Chapitre 24

« Le général : Je refuse d'imaginer un monde dans lequel la haine l'emporterait sur l'amour »

– Moon Sungpio, La dame de la lune.


Namjoon tempêtait en faisant les cent pas dans son cabinet de travail. S'il s'écoutait, il renverserait un meuble, jetterait en travers de la pièce ses précieux ouvrages, ou bien ses notes. Il était rentré furieux de la réunion quotidienne de l'Assemblée, et depuis, il ne décolérait plus, au contraire sa rage s'amplifiait à mesure que les heures passaient et qu'il ruminait les paroles échangées avec les autres membres du conseil.

Il entamait un nouveau tour du son bureau quand la porte s'ouvrit sur son serviteur, ce qui l'arrêta aussitôt. Il leva un visage surpris vers Seokjin qui, d'ordinaire, n'entrait jamais sans frapper. Son aîné, habillé d'un hanbok bleu brodé de motifs verts et coiffé avec soin, portait une tasse de thé à l'odeur apaisante.

« Pardonnez mon intrusion, Namjoon, mais j'ai jugé bon de vous apporter cela pour calmer un peu vos nerfs.

— Oh... c'est très gentil, merci beaucoup. Tu... enfin, je t'ai dérangé ?

— Non, pourquoi ?

— Je sais que mes pas peuvent parfois résonner. Je ne voulais pas te déranger.

— Vous ne m'avez pas dérangé.

— Très bien.

— Vous devriez vous reposer un peu, marcher en ville et prendre du temps pour vous.

— Si j'avais le temps de prendre du temps pour moi, je serais le premier au courant.

— Vous vous faites du mal, vous m'inquiétez un peu, à vrai dire. Il est mauvais d'être aussi stressé que vous l'êtes constamment, et aujourd'hui s'ajoute à cela la colère.

— Tu es très prévenant, Seokjin, c'est ce que j'apprécie chez toi, mais je t'assure que tout va bien. Je suis simplement... frustré.

— Voulez-vous en parler ? »

Rentré furibond, Namjoon en effet n'avait adressé la parole à son domestique que pour lui dire qu'il ne souhaitait pas déjeuner, après quoi il s'était enfermé dans son cabinet de travail avec un claquement de porte magistral. Voilà deux heures qu'il y ressassait sa haine pour ceux qui l'entouraient, et peut-être que son ami avait raison : en discuter le délesterait d'un fardeau chaque jour plus lourd pour lui.

« L'Assemblée a refusé pour la énième fois l'envoi d'une troupe supplémentaire pour le général Park. Jusque-là, rien de surprenant. Or, les empereurs étaient là ce matin, ils auraient pu tenter d'ouvrir le débat, ils auraient pu faire enfin pencher la balance en sa faveur, mais ils ont approuvé cette décision : je n'ai plus aucun recours.

— Vous saviez que cela se terminerait ainsi, vous aviez prévenu le général que vos demandes seraient toutes refusées malgré l'énergie que vous déploieriez des semaines durant.

— Oui, mais j'avais espéré que les empereurs pourraient nous apporter une troupe supplémentaire. Si nous avions pu disposer de ces soldats... la guerre aurait été moins risquée. Or, ils ont argué que Jimin était tout à fait capable de maîtriser les Sawaï seul à la frontière, et qu'il était inutile de lui envoyer de l'aide.

— Ce qui n'est pas tout à fait faux : vous cherchez à lui envoyer du soutien pour une guerre contre nos voisins, pas pour défendre la frontière.

— J'essaie de lui offrir un nouveau lieutenant depuis bien avant qu'il n'envisage cette guerre, justement parce qu'il est évident que si ce n'est pas lui qui la provoque, les Sawaï s'en chargeront : ils ont l'esprit belliqueux, ils ont provoqué plus d'échauffourées en six mois que lors de la précédente décennie. Nous savons tous ici qu'ils manigancent quelque chose – et maintenant toi et moi savons quoi –, alors pourquoi attendre qu'ils nous envahissent ? La frontière n'est pas gardée par beaucoup de camps, et parmi eux, celui de Jimin est celui avec le plus faible effectif, celui qui sera détruit en premier en cas de conflit. Les membres de l'Assemblée le savent, et tout ce qu'ils attendent, c'est qu'arrive ce jour merveilleux où ils se seront débarrassés de cet arriviste qu'ils ne parviennent pas à contrôler. Le général Park doit recevoir des troupes supplémentaires, c'est vital. »

Seokjin opina : ce discours, il l'avait déjà entendu, après tout il avait travaillé plus d'une fois avec son maître sur des plaidoiries en faveur de nouvelles troupes pour le général Park, et plus d'une fois Namjoon s'était énervé du peu d'intérêt de ses pairs, qu'il accusait en privé de vouloir faire tomber non seulement le général Park, mais aussi lui.

« Je suis certain que votre prochain projet saura les convaincre, tenta-t-il donc de le rassurer. C'est après-demain que les deux empereurs seront présents à l'Assemblée, n'est-ce pas ?

— Oui, soupira Namjoon, ils seront là. »

Il avait appris la nouvelle deux jours plus tôt, de la bouche de l'un des empereurs lui-même au cours d'une discussion sur un sujet sans aucun rapport. Parce que son discours était déjà prêt, il ne restait à l'orateur plus qu'à s'armer de courage pour dévoiler enfin sa proposition qui risquait certes de faire bondir certains membres de l'Assemblée, mais qui serait mieux accueillie par leurs dirigeants. S'il obtenait leur voix, son projet pouvait passer. Les empereurs en effet, bien qu'ils ne contestent pas souvent les décisions prises par l'Assemblée, s'avéraient en revanche bien moins malléables quand il s'agissait de voter, car leur bulletin, sur lequel figurait le sceau royal, était mélangé aux autres dans l'urne. Le dépouillement s'effectuant par des professionnels étrangers au parlement, ils étaient donc secrets. Aucun moyen de froisser qui que ce soit.

Dans deux jours, Namjoon pourrait faire pencher la balance et aider Jimin à gagner sa guerre.

Seokjin, sentant que la combativité de son cadet revenait peu à peu, sourit.

« Vous devriez peaufiner votre discours, utiliser votre rage et votre détermination pour le rendre encore meilleur, incisif et juste. Vous avez du pouvoir, Namjoon, à vous de l'utiliser pour qu'il serve. Vous n'êtes pas aussi démuni que vous le croyez, je suis le premier témoin de vos nombreuses victoires, au point que je ne doute pas de la prochaine. Envoyer une troupe arixienne leur pose problème, eh bien soit ! Je vous rappelle que vous avez bien d'autres atouts dans votre manche pour aider votre ami et rétablir l'ordre sur le Continent.

— Tu as raison... j'ai juste été si frustré... Laisser l'Assemblée élire les empereurs est une mauvaise idée : s'il s'agit d'une simple histoire de frontière à défendre, eux non plus ne donnent pas leur accord pour une troupe supplémentaire. Si seulement je pouvais leur prouver que la guerre n'était pas aussi loin qu'ils l'imaginent ! Ils ne pensent pas le Prince assez puissant pour engager le combat dans l'immédiat, mais je suis sûr qu'ils se trompent. Il dispose certes de soldats encore trop inexpérimentés, mais il en possède bien plus que nous, et le nombre peut l'emporter sur la qualité. Tout cela est si injuste.

— Alors rétablissez la justice au lieu de vous morfondre. Voulez-vous que j'aille vous chercher le déjeuner ? »

Namjoon leva les yeux sur son aîné. En plein milieu de sa tirade, il s'était laissé choir sur son fauteuil, dépité, la tête dans les mains, les coudes sur les genoux. À présent, il détaillait sans même s'en apercevoir le visage de Seokjin qui se racla la gorge pour lui rappeler qu'il attendait une réponse.

« Oui, oui, tu as raison, je veux bien. »

Le serviteur s'inclina et quitta la pièce après avoir déposé sa tasse de thé sur le bureau. Namjoon poussa un soupir une fois seul et se frotta les paupières. Il voulut s'affaler sur son fauteuil, mais s'en retint : il ne souhaitait pas que son ami le découvre aussi nonchalamment installé, il s'inquièterait encore pour sa santé.

Ses lèvres se retroussèrent en un sourire attendri : oui, Seokjin s'inquiétait pour lui, il lui accordait de régulières petites attentions, à la manière de ce thé qu'il lui avait apporté pour le détendre. Quand il le trouvait fatigué, il l'incitait à aller dormir en soufflant la bougie sur son bureau. Quand il le sentait las de ses obligations, il prétextait devoir sortir faire des courses et lui proposait de l'accompagner. Quand il le voyait inquiet, il lui offrait un roman qu'il avait acheté juste pour lui, et Namjoon ne résistait pas. Il allait se coucher, il se promenait en sa compagnie, il lisait un livre. Seokjin veillait sur lui avec un soin tout particulier qui lui procurait une sensation délicieuse.

« Et voilà pour vous. »

Namjoon se concentra sur le Tyfodonien qui franchissait l'embrasure de la porte avec, entre les mains, un plateau garni de mets appétissants.

« Tes talents en cuisine me laisseront toujours béat d'admiration.

— J'en suis flatté, merci beaucoup. J'espère que le repas vous plaira. Souhaitez-vous autre chose.

— Non, rien.

— Très bien, je vais vous...

— Non, reste, l'interrompit Namjoon alors qu'il posait le plateau sur le bureau. S'il te plaît. »

Surpris, le domestique ne répondit pas tout de suite, avant d'enfin manifester son approbation d'un hochement de tête qui s'accompagna d'un sourire. Il prit place sur un divan installé contre un mur, entre deux hautes bibliothèques qui contenaient non seulement des œuvres rédigées de la main de Namjoon, mais aussi des traités, des discours, des essais et divers ouvrages classiques ou plus contemporains, dont certains écrits par des membres actuels de l'Assemblée. Namjoon aimait s'allonger dans ce décor stimulant quand il se sentait fatigué mais ne souhaitait pas encore se coucher.

Il lui arrivait d'ailleurs souvent de s'assoupir sur ce divan, puis, dans son sommeil, d'en tomber en voulant se tourner. Seokjin s'était déjà trouvé dans la pièce à ce moment-là, en train de ranger des documents, et devant le visage stupéfait de son ami, il n'avait pas pu s'empêcher d'éclater de rire. N'importe quel autre maître l'aurait fait battre pour cet affront, à la place de quoi Namjoon avait pouffé avec lui, dévoilant ses jolies fossettes que Seokjin affectionnait tant.

Jour après jour, ce jeune homme de bonne famille lui prouvait qu'il n'avait rien à craindre de lui, et le serviteur éprouvait parfois la sensation de couler à ses côtés l'existence tranquille de n'importe quel Arixien libre. Lorsque toutefois la réalité s'imposait à lui, lorsque son passé le rattrapait pour le heurter de plein fouet, il se fustigeait d'oser oublier son rôle auprès de son propriétaire, celui qui possédait sur lui jusqu'au droit de le tuer.

Namjoon déjeunait, l'esprit perdu ailleurs. Malgré tout, il reportait par moment son attention sur son aîné, à qui il finit derechef par s'adresser.

« Peut-être pourrais-tu me donner ton avis et m'aider avec ce discours que je termine, pour ce qui concerne les incursions tyfodoniennes sur notre territoire.

— Le général Park ne devait-il par se charger de troupes qui se sont rebellées contre Mournan ? Est-ce encore pertinent d'essayer de leur accorder le droit d'asile ?

— Si, et il les battra, sans aucun doute, mais cela ne résoudra pas le problème : tant que les Akashites menaceront Tyfodon, il y aura des Tyfodoniens pour essayer de franchir nos frontières, ou du moins pour nous demander asile. La défaite de ce notable qui s'est opposé à son propre chef ne doit pas modifier nos relations avec la famille Choi. »

Seokjin acquiesça, l'air soudain plus grave. Les deux empereurs s'étaient beaucoup rapprochés des chefs tyfodoniens et akashites ces dernières années, ce qui avait compensé la rupture avec Sawa. Ils ne pouvaient pas perdre un partenaire commercial supplémentaire, et accorder l'asile à ce peuple servirait aussi leurs intérêts financiers de bien des manières.

Namjoon comptait bien faire valoir ce point lorsqu'il proposerait au vote son prochain projet de loi. Cette fois, il ne s'agissait pas du général Park, il s'agissait de l'économie arixienne, de la politique du Continent entier, des relations internationales.

Seokjin se leva pour rejoindre son maître. Il ouvrit un tiroir du bureau dont il sortit un épais dossier, composé de tout ce qu'ils avaient trouvé jusque-là pour leur texte. Namjoon, son déjeuner terminé, repoussa le plateau, plaça les documents devant lui et jeta un œil à son aîné, resté debout à côté de lui, comme à l'accoutumée.

« Seokjin, va me chercher une chaise, s'il te plaît, je suis mal assis, ici.

— Bien. »

Sans la moindre question – jamais il n'interrogerait les demandes de son maître –, Seokjin alla chercher ce qui lui était réclamé à la cuisine. Il revint au plus vite, se posta près de son cadet sans poser la chaise, attendant qu'il quitte d'abord son fauteuil. Namjoon néanmoins ne bougea pas, et sans lever les yeux de ses documents, il expliqua : « Elle est pour toi, nigaud, assieds-toi à mes côtés, nous réfléchirons mieux ensemble.

— Oh, merci beaucoup, m... Namjoon, balbutia-t-il en obéissant.

— J'ai bien cru que tu allais m'appeler monsieur.

— J'ai bien failli vous appeler monsieur.

— Par Pyros, je déteste que tu continues de me considérer comme ton maître, ton chef, ton bourreau, soupira-t-il en tournant enfin son regard sur lui.

— Je ne vous considère pas comme mon bourreau, au contraire je vous apprécie beaucoup. »

Namjoon serra les lèvres quand il s'aperçut qu'il avait manqué de s'exclamer qu'il voulait devenir bien plus que cela pour lui. Il secoua la tête de gauche à droite pour se débarrasser de ces pensées ridicules.

« Alors pourquoi n'arrives-tu toujours pas à me tutoyer ?

— Parce que c'est la première règle que l'on m'a apprise : ne jamais manquer de respect au maître. Je peine encore à vous appeler par votre prénom, qui m'apparaît comme une insulte dans ma bouche. Je ne mérite pas de le prononcer.

— Bon sang, c'est stupide, je te l'ai déjà dit : tous les êtres vivants ont la même valeur, a fortiori les humains. Tu vaux autant que moi, nous sommes égaux.

— Je suis un esclave.

— Tu es mon ami. »

Namjoon se redressa, Seokjin n'osa pas se lever sans son autorisation. Il l'observa, s'interrogeant quant à la conséquence de ses erreurs avec un soupçon d'inquiétude : il détestait contrarier Namjoon, même si ce dernier ne le punissait jamais. Il éprouvait pour lui une affection telle, en vérité, que le mettre en colère le révulsait. Peiné, donc, il finit par baisser la tête sous le regard insistant de son maître, qui lui prit le poignet et l'incita à le suivre.

Ils ne quittèrent pas le cabinet de travail, Namjoon se contenta de demander à son serviteur de s'asseoir sur le divan. Il obéit. Sans lui lâcher l'avant-bras, il lui releva de sa main libre la manche. Il sentit Seokjin se crisper aussitôt, il le vit serrer les poings pour s'empêcher de le repousser sans trouver le courage de braver les ordres.

Namjoon dévoila un bras à la peau laiteuse tendue par des muscles délicats. Une peau qu'il devinait d'une douceur sublime. Une peau marquée de plusieurs cicatrices de différentes formes.

« Combien de ces marques t'ai-je infligées ? murmura l'Arixien tandis que son pouce lui caressait le poignet pour l'apaiser.

— Aucune, monsieur, répondit-il d'une voix tendue alors que son regard s'était perdu dans un sombre passé.

— C'est moi, Namjoon.

— P-Pardon, Namjoon.

— Je ne t'en veux pas. Tu vois, je ne t'ai jamais blessé, jamais touché, jamais pour une autre raison que pour te témoigner mon affection et mon respect, continua Namjoon sans cesser de lui frotter en douceur l'avant-bras. J'aimerais vraiment que l'on se tutoie tous les deux, comme de vrais amis.

— Vous ne tutoyez pas le général Park.

— Nous nous tutoyions jadis, et puis le temps a fait de moi un député de l'Assemblée et de lui un général. Nous nous voyons toujours pour parler de sujets professionnels, alors sans nous en apercevoir, nous avons fini par nous vouvoyer de nouveau. Toi et moi ne sommes pas dans un cadre professionnel, le comprends-tu ? Je te tutoie, alors fais-le aussi en retour.

— Je ne peux pas, c'est... gravé dans ma peau. »

Seokjin regardait ses propres cicatrices avec une horreur qui dérangeait Namjoon autant qu'elle l'attristait. Il savait que son serviteur ne se montrait jamais avec des manches courtes, pas même l'été, et il passait moins de cinq minutes à se laver, soi-disant pour ne pas gaspiller l'eau, mais en vérité, son maître l'avait deviné, pour affronter le moins longtemps possible ses anciennes blessures.

« Te rappelles-tu de l'histoire de ces cicatrices ?

— De chacune d'entre elles.

— Veux-tu en parler ?

— Jamais.

— Suis-je comme la personne qui te les a infligées ?

— Pas le moins du monde. »

Namjoon replaça sa manche, ce qui n'arracha pas son aîné à sa contemplation. Il comprenait à quel point il demeurait difficile pour lui de vivre avec ces cicatrices ; il espérait qu'un jour son ami réussirait à passer outre, même s'il doutait de voir ce jour arriver.

« Un esclave, reprit-il en invitant d'un geste Seokjin à se redresser pour retourner avec lui au bureau, est une personne que l'on considère comme un objet, que l'on peut malmener voire jeter. Je n'aime pas te considérer comme un serviteur, je préfère voir en toi un ami. Tu sais bien que je ne t'ai jamais traité comme on prétendait que je le ferais, et que même mes parents désapprouvaient cette façon de faire.

— Oui, Namjoon.

— Ne baisse pas la tête, s'il te plaît. Tu peux être fier de ce que tu es : un homme intelligent, sensible, et avec qui je suis honoré de travailler. Tu m'es toujours de très bon conseil.

— J'en suis flatté. »

Avec un sourire désabusé, le jeune Arixien passa l'index sous le menton de son aîné qu'il releva d'un geste dénué de brutalité.

« Sois fier, » répéta-t-il.

Son domestique opina, et ils s'assirent de nouveau l'un sur le fauteuil, l'autre sur la chaise, devant les documents qui concernaient leur projet sur les Tyfodoniens. Seokjin attrapa un parchemin en fronçant les sourcils.

« Est-ce vous qui l'avez ajouté ? s'enquit-il – et le vouvoiement faillit faire soupirer Namjoon qui s'en retint.

— Oui, pourquoi ?

— Il s'agit d'un texte de ce maudit Na Dongho, pourquoi vous l'être procuré ? Il existe bien d'autres membres de l'Assemblée qui ont écrit des rapports sur la situation économique du pays.

— Je sais, mais il faut reconnaître qu'il rédige les plus complets, sans compter qu'il est, je pense, judicieux pour moi de savoir ce que mes pires ennemis savent afin de les contrer au mieux. Il essaiera de m'opposer des arguments avec des chiffres tirés de ces rapports, le connaissant je n'en doute pas, alors mieux vaut préparer déjà la contrattaque. Je leur prouverai qu'accueillir les Tyfodoniens de manière provisoire est une chance pour notre pays. »

Seokjin esquissa un sourire, touché par la détermination de son maître. Il jeta un œil au parchemin qu'il avait reposé, amusé aussi de constater que Namjoon ne s'étonnait même plus de sa capacité à deviner qui écrivait tel ou tel texte à l'aide de la façon dont l'auteur tenait sa plume, l'encre qu'il utilisait, ou bien la courbe de ses lettres. À croire qu'il le connaissait par cœur avec le temps – et peut-être était-ce le cas. Seokjin sentit son cœur bondir à cette idée.

Si seulement il pouvait lui avouer ce qu'il représentait pour lui, si seulement il n'était pas enfermé dans son rôle de serviteur, dans sa peau d'esclave. Quelques années plus tôt, alors qu'ils n'étaient encore que deux adolescents, Namjoon lui avait promis de le libérer dès qu'il le pourrait. Or, une fois devenu adulte, quand ses parents lui avaient cédé le titre de propriété de Seokjin... il l'avait gardé à ses côtés. Le jeune domestique n'était pas parvenu à lui en vouloir, trop soulagé de demeurer auprès de lui, pourtant... il aurait aimé être affranchi. Il serait resté avec lui, mais il aurait obtenu un statut qui lui aurait autorisé tout ce que l'étiquette lui interdisait aujourd'hui. Peut-être aurait-il réussi à tutoyer Namjoon, peut-être aurait-il osé lui confesser ce qu'il ressentait.

Il ne le saurait jamais, il continuerait de rêver.

~~~

Yua était occupée à ses exercices physiques quand on frappa. Le corps droit, les bras tendus pour la maintenir au-dessus du parquet, prête à fléchir les coudes pour remonter ensuite, elle s'agenouilla en reprenant son souffle. Mincheol entra avec, sur son plateau, les mêmes mets qu'elle refusait jour après jour.

La prêtresse lui jeta un regard torve qui le mit mal à l'aise.

« Bonjour, Yua, comment allez-vous ?

— Vous posez-vous réellement cette question ?

— Oui.

— Je vais aussi bien que l'on puisse aller après un mois d'enfermement forcé, en sachant ma famille décimée et mes proches sans doute agonisants. Et vous ?

— Mieux que vous, j'imagine...

— Vous imaginez bien. Avez-vous des nouvelles qui m'intéressent ou souhaitez-vous simplement me faire la conversation pour éviter au silence d'avoir raison de moi ?

— Vous devriez sérieusement envisager d'arrêter de faire de l'exercice avec cette tenue, elle commence à sentir la transpiration, et vous en avez déjà déchiré les genoux ainsi que les aisselles.

— Les vôtres m'ont obligée à porter ces vêtements qui bloquent tout mouvement. Je les ai vécus comme une camisole avant de réussir à les... adapter, rétorqua-t-elle en bandant les muscles – et un bruit prouva qu'elle venait sans doute de déchirer une couture du haut du dos de son corset. Donc non, je ne quitterai pas ces vêtements que je commence tout juste à apprivoiser.

— Vous les déchiquetez.

— Méritent-ils mieux ?

— Le Prince a été très mécontent d'apprendre que vous aviez réduit votre coiffeuse en charpie, et il est las de constater que vous n'envoyez jamais le moindre vêtement à la buanderie sous prétexte que vous ne souhaitez pas en changer.

— Il n'aime pas que je soutienne mon peuple, que je défie son autorité.

— Il faut croire. D'ailleurs, pour ce qui est de la coiffeuse, sachez que c'est un des soldats venus vous maîtriser qui a parlé, je n'avais pour ma part rien dit à qui que ce soit.

— Je me moque de quel chien va dénoncer la méchante Phénix à son gentil maître.

— Je vous témoigne du respect, se rembrunit Mincheol. On me marche déjà assez dessus à longueur de journée, j'espérais que vous sauriez faire preuve d'un peu plus de discernement. Vos malheurs ne vous interdisent pas de vous montrer polie envers ceux qui n'ont rien à voir avec cette condition. »

Yua le dévisagea avec une hargne carnassière, les yeux brûlants d'un dédain qui s'éteignit peu à peu. Plus calme, elle poussa un son altier en se retournant pour marcher jusqu'à la fenêtre.

« Vous avez dit soutenir votre Prince, quel respect vous dois-je ?

— J'ai dit l'avoir soutenu, j'ai dit que je savais qu'il ne briserait pas une vie sans raison.

— Qu'a-t-il fait pour vous ?

— Il m'a sorti de la misère dans laquelle je me trouvais et m'a offert un foyer ainsi qu'une famille : il a eu pitié de moi, des années plus tôt et m'a recueilli. Quand j'avais douze ans et lui seize, il m'a traité en apprenti, voire en petit frère : il m'a fait serviteur dans son palais et m'a laissé aux cuisiniers et cuisinières qui se sont occupés de moi comme de leur fils. Par le biais de ces hommes et de ces femmes, il s'enquérait de mon état, de mon bien-être, et à mes vingt ans, il m'a même offert de magnifiques habits que je porte quand je sors en ville et grâce auxquels on m'a déjà complimenté plus d'une fois. J'étais un vulgaire mendiant sans le sou, et me voilà au service de la famille royale de notre pays... juste parce qu'un jour, notre route s'est croisée.

— Belle histoire.

— Alors comprenez que je tiens à cet homme qui fut si généreux avec moi.

— Si vous le souhaitez. En savez-vous plus à propos de mon frère ?

— Non, rien que je ne vous ai pas déjà dit : il est avec le général arixien qui l'a fait échapper de la prison où on le retenait, et nous n'en savons pas plus. On raconte qu'ils devaient quitter la frontière quelque temps, mais j'ignore pour quelle raison. Je sais en revanche que le Prince compte bien en profiter pour envoyer davantage de troupes afin de les appréhender.

— Par Hiemis, pourvu que Yoongi s'en sorte !

— Le Prince le veut vivant, affirma Mincheol, en revanche j'ignore ce qu'il veut en faire. Tout ce que je sais, c'est que s'il devait rester avec les Arixiens, le Prince préfèrerait encore que votre frère soit tué afin de ne rien leur communiquer de ses plans. »

Atterrée, Yua fit volte-face et en resta muette. Son expression traduisait toute son horreur à l'idée que l'on pouvait envisager de tuer son précieux jumeau.

« Vous savez que s'il meurt, je mourrai dans les jours qui suivent.

— Vous n'intéressez pas autant le Prince que votre frère, il faut croire.

— Pourquoi lui !

— Du calme, souffla Mincheol qui paraissait soudain paniqué, les gardes sont toujours là, je vous signale, je ne dois pas vous parler de tout cela, je risque ma vie !

— Mon frère n'a rien d'un guerrier, rien d'un atout quelconque, maugréa-t-elle. Il est intelligent, sensible, doux, et plus que tout déteste le combat : à quoi pourra-t-il bien servir ?

— Je n'en ai pas la moindre idée, mais le fait est que c'est ce qui se murmure au palais. J'ai des contacts sûrs, alors je doute que mes sources aient pu me mentir, mais... pour vous, j'en viendrais presque à le souhaiter. »

Elle le considéra d'un regard torve. Il semblait soudain compatir à sa peine, le visage ému. Elle sentit alors ses défenses se briser une à une et, avant d'éclater en sanglots devant ce quasi-inconnu auquel elle s'habituait peu à peu, Yua se tourna de nouveau face à la fenêtre condamnée. Mincheol comprit sa requête muette : il s'en alla après lui avoir souhaité une paisible journée.

Quand claqua la porte de sa chambre, la prêtresse ne retint plus sa douleur : ses épaules s'affaissèrent, tout son corps fut pris de soubresauts convulsifs, et ses premières larmes lui échappèrent alors qu'elle s'empêchait tant bien que mal de pousser de piteux gémissements.

Elle était l'aînée, elle devait protéger son petit frère. Toute sa vie elle s'était entraînée dans ce but : veiller non seulement sur la pierre, mais aussi sur Yoongi, à qui son devoir interdisait toute formation militaire – non qu'il n'avait pas le droit de combattre, mais l'apprentissage de toutes les connaissances Phénix demandait trop de temps pour le consacrer à des exercices inutiles. Le gardien préservait le passé, la prêtresse défendait l'avenir, gardienne à sa manière.

En échouant, Yua songeait à présent avec horreur qu'elle avait peut-être condamné son jumeau. Que la mort de Yoongi provoque la sienne ne lui paraissait qu'une juste sentence pour n'avoir pas tenu ses engagements, et de toute façon, comment vivre sans lui ? Peu importait la personne qui volerait son cœur tôt ou tard : Yoongi était et serait toujours sa véritable moitié, le seul réellement capable de la comprendre d'un regard. Elle l'aimait plus que sa propre vie, au point que son décès lui apparaîtrait comme une délivrance s'il devait suivre celui de son précieux petit frère.

Ils avaient grandi ensemble, tout appris et tout connu ensemble, inséparables comme deux fleurs nées des mêmes racines. Au village, on savait que si l'on cherchait l'un, il suffisait de trouver l'autre pour mettre la main dessus.

Yua tentait de calmer les palpitations qui malmenaient sa cage thoracique. Une douleur pulsative frappait ses côtes, et ses lèvres tremblaient alors que son visage rougi par la tristesse se couvrait de larmes salées.

Elle donnerait tout, elle soutiendrait les pires tortures, si seulement elle pouvait le revoir juste une seconde.

~~~

Resté pour le siège de la forteresse avec le général Moon, le lieutenant Jeon observait l'édifice à une cinquantaine de mètres duquel il se tenait. Les arbres l'empêchaient d'y voir correctement, mais il s'agissait là de la distance la plus courte qu'il pouvait mettre entre lui et le bâtiment sans risquer sa vie. Trois soldats étaient déjà morts pour avoir trop approché, aussitôt transpercés par les flèches des tyfodoniens, qui ne semblaient pas prêts à se rendre.

Un moineau se posa dans un chêne à quelques pas de lui. Il lui offrit toute son attention. Les prisonniers se nourrissaient-ils de ces oiseaux pour survivre malgré le peu de provisions qu'il leur restait ? Il l'ignorait. Quant aux blessés que comptaient les troupes, étaient-ils toujours vivants ? Avaient-ils expiré entre ces murs, loin des leurs ? Avait-on brûlé leur corps, comme le voulait la tradition, afin qu'ils renaissent de leurs cendres ?

Tous les peuples du Continent partageaient ce rituel mortuaire : immoler les défunts avec l'intime conviction que les cendres, dispersées ensuite au vent, les élevaient jusqu'à Pyros et Hiemis, qui accordaient ou non leur bénédiction pour leur octroyer une nouvelle enveloppe charnelle.

Jungkook n'avait encore pas remarqué la moindre fumée suspecte s'échappant de la forteresse. Or, le fait qu'aucune dépouille n'avait été consumée par les flammes ne signifiait pas nécessairement qu'aucun mort n'était à déplorer, et le jeune homme se rappela avec dégoût qu'il était advenu jadis que des soldats, en pleine guerre dans un lieu désolé, en arrivent à se nourrir des cadavres de leurs camarades. Ils avaient certes survécu, on les avait acclamés pour leur courage, mais beaucoup en étaient restés traumatisés au point de quitter l'armée peu après.

La mort n'avait pas toujours le goût que l'on voudrait lui attribuer.

Il huma la brise qui remuait ses mèches brunes encore courtes. Pas la moindre odeur de sang, pas la moindre trace de chair en décomposition. Les mains dans son dos qu'il gardait droit, le menton haut, il dardait un regard aussi froid que calme sur les murailles qu'il distinguait. Près de lui, deux brindilles dans le bec, le moineau quitta l'arbre pour retourner là où il fabriquait son nid, dans la forteresse. Les seuls êtres vivants capables d'entrer et sortir à leur guise de ce piège hérissé de flèches.

Jungkook repartit d'un pas leste auprès du général Moon. Ce dernier tourna vers lui un visage interrogateur.

« Alors, lieutenant Jeon, votre observation s'est-elle déroulée comme vous le désiriez ?

— Mieux encore, mon général.

— Vous m'en direz tant. Qu'espériez-vous observer au juste ?

— Je crois que le général Park m'a transmis son goût pour la nature.

— Vous observiez les arbres ?

— Pas exactement.

— Quoi donc, alors ?

— Les oiseaux.

— Décidément, vous êtes aussi intrigant que votre supérieur...

— Général, dites-moi : comment est bâtie votre forteresse ? Je m'y suis reposé une journée, mais je n'ai pas pris le temps d'en admirer cette architecture que vous nous vantiez à notre arrivée, et j'avoue que de si loin, je n'en vois que les murs d'enceinte.

— Euh... eh bien, hésita l'homme qui ne comprenait plus où son cadet souhaitait en venir, la forteresse est construite en pierre brute provenant des carrières proches, ainsi elles ont pu être acheminées ici rapidement et taillées sur place. Ce qui rend l'édifice exceptionnel, c'est sa charpente complexe et apparente : à l'intérieur de ces lieux, vous pouvez admirer des poutres magnifiques, dont les plus belles ont été sculptées par un ancien général talentueux. Et... eh bien je crois que c'est là l'essentiel.

— Il fait beau en ce moment, n'est-ce pas ? Les pluies torrentielles de la semaine dernière ne me manquent pas.

— Dites-moi ce que vous voulez me dire au lieu de tourner autour du pot, lieutenant Jeon. »

Amusé de reconnaître en l'attitude du général Moon celle que lui-même avait eue envers son supérieur à son départ, Jungkook tourna la tête pour planter dans le sien son regard espiègle qui brillait de fougue. La cicatrice qui cassait la symétrie de son visage lui conférait pourtant une élégance indescriptible, un charme qui avait séduit Taehyung à leur rencontre. Doué d'une beauté juvénile, une fois son armure enfilée, il émanait de lui quelque chose de mature voire, en certaines occasions, de sensuel. De taille imposante avec son mètre quatre-vingt, le corps sculpté par l'effort, il dégageait une aura sombre, que ses iris noirs obscurcissaient davantage.

Le général Moon frémit : Jungkook semblait préparer quelque chose de mauvais, de terrible, et pire encore il semblait adorer cela.

« Général, veuillez faire capturer autant d'oiseaux que possible. »


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