant épéiste.

À la seule idée de se donner au général arixien, Yoongi éprouva une sensation de nausée. Un relent désagréable escalada son œsophage, et il écarta la main qu'il tendait vers un des derniers amuse-bouches du plateau. Sa mine soudain écœurée surprit Jimin qui chercha son regard alors que le Phénix avait baissé le sien sur ses genoux afin de se reprendre.

Il était gardien des savoirs de son peuple, il avait appris le mal que les Élémentaires leur avait infligé des décennies durant, les blessures incapables de cicatriser qui avaient failli détruire les siens... et voilà qu'il se rêvait dans un lit avec un des plus hauts gradés d'Arixium – un Arixien, par Pyros, le peuple jadis le plus impliqué dans leur descente aux enfers !

« Yoongi, murmura Jimin alors qu'un soldat face à eux se récriait contre une quelconque supériorité des néophytes sur leurs aînés, tout va bien ? Vous avez pâli, que se passe-t-il ?

— Je... non, tout va bien, je me sens simplement fatigué. Je pense que je vais aller me coucher.

— Attendez au moins le plat principal, non ? Il ne devrait plus tarder. »

Les dernières entrées avaient été avalées à l'instant.

Yoongi agita la tête de droite à gauche en repoussant sa chaise, provoquant l'incompréhension de son cadet.

« Votre tête vous fait souffrir, n'est-ce pas ? tenta-t-il encore à voix basse. Dois-je vous raccompagner à la chambre ?

— Non, non, surtout pas. Enfin... je veux dire, non, restez ici, profitez du repas. »

Les sourcils froncés, le général observa son ami se redresser, présenter ses excuses à leur petit groupe et filer en direction de leur chambre. Un silence soudain s'abattit sur les Arixiens qui le surveillèrent, perplexes, tandis qu'il grimpait les marches.

« Ai-je dit quelque chose qu'il ne fallait pas ? s'inquiéta le dernier qui avait pris la parole.

— Je ne pense pas. Il lui arrive parfois de... de trop penser, disons. Je crains en revanche qu'il n'ait pas beaucoup mangé et ne se sente mal demain.

— Il suffit de demander à ce que son dîner lui soit apporté dans la chambre, proposa Aena. Cela doit pouvoir se faire, non ? »

Jimin acquiesça en silence, son attention fixée sur la porte que le Phénix avait refermée derrière lui.

À peine Yoongi eut-il claqué le battant qu'il le regretta – mais les clameurs qui assourdissaient la salle avaient sans doute étouffé le boucan produit. Désireux d'oublier sa réaction vive que les autres ne comprendraient pas, il décida de se coucher, comme annoncé un peu plus tôt : il se prépara en quelques minutes puis s'allongea sous les couvertures chaudes. Il se détendit tout à coup, savourant le confort d'un véritable matelas capable d'épouser la forme de son dos.

Dans un soupir de bien-être, il remonta la couette jusqu'à son nez et sentit enfin son sourire refaire surface... peu de temps néanmoins, car il le perdit quand il entendit deux faibles coups frapper.

« Yoongi ? Puis-je entrer ? » demanda Jimin à voix basse

Son ami ne répondit pas, préférant laisser croire qu'il était assoupi. Or, après un mois, le général le connaissait de mieux en mieux, si bien qu'il baissa la poignée malgré son silence et poussa avec délicatesse la porte qu'il referma sans un bruit. Yoongi feignait de dormir, mais son agitation le trahissait.

« Je sais que vous ne dormez pas : quand vous vous inquiétez ou que vous réfléchissez à des affaires fâcheuses, vous êtes incapable de vous endormir.

— Si, je dors, protesta le Phénix sans rouvrir les paupières.

— Dans ce cas je vais juste poser votre dîner sur votre table de chevet, au cas où votre crise de somnambulisme vous donnerait un petit creux.

— C'est très gentil d'y avoir pensé, je vous en remercie. »

Jimin traversa la chambre, dont les lits se trouvaient aux quatre coins, chacun flanqué d'une table de chevet. Une grosse armoire, contre un mur, faisait face à une commode. Bien que sommaire, la pièce n'en demeurait pas moins agréable, et la fenêtre donnait sur un vallonnement éclairé par la lumière timorée d'un croissant de lune.

Le général posa près de Yoongi un bol rempli d'une viande à l'odeur alléchante avec quelques accompagnements rassasiants. Il y laissa aussi une cuillère, et alors que son aîné avait espéré qu'il parte ensuite, Jimin s'assit au bout de son lit.

« Dites-moi ce qui vous tracasse.

— Pourquoi voulez-vous le savoir ? renâcla-t-il.

— Parce que vous avez tendance à vous braquer pour des raisons parfois stupides, et que dans ces cas-là, le seul moyen de vous aider à avancer est de vous faire cracher le morceau.

— C'est tout à fait faux.

— Que se serait-il passé si je n'avais pas découvert votre nature par accident ? Serions-nous en route pour déclarer à guerre à Sawa ? »

Yoongi garda le silence. Si Jimin n'avait jamais appris qu'il était Phénix... peut-être n'aurait-il pas mis tout ce qu'il pouvait en œuvre pour marcher sur Hurna. Peut-être aurait-il cherché un moyen de retrouver sa sœur sans comprendre qu'il devait sauver un peuple entier, et peut-être aurait-il donc échoué, car il n'aurait pas mesuré la gravité de la situation.

« Je suis désolé, souffla-t-il en s'asseyant en tailleur sur son lit.

— Ah, vous voilà réveillé ? le taquina Jimin.

— On dirait bien.

— Alors dites-moi : qu'y a-t-il ? Pourquoi avoir quitté la table alors que vous sembliez prendre du plaisir auprès de nous ?

— Là est tout le problème, soupira-t-il.

— Je ne comprends pas...

— Vous êtes nos ennemis, et moi, alors que je suis le mieux placé pour vous haïr, alors que je connais notre passé commun, je passe un bon moment à vos côtés et m'intègre peu à peu parmi les Arixiens.

— Je suis votre ennemi ? fit mine de s'étonner le général.

— Non, pas vous en particulier.

— Aena est votre ennemie ?

— Mais non, enfin, vous savez bien de quoi je parle ! se plaignit Yoongi en enfonçant son visage entre ses mains.

— Mon ancêtre est l'ennemi de votre ancêtre ?

— Exactement !

— Et ?

— Et je ne peux pas être votre ami après ce que les Aigles ont infligé aux Phénix !

— Pourquoi ?

— Vous avez tué les nôtres !

— J'ai tué des Phénix ?

— Jimin, je suis très sérieux.

— Alors je le serai aussi : vous me parlez d'évènements terribles, certes, mais d'évènements qui datent de cinq siècles. Les Arixiens ne sont plus les Aigles, aucune personne ayant martyrisé les vôtres n'est en vie. Plus rien ne nous rattache à ce passé, si ce ne sont des textes archaïques qui n'intéressent plus personne de nos jours. Ce n'est pas parce que vous êtes un gardien des savoirs que vous devez rester bloqué dans ce passé dont vous avez tout appris. Vous voulez mon avis ? Rester aussi fermé à des gens qui vous ouvrent les bras sous prétexte qu'il y a cinq cents ans, leurs ancêtres ont fait souffrir les vôtres, c'est stupide. Il s'agit là d'une rancœur qui dépasse l'entendement et qui n'a pas lieu d'être, car aujourd'hui, ce sera peut-être elle votre ennemie, pas nous.

« Nous, Yoongi, nous sommes décidés à combattre pour les Phénix, pour sauver la vie aux vôtres. Nous n'agissons pas pour racheter nos ancêtres, car nous n'avons rien à voir avec eux. Je suis sincèrement désolé pour tout ce qu'ont pu faire ces imbéciles qui avaient peur de vous au point de vouloir faire disparaître votre peuple, mais je ne supporte pas que vous me compariez à eux. Je ne vous ai jamais menacé, je ne vous ai jamais discriminé en dépit des lois que vous savez toujours en vigueur aujourd'hui, alors j'apprécierais que vous aussi acceptiez d'ouvrir les yeux sur le présent : mes soldats sont prêts à mourir pour vous et vos proches, ils se sont inquiétés quand vous avez quitté la table, et ils admirent vos pouvoirs qui ne les effraient pas le moins du monde, car ils savent que vous êtes dans notre camp. Nous, Yoongi, sommes dans le vôtre. Vous devez nous faire confiance et laisser l'histoire à sa place : dans les livres et les mémoires, pas au centre de nos relations.

— Il est plus facile pour les vainqueurs d'oublier. Vous ne pouvez pas comprendre.

— Vous pensez qu'aucune guerre n'a marqué le Continent ces cinq derniers siècles ? Sawa nous a marché dessus il y a un peu plus de deux cents ans, puis de nouveau une trentaine d'années plus tard. La première fois, ils ont échoué. La seconde, ils ont failli l'emporter, ils avaient réussi à conquérir une partie de notre territoire. Pourtant, une cinquantaine d'années plus tard, le Continent était redevenu un endroit paisible, et Sawa était notre plus gros partenaire commercial pour son métal précieux et ses carrières inépuisables. Des Sawaï avaient tué quantité d'Arixiens, ce qui n'a pas empêché leurs petits-enfants de nouer des alliances, proposer des traités pour faciliter les échanges, et même organiser des jeux sportifs qui réunissaient tous les peuples et au cours desquels ils célébraient leur amitié.

« Yoongi, je ne nie pas que votre peuple a atrocement souffert, et surtout qu'il fut le seul du Continent à subir un génocide, mais vous et moi sommes des personnes uniques. Je ne suis pas les Arixiens, et vous n'êtes pas les Phénix. Je suis Jimin, vous êtes Yoongi, et nous n'avons aucune raison de nous haïr comme vous voudriez que nous le fassions. Je vous apprécie, je vois que vous m'appréciez, et ce n'est pas en étant mon ami que vous trahirez les vôtres. En revanche, avec mon amitié, vous pouvez espérer les sauver.

— Je n'y arrive pas, soupira Yoongi en se frottant les tempes. J'ai été élevé avec cette haine des Élémentaires – tous les Élémentaires, sans exception.

— Alors que les seuls Élémentaires que vous connaissiez sont morts il y a cinq siècles, vous avez décidé de haïr tous ceux qui les suivraient. La haine, Yoongi, n'est pas la solution. Elle est un sentiment destructeur, un joug atavique dont vous devez vous libérer. La preuve : elle vous dévore en ce moment alors que vous voudriez la remplacer par quelque chose de bien plus doux, l'amitié. Il serait si regrettable que vous laissiez de vieilles rancœurs vous empêcher de faire de belles rencontres ici. Cessez de vous tracasser, et pour une fois, tentez de ressentir par vous-même au lieu de laisser de vieux codex poussiéreux vous dicter vos émotions. Laissez votre cœur aimer s'il le souhaite, au lieu de tenter de le raisonner. L'amour vainc tout. »

Yoongi leva un regard stupéfait sur son ami, heurté par ses mots.

Que l'histoire cesse de lui dicter ce qu'il devait ressentir...

Son cœur allait à l'encontre de ses idéaux, pourtant, il ne s'était jamais senti si heureux avec qui que ce soit d'autre qu'avec sa sœur et sa famille. Jimin était devenu trop important pour lui, trop important pour qu'il le rejette au bénéfice d'une haine ancestrale qui ne l'avait, en vérité, jamais concerné.

Quelque chose en lui, un poids jusqu'à présent indistinct, s'effaça, et il se trouva plus léger, autorisé à éprouver tout ce que son âme soupirait en silence depuis son arrivée ici.

« J'aiconfiance en vous et je vous apprécie, Jimin. De tout mon cœur. »

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