Chapitre 16

« Épuisé, à l'agonie, le général lançait ses ultimes forces dans la bataille. Le regard empli de colère, il déployait ses ombres alentour, mais tout excès se payait cher. Les Quatre Peuples observaient l'homme se débattre avec ses pouvoirs, repousser les limites. Les soldats tombaient autour de lui par dizaines, et de ses yeux coulaient des larmes de sang. Chacun sut, dès lors, que la guerre touchait à sa fin, et que les Phénix ne l'emporteraient pas. »

– Yon Palik, Les hommes d'ombre et de lumière.


Abandonnant ses sacs par réflexe, le général s'élança sans une once d'hésitation en direction de sa porte toujours close. Tout se bousculait dans son esprit : Yoongi avait-il voulu se doucher et oublié d'apporter son morceau de charbon ? Un espion sawaï aurait-il pu les suivre tout ce temps ? Un soldat arixien s'en prenait-il à un homme que Jimin avait pourtant désigné comme son ami ?

Il poussa le battant d'un geste magistral et découvrit son aîné perché sur le lit après avoir renversé la chaise du bureau sur lequel un livre était ouvert. Plusieurs objets avaient été jetés ou bien étaient tombés sur le sol... mais pas l'ombre d'un adversaire en vue, et la fenêtre de la pièce était close, sans trace d'effraction.

« Que s'est-il passé ? s'inquiéta Jimin devant l'air horrifié de Yoongi. Est-ce que vous allez bien ?

— Il y a quelque chose ! Là-bas, vers l'oreiller ! »

Oreiller qu'il avait lancé sur le plancher.

Stupéfait, Jimin ne comprenait pas ce qui se passait. Il ferma la porte, il se dirigea vers le coussin qu'il souleva pour découvrir que Yoongi avait écrasé une araignée avec. Il grimaça de dégoût.

« Qu'avez-vous vu, au juste ?

— Oui, c'est cela ! Cette chose, sous l'oreiller ! La voyez-vous ?

— Le cadavre de cette pauvre araignée ? Oui, je vois bien qu'il est collé à mon oreiller, merci.

— Une araignée ? Oh, je connais : n'est-ce pas un... insecte ?

— Oui, c'en est un, grommela Jimin, n'en avez-vous donc jamais vu ? Vous m'avez fait une peur bleue pour rien.

— Des insectes, j'en ai lu. Mais j'ignorais qu'ils grimpaient ainsi sur les gens et se déplaçaient si vite !

— N'en avez-vous jamais vu ?

— Non, pourquoi ?

— Mais vous m'avez parlé de votre village, de votre architecture, des heures durant. Vous deviez bien avoir des bestioles, non ?

— Je crois bien en avoir vu une, une fois.

— Au printemps, en été, il doit bien y en avoir. »

Le visage de Yoongi marquait sa perplexité.

« Dans vos champs, vous devez en croiser, tenta encore Jimin.

— Sans doute.

— Comment, sans doute ? N'en avez-vous aucune idée ?

— Je suis gardien des savoirs, je n'allais jamais aux champs, et je ne descendais pas à la rivière chercher l'eau. Je vous ai dit que je sortais très peu de chez moi.

— Mais vos maisons comportaient des potagers, n'est-ce pas ?

— Pas à l'intérieur. Nous avons des bêtes qui volent – des mouches, des abeilles – mais cela... c'est terrifiant !

— Je sais bien que vous viviez sur les flancs du mont Tikia, mais il n'y faisait pas si froid, n'est-ce pas ?

— Oui, l'été, nous pouvions enlever nos manteaux, parfois. C'est agréable quand le soleil tape fort.

— Attendez... vous n'étiez quand même pas au niveau des neiges éternelles, si ? Aviez-vous encore de la neige en été ?

— Non, non... enfin, pas dans les champs en contrebas, mais il est vrai qu'il en restait parfois un petit peu au village. Rien de bien important. Nous réussissions quand même à faire pousser des pommes de terre et des carottes. »

Il parut réfléchir avant d'ajouter : « Enfin, pas tous les ans. Les potagers nous apportaient un petit plus, un luxe supplémentaire, mais il ne s'agissait pas de notre source principale de nourriture.

— Je n'en reviens pas, Yoongi... vous avez peur des insectes.

— Et alors ? Quelle honte y a-t-il à craindre de petites choses capables de se faufiler sous les manches de mon habit ? Quel mal y a-t-il à ne pas aimer sentir leurs petites pattes courir sur ma peau ? Je suis un intellectuel, vous un rustre. Vivez dans votre tente avec vos insectes, et laissez-moi préférer ma maison enneigée, par Hiemis ! »

À la fois éberlué par ces paroles débitées à une vitesse impressionnante et soulagé que son ami ne soit pas en danger, Jimin resta d'abord silencieux, après quoi il éclata de rire. Yoongi, vexé, se renfrogna. Jusqu'à présent debout sur le lit, il s'assit en tailleur et croisa les bras, contrarié.

« Vous vous moquez, broncha-t-il.

— N-Non, s'esclaffa Jimin, je... c'est juste... je suis désolé. »

Pris d'une hilarité qu'il ne parvenait plus à stopper, le général écrasa une larme et, les abdominaux et les joues douloureux, il réussit enfin à se calmer. Yoongi ne l'avait jamais vu ainsi : son visage changeait du tout au tout quand il se déridait de cette façon, et son rire s'élevait, aussi innocent que son expression le devenait.

« C'est bon, avez-vous bien ri ?

— Oui, et vous êtes hors de danger, vous avez neutralisé la menace vous-même, se moqua Jimin avec malice. Nos leçons vous auront été utiles plus vite que nous ne l'imaginions, vous avez très bien visé avec votre coussin. Avez-vous tenté d'immobiliser cette araignée avant de lancer ?

— Je sens que je vais en entendre parler un moment, n'est-ce pas ?

— Vous n'imaginez même pas...

— Bon sang, quel enfer.

— Ne faites pas cette tête, j'ai rapporté de quoi manger. Attendez-moi une seconde, je reviens. »

Il quitta la pièce pour y rentrer presque aussitôt, ses sacs à la main. Il les déposa près du bureau sur lequel il jeta un œil curieux.

« Que lisiez-vous avant l'attaque ? »

Yoongi ne releva pas la pique. Il quitta le lit pour regagner la chaise abandonnée peu de temps auparavant. Il referma le codex après en avoir retenu la page, et Jimin en lut le titre. Son rictus s'effaça.

« Avez-vous trouvé quelque chose ? demanda-t-il d'un ton grave.

— Oui.

— Tout ce qui est mentionné là-dedans n'est plus nécessairement appliqué. Il ne faut pas vous y fier.

— J'en ai lu bien assez pour savoir en tout cas les sentiments de votre peuple à notre égard.

— Rangeons cela, il est inutile de feuilleter ce livre ennuyeux. »

Jimin attrapa le recueil des lois d'Arixium et des Quatre Peuples qu'il rangea sur l'étagère avec les autres volumes que tout général se devait de posséder et de connaître. Il savait que bien que la charte sur la magie ne serve plus depuis près de cinq siècles, elle n'avait pas été retirée pour autant, et il se désolait que Yoongi en ait reçu une preuve si navrante.

Qu'on le surprenne à utiliser ses pouvoirs, et il serait légal de le poursuivre en justice... voire de l'abattre sans sommation.

« Je vous protègerai, se sentit obligé de promettre Jimin. Quoi qu'il m'en coûte, je vous protègerai, Yoongi.

— J'aimerais vous croire.

— Les miens ne ressentent plus rien contre vous. Et s'ils tentent quoi que ce soit, je serai là pour les en empêcher. N'oubliez pas que je veille constamment sur vous. Je vous jure que plus une araignée n'aura l'occasion de vous approcher. »

Yoongi tourna un regard soucieux sur son cadet qui lui sourit en retour, confiant. Jimin posa sur le bureau ses sacs dont il tira de quoi se restaurer, ainsi que d'étranges petits cubes marron clair que le Phénix fixa, intrigué. Quand il s'en aperçut, alors qu'il déballait des brochettes de viande enfermées dans un papier imbibé d'une odeur savoureuse, l'Arixien s'illumina.

« Ce sont les caramels dont je vous avais parlé, ces sucreries sont délicieuses ! Goûtez-en-un, je suis sûr que vous apprécierez !

— Comment cela se mange-t-il ?

— Vous le gardez en bouche et vous le mâchez tranquillement. Essayez, je veux avoir votre avis. »

Son enthousiasme candide détendit Yoongi qui préféra pour l'instant mettre ses tracas de côté – plus facile à dire qu'à faire, mais il pouvait tenter de penser un peu à autre chose. Il prit un cube et le passa entre ses lèvres que Jimin fixa avec intérêt, impatient de son verdict. Sur le visage de l'aîné se succédèrent plusieurs expressions : concentration, surprise, émerveillement.

« Hum... délicieux ! » se réjouit-il.

Le général le vécut comme un compliment, le cœur empli de joie. Il aimait plus que tout sa patrie, et la faire aimer aux autres comptait beaucoup pour lui. Il souhaitait prouver à Yoongi qu'il avait raison de défendre les Arixiens et tout ce qu'ils avaient construit.

Le jeune homme déballa de ses sacs tout ce qu'il avait acheté, et ils déjeunèrent dans un silence que coupaient les nombreuses explications de Jimin à propos de ce qu'il avait choisi. Le Phénix découvrit des spécialités qui enchantèrent ses papilles, d'autres qui lui déplurent au point qu'il en grimaça – ce qui amusa son cadet qui peinait à garder un visage impassible.

« Je n'avais plus si bien mangé depuis... eh bien, je ne sais pas si j'avais déjà si bien mangé, commenta Yoongi une fois son repas achevé. Je ne suis même pas sûr de réussir à me relever.

— Il va bien falloir, pourtant. Nous avons prévu de nous entraîner, je vous rappelle.

— Après une sieste, n'est-ce pas ?

— Non, tout de suite.

— Voulez-vous ma mort ?

— Pas dans l'immédiat, je vous rassure. Mais je pense que vous survivrez.

— Je vous garantis que non, regimba le Phénix.

— Essayons, nous verrons bien. Je parie que vous serez un peu fatigué mais que tout se passera à merveille. Et... je vous promets une surprise si vous vous entraînez avec tout votre cœur.

— Une surprise ? Me prenez-vous pour un enfant, général Park ?

— Oui.

— Par Hiemis, mais où ai-je atterri... ?

— Dans une caserne de soldats auxquels il est temps de vous mêler. Allez, un peu de courage. Qu'en dites-vous ? Un entraînement, une récompense.

— Quelle est-elle ?

— Ce ne serait plus une surprise si je vous disais de quoi il s'agissait. Ne faites donc pas l'enfant, contentez-vous d'accepter et de mettre un peu de cœur à l'ouvrage. Il en va de la survie des vôtres, je vous rappelle. »

Cet argument s'avéra plus efficace que celui d'une quelconque récompense. Yoongi soupira en baissant les bras, incapable de contrer cette réplique. Oui, il devait maîtriser sa magie : lui qui n'avait jamais su se montrer utile au combat, à présent il pouvait changer le cours des choses.

« Soit, je viens. Mais aidez-moi à me lever, je n'en ai pas la force.

— L'entraînement risque d'être compliqué si tenir sur vos deux jambes vous pose problème.

— Tâchez simplement de ne pas me faire tomber, et je n'aurai pas besoin de me relever.

— J'en prends bonne note. »

Yoongi tendit la main, et Jimin la lui prit pour l'aider à se redresser. Le Phénix quitta sa chaise dans un bougonnement, mais il n'opposa plus la moindre résistance une fois debout. Il suivit le militaire qui referma derrière eux la porte de sa chambre. Après un passage à l'armurerie pour s'équiper, ils se retrouvèrent dans la cour d'entraînement. Ils avaient à peine échangé quelques paroles quand ils trouvèrent un coin paisible éloigné des quelques autres soldats qui travaillaient leur technique.

« Yoongi, nous allons commencer par vous entraîner à l'arme blanche ici. Quant à votre magie, nous trouverons ce soir un endroit à l'abri de tout regard.

— N'avez-vous pas de salles ?

— Si, mais aucune ne ferme à clé afin que les soldats puissent suivre les entraînements de chacun à leur convenance : il est souvent très instructif d'observer les autres combattre, et nous apprenons très tôt aux soldats à profiter de chaque instant pour s'améliorer, ce qui passe par l'observation des autres quand eux-mêmes n'ont plus la force de se battre. N'importe qui pourrait entrer alors que vous êtes en train de faire tourbillonner vos ombres.

— Je vois. Très bien.

— Mais le soir, plus personne ou presque ne s'entraîne, et quand quelqu'un est fatigué, il ne s'embête pas à aller observer d'autres combats, il va se coucher. Nous serons en paix.

— Parfait... attendez, voulez-vous dire que nous allons nous entraîner jusqu'à ce soir ? paniqua soudain Yoongi.

— Oui, pourquoi ?

— Ah non, non, non, je refuse ! Comptez-vous donc m'achever alors que je me remets enfin ? Je ne suis pas comme vous, bon sang : il y a deux mois encore, je passais mes journées assis à répéter les textes qui m'ont été transmis à l'oral par mon mentor ! Pendant que vous gambadiez aux quatre coins de votre territoire, moi je me contentais de conseiller les miens !

— Il va vraiment falloir travailler votre endurance, mon ami. Quoi qu'il en soit, rassurez-vous : vous pourrez vous accorder toutes les pauses nécessaires, aussi longues qu'il faudra pour que vous soyez de nouveau apte au combat. Ne vous sous-estimez pas, Yoongi, je crois en vous, je sais que vous en êtes capable.

— Moi, j'en doute.

— Alors j'y croirai pour deux. Il vous faut vous faire un peu plus confiance. En garde ! »

Yoongi eut à peine le temps d'esquisser le moindre mouvement que déjà le général abattait son sabre de bois. Il esquiva de justesse, les jointures blanchies autour de sa dague qu'il serrait de façon compulsive sans même s'en apercevoir. Soudain alerte, une dose folle d'adrénaline se déversant dans son sang pour le tirer de son immobilisme, le Phénix déglutit. Jimin se mit en position de défense, comme s'il le défiait de réussir à le toucher.

Yoongi s'interdit de réfléchir davantage. Il rassembla tout ce que Jimin lui avait appris : position des bras, des jambes, observation de l'ennemi, techniques et parades, enchaînements, et il se lança à l'assaut. Il frappa, Jimin contra avec une force démesurée pour quelqu'un qui maniait son arme de sa main faible. Yoongi répliqua avec un coup d'estoc que son ami esquiva d'un simple mouvement de recul, et à partir de là l'offensive ne cessa plus : il fit pleuvoir un déferlement de charges plus vives les unes que les autres sur Jimin qui parvenait – parfois de justesse – à tout repousser.

Ils s'arrêtèrent à peine dix minutes après le début de l'entraînement. Yoongi haletait, le visage rougi par l'effort, tandis que Jimin, pas même essoufflé, essuya une unique goutte de sueur qui lui coulait du front et que son adversaire attribua non à ses attaques, mais au soleil qui tapait sur la cour ouverte.

« Redites-moi un peu... depuis combien de temps... vous vous entraînez chaque jour, anhéla-t-il.

— Mes parents m'ont incité à commencer le maniement du jingum à cinq ans.

— Vous avez presque vingt ans d'exercice derrière vous !

— En effet. Alors n'abandonnez pas : vous n'atteindrez jamais mon niveau au combat, mais vos pouvoirs sont un véritable joker pour vous, et je vous ai déjà appris que ce qui comptait était que vous puissiez repousser le plus longtemps possible un ennemi qui en aurait contre vous. Il ne sera jamais question de vous faire participer à une bataille.

— Mais vous ne comprenez pas : peut-être que justement, j'aimerais participer à des batailles ! s'impatienta le Phénix.

— Vraiment ? Enfin, je veux dire... c'est nouveau, vous sembliez pourtant si... méprisant vis-à-vis de ceux qui combattent.

— Je sais bien, mais... ma sœur, mon peuple... peut-être que je pourrais vous être utile et vous permettre de les sauver, elle et tous les autres. Si seulement je savais manier cette maudite dague ! Je ne vous ai pas touché une fois, quant à me défendre, c'est inenvisageable : que vous m'attaquiez et je ne tiendrai pas deux minutes !

— Du calme, Yoongi, tenta Jimin de peur que son ami n'attire l'attention sur eux, nous ne sommes pas seuls ici.

— Pardonnez-moi.

— Ne vous inquiétez pas. Au contraire, ne taisez pas votre ferveur, mais faites-la parler sur le champ de bataille. Vous en aurez besoin, quand vous combattrez à nos côtés, soldat Min.

— V-Vous...

— Si vous souhaitez rejoindre mes rangs une fois que votre entraînement aura porté ses fruits, ce sera avec un immense plaisir que je vous accueillerai parmi nous. D'ici là, néanmoins, il vous reste des progrès à accomplir. »

Yoongi acquiesça avec vigueur, reprit encore quelques instants son souffle, puis se remit en position de combat. Jimin le défia cette fois d'esquiver ses attaques, qu'il rendit plus lentes qu'à l'accoutumée afin que le Phénix dispose du temps nécessaire pour analyser ses mouvements puis prévoir d'où viendrait le coup et de quelle manière il serait porté.

L'après-midi s'écoula de façon paisible pour les deux jeunes gens qui occupèrent leur coin de la cour jusqu'au coucher du soleil. Yoongi s'accordait aussi peu de pauses que possible, de sorte qu'il finit trempé par sa propre transpiration après avoir avalé au cours un nombre incalculable de verres d'eau – Jimin filait lui remplir un gobelet à la petite fontaine dès lors qu'ils s'octroyaient un moment de répit. Épuisé, courbaturé, mais satisfait de ses progrès, Yoongi s'écroula sur le sol quand le général lui annonça qu'ils allaient dîner, se reposer un peu puis se rendre dans une salle d'entraînement pour travailler sur ses pouvoirs.

« Tout va bien ? s'enquit le cadet en s'agenouillant auprès de son protégé.

— Oui, j'ai... juste besoin de... respirer un peu.

— Prenez votre temps. »

De toute façon, afin d'éviter la foule, ils se restaureraient une nouvelle fois dans les appartements de Jimin, et non à la cantine. Les deux hommes soufflèrent encore un court instant dans la cour avant de s'en aller. Il ne restait qu'eux, baignés par la lueur crépusculaire d'un soleil couchant qui auréolait de ses couleurs chaudes la silhouette de Yoongi. Jimin sourit à son ami quand ils quittèrent enfin le lieu de leur entraînement, et ils se rendirent à la chambre après s'être lavés puis changés.

« Je meurs de faim, Jimin, j'espère que vous avez prévu au moins autant à manger qu'à midi !

— Et vous qui disiez que c'était beaucoup trop pour vous. Vous changez bien vite d'avis, ces temps-ci.

— Je réfléchis davantage à mes décisions, nuance.

— Quoi que vous ayez changé, ne le changez plus, je vous préfère ainsi.

— Je n'en demeure pas moins rancunier envers votre peuple, général Park, je me contente de mettre cela de côté en attendant de retrouver les miens. Ensuite, je vous haïrai de nouveau à loisir.

— J'ai hâte de voir cela. Moi, sachez-le, je vous aime déjà.

— Billevesées. Nous sommes faits pour nous détester. »

Jimin haussa les épaules, nonchalant. Repus après un copieux festin, les garçons se sentirent soudain harassés, comme si une chape de plomb pesait de tout son poids eux. Le général lui-même fournit un effort important pour se relever.

« Mais où trouvez-vous votre énergie ? grommela le Phénix en se redressant à son tour. À force, le seul fait de vous regarder m'épuise.

— Ne soyez pas ridicule. Allons entraîner votre magie. Vous progressez à une vitesse phénoménale dans ce domaine.

— Je suis épuisé...

— Vous dormirez cette nuit.

— La nuit tombe.

— Il n'est pas tard, courage. Pour les vôtres !

— Cet argument ne fonctionnera plus très longtemps au rythme où vous l'utilisez.

— Je trouverai autre chose, d'ici là, n'ayez crainte. Je saurai toujours vous motiver. C'est parti ! »

Avec son feu habituel, le militaire prit quelque chose dans un de ses sacs pour le glisser dans sa poche et quitta la pièce, suivi par un Yoongi qui traînait des pieds, le regard au sol, la moue désespérée. Il jeta un ultime coup d'œil au lit qu'il rêvait de regagner enfin. Mieux valait que la récompense que Jimin lui avait promise soit à la hauteur, car il en venait à envisager d'immobiliser le général Park pour s'enfuir en direction des dortoirs communs et s'y cacher.

Ils se rendirent dans une salle à quelques minutes de marche de là. En entrant, Yoongi se sentit... déçu. Rien ne meublait l'endroit, pas un mannequin, pas une installation. Il ne s'agissait que d'un cube de pierre tout à fait vide.

« C'est très sommairement aménagé, remarqua-t-il avec perplexité.

— Tout ce dont les soldats ont besoin, ils vont le chercher à l'armurerie, depuis les armes jusqu'aux cibles.

— Vous n'avez pas pris votre sabre d'entraînement...

— Non, vous êtes trop fatigué pour guerroyer. Je voudrais que vous m'épatiez d'une autre manière.

— Ah ? Laquelle ?

— Voici un sablier que j'ai acheté ce matin, sourit Jimin en sortant le petit objet de sa poche. Il mesure de façon exacte deux minutes. Je vais essayer de vous toucher, juste du bout du doigt, pendant ces deux minutes. Si je réussis, vous perdez un point. Si j'échoue, vous gagnez un point. Une fois que vous aurez atteint trois points, nous irons nous coucher.

— Deux minutes ? »

Il pouvait maintenir immobile une personne environ une minute avant de sentir l'épuisement le gagner. Ensuite... il lui faudrait improviser. Yoongi n'était déjà pas convaincu de vaincre une seule fois, alors trois – et encore, trois en estimant que Jimin ne le toucherait pas ! Impossible !

« Exactement, approuva Jimin.

— Et si j'échoue encore et encore ?

— Eh bien la nuit sera longue.

— Vous vous moquez !

— Bien sûr, je plaisantais, sourit-il, détendez-vous. Si vous échouez et que je vous sens trop fatigué pour poursuivre, je mettrai un terme à l'entraînement d'aujourd'hui – ce qui a, soyons honnêtes, de fortes chances de se produire. Nous essaierons jusqu'à ce que vous gagniez, jour après jour. Il est vital que vous puissiez empêcher quiconque de vous atteindre, je ne vous le répèterai jamais assez.

— Et pourtant, vous le répétez au moins dix fois par jour.

— La leçon finit par rentrer, parfait. Dites-moi quand vous serez prêt.

— Puisque je n'ai pas le choix... »

Yoongi soupira, prit une inspiration aussi calme que possible afin de se détendre, puis il rouvrit les paupières, les yeux brillants d'une lueur de défi.

~~~

Après une heure et un misérable score d'un point qu'il n'avait réussi à atteindre que parce que Jimin ne descendait pas au-dessous de zéro quand il n'en possédait aucun et perdait, Yoongi sentit les larmes lui monter aux yeux. La fatigue l'écrasait, son crâne hurlait de douleur comme s'il était prisonnier d'un étau et, agenouillé avec le visage orienté vers le sol, le Phénix tentait de reprendre ses esprits après une énième défaite.

Il ne supportait plus sa médiocrité. Il avait échoué. Il avait envie de crier, de tout briser autour de lui. Exténué, il ne maîtrisait plus ses émotions : toutes le submergeaient avec trop de violence. La colère l'envahit.

« Vous avez déjà réussi à faire mieux à plus d'une reprise, remarqua le général. L'entraînement de cet après-midi vous a épuisé, vous n'étiez pas dans de bonnes conditions pour ce petit jeu. Vous avez gagné une fois, c'est déjà énorme.

— Et j'ai échoué dix-huit fois ! vociféra Yoongi.

— Qu'importe ? Dans de bonnes conditions, vous n'auriez pas échoué.

— Et qui dit que je serais dans de bonnes conditions contre des ennemis ? Rien ne me l'assure. Je dois y arriver !

— Yoongi, nous devrions...

— Une dernière fois ! Encore un essai ! » le coupa le Phénix en se redressant.

Jimin découvrit les larmes qui glissaient sur ses joues à la lumière des chandelles qui brûlaient aux quatre coins de la pièce. Son cœur se serra. Il connaissait bien ce sentiment d'impuissance, ce besoin impérieux, destructeur, de faire ses preuves. Un sourire peiné se dessina sur ses lèvres.

« Yoongi, stop, vous en avez déjà beaucoup trop fait aujourd'hui. Nous... »

Le Phénix n'entendait rien, assourdi par le vacarme des cognements de sa tête. Il interrompit son ami d'un geste qui l'immobilisa tandis que de sa main libre il s'emparait de l'ombre du sablier qu'il fit basculer en sens inverse.

« Deux minutes, gronda-t-il. Juste deux minutes.

— Yoongi, vous vous faites du mal, stop !

— Je peux y arriver ! Pour tous les miens, je le dois ! »

L'Arixien éprouva tout à coup la sensation que tout son corps, poumons compris, se comprimait. Il serra les dents.

« Vous me faites mal, desserrez votre emprise !

— Je ne lâcherai pas ! »

Jimin, soudain effrayé par la force que Yoongi mettait dans ses attaques, réfléchit à toute allure... avant de croiser le regard de son aîné, qui s'assombrissait à mesure que s'écoulaient les secondes. Déjà le bleu glacé de ses iris s'était changé en turquin. Une à une les chandelles s'éteignirent, et une importante lumière jaillit autour d'eux.

« Yoongi vous ne contrôlez plus rien ! Par Pyros, calmez-vous avant de nous tuer tous les deux !

— Je peux y arriver !

— Je le sais, vous me l'avez prouvé ! Il ne s'agit que d'un entraînement ! »

Une nouvelle larme de rage coula sur la joue du jeune homme. Jimin écarquilla les yeux en remarquant qu'elle laissait une traînée écarlate sur son chemin.

Yoongi pleurait du sang.

Le militaire tenta de bouger. Il devait à tout prix distraire Yoongi, le forcer à le libérer de son emprise étouffante. Sa respiration devint plus bruyante.

« Yoongi... j'étouffe...

— Il reste moins d'une minute, ruser ne servira à rien ! »

Par chance, son sort s'affaiblissait déjà, et Jimin se sentit mieux après quelques instants supplémentaires. Yoongi, constatant qu'il allait derechef perdre le combat, relâcha soudain son pouvoir et, avec ses dernières forces, dressa autour de lui un mur de ténèbres infranchissable qu'il solidifia.

Le général, à peine libéré, s'élança contre la muraille. Il y frappa avec toute l'ardeur que lui conférait sa crainte.

« Yoongi, stop, vous avez gagné ! Arrêtez-vous tout de suite ! Vous avez gagné, le temps est écoulé ! »

Les bougies retrouvèrent tout à coup leur éclat paisible, la lumière qui dominait la pièce s'effaça, de même que l'ombre qui entourait le Phénix, qui chancela, les joues maculées de deux filets de sang.

« J'ai gagné... ?

— Oui, oui, vous avez réussi. »

Yoongi voulut tourner la tête vers le sablier, mais son cadet l'en empêcha : il prit son visage en coupe et lui essuya les pommettes, jusqu'au menton, avec soin.

« Vous vous mettez décidément dans des états inimaginables quand vous êtes frustré.

— Je... je ne... »

Yoongi tressaillit, essaya de reculer mais tituba, et cette fois Jimin réagit à temps : d'un pas il se retrouva à sa hauteur, et alors que le jeune homme s'écroulait, il le rattrapa. Le Phénix tenta d'ouvrir les paupières.

« Ne faites plus aucun effort pour aujourd'hui, lui ordonna l'autre. Je vous ramène à la chambre.

— Je n'ai pas... je...

— Qu'y a-t-il encore ?

— J'ai perdu, » souffla Yoongi dans un soupir avant de perdre connaissance.

Le militaire suivit son regard pour découvrir que son aîné avait vu le sablier, dont les derniers grains tombaient dans le petit récipient du bas. Jimin l'avait touché avant la fin du temps imparti. Malgré son état, Yoongi avait essayé jusqu'à s'effondrer. Une ultime larme de sang lui échappa, que Jimin nettoya sans se soucier de salir sa manche azurée.

« Vous êtes vraiment trop têtu, » lui reprocha-t-il avec douceur.

~~~

Yoongi ouvrit les yeux dans un sursaut en s'asseyant, position qui lui donna aussitôt le tournis. Il appuya la main contre son front dans un râle de douleur, et quand ses paupières clignèrent de nouveau, il découvrit qu'on lui tendait un verre d'eau avec bienveillance.

« Buvez, vous en avez besoin. »

Jimin sourit, et son ami s'exécuta sans comprendre comment il était revenu dans les quartiers du général. Il ne se souvenait même pas de la fin de leur entraînement.

« Il est encore tôt, nous partons dans environ une heure. Vous avez sacrément bien dormi, vous deviez être épuisé.

— Hum, sans doute. Je...

— Voulez-vous manger ? le coupa Jimin. Je peux aussi demander une tasse de thé aux cuisines, si vous le souhaitez.

— Non, merci. De quoi manger et un peu d'eau suffira. Que s'est-il passé hier soir ?

— Vous êtes tombé de fatigue après l'entraînement, alors je vous ai couché.

— Dans votre lit, constata Yoongi.

— Oui, j'ai pris le matelas.

— Merci.

— Mais dites-moi, je vous avais promis une récompense que vous ne m'avez pas laissé l'occasion de vous offrir hier soir, n'est-ce pas ?

— C'est juste. »

Yoongi s'assit en tailleur sur le matelas tandis que Jimin sortait de ses sacs de quoi se nourrir, ainsi qu'une petite boîte de bois. Curieux, le Phénix l'observa la lui tendre. Il la prit avec mille précautions, de crainte qu'il ne s'agisse de quelque chose de fragile, puis il leva les yeux sur son cadet qui lui signifia d'un signe de tête d'ouvrir l'écrin.

Il tira à peine sur le couvercle que celui-ci se déplaçait. Il trouva à l'intérieur une bande de tissu repliée pour former un coussinet sur lequel était déposé un unique bijou. Le visage de Yoongi s'illumina, il ébaucha un sourire radieux.

« Jimin... elle est exactement comme l'ancienne, je l'adore !

— Ravi d'avoir visé juste. Essayez-la. »

Yoongi opina, sortit la boucle d'oreille de son coffret, et la mit. Jimin lui tendit un miroir dans lequel le Phénix détailla son apparence.

« Oui, c'est... c'est comme s'il ne s'était rien passé ce soir-là. Merci, mille mercis.

— Vous l'avez méritée. Maintenant, mangeons et allons nous préparer à partir. »

Son interlocuteur approuva. Les jambes flageolantes, il lui fallut quelques instants pour se ressaisir, encore épuisé par l'intensité des entraînements subis la veille.

Une heure plus tard, plus déterminé que jamais, Yoongi chevauchait avec le général Park, son lieutenant et ses troupes, en direction du camp n° 5, au sud d'Arixium. Sa sœur ne quittait pas son esprit, et il réitéra sa promesse silencieuse de la rejoindre au plus vite.

Derrière les nuages, le ciel était coloré d'un bleu aussi lumineux que le saphir qui surmontait son nouveau bijou.

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