Chapitre 19

« Toutes ces qualités dont on m'affuble, je les mettrai au service de nos braves citoyens. Je les défendrai, je veillerai sur eux, et j'utiliserai ma voix afin de parler au nom de ceux à qui on l'a volée. »

– Kim Namjoon, discours du 12 septembre 1237 devant l'Assemblée.


Lorsque Jimin se réveilla, il lui fallut deux brèves secondes pour se rappeler où il se trouvait et pourquoi. Il battit des paupières, s'étira, et jeta un regard par la fenêtre qui révélait que le lever de soleil approchait. L'obscurité de la pièce permettait de distinguer les formes des meubles et la silhouette assoupie de Yoongi.

Jimin quitta le lit où il s'en voulut presque d'avoir passé la nuit : le Phénix dormait toujours ou presque recroquevillé, si bien que son cadet avait deviné qu'il s'agissait d'une habitude pour lui. Or, sur ce divan étroit, il n'avait replié ses jambes qu'à moitié, mais déjà ses genoux dépassaient de la banquette, et avec eux l'édredon qui les recouvrait et que la position du jeune homme amenait à glisser. Un pan touchait le sol.

Jimin approcha et replaça la couverture sur son aîné, que le geste ne réveilla pas, bien qu'il l'incite à bouger. Yoongi se retourna, tenta de se pelotonner contre le dossier, et s'éveilla dans un sursaut quand ce mouvement le fit tomber par terre. Il hoqueta de surprise ; Jimin se retint d'éclater de rire.

« Eh bien, voilà un réveil efficace, remarqua-t-il.

— Qu'est-ce que... je...

— Vous êtes tombé du divan. Mais prenez le lit, de toute façon je suis attendu. »

Encore ébahi par son brusque réveil, Yoongi obéit de façon mécanique. Il s'étendit sous l'édredon de Jimin, serra l'oreiller entre ses bras, et se rendormit presque aussitôt.

Le général quitta la pièce, un sourire flottait sur ses lèvres charnues.

Il se rendit dans le bureau attenant, celui de son hôte qui s'y trouvait déjà. Seul manquait à l'appel Jungkook. L'Arixien néanmoins ne se fit pas attendre plus longtemps : il entra, vêtu de son armure.

« Eh bien, nous avions pourtant convenu de nous retrouver à l'aube, remarqua le général Moon.

— Si j'y vois à plus de deux mètres, je considère qu'il est l'heure de me lever, répliqua son homologue avec humour.

— J'aime votre façon de penser ! Alors, reprenons où nous en étions hier. »

Il suffit aux trois hommes d'une vingtaine de minutes pour rassembler les différents éléments nécessaires à l'expédition de Jungkook : matériel, soldats, stratégie, le bilan fut rapide, et le général Moon avait profité de se coucher plus tard que ses invités pour vérifier l'équipement avec ses subordonnés dans le bâtiment où étaient stockées les armes, la veille au soir.

« Eh bien, quelle efficacité ! se réjouit Jimin. Combien de temps faut-il en temps normal pour atteindre la forteresse depuis le camp ?

— Environ trois heures à pied. Mais avec les dangers auxquels votre lieutenant ici présent se trouvera confronté, il faudra sans doute compter au moins deux voire trois fois plus de temps. »

Il se tourna vers Jungkook.

« Ne prenez aucun risque : avancez à un rythme prudent, assurez-vous de vos pas avant de poser le pied, prenez garde aux roches et aux racines, ne marchez jamais trop près du précipice. Ce chemin est sûrement le plus dangereux, mais il est aussi le seul que les révoltés ne surveillent pas. Vous pouvez vous offrir le luxe de prendre votre temps.

— J'en prends bonne note, ne vous inquiétez pas : je ne compte pas mener mes hommes à la mort, seulement au combat. »

La confiance qui émanait du ton du jeune homme finit de rasséréner le général qui acquiesça. Après s'être une nouvelle fois assuré d'être d'accord sur le moindre détail, les militaires quittèrent la carte des yeux pour échanger des regards résolus.

« Lieutenant Jeon, quand vos soldats pourraient-ils être prêts pour ce périple ?

— Quand vous voulez, général.

— Vous partirez en fin de matinée, une fois que les gelées seront redevenues rosée. Prévenez dès maintenant vos hommes, qu'ils se tiennent prêts. Et n'oubliez pas : votre but n'est pas seulement d'atteindre la forteresse, mais aussi de parvenir à y accéder. Les Tyfodoniens rôdent près d'elle, ils vous verront arriver pour porter secours à mes hommes, et ils n'hésiteront pas à tirer. Vous devrez être prêts à riposter.

— Je le suis déjà. Nous les prendrons par surprise en venant d'un chemin qu'ils ne s'attendent pas à nous voir emprunter, et je leur ferai regretter de ne pas nous avoir cru capables de franchir ces montagnes. »

Fier de son cadet et de la fougue dont il témoignait, Jimin acquiesça. Son homologue quant à lui paraissait conquis par la hargne du jeune homme.

Le lieutenant s'en alla rassembler ses guerriers et préparer leur départ. Jimin pour sa part resta seul avec le général Moon qui soupira.

« Général Park, je... courage à vous et aux vôtres. »

D'abord surpris par ce témoignage de soutien, son cadet se reprit dans un toussotement embarrassé.

« Merci, général Moon. Je vous admire beaucoup. »

Ils échangèrent un sourire respectueux puis se séparèrent. Jimin retourna à sa chambre, où il trouva Yoongi toujours endormi... du moins, il le croyait : une fois la porte close, le Phénix ouvrit les paupières et salua son ami qui le lui rendit.

« Je vous croyais assoupi, affirma Jimin pour engager la conversation – les silences en présence de Yoongi lui paraissaient vite incommodants.

— Je gardais seulement les yeux fermés pour me reposer.

— Et à quoi pensiez-vous ?

— À rien de particulier. Au passé, au futur... au passé, surtout, il s'agit après tout de mon domaine d'expertise.

— En effet. »

Jimin s'assit sur le divan, posa la tête sur le haut du dossier, et ferma les yeux. Plusieurs dizaines de secondes s'écoulèrent, muettes.

« Vous aviez raison, déclara-t-il finalement, c'est reposant. Racontez-moi d'autres choses sur votre peuple. Vous m'avez parlé une fois de fêtes au printemps et à l'automne, je me trompe ?

— Pourquoi voulez-vous en parler ?

— Parce que mon lieutenant va partir seul au combat, et que j'ai le temps de profiter de vos histoires avant de vous avouer que j'espère bien m'entraîner avec vous toute la matinée.

— Oh non, pitié !

— Voulez-vous sauver vos proches, oui ou non ?

— Bon sang, maugréa le Phénix sur qui cet argument fonctionnait toujours.

— Alors racontez-moi une histoire et vous retarderez un peu notre séance. »

Yoongi fronça les sourcils, surpris par cette demande.

« Ne souhaitez-vous pas vous entraîner tout de suite ? Pourquoi me proposer de retarder la séance ?

— Je suis fatigué, mon bras droit me lance, mais je ne compte pas me rendormir. Vos récits sont toujours divertissants, j'aimerais en écouter. Ne m'en demandez pas davantage, je ne saurais vous répondre.

— Très bien, dans ce cas... »

Yoongi se mordit l'intérieur de la joue, un instant plongé dans ses pensées qu'il tenta d'organiser. Il se racla la gorge puis raconta les célébrations orchestrées à l'occasion du printemps et de l'automne chez les Phénix : la pierre était dissimulée dans une grotte où elle pouvait être installée tantôt au soleil, afin qu'elle déverse sa magie sur le village, tantôt à l'ombre, où elle perdait toute efficacité. Au printemps, la prêtresse sortait l'œil le temps d'une soirée pour une fête au cours de laquelle étaient désignés les apprentis soldats, et au terme de laquelle la pierre était placée à la lumière jusqu'au début de l'automne.

De cette façon, les jeunes gens qui entraînaient leur pouvoir bénéficiaient de sa puissance et le contrôlaient avec plus d'aisance.

Yoongi décrivit les activités : musiques, danses, et son chant à lui, celui du gardien des savoirs. Il évoqua un hameau décoré selon la saison, des neiges éternelles qui côtoyaient quelques plantes courageuses, des rires d'enfants mêlés à ceux des adultes, des discussions entre tous, quelle que soit leur position dans le village, des illuminations qui brillaient jusque tard dans la nuit, maintenues par les meilleurs mages.

Jimin se prit à rêver.

« J'ignore à quand remontent les origines de cette fête, continua Yoongi d'un ton nostalgique, la première de ses occurrences apparaît dans un codex ancien. Il y est expliqué que c'est le premier jour de l'automne que Hiemis a eu la vision prophétique qui affirmait que ses héritiers ne réussiraient pas à contenir leur puissance, ce qui l'a décidée à ne jamais engendrer de descendance. Et c'est le premier jour du printemps que son frère Daimón l'a piégée et qu'elle a accouché de notre peuple, à qui elle a confié son œil pour les protéger d'eux-mêmes. On passe de la lumière à l'ombre en automne, puis de l'ombre à la lumière au printemps, deux dates importantes pour les miens.

— Avez-vous d'autres mythes de ce genre en tête ?

— Hum... beaucoup sont des mythes étiologiques.

— Étiologiques ?

— Ils expliquent un phénomène. Par exemple, connaissez-vous l'histoire des pluies de feu ?

— Non, mais je suis très curieux, maintenant, sourit Jimin en rouvrant les yeux pour observer son aîné.

— Avant l'avènement de l'ère des humains, Pyros et Hiemis avaient pour habitude de sillonner ensemble le ciel sans se soucier de la terre en contrebas. On raconte qu'un jour, alors que s'était levé un épais brouillard au-dessus du mont Phaham, Pyros n'en vit pas la cime. Lui qui croyait voler loin de tout obstacle, il avait mal évalué sa trajectoire, et il se trancha le ventre avec la crête rocheuse. De douleur, il poussa un rugissement qui fit trembler la terre, et son sang commença à se répandre en une pluie de feu sur les alentours. Hiemis parvint à recoudre la plaie, et Pyros sait désormais qu'il ne doit pas approcher. Mais il arrive encore, quand des fumerolles s'échappent des alentours du mont Phaham, que Pyros s'égare. Ainsi, si l'on voit le brouillard, si l'on entend le cri du dragon tonner, on sait qu'il faut s'éloigner. »

Détendu et amusé, Jimin hocha la tête à plusieurs reprises pour signifier qu'il avait compris l'intérêt de l'histoire, et surtout la notion de mythe étiologique. Ce récit n'avait qu'un but : expliquer par les croyances ce qu'à l'époque la science ne saisissait pas.

Car quand avait été créé ce mythe, on ignorait encore que le mont Phaham était un volcan.

« Outre les mythes liés à la naissance des peuples, nos instituteurs n'enseignent plus ce genre d'histoires, déclara Jimin avec dépit. Il faut se spécialiser dans les lettres pour en apprendre davantage, ou bien il faut acheter des livres à ce sujet – et aujourd'hui, ce genre d'histoires est considéré comme de petits récits pour les enfants, rien de plus.

— Chez nous, ils sont racontés à tous et toutes lors des célébrations qui jalonnent l'année. Nous savons que ces histoires sont fausses, mais elles nous font rêver, et elles tissent une toile si grande que nous n'avons pas d'équivalent dans la littérature, rien de si complet que ces mythes que nous chérissons.

— Je trouve cela beau de continuer de rêver.

— Je trouve aussi. »

Yoongi lâcha un gloussement, qui aussitôt lui valut un regard interrogateur de son cadet.

« Je trouve cela amusant que vous soyez enclin à rêver, général Park.

— Et pourquoi donc ? se renfrogna le concerné.

— Sans doute votre rang, votre image, m'influencent-ils, toujours est-il que je ne vous imaginais pas du genre à apprécier des histoires que votre peuple considère comme enfantines.

— Hum... au lieu de me pasquiner, sortez plutôt du lit et allons nous entraîner.

— Quelle susceptibilité...

— Le soleil est levé, quoi de mieux qu'un peu d'exercice à jeun, Yoongi ?

— Un peu de repos, peut-être ? »

Il récolta un regard las du militaire. Dans un grommellement revêche, le Phénix quitta ses draps. Jimin et lui partirent en direction de l'armurerie, où ils récupérèrent leurs équipements qu'ils enfilèrent. Ils passèrent la matinée à s'exercer à l'arme blanche, le général toujours incapable d'utiliser son bras droit. Ils s'accordèrent une longue pause au moment où le lieutenant Jeon et ses hommes furent réunis dans la cour, prêts à délivrer les Arixiens et combattre les révoltés. Jimin salua Jungkook avec déférence, et Yoongi ne comprit pas pourquoi, mais il se sentit touché lorsque les deux jeunes gens échangèrent une accolade.

Jimin laissa partir son cadet puis retourna à leur entraînement.

« Vous l'aimez beaucoup, n'est-ce pas ? demanda Yoongi qui savait déjà la réponse qu'il allait recevoir.

— Bien sûr que oui, je ne ferai pas lieutenant un homme que je n'apprécie pas.

— Certes. Ce que j'insinue, c'est que je ne vois pas un général et son lieutenant – un chef et son subordonné – quand je vous regarde.

— Que voulez-vous dire ? l'interrogea Jimin d'un ton méfiant.

— Quand je vous regarde, je vois un jeune homme avec son petit frère. »

Le général, soupçonneux auparavant, se détendit à ce mot. Un petit frère... en effet, voilà ce que Jungkook lui évoquait de plus en plus. Il était comme son petit frère... Malicieux, intrépide, parfois peut-être un peu impertinent, mais toujours loyal. Il s'était attaché à lui autant qu'à un membre de sa famille, et il lui vouait une confiance telle qu'aujourd'hui, il le laissait partir seul au-devant du danger. Jungkook était doué, il s'en sortirait.

Jimin ne répondit pas. Il invita à la place son ami à se joindre à lui pour le déjeuner, qu'ils prirent dans la chambre du général après se l'être préparé dans les cuisines privatives de leur bâtiment. Enfermés dans cette même pièce, ils passèrent l'après-midi à travailler la magie du Phénix, qui tentait de contenir une quantité de plus en plus importante de lumière dans une sphère d'ombre toujours plus large et difficile à maintenir.

Yoongi constatait avec satisfaction qu'il s'améliorait, et chaque fois qu'il pensait aux siens, il lui semblait devenir plus fort. L'esprit de son village l'accompagnait, le soutenait, lui apportait la puissance qui lui manquait.

Sans surprise, au bout de quelques dizaines de minutes à peine, Yoongi sentit poindre les premiers maux de tête qui annonçaient qu'il approchait de ses limites. Cette fois, il préférait ne pas tenter le diable.

« Stop, stop, soupira-t-il en effaçant d'un geste ombres et lumières. Je n'en peux plus, ma tête commence à me faire souffrir. »

Debout au centre de la pièce, le Phénix recula jusqu'au lit où il s'assit. Son cadet l'observait depuis le divan.

« Tout va bien ? s'enquit Jimin plus par politesse – car Yoongi lui paraissait se porter bien.

— Oui. Elle commence à peine à cogner, tout va bien.

— Très bien, alors arrêtons-nous là pour aujourd'hui. Vous vous êtes bien débrouillé, le félicita l'Arixien en se redressant avant de se diriger vers la porte.

— Où allez-vous ?

— Pourquoi cette question ?

— Je... juste pour savoir. Je ne devrais pas ?

— Je vais simplement m'entraîner et discuter avec le général Moon.

— Pardon. »

Yoongi se sentit ridicule de sa curiosité. Il s'adressait à un homme de guerre comme à un ami, et il lui posait des questions dont les réponses étaient peut-être confidentielles comme s'il s'agissait d'une conversation légère. Il se rappelait encore leurs premières discussions houleuses, et il se demanda quand tout avait changé entre eux.

À force de ne se séparer qu'en de rares occasions, ils s'étaient rapprochés en l'espace de moins de trois misérables semaines.

« Vous devez vous reposer pour que vos douleurs n'empirent pas, affirma Jimin en quittant la pièce. Je vous apporterai de quoi dîner tout à l'heure. »

Et il partit.

~~~

Le vent mugissait dans les arbres. Le battement d'ailes d'un oiseau accompagné de ses piaillements résonnait contre la paroi rocheuse qu'ils longeaient dans un silence concentré. La brise charriait une fraîche odeur de pins. D'un côté, le flanc de la montagne ; de l'autre, un précipice d'une trentaine de mètres.

Le lieutenant Jeon marchait au-devant du danger, premier de l'interminable file de guerriers qu'il dirigeait et à qui il dictait des indications que chacun répétait derrière lui afin que personne ne tombe dans les pièges de la nature. Ils circulaient, équipés d'armes et d'armures lourdes, sur un sentier d'une cinquantaine de centimètres de large : tout faux pas deviendrait fatal, impossible de se rattraper, et ils avançaient en s'imposant un écart d'un mètre entre chaque soldat pour s'assurer que la chute de l'un d'entre eux ne provoquerait pas la chute des plus proches.

Tout mouvement était calculé, réfléchi. Le général Moon lui avait affirmé que ce sentier était long d'environ un kilomètre et demi, ce qui risquait de leur demander à leur vitesse un temps phénoménal. Leur vigilance néanmoins ne devait se relâcher sous aucun prétexte, Jungkook avait prévenu ses subordonnés : toute erreur leur coûterait aussitôt la vie.

Une main sur la paroi à côté de lui, le regard rivé à terre, le militaire retenait son souffle à chaque pas. Racine, roches – et il fallait aussi s'assurer que l'escarpement ne cèderait pas, car le sol ici était fragile –, le danger pouvait se présenter sous n'importe quelle forme. Que le vent forcisse, et il les déstabiliserait. Qu'une roche se détache du flanc de la montagne, et elle les déséquilibrerait.

Le souffle court, l'esprit alerte, Jungkook poussa un soupir quand, devant lui, il vit le chemin s'élargir et s'enfoncer de nouveau dans la forêt. Il frôla de sa main le métal froid de son jingum. L'heure du combat approchait. Sans perdre sa concentration, il s'encouragea d'un murmure.

« Pour Arixium. »

~~~

Cet après-midi-là, le palais de justice de Noria connaissait une rare effervescence. Impossible de ne pas s'étonner de ce qui s'y déroulait, ou du moins de ce que l'on devinait : une file longue de plusieurs centaines de personnes sortait de la salle d'audience pour tracer une ligne impeccable dans la rue. Les gens qui croisaient ces patients énergumènes les dévisageaient avec une curiosité mêlée d'amusement : qui donc pouvait bien être assez fou pour faire la queue si longtemps ? Qu'attendaient-ils ?

À cela, les passants recevaient tous la même réponse : un procès en cours.

De plus en plus de badauds s'attroupaient autour de l'entrée du bâtiment dans l'espoir de comprendre de quelle affaire il s'agissait – car on refusait de leur en dire davantage –, et cette foule attirait d'autres flâneurs encore qui s'ajoutaient à elle.

Des éclats de voix provenaient de l'intérieur de l'édifice dont on ne fermait pas les portes du fait de la file formée par ce qui s'avéra être le flot des témoins appelés à la barre, un à un, pour accabler l'accusé.

« Bon sang, marmonna une femme à son voisin, je me demande bien de quel procès il s'agit : avec autant de témoins, y a-t-il même une raison de douter encore de la culpabilité de l'accusé ? »

À l'intérieur de l'amphithéâtre, dans la salle d'audience, Namjoon conservait un air froid, mais il jubilait : depuis des semaines il travaillait sur ce cas avec les habitants du village qui souhaitait poursuivre son chef, Lee Seonhyuk, et voilà à présent que ses efforts payaient. Une file de trois cent quarante-deux plaignants s'étendait dans la capitale, attirant sur cette affaire compliquée l'attention de tout Noria. Et devant lui, à la barre, chacun racontait comment il avait été spolié de tous ses biens, comment on s'était emparé de son or, comment on s'était approprié ses terres, comment on l'avait forcé à œuvrer à la rénovation de la villa du chef afin d'éponger des dettes imaginaires sous la menace des armes.

Du côté des accusés, Lee Seonhyuk s'était d'abord montré confiant, haranguant la foule en affirmant qu'il s'agissait d'une méprise et que les villageois avaient ourdi un odieux complot contre lui pour le voler. Namjoon, gardant son calme, avait présenté des éléments qui prouvaient la bonne foi des plaignants, après quoi il avait réclamé à faire entrer ses « quelques témoins ».

Or, rien dans les lois de Noria n'indiquait une quelconque limite de témoins autorisés. Le chef Lee s'était décomposé quand étaient arrivés les habitants dépossédés de tout sauf de leur haine et que, stupéfait, le juge avait demandé à l'avocat de l'accusation combien de personnes au juste comptaient comparaître. Au nombre donné, une clameur à la fois indignée et ébahie s'était élevée dans la salle, mais Namjoon n'avait pas cillé, et il avait appelé le premier villageois à la barre.

Deux heures s'étaient écoulées, et la file disparaissait toujours à l'angle de la rue. La défense avait tenté à plusieurs reprises de s'opposer à ce qu'ils dénonçaient comme « une vulgaire mascarade », mais la loi autorisait chacun à s'exprimer, de sorte que le défilé continuait, et que l'on n'entendait plus un bruit du côté de Lee Seonhyuk, qui triturait avec nervosité sa chevalière surmontée de son sceau.

Au terme d'un nouveau discours accablant d'une femme mécontente, on réclama une pause de dix minutes avant la suite du procès. Satisfait de son effet, ravi à l'idée que la réputation de cette ordure était désormais salie jusque dans les rues de Noria et non pas uniquement dans la discrète salle d'audience, Namjoon se leva, rassembla ses papiers et partit dans la pièce réservée au personnel. Il y puisa un peu d'eau à une fontaine pour se rafraîchir le visage ainsi que s'abreuver – sa gorge était toujours sèche après un réquisitoire acharné.

L'avocat de la défense se trouvait ici aussi, l'air détendu. Namjoon le connaissait bien : il s'agissait d'un homme de métier doué d'un grand talent, âgé d'une quarantaine d'années et qui lui avait beaucoup enseigné quand il étudiait encore et rêvait de se lancer en politique. Il ne soutenait pas publiquement Namjoon ni, de toute façon, ne l'appréciait plus qu'un autre. Ils étaient collègues, rien de plus – et adversaires, ce jour-là.

« Impressionnant, ce défilé de témoins, lança-t-il en jetant un regard à son homologue. Même moi, je ne m'y attendais pas.

— Je voulais marquer le coup, sourit Namjoon dans un haussement d'épaules.

— Certains sont volubiles, nous risquons d'y être encore l'année prochaine, à ce rythme.

— Tant qu'ils obtiennent réparation, ils ne sont pas pressés.

— Votre talent m'impressionnera toujours, Maître Kim.

— Le vôtre tout autant.

— Tout le talent du monde ne changera rien à l'issue de ce procès, je le crains, soupira l'avocat de la défense. Vos preuves, et tous ces témoins... je ne peux rien contre cela. Je le sais très bien, et lui aussi. Il leur en a fait accroire, il les a pillés : qu'il le paie, désormais.

— J'imaginais que vous soutiendriez davantage votre client, s'amusa son interlocuteur.

— Quand le client en question me parle comme il m'a parlé, je suis enclin à accepter son argent et faire mon travail, mais rien de plus.

— Vous ne... »

Ils furent interrompus quand les portes de la pièce claquèrent contre le mur, poussées avec brutalité par un témoin affolé, le souffle haché par la course qui l'avait mené ici. L'avocat de la défense s'apprêtait à lui signaler que cette salle était interdite au public, lorsque l'individu prit la parole.

« Maîtres ! Le chef Lee s'est enfui ! »

Abasourdis par l'information, les deux hommes restèrent d'abord muets, les yeux écarquillés. Enfui ?

« Comment ? balbutia Namjoon.

— Il a demandé à se rafraîchir et est parti sous la surveillance d'un soldat. On ignore ce qui s'est passé exactement, mais il a réussi à attaquer l'homme, à l'assommer, et il est parti. Par l'arrière du bâtiment. Des soldats ont été déployés pour le retrouver.

— Il a de nombreux contacts, gronda Namjoon, n'importe qui pourrait le cacher ! »

Y compris des hommes de l'Assemblée, présents en nombre à son procès.

« Il y a autre chose, ajouta l'intervenant en jetant un regard embarrassé à l'avocat de la défense. Le jury... se dit prêt à rendre son verdict.

— Comment ? pesta-t-il.

— Déjà ? » s'étonna pour sa part Namjoon.

L'autre acquiesça, et tous trois retournèrent dans la salle principale, où un jury sélectionné parmi le peuple discutait, sourcils froncés. Une fois tout le personnel du tribunal revenu, lorsqu'il ne manqua plus que l'accusé, le juge se leva.

« Au vu des nombreuses preuves présentées par l'accusation, des témoins par centaines venus plaider leur cause, et de la fuite délictueuse du chef Lee, à l'unanimité le jury déclare ce dernier coupable pour les faits qui lui sont reprochés. Il est condamné à une peine de vingt ans de prison pour escroquerie organisée, fraude, spoliation de biens privés, et il devra rembourser du double les victimes de ses manigances. »

Les Arixiens savaient leur système de justice faillible. Ils savaient qu'un innocent pouvait écoper d'une peine qu'un autre méritait, ils savaient qu'un coupable pouvait échapper à ses victimes grâce à un bon avocat, et ils savaient que la rapidité d'une décision pouvait être regrettée par la suite. Or, ce jour-là, Namjoon n'éprouva pas le moindre sentiment négatif, au contraire il poussa un soupir soulagé, le cœur soudain léger à l'idée que ce village avait obtenu réparation. Ses habitants présents dans la salle, d'ailleurs, restèrent hébétés un instant avant que n'éclatent des hurlements de joie. Plusieurs d'entre eux se jetèrent sur leur défenseur pour l'enlacer, lui serrer la main, le remercier en personne, les larmes aux yeux, le sourire aux lèvres.

Namjoon n'était jamais payé pour ses prestations, mais ces réactions valaient à elles seules mille salaires. Il sortit, accompagné par les villageois, et en apprenant la nouvelle, ceux qui patientaient encore à l'extérieur provoquèrent un véritable tumulte de bonheur. Des applaudissements s'élevèrent, que la foule attroupée là reprit à l'annonce de la victoire de l'accusation et ses trois cents témoins. Chacun partageait la liesse d'un hameau qu'enfin on défendait, qu'enfin on protégeait de la prépotence de son chef.

Lorsque Namjoon quitta la cohue, on murmurait autour de lui l'histoire du chef Lee, et le calme revenait peu à peu. L'avocat descendait les marches du bâtiment pour s'en aller, satisfait de sa journée de travail, quand tout à coup on entendit de nouveau la population s'exciter, et il remarqua que l'on s'écartait pour laisser le passage libre à trois individus. Deux soldats en armure, le visage grave, obligeaient le coupable à avancer parmi le rassemblement qui le huait.

« Eh bien, on dit qu'il s'est évadé, convaincu d'être condamné, murmura un homme à un ami près de Namjoon. Il n'aura pas fait long feu, celui-là. »

Les deux militaires l'incitèrent à gravir les degrés afin que le juge lui annonce en personne sa peine, et qu'ensuite il soit conduit à la prison des deux empereurs.

Le regard de Lee Seonhyuk se posa sur Namjoon, et lorsqu'il arriva à sa hauteur, il monta sur ses ergots : « Vous me le paierez ! Surveillez bien vos arrières, parce que je n'oublierai pas que c'est vous, Kim Namjoon, qui m'avez fait condamner !

— C'est votre vice qui vous a condamné, vil félon. »

Le coupable renâcla, tenta de se débattre, mais il reçut un coup à l'arrière du crâne qui le calma aussitôt, et il avança sans plus résister.

Namjoon s'en alla, un étrange sentiment lui serrant l'estomac. Lee Seonhyuk possédait de nombreux contacts haut placés, les membres de l'Assemblée l'appréciaient et le soutenaient...

Le jeune homme secoua la tête de gauche à droit pour en chasser ses idées sombres, et il se hâta de rentrer chez lui, où il trouva son ami en train de préparer le dîner.

« Alors ? s'enquit Seokjin sans se retourner, d'un ton léger. Combien a-t-il fallu de témoins avant que le tribunal ne craque et ne le condamne ?

— Je n'ai même pas eu le temps de faire passer les cent premiers, une vraie déception.

— Je partage votre peine, rit son aîné. Ainsi que votre soulagement.

— Ce fieffé bandit s'est enfui pendant une pause de la séance, soupira-t-il. Le jury l'a aussitôt déclaré coupable, sans doute déjà convaincu par tout le reste.

— Il s'est enfui ?

— Il a été intercepté peu après, il était furieux. Il... j'imagine que ce n'est pas une surprise, mais il m'a menacé. »

Cette fois, son serviteur se tourna vers lui, l'air soucieux. Parce qu'ils travaillaient ensemble, ils possédaient des connaissances identiques. Seokjin savait.

« Pensez-vous qu'il était sincère ? s'inquiéta-t-il.

— Je ne peux pas l'affirmer. »

Le Tyfodonien ne répondit pas, mais son regard trahissait tout ce qu'il taisait : les relations de Lee Seonhyuk pouvaient lui permettre d'atteindre sans difficulté Namjoon, même depuis sa cellule de la prison des deux empereurs. Si l'homme avait dit vrai, s'il comptait bel et bien s'en prendre à lui... alors Namjoon ne serait plus tranquille avant d'avoir subi son courroux.

« Ne t'en fais pas, je ne risque rien, tenta le maître de maison en retirant son manteau. Je ne sors jamais de nuit et je ne suis jamais seul dans les rues que j'emprunte. Il ne pourra pas m'atteindre.

— Et s'il y arrivait malgré tout ? Qu'est-ce que je... »

Il voulut ajouter « deviendrais » mais se figea, étonné de sa propre audace. Namjoon lui sourit avec douceur dans l'espoir de le rassurer.

« S'il m'arrive quoi que ce soit, tu n'auras rien à craindre, je te le promets. Tout ira bien pour toi, même si je disparais. »

La gorge nouée, Seokjin déglutit. Il acquiesça en se retenant de lui avouer qu'il ne posait pas cette question dans ce sens-là : il se moquait bien de sa situation – il avait toujours réussi à s'en sortir, et il était un esclave talentueux, on lui trouverait sans mal un autre maître –, en revanche, Namjoon avait pris une réelle importance pour lui, et il ne s'imaginait plus vivre sans lui à ses côtés.

Sans sonsourire, sans ses mots gentils, sans la douceur qu'il lui témoignait, l'intérêtqu'il lui portait et sa générosité sans borne pour ceux qui l'entouraient... Seokjinrefusait de se figurer une vie loin de celui dont il était tombé amoureux desannées plus tôt.

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