Chapitre 23
« Ils regardèrent leur général expirer, et leurs espoirs avec. »
– Yon Palik, Les hommes d'ombre et de lumière.
Yoongi, qui avait trouvé le sommeil en dépit des insectes terrifiants qu'il entendait rôder, cauchemarda cette nuit-là. Ses iris se teintaient d'un noir froid, mauvais, qui annonçait les ténèbres qui avaient envahi son âme. Il n'avait tué personne de façon directe sur le champ de bataille, mais il les avait livrés à la mort malgré tout. Ils étaient innocents, lui répétait une voix malveillante. Ils cherchaient un refuge pour leur famille, prêts à périr pour la liberté.
Yoongi les avait assassinés, tous autant qu'ils étaient. Ces hommes et ces femmes avaient observé, figés, les lames arixiennes s'insinuer dans leur ventre, sous leur gorge.
Il les avait massacrés.
« Réveillez-vous, Yoongi. »
Le Phénix sursauta, arraché à sa torpeur par la main du général qui lui frictionnait l'épaule. Déboussolé, il observa les alentours, s'attendant presque à voir surgir un ennemi à combattre. Rien, rien de plus que la forêt paisible qui s'éveillait en même temps que le soleil, qui pointait à l'horizon le bout de ses premiers rayons.
« Ne vous inquiétez pas, tout va bien, le rassura Jimin accroupi devant lui. Votre sommeil était agité par un mauvais rêve, alors j'ai préféré vous en sortir.
— Oh... merci beaucoup.
— Je vous en prie. »
Sans plus de cérémonie, le cadet se redressa et s'en alla. Il avait déjà renfoncé ses armes dans leur fourreau, et Yoongi ne se sentit pas l'envie de fermer de nouveau les paupières, trop effrayé à l'idée que leur noirceur contamine ses yeux. Il se releva avec peine, toujours fourbu par le récent combat et son contrecoup. Il s'étira, soupira avec l'impression que sa cage thoracique s'ouvrait enfin, et il lorgna les alentours.
Le calme matinal enveloppait la montagne, les oiseaux eux-mêmes dormaient encore, et le ciel assoupi se teintait de couleurs plus claires au loin. Une ultime étoile perçait la couverture de Daimón.
Yoongi se frictionna les bras : la fraîcheur des nuits d'avril ne lui réussissait pas, et cela en dépit des quelques feux de camp allumés en plus des flambeaux.
Jimin pour sa part était parti s'occuper des tâches quotidiennes avec ses subordonnés. Deux soldats médecins étaient restés éveillés jusqu'aux aurores pour soigner les blessés, Jungkook n'avait pas fermé l'œil afin de soutenir les sentinelles, et il fallait nourrir tout ce petit monde. Chasse et cueillette étaient au programme de la journée.
Or, quelques heures plus tard, une fois le soleil à son zénith, alors qu'il venait d'envoyer dans la forêt une équipe de quatre archers capables de leur rapporter un peu de gibier, le général Park s'étonna de voir arriver un héraut, reconnaissable au brassard blanc qu'il portait toujours. La femme, sans doute en possession d'un important message pour avoir risqué sa vie dans un tel trajet, s'inclina devant son supérieur.
« Général Park, le lieutenant Kang m'envoie vous demander de l'aide au camp n° 7. Les Sawaï affluent en masse depuis quelques jours, il pense qu'ils veulent récupérer ce que vous leur avez pris, et qu'ils ne feront pas de prisonniers. Il n'a pas assez d'hommes pour s'opposer à eux, et l'Assemblée refuse de lui en accorder davantage.
— Pourquoi donc ? demanda Jimin d'un ton sec.
— Les membres de l'Assemblée estiment que vos deux troupes suffisent, ils ne vous enverront des renforts que si vous échouez à protéger le campement.
— Mes deux troupes ? Celle qui se trouve bel et bien au camp et celle qu'ils m'ont demandé de transférer ici ? Si j'avais accepté d'envoyer toutes mes forces au secours du général Moon, qu'auraient-ils fait ? M'auraient-ils accusé d'avoir abandonné mon camp sous leur directive ? éructa-t-il. Par Pyros, quels imbéciles ! »
La messagère resta de marbre. Jimin n'en revenait pas : existait-il preuve plus flagrante du mépris que lui vouait l'Assemblée ? Elle les abandonnait sans hésiter, faisait peser sur eux de bien trop lourdes responsabilités, et voilà qu'ils payaient pour avoir obéi aux ordres.
Si les Sawaï attaquaient, s'il perdait Taehyun et ses hommes... Jimin n'était pas convaincu de réussir à se retenir de marcher sur ces dirigeants sournois. Il les écraserait avec bonheur, se délecterait du spectacle de leur agonie, et qu'importait le sort qu'on lui réserverait pour ces crimes.
Le garçon réfléchit à toute allure : la situation ici était stabilisée, il pouvait se permettre de partir avec quelques-uns de ses combattants pour aider Taehyun à prendre les décisions adéquates et préparer avec lui un plan. Jungkook se débrouillait très bien, et sous les ordres du général Moon, ils gagneraient très vite cette guerre d'usure. Le siège ne durerait pas.
« Je vais le rejoindre avec quelques soldats, décida-t-il donc. Quand le lieutenant Kang vous a-t-il envoyée ?
— Je suis partie il y a deux jours et demi, j'ai chevauché sans m'arrêter.
— Bien. Vous rentrerez avec moi au camp n° 5 où vous pourrez vous reposer. Je vais chercher quelques hommes, prévenir le général Moon et le lieutenant Jeon, et nous pourrons partir. J'en ai pour cinq minutes.
— Très bien, général Park, merci. »
Elle se laissa tomber sur le sol pendant que Jimin filait aussi vite que possible chercher ceux à qui il devait annoncer la nouvelle. Il prévint le général Moon, que le fait qu'il s'en aille avec un petit groupe maintenant ne dérangeait pas, puis il trouva Jungkook, qui se reposait après sa nuit de garde. Son sommeil très léger lui permit de reconnaître le pas de son chef, de sorte qu'il battit des paupières et, voyant arriver le jeune homme, il se redressa au garde-à-vous.
Malgré ses yeux cernés, la cicatrice qui courait sur son visage et ses cheveux en bataille, son regard témoignait d'une telle fougue que Jimin le savait capable de soulever des montagnes sur-le-champ. Il aimait la détermination à toute épreuve qui émanait de ce garçon.
« Lieutenant, je vais m'en aller. Le lieutenant Kang a besoin d'aide au campement. Je partirai avec quelques combattants et Yoongi, je compte sur vous pour abréger ce siège et nous rejoindre au plus vite.
— Bien, mon général.
— Avez-vous une tactique prévue ? Un plan ?
— Pas encore, mais j'y réfléchis.
— Vous avez de la chance, il fait beau encore aujourd'hui, et les oiseaux sont de sortie.
— Comment cela ? s'étonna Jungkook qui ne comprenait pas le rapport avec l'urgence de la situation qu'il lui avait exposée.
— Regardez, ils savent où se nourrir, eux, au contraire de ceux qui meurent de faim. »
Jungkook fronça les sourcils en reportant son attention sur un moineau qui, une baie dans le bec, franchissait l'enceinte de la forteresse. Jimin, l'air soudain plus calme, fit la moue.
« Hum, lieutenant Jeon, pouvez-vous me rappeler pourquoi le général Moon aime tant sa forteresse ? »
Avant d'obtenir la moindre réponse, il s'en alla avec un dernier salut, sous le regard songeur de son cadet qui observa de plus belle les oiseaux. Qu'est-ce que le général Park désirait lui dire ? Cela expliquait-il sa récente fascination pour les volatiles ?
Un nouveau moineau apparut pour chercher de quoi échapper à la famine dans les bois, et les prunelles de Jungkook s'illuminèrent. Il se dessina sur son visage un sombre et cruel sourire.
~~~
Jimin avait recruté une équipe d'élite : quatre talentueux bretteurs qui se battaient, comme lui, au jingum, une femme à la carrure terrifiante qui utilisait une naginata, une archère, et Yoongi, sur qui il comptait bien continuer de veiller. Il lui expliqua en vitesse ce qui se passait, et le Phénix ne discuta pas un instant sa décision.
« Bien sûr, je viens. »
Chaque pas en direction de la frontière sawaï le rapprochait des siens, peu importait qu'il marche vers sa propre mort.
« Alors il est temps de partir, affirma Jimin. Avez-vous déjeuné ?
— Pas encore.
— Prenez du pain et quelques fruits, remplissez une gourde, et allons-y. »
Yoongi s'exécuta : il lui restait un morceau de pain de son petit déjeuner, qu'une équipe avait rapporté du village occupé par les enfants tyfodoniens et des Arixiens. Il attrapa quelques baies, et il trouva un soldat qui accepta de lui céder sa gourde pour le voyage – désormais au camp, tout le monde connaissait et s'extasiait devant le Phénix, qui avait nettoyé sa chevelure dans une rivière la veille et n'avait pas pris la peine de la teindre au charbon. Sa couleur lui avait valu davantage d'admiration, plus personne ne doutait de sa nature à présent.
Équipé pour leur périple, Yoongi se dirigea vers l'endroit indiqué par Jimin. Six combattants et une messagère l'attendaient, et le général Park ne tarda pas. Il ne leur donna que de brèves instructions : « Nous allons nous rendre au camp n° 5 où nous préparerons les vivres et les chevaux. Ensuite, nous irons au plus vite rejoindre les troupes du lieutenant Kang. Nous ne pouvions pas être nombreux si nous voulions pouvoir aller vite. En admettant que l'on évite de chevaucher de nuit, il nous faudra sûrement quatre ou cinq jours pour rejoindre les nôtres. Êtes-vous prêts ? »
Un chœur approuva, et Jimin leur adressa un signe de tête respectueux avant de faire volte-face. Ils le suivirent, franchirent de nouveau le chemin que bordait un précipice, et arrivèrent dans l'après-midi en vue du camp du général Moon. Yoongi était resté silencieux, anxieux de toute évidence, et une fois les provisions jetées à la hâte dans des sacs, quand chacun choisit son cheval, Jimin approcha son ami qui s'était changé pour revêtir l'armure arixienne.
« Je vous sens inquiet, remarqua-t-il.
— Qui ne le serait pas, en pareilles circonstances ?
— Je vous l'accorde. »
Le chef se tourna vers son destrier qu'il venait de seller.
« Si nous voulons aller vite, nous ne devons pas monter le même cheval.
— Je m'en doute.
— Je veux que vous chevauchiez à mes côtés.
— Pourquoi ? s'étonna Yoongi. Ce serait me donner trop d'importance.
— Je vous rappelle que vous êtes un des déclencheurs de la guerre que nous allons mener contre les Scorpions.
— Si vous essayez de me réconforter, vous avez échoué, sachez-le.
— Je me contentais de légitimer votre place ici : vous avez sauvé des hommes par dizaines ces derniers jours, vous maîtrisez de mieux en mieux vos pouvoirs. Vous voir à mes côtés ne heurtera personne, d'autant plus que je vous rappelle que la moitié de mes soldats nous croient encore amants : ils vous respectent et n'oseraient pas défier mon autorité en votre défaveur.
— C'est vrai que nous n'avons pas démenti, sourit enfin le Phénix à cet argument soudain plus léger. Soit, je chevaucherai devant.
— J'ai aussi à vous parler. »
Curieux, Yoongi acquiesça et se laissa guider jusqu'à un magnifique destrier qui se prit aussitôt d'affection pour lui. Blanc comme la neige, l'animal semblait se réjouir d'être monté par un cavalier à la chevelure aussi immaculée que son crin, ce qui amusa Yoongi. Il observa un soldat le seller pour lui, et l'homme l'aida ensuite à grimper sur son dos.
Les préparatifs leur demandèrent peu de temps, et ils souhaitèrent un bon repos à la messagère qu'ils abandonnèrent derrière eux. La pauvre était percluse de douleurs et de fatigue après une soixantaine d'heures de chevauchée ininterrompue ou presque – elle s'était stoppée dans plusieurs relais arixiens où elle avait pu manger et changer de cheval. Ces auberges étaient prévues pour les cas d'urgence, quand un héraut devait porter une missive au plus vite, sans s'arrêter pour offrir un répit à sa monture.
Épuisée, la femme s'était rendue au dortoir dès leur arrivée au campement, et Jimin devina qu'elle somnolerait sans doute une journée entière et se réveillerait avec de sévères courbatures.
Le petit groupe partit à bride abattue en direction du nord-est, suivi par Samran qui venait d'être nourri. Le général avait indiqué qu'ils rejoindraient la Nabacea et la longeraient jusqu'au camp n° 7, sans passer par la capitale. S'ils souhaitaient y parvenir au plus vite, ils devaient effectuer le trajet à vol d'oiseau, tant pis pour les larges chemins qu'ils abandonneraient au profit d'étroits sentiers. Ils devaient gagner du temps, chaque heure comptait.
Ils quittèrent les forêts montagneuses après deux heures environ. Tous étaient demeurés silencieux, puisqu'ils suivaient des routes qui ne leur permettaient pas de se placer côte à côte et d'échanger. Jimin resta pensif tout ce temps, songeant à tout ce qu'impliquait cette décision de l'Assemblée, tout ce qu'elle révélait de ses membres. Il avait fallu réagir vite, dans une précipitation qu'il détestait : il aimait prévoir, n'attaquer qu'avec intelligence. Depuis des semaines, Namjoon et lui assuraient ses arrières, tout se mettait en place... et voilà que l'Assemblée n'en faisait qu'à sa tête, sans doute dans le but pernicieux de le mener vers la mort.
Ils échoueraient. Il était bien plus tenace qu'eux, bien plus fort, et bien mieux entouré malgré ce que ces vieux charognards croyaient.
Jimin savait à quoi ressemblait un champ de bataille. Des dépouilles, il en avait affronté des milliers depuis des années, elles ne l'effrayaient plus. Il ne craignait pas de périr, sa vie ne possédait pas une grande valeur à ses yeux – l'abnégation nécessaire à la poursuite d'une carrière militaire obligeait à un tel raisonnement –, en revanche, son peuple comptait sur lui et pour lui. Ces gens que l'Assemblée prétendait défendre méritaient sa protection.
Yoongi méritait sa protection, les Phénix méritaient leur liberté, acquise jadis dans le sang et l'oubli.
Il ne leur restait qu'une issue : la guerre contre Sawa, mais aussi contre leur propre gouvernement corrompu par des arrangements financiers, des pots-de-vin qui duraient depuis trop longtemps et exaspéraient de plus en plus les honnêtes citoyens. Jimin, Jungkook, Taehyun, Namjoon : tous avaient juré de servir leur patrie, et eux ne reviendraient jamais sur leur serment. Peu intéressés par l'opulence, satisfaits de leur train de vie, ils ne s'autoriseraient pas à voler les plus pauvres pour s'enrichir, ils refuseraient avec véhémence toute pièce glissée avec perfidie dans leur poche.
Les membres de l'Assemblée considéraient les plus démunis comme des misérables, mais plus misérable était celui qui prospérait en piétinant sa dignité et la confiance des autres. Si une justice existait, elle leur ferait payer cher leurs crimes, et Jimin était convaincu que tôt ou tard, il serait vengé : leurs manigances seraient dévoilées, leur conseil tomberait, et ils croupiraient tous dans la cellule humide et froide qu'ils méritaient pour leurs méfaits.
Qu'ils meurent, ces scélérats. Ils entachaient la pureté du peuple.
Le cœur grondant de colère et de peine, Jimin jetait parfois des regards derrière lui. Ses yeux alors croisaient ceux de Yoongi qui, à l'occasion, esquissait un maigre sourire, comme s'il avait compris qu'il avait besoin de réconfort. Il savait à quel point le général tenait à ses troupes, il savait l'inquiétude qu'il nourrissait pour son lieutenant, pour lui, pour tout le monde, avec l'impression d'être responsable de chaque vie arixienne.
Depuis le départ, le Phénix ne cessait de songer à sa sœur, à ses amis, à tous les gens qui avaient rythmé son quotidien. Sa mère qui l'enlaçait chaque soir en lui souhaitant bonne nuit, quand il était enfant – et même parfois après –, son père qui, plus réservé, lui serrait la main d'une poigne de fer en lui glissant un « bon travail » dès qu'il proposait des inventions utiles.
Il n'oublierait jamais le jour où il avait acquis sa boucle d'oreille, ce jour où il était devenu adulte. La cérémonie se déroulait sous les yeux de qui voulait y assister, et chaque fois on venait en nombre, d'autant plus quand il s'agissait des jumeaux de Hiemis. En plein milieu du village, il s'était tenu droit pendant que la personne qui dirigeait le rituel lui avait planté une aiguille propre dans le lobe, à un endroit que Yoongi avait choisi lui-même, conformément à la tradition.
Le jeune homme avait grimacé, ce qui avait fait sourire ses proches. Puis on avait passé dans le trou le clou cranté clos par un fermoir de métal et surmonté d'une pierre unique, un saphir des glaces aussi bleu que ses iris surnaturels. Yoongi n'avait pas bronché, fier de porter ce bijou... et fier par-dessus tout des visages bouleversés de ses parents qui s'émouvaient qu'il devienne déjà adulte.
Yoongi avait connu une enfance heureuse dans un paradis gelé, hors du temps.
Il revenait au présent quand la petite cavalerie atteignit la vallée. Le Phénix se plaça aux côtés de son protecteur, et leurs six accompagnateurs se déployèrent derrière eux. Ses cheveux blancs au vent, Yoongi sentit l'air frais et le soleil le revigorer après tout ce temps passé dans l'ombre de la forêt. Il s'accorda une profonde inspiration.
« Tout va bien ? s'enquit Jimin pour ouvrir la conversation.
— Comme cela pourrait aller après deux heures balloté sur le dos d'un cheval.
— Parfait, donc tout va bien.
— Vous sautez vite aux conclusions... »
Le général esquissa un rictus, et après quelques instants, son aîné reprit la parole.
« Vous vouliez me parler, Jimin. De quoi s'agissait-il ?
— Je m'inquiétais simplement, je vous sentais soucieux. Je me demandais si vous désireriez en parler.
— Je ne sais pas trop, reconnut-il dans un haussement d'épaules. Il ne s'agissait que de pensées futiles qui n'avaient pas leur place dans mon esprit.
— Peut-être qu'elles le quitteraient plus vite si vous les partagiez, qu'en pensez-vous ?
— Je l'ignore... En fait, c'est juste que... je... »
Il marqua une longue hésitation, dirigea son attention sur le paysage puis les cavaliers qui les suivaient, et il poussa un soupir.
« Mon peuple se veut pur, nous refusons de tuer à moins d'y être absolument contraints, vous comprenez ?
— Je comprends.
— Quand j'ai tué dans votre tente ces deux hommes, je... je ne me reconnaissais pas, et je sens que mon âme en a été affectée. On dit que les yeux en sont les miroirs, et les miens se sont obscurcis. Ces derniers jours, j'ai aidé au massacre de tant de Tigres, alors même que je vous ai entendu dire plus qu'une fois qu'ils... qu'ils cherchaient juste à survivre. Ils ont laissé des orphelins derrière eux.
« Jimin, je ne m'en suis pas rendu compte sur l'instant, parce que je voulais absolument vous sauver, mais cela m'est revenu avec tant de violence ensuite : j'ai aidé à l'assassinat de ces parents qui espéraient un avenir un peu plus heureux pour leurs enfants, j'ai bouleversé la vie de ces petits qui vont grandir sans repères, sans l'amour de leurs parents. J'ai... j'ai perdu mes parents lors du massacre perpétré par les Scorpions, et cela m'a brisé le cœur. Comment ai-je pu infliger à d'autres ce sort terrible ? »
Sa voix se fêla, il déglutit et se tut, conscient qu'un mot de plus lui coûterait des larmes que les guerriers Aigles derrière eux ne comprendraient pas.
Oui, pour avoir perdu ses parents, Yoongi savait l'horreur que l'on ressentait, les sanglots que l'on réprimait en vain, les cris que l'on poussait à s'en déchirer la gorge dans l'espoir que cet appel les réveille. Yoongi avait pleuré des heures durant dans sa cellule, il avait supplié Hiemis sans discontinuer, mais rien à faire, tous les adultes avaient disparu, à quelques rares exceptions près parmi lesquelles sa sœur et lui comptaient. Au village, on aimait sa famille plus que soi-même, et si la mort naturelle peinait un peu les cœurs, un départ si brutal en revanche les brisait.
Jimin prit une mine triste.
« Je suis désolé de vous avoir infligé cela, Yoongi. Je savais qu'il valait mieux que vous restiez en arrière, mais j'ai accepté que vous participiez. Je n'aurais pas dû, pardonnez-moi. Il n'est... pas toujours si facile qu'on l'imagine de prendre une vie, même quand la nôtre est menacée, et plus encore quand on n'a jamais fait le moindre mal à qui que ce soit. Vous qui n'auriez pas envisagé d'égratigner quelqu'un, vous voilà à immobiliser des gens pour que nous les tuions...
« Vous avez le droit d'en souffrir, d'en être bouleversé. Si vous saviez comme... »
Jimin resta muet, s'humidifia les lèvres, déglutit, et Yoongi vit ses prunelles se couvrir d'un voile de douleur.
« Si vous saviez, reprit-il, comme il a été terrible pour moi de tuer pour la première fois. Cela me hante encore aujourd'hui. Je ne m'en suis jamais tout à fait remis, et je me suis promis que j'épargnerais autant de vies que possible, que je lutterais pour le bien.
— Alors pourquoi ces Tigres ont-ils péri ?
— Pour que l'Assemblée ne nous condamne pas avant même que nous passions en terres de Sawa. Une fois que nous y serons, nous n'aurons plus rien à craindre, mais jusque-là, nous ne pouvons pas nous permettre de leur tenir tête de manière trop franche. Tout ce que j'ai pu faire pour espérer bouleverser un peu le cours des choses, c'est demander à ce que tous les Tigres qui se sont enfermés dans la forteresse soient emprisonnés, et non tués.
— Ce sont déjà plus de deux cents vies sauvées, c'est énorme.
— Je fais ce que je peux. Toute cette histoire me contrarie beaucoup aussi, vous vous en doutez. Entre les Tigres qui nous attaquent et les Scorpions qui semblent plus réactifs que jamais quand il s'agit de vous... je n'aime pas ce qui se profile. Arixium peut lutter sans problème contre un ennemi. Contre deux, en revanche, cela complique les choses. Le général Moon devrait réussir à continuer de réprimer avec ses troupes les Tyfodoniens rebelles, néanmoins, pour ce qui concerne les Sawaï... j'ai peur de ne pas être à la hauteur de mes plans.
— Vos plans ?
— Depuis votre arrivée je réfléchis à un moyen de neutraliser ce peuple qui risque d'exploiter vos amis pour utiliser leur pouvoir afin de conquérir le Continent entier. Or, impossible de tout prévoir, et si une seule partie de ce dessin devait tomber à l'eau... je ne sais pas si nous pourrions espérer l'emporter.
— Pouvez-vous m'en dire plus ?
— J'aimerais, mais je préfère ne pas vous donner de faux espoirs. Nous serons en territoire ennemi, entourés de bien plus de troupes que nous n'en comptons. Vous devrez tous vous fier à moi les yeux fermés, sinon quoi nous courons à la catastrophe. Si quelque chose devait ne pas se dérouler comme prévu, je ne voudrais pas que la moindre panique s'immisce en mes hommes : j'assumerais moi-même la peur, et je trouverais un moyen de réparer mes erreurs.
— Vous portez un fardeau bien trop lourd, général.
— C'est justement pour cela que j'ai obtenu ce grade. Avec mes soldats et vous, avec tous ceux qui nous aident dans l'ombre, la victoire est certaine. Je ne voulais pas vous inquiéter, pardonnez-moi.
— D'abord vous doutez, puis vous me demandez de vous croire sur parole, et vous m'affirmer que tout se passera bien... général, je vous sens confus.
— Je suis désolé, soupira Jimin. Je n'ai pris part qu'à une seule opération de grande ampleur par le passé, et je n'en tirais pas les ficelles, j'apprenais encore de mon propre général à cette époque. À présent que c'est à mon tour de diriger... je sens ma confiance en moi s'envoler, alors qu'au contraire je devrais me montrer plus confiant que jamais. Quand j'étais enfant, le doute m'assaillait pour un rien ; je croyais ce défaut disparu depuis mon passage à l'académie qui a fait de moi le soldat que je suis aujourd'hui, mais... comme on dit, chassez le naturel, il revient au galop. Quand j'ai préparé ces plans avec Namjoon, j'étais sûr de moi, c'est tout ce qui compte. Je peux gagner, au fond de moi je le sais, mais une part de moi a peur, j'ignore pourquoi. Je ne crains aucune bataille, aucune guerre, je ne crains pas la mort... mais je crois que ce que je crains, c'est d'abandonner les miens si je venais à périr à cause d'une erreur que j'aurais commise sans pouvoir la réparer.
— Il est humain de douter, et... aussi étrange que cela puisse paraître, sachant cela, j'ai à présent davantage confiance en vous.
— Vraiment ?
— Vous auriez confiance, vous, en quelqu'un qui est toujours sûr de ne commettre aucune erreur ?
— Pas vraiment, je l'avoue.
— Vos hésitations, vos remises en question, elles prouvent que vous mesurez les risques de cette opération, et je préfère suivre quelqu'un qui a conscience des risques que quelqu'un qui n'en voit aucun. Vous êtes vigilant, vous nous protègerez mieux que quiconque, je n'en doute pas.
— Merci beaucoup, Yoongi, votre confiance compte pour moi. »
Ils échangèrent un sourire, mais à peine leur dialogue rompu, Yoongi le perdit, au profit d'une moue triste. Les souvenirs liés à ses parents se bousculaient en lui. Sa mère avec qui il avait descendu sur les fesses une pente enneigée, à huit ans, son père avec qui il avait fabriqué un petit manteau deux ans plus tard, les mécanismes qu'il l'avait aidé à concevoir, sa mère qui l'avait initié en vain au maniement de la lance pour l'amener chasser, les fous rires que ces situations avaient provoqués, leurs baignades dans la rivière près du village, les nombreuses cérémonies et fêtes qu'ils avaient célébrées ensemble.
Tout se confondait en un tourbillon de nostalgie qui lui restait en travers de la gorge. Ils étaient partis si vite que Yoongi ne parvenait pas à admettre qu'il ne les retrouverait pas avec Yua, qu'ils s'en étaient allés pour... toujours.
Leurs bras, leur chaleur, leur rire, leur sourire, leur regard, leur voix, leurs mots affectueux, ceux qui réconfortaient, ceux qui apaisaient, ceux qui émouvaient, ceux qui faisaient réfléchir. Tout ce qui les rendait si singuliers aux yeux de Yoongi...
« Mes parents sont toujours en vie, mais je ne les vois presque jamais, confia Jimin après de longues minutes de silence sans cesser de fixer l'horizon. Quand je rentre au domaine familial, je n'y vois plus la maison de mon enfance, mais celle que l'ignorance a brisée. Mon père et ma mère s'aimaient, aujourd'hui ils ne s'adressent plus un mot, ils vivent sous le même toit mais dans deux ailes séparées de la villa. Je ne parle qu'à ma mère, un gros différend nous oppose mon père et moi. On ne se parle plus, néanmoins je sais qu'il est là, et... s'il devait partir pour toujours... je crois que malgré tout ce qui a pu se passer entre nous, entre ma mère et lui, je serais peiné de perdre celui qui m'a donné la vie, parce qu'en dépit du reste, je l'ai longtemps considéré comme mon modèle, mon pilier. On ne perd pas sans tristesse quelqu'un qui fut si important. J'ai beau ne pas pardonner certaines choses, d'autres m'ont prouvé qu'il fut bon, et lorsque tôt ou tard il expirera, ce seront ces souvenirs que je souhaiterai garder de lui, car je ne veux pas éprouver de rancœur contre un tas de cendres. Cela n'a aucun intérêt.
— Il est courageux de faire preuve d'une telle bonté d'âme. Blessé, vous continuez de vous relever, et j'admire de plus en plus cette qualité qu'est la vôtre.
— Du courage, vous en cachez aussi beaucoup, Yoongi, n'en doutez pas une seconde.
— Je suis un pleutre, tout m'effraie.
— C'est bien ce que je dis.
— Pardon ?
— Vous êtes terrifié par tout, ici : les combats, la mort, les regards susceptibles de découvrir votre vraie nature, la solitude, votre sort, celui des vôtres, et même par les insectes... pourtant, vous restez. Mieux encore, vous avancez. Vous êtes terrifié, vous souffrez, votre cœur s'emballe sans doute bien plus d'une fois par jour sous l'effet de la peur, pourtant vous chevauchez à mes côtés aujourd'hui en direction du camp, prêt à vous jeter dans une guerre pour laquelle vous vous êtes à peine entraîné deux ou trois semaines. J'ignore même si on peut encore parler de courage, et pas plutôt de folie. Vous êtes l'un des hommes les plus courageux, les plus forts, que je connaisse.
— Vous... n'avez pas tout à fait tort.
— Et pas tout à fait raison ?
— Il ne s'agit pas tant de courage, de folie, que de désespoir : si j'abandonnais les miens, que deviendrais-je ? Ils sont tout ce que je suis, c'est avec eux que je me sens complet et serein. Sans eux, je ne serais plus qu'une âme errante. Alors je préfère mourir à leur côté en tentant de les aider que d'affronter l'atroce solitude que laisserait leur départ.
— Si vous étiez si désespéré de les revoir, vous vous seriez depuis longtemps rendu aux Scorpions avec l'espoir qu'ils vous enferment auprès des vôtres. Vous luttez parce que vous savez que vous avez une chance de l'emporter, et que vous n'êtes justement pas tout à fait désespéré.
— Je lutte parce que je sais que vous et les vôtres pourrez m'aider dans cette quête insensée. Vous les avez battus le soir de notre rencontre.
— C'est juste. Mais cela n'y change rien : il reste bien, au fond de votre cœur, une étincelle d'espoir qui ne demande qu'à embraser le bûcher de vos rêves, afin de rallumer enfin cette flamme qui s'est éteinte en vous le soir de ce drame.
— J'espère sincèrement que vous avez raison.
— J'ai toujours raison, enfin. Vous-même avez dit que vous ne doutiez pas de moi.
— Je vais peut-être réviser mon jugement. »
Jimin lui adressa un sourire malicieux, que son ami lui rendit avec un humour teinté de mélancolie.
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