Chapitre 12
« La haine est un vice, nous nous y refusions.
Mais l'absolu dégoût que tous nous ressentons
Nous dévore les tripes, à présent nous consume :
En nous s'est allumé le feu de l'amertume.
Vois, monstre, ce que tu as fait de nous ! Regardez
Ce peuple sans défense qu'ils ont poignardé ! »
– Kwon Yeonsu, Vie et mort des Cinq Peuples.
Yoongi se réveilla quand Jimin vint le prévenir qu'il lui fallait démonter la tente pour le départ. La journée s'écoula de façon paisible, le Phénix toujours installé sur le cheval du général qui ne se donna pas la peine de converser avec lui. Yoongi restait renfermé, et chaque fois qu'ils discutaient, il lui semblait que cela dégénérait. Chacun campait sur ses positions, ce qui ne menait à rien. Jimin était fatigué d'expliquer son point de vue à quelqu'un qui ne le partagerait jamais. Une seule chose comptait : ils se battaient pour le même objectif à court terme, sauver les Phénix des griffes des Scorpions.
Ils observèrent le paysage changer alors qu'ils avaient quitté tôt ce matin-là le plateau et qu'ils s'enfonçaient dans la vallée de la Nabacea. Il s'y trouvait quelques forêts, et d'immenses espaces verts parsemés de collines d'où l'on pouvait se repaître d'un panorama spectaculaire sur la vallée. Des sommets les plus élevés l'on pouvait distinguer au loin la silhouette de Noria, dont la périphérie s'étendait aussi bien en largeur qu'en hauteur. Yoongi, le port droit et la main sur l'épaule du chef des troupes, étudiait les alentours avec une curiosité qu'il ne cherchait pas à cacher. Il se jura qu'il raconterait chaque jour de son périple à sa sœur et leur peuple. Il leur conterait une nouvelle histoire : la leur, celle d'un combat dans lequel ils s'étaient retrouvés impliqués sur un coup du sort.
Au crépuscule, quand le camp fut monté, Jimin et Yoongi s'éloignèrent comme la veille pour s'exercer ensemble. Une fois l'aîné épuisé au terme d'un intense entraînement à l'arme blanche durant lequel il lui interdit de se servir de sa magie, son cadet l'invita à s'assoir. Les jambes tremblantes sous l'effet de l'effort, le Phénix obéit.
« Vous vous améliorez, mais pas assez vite pour le combat que nous allons mener dans les semaines à venir. Rien d'étonnant à cela : vous risquez d'avoir à affronter des hommes avec un minimum d'une dizaine d'années d'expérience dans le maniement de l'arme. Même si vous étiez doué, vous ne seriez jamais assez doué, affirma Jimin.
— Je m'en doutais...
— En revanche, vous maîtrisez bien votre magie, vraiment bien. Je suis convaincu que cela, vous pourriez le travailler. Vous pouvez gagner, n'en doutez pas... mais vous devez utiliser les armes que vous savez déjà manier, et les développer autant que possible.
— Vous voulez que j'entraîne plutôt ma magie ? récapitula Yoongi d'un ton sceptique.
— Je vous entraînerai le soir à l'arme blanche, mais j'aimerais que de votre côté, vous vous entraîniez le reste du temps.
— Comment ?
— Quand vous êtes dans la tente et que vous vous changez, faites-le en vous rendant invisible. Quand nous voyageons à cheval, concentrez votre lumière dans une sphère d'ombre entre vos mains et maintenez-la le plus longtemps possible, tentez de lui donner une forme, que sais-je, proposa le général. Faites preuve d'inventivité. Essayez des sorts discrets mais complexes, ou bien qui demandent de l'endurance pour être tenus pendant plusieurs minutes voire plusieurs heures. Vous devez en connaître, non ?
— En effet. »
Il pouvait tenter de changer ses mèches afin de les teindre d'un noir naturel capable de tromper n'importe qui. Ce tour, peu demandeur en termes d'énergie, réclamait néanmoins une constante concentration, car dès lors que l'on s'en détournait, la couleur se transformait de nouveau. En des cas exceptionnels seulement, un Phénix assez puissant pouvait rendre son enchantement permanent, ce que Yoongi se refusait à faire avec ses cheveux : ils étaient blancs, symbole de son appartenance à un peuple tyrannisé des siècles durant, et il était fier de cette marque devenue si rare.
Il pouvait aussi modifier les ombres qui les entouraient, ou bien les densifier : plus les ombres visées se trouvaient loin, plus le sort se complexifiait. Enfin, il s'imaginait bien tenter de maintenir la lumière la plus vive possible dans une petite sphère d'obscurité entre ses paumes de façon discrète. L'importance du secret qu'il devait garder l'inciterait à ne surtout pas laisser échapper le moindre lumen de ses mains.
Il aimait l'idée de ce genre de défis.
« Alors ? insista Jimin tandis que son aîné demeurait silencieux.
— C'est d'accord, je vais m'entraîner tous les jours à mettre à profit mon potentiel.
— Parfait ! Et pour commencer, vous allez essayer d'esquiver les coups de votre adversaire. »
Debout face à lui, Jimin lui tendit le bras gauche. Yoongi poussa un soupir mais lui prit le poignet et s'en aida pour se relever. Sa dague dans une main, l'autre prête à lancer ses sorts, il déglutit. Jimin recula. Il tira de son fourreau son jingum de métal.
« Eh, n-non, paniqua soudain le Phénix. Pourrait-on rester avec les armes d'entraînement ? Je ne me sens pas... »
Jimin ne lui laissa pas le temps de finir, il se propulsa sur lui, l'arme fermement serrée dans sa main valide. Yoongi, terrifié, lâcha sa lame et poussa ses paumes ouvertes devant lui. Il avait dressé un mur sombre densifié à l'extrême qu'il projeta contre son adversaire. Le général, qui n'avait jamais eu affaire à cette technique utilisée de cette façon, se heurta à la paroi de plein fouet, au point que son sabre faillit se planter dans son épaule. Il s'écrasa à terre, étourdi, et quand il se redressa, il s'aperçut que son ami s'était mêlé au décor, devenu invisible. Parce qu'il demeurait immobile, impossible de deviner où il se cachait, et la nuit n'aidait guère Jimin à trouver le moindre indice – même sa dague s'était évaporée.
Il perçut trop tard du mouvement derrière lui, et il avala sa salive dans un réflexe angoissé quand il sentit une lame se déposer contre sa trachée. Yoongi se matérialisa dans le dos de l'Arixien dont il éloigna l'arme de la gorge.
« J'ai gagné ? s'enquit-il d'un ton innocent en s'écartant.
— Oui, pour cette fois, vous êtes encore vivant. Mais vous aurez sûrement affaire tôt ou tard à des gens qui sauront déjouer vos tours. On continue, prêt ?
— Va-t-on s'entraîner longtemps ?
— Jusqu'à ce que de nouveau vous ayez mal à la tête.
— Mal à la tête ?
— Je sais bien que nous nous arrêtons systématiquement à cause de vos maux de tête. Hier vous avez posé la main contre votre front quand vous croyiez que je ne vous regardais pas. Tâchez d'être plus discret si vous ne voulez pas que l'on remarque que vous souffrez.
— Plus facile à dire qu'à faire...
— Prêt ? » répéta Jimin.
Yoongi acquiesça, peu enclin à discuter plus longtemps. Cette fois, conscient des armes contre lesquelles il se battait, Jimin parvint à esquiver les trois sorts successifs que Yoongi tenta d'utiliser pour l'empêcher d'attaquer. Il s'apprêtait à frapper quand tout son corps resta pétrifié, et le Phénix avança d'un unique pas timide pour poser la pointe de sa dague contre son torse.
« Gagné, marmonna-t-il.
— Bon sang, cette technique est incroyable, Yoongi !
— Merci. »
Jimin retrouva sa mobilité. Il rangea son jingum.
« Combien de temps pouvez-vous maintenir quelqu'un figé ainsi ?
— Je ne sais pas... une trentaine de secondes, peut-être, si je suis en forme.
— Et combien de personnes pouvez-vous arrêter à la fois ?
— Une seule.
— L'autre fois sous la tente...
— Je ne contrôlais plus rien, le coupa Yoongi. Je ne pourrais rien refaire de ce que j'ai fait alors. Je refusais que vous mouriez, il fallait qu'eux meurent. J'ai... je sais que vous êtes le seul à pouvoir sauver Yua, le seul à part moi pour qui elle a un minimum d'importance.
— Nous la sauverons. Vous, mes lieutenants, mes soldats, tous nos soutiens et moi. Nous ne laisserons pas quelqu'un avec de mauvaises intentions l'emporter.
— Si au moins nous connaissions ses intentions...
— Nous pensons... qu'il cherche à s'emparer du Continent, avoua Jimin après une hésitation. Sawa a connu quelques difficultés il y a quatre ans, et elles n'ont cessé de s'accumuler depuis. Nous pensons qu'il peut chercher à voler les territoires des autres peuples, et votre magie serait capable de l'y aider. »
Yoongi ne put retenir un sourire mauvais en dépit de son crâne qui commençait à le lancer.
« La situation vous amuse ? renâcla Jimin.
— Pourtant non, mais son ironie, si.
— Son ironie ?
— Voilà des siècles que mon peuple a été spolié de ses terres. Je trouve amusant de savoir que les Aigles risquent de connaître le sort qu'ils ont infligé à d'autres, et pourtant je suis convaincu que même avec cela, les vôtres ne comprendraient toujours pas que pour vivre heureux, il faut vivre en paix. Une civilisation décidément si stupide qu'elle en devient irrécupérable. Si seulement tous les Arixiens vous ressemblaient, général Park, j'éprouverais un peu plus de compassion pour vous.
— Je vais prendre cela pour un compliment...
— C'en est un.
— Mais la possible ruine de mon peuple vous amuse, rétorqua Jimin.
— Oui, beaucoup. Vous pensez qu'ils songeraient à nous si un jour les Scorpions envahissaient Noria ? Vous pensez qu'ils regretteraient d'avoir tué hommes femmes et enfants, volé leurs maisons et leurs terres ? Moi je ne pense pas. C'est pour cela qu'ils ne mériteraient rien de mieux que tout cela.
— Tout cela s'est produit il y a cinq siècles, et beaucoup des nôtres croient que votre peuple n'est rien de plus qu'une légende. Quant aux miens qui ne valent pas grand-chose, sachez que votre rancœur jubilante vous rend tout aussi exécrable qu'eux.
— Je ne dis pas le contraire. Je suis le premier à admettre que j'aimerais beaucoup voir les Quatre Peuples s'entretuer sur l'arène du Continent.
— Vous nous haïssez à ce point ?
— Tous les gardiens des savoirs vous haïssent, opina-t-il avec un sourire carnassier en dépit de ses maux qui devenaient de plus en plus aigus. Le temps ne guérit pas toutes les blessures, nous menons une vie difficile sur le mont Tikia, tout cela parce que des imbéciles illettrés se sont mis en tête que nous allions utiliser la magie contre eux alors que nous l'utilisions pour améliorer le quotidien de tout le monde. Vous nous devez la plupart de vos connaissances en astronomie, en littérature, en philosophie, etc. Mais vos ancêtres n'avaient aucune reconnaissance. Ils se sentaient minables face à la grandeur de mon peuple, alors ils ont fait ce qu'ils savaient le mieux faire : ils ont joué à la guerre.
— Yoongi, vous devenez sincèrement désagréable. Calmez-vous. Vous êtes en colère, je ne le sais que trop. Alors mettez un peu cette colère à profit : reprenons l'entraînement. »
La mâchoire crispée, le corps tendu, le Phénix approuva. Il avait besoin de se défouler, peu importait de quelle façon – et quelle meilleure façon que de laisser libre-cours à sa magie ? Il se moquait que son crâne cogne déjà, il brûlait de libérer sa frustration. Jimin avait à peine dégainé son arme qu'une épaisse fumée d'ombre sortait de terre pour les envelopper et dissimuler Yoongi.
« Par Pyros, quel est le rapport avec la lumière et l'ombre !
— Il ne s'agit pas d'un brouillard, simplement d'une obscurité épaisse qui permet de se dissimuler. Elle permet aussi d'utiliser des techniques d'ombre en toute circonstance. »
Jimin se fia à ses autres sens. Il avait repris son sabre de bois de peur de blesser son adversaire au milieu de cette brume qui rendait les environs indistincts. Il donna un premier coup qui heurta ce qu'il reconnut comme une paroi d'ombre, la même à laquelle il s'était confronté un peu plus tôt. Il tenta une nouvelle attaque, qui de nouveau échoua. Les minutes passèrent pendant lesquelles ils parurent jouer au chat et à la souris.
La fumée se densifia, se mit soudain à l'oppresser. Jimin chercha à retrouver son souffle mais se sentit comme écrasé par une masse indéfinissable. Il s'apprêtait à assaillir son adversaire de plus belle quand tout disparut, et il vit Yoongi agenouillé, haletant, tremblant. Le général lâcha par réflexe son arme pour se précipiter auprès de lui.
« Yoongi, respirez, tout va bien. Asseyez-vous une seconde. »
Il l'aida à s'installer et resta accroupi à ses côtés, le regard soucieux.
« Encore ces fichus maux de tête..., comprit-il. Ne pouvez-vous rien contre cela ? Ils pourraient devenir fatals en combat.
— Je pense que d'une certaine manière, ils sont aussi un moyen de m'empêcher d'utiliser mon plein potentiel, souffla Yoongi. Je pense... que c'est grâce à eux que je me contrôle, ils me protègent.
— Le pensez-vous vraiment ? Ne pensez-vous pas que c'est surtout parce que vous utilisez trop votre pouvoir ?
— Je ne le ressens pas de cette façon, mais je ne saurais pas l'expliquer à quelqu'un qui n'a jamais possédé de magie. Ce serait comme expliquer comment notre instinct nous permet d'utiliser nos jambes à un homme né sans : il ne comprendrait pas.
— Je vois un peu mieux ce que vous voulez dire. Retournons à la tente, il se fait tard. »
Il se redressa. Yoongi leva sur lui un regard impénétrable auquel Jimin répondit par une moue interrogatrice. Le Phénix lui tendit une main agitée de soubresauts nerveux qui traduisaient sa fatigue.
« Si vous voulez que l'on rentre avant le matin, il va falloir m'aider. »
Sans répliquer, l'Arixien ignora son geste et se pencha pour passer un bras sous ses genoux, l'autre derrière son dos. Yoongi écarquilla les yeux en comprenant ce qu'il cherchait à faire, et avant même que Jimin ne le soulève, il le repoussa en s'écartant.
« Non mais avez-vous perdu la tête ! Hors de question que vous me portiez de cette façon ! C'est humiliant, et je vous rappelle que vous n'arrivez même pas à manier votre épée de votre bras droit !
— Bon sang, que vous êtes compliqué... »
Las, Jimin s'agenouilla et, sans attendre, passa le bras gauche sous ses épaules. Il se mit debout, entraînant Yoongi dans son mouvement. Un vertige voila la vallée enténébrée aux yeux du Phénix de qui la respiration se coupa alors que son corps lui semblait soudain peser trop lourd. Ses jambes déjà flageolantes cédèrent... et Jimin, plutôt que de le retenir, l'aida à se rasseoir.
« Très galant, grinça Yoongi.
— J'ai tout mon temps, et puisque vous n'avez pas envie que je vous porte...
— J'ai compris. Laissez-moi juste cinq minutes pour reprendre des forces. »
Oh non, il ne comptait pas demander au général de le soutenir une fois de plus. Il se remettrait lui-même sur ses pieds, puisqu'il en allait ainsi ! Agacé, il tenta de calmer sa respiration, il s'étira quelques instants, après quoi il s'agenouilla puis, en douceur, se leva. Un étourdissement très bref le fit chanceler sans qu'il ait pour autant besoin d'appui pour retrouver l'équilibre.
Les deux guerriers repartirent en silence. Jimin se sentait fatigué du comportement du Phénix, qui tantôt semblait le haïr, tantôt se montrait prêt à coopérer avec lui. Malgré tout, il comprenait ce qui se jouait en Yoongi, forcé de s'allier avec celui qu'il considérait comme un ennemi, un criminel ; il comprenait l'ambivalence qui caractérisait les décisions auxquelles il se trouvait confronté.
Jimin se résigna : tant que le jeune homme restait de son côté et ne se retournait pas contre lui, qu'il le haïsse importait peu à ses yeux ce soir-là, il était épuisé.
Ils se couchèrent sans échanger autre chose que les politesses d'usage, et quand le soleil pointa le bout de ses rayons sur la tente, Jimin et Yoongi se réveillèrent en même temps. Ils partagèrent un petit déjeuner paisible mais morose, et le chemin reprit. Au terme d'à peine une heure de route, le Phénix esquissa un sourire en observant l'horizon.
« Oh, un village, est-ce que nous allons y passer ?
— Oui. Il est toujours bon de rencontrer les habitants de notre territoire : ils sont rassurés de voir l'armée, et il leur arrive de nous donner des nouvelles intéressantes que la capitale ne nous transmet pas.
— Ah ?
— Dans les villages, on parle beaucoup, les rumeurs vont vite. Ce n'est pas toujours bon à prendre, mais cela n'en demeure pas moins intéressant. Si mon ami Namjoon et l'Assemblée ont oublié de nous parler de quelque chose ou l'ont volontairement tu, ici on saura tout, voire plus encore. »
Yoongi, qui ne savait quoi répondre, se contenta d'émettre un son d'assentiment. Du fait des conditions climatiques très différentes du village Phénix, celui qui se profilait était constitué de charmantes chaumières percées de fenêtres. Yoongi en avait entendu parler, de cette architecture typique des espaces tempérés, et la découvrir lui procurait une émotion étrange. Dans sa montagne, il vivait le printemps et l'été, il voyait la nature verdir, mais les hivers demeuraient trop rudes pour qu'ils troquent leurs logements chauds contre de jolies petites maisons.
« Je crois que les miens me manquent, murmura-t-il alors qu'un nœud lui serrait la gorge.
— Ah ?
— C'est stupide, hein ? Quoi que je voie, je le compare avec ce que j'ai connu avant l'attaque des Scorpions...
— En quoi serait-ce stupide ?
— Ressasser tout cela alors que vivre dans le passé ne changera pas le futur... c'est stupide, ne trouvez-vous pas ?
— Non. On a besoin du passé pour construire le futur, je pensais que vous le saviez mieux que quiconque. »
Jimin prononça ces mots d'un ton détaché, pourtant ils heurtèrent Yoongi avec une violence telle qu'il sentit les larmes lui monter aux yeux.
« Vous avez raison, susurra-t-il alors qu'une première gouttelette s'échappait de son regard embué.
— Vous êtes décidément aussi émotif que colérique, mon ami.
— Je suis le premier conscient de mes défauts.
— Votre colère en est un, pas votre sensibilité. J'apprécie beaucoup les gens sensibles.
— Pourquoi donc ? Un homme comme vous ne devrait-il pas mépriser un homme comme moi ?
— Et en quel honneur ? Parce que vous vous laissez submerger par vos émotions ?
— Exactement.
— Au contraire, nous avons beaucoup à apprendre l'un de l'autre. Je trouve beau d'accepter comme vous ses émotions et de consentir à s'en laisser submerger. Vous avez un cœur un peu trop gros pour votre cage thoracique, et c'est magnifique. Je connais un poète très émotif, et je pense qu'il s'agit de l'homme le plus attachant que j'aie rencontré. C'est sa passion qui l'a rendu connu, c'est l'émotion qui se dégage de sa plume qui a su toucher les cœurs de ses lecteurs. Il se dégage de vous une vulnérabilité qui donne envie de vous protéger au péril de tout. Je trouve cela attendrissant.
— Je suis désolé que vous ayez à maîtriser vos sentiments au point de vous extasier sur des gens comme moi, marmonna Yoongi.
— Ne soyez pas désolé : si je ne terrais pas mes sentiments au plus profond de moi, je ne pourrais pas être un bon général, j'hésiterais à prendre des décisions cruciales, et j'aurais sans doute déjà craqué trop souvent pour que l'on puisse se reposer sur moi en toute circonstance.
— C'est cruel...
— C'est la vie. Reposez-vous avant notre arrivée au village. Nous nous y arrêterons un peu avant de gagner la capitale. J'ai hâte que vous découvriez Noria.
— Je vais m'y sentir plus perdu que jamais...
— Ne vous en faites pas, vous adorerez, j'en suis convaincu : même votre petit caractère ne vous gâchera pas ce séjour.
— Taisez-vous, » maugréa le Phénix.
Jimin laissa poindre sur son visage un discret rictus : il préférait entendre Yoongi râler plutôt que pleurer. Le reste du chemin se déroula de façon paisible. Des cumulus continuaient de s'amonceler dans le ciel, plus menaçants que ces derniers jours – néanmoins, le général était convaincu que ses troupes atteindraient la capitale avant un quelconque orage. Avec un peu de chance, même, la couverture ennuagée se disperserait sans pluie.
Yoongi travaillait ses sorts en silence, se concentrant pour assombrir momentanément ses cheveux en même temps qu'il se focalisait sur les ombres les plus lointaines pour en modifier la densité voire la forme. Accumuler les techniques de manipulation lui monta vite à la tête pour lui donner le tournis ; il s'obligea à recommencer dès lors que ses maux s'apaisèrent.
Les combattants atteignirent le village peu avant l'heure du déjeuner, de sorte que puisqu'ils étaient tout près de la capitale, il fut décidé qu'ils se nourriraient ici avant d'arriver à Noria. Appelé Astelias, le hameau paraissait tranquille. Il était situé au bord de la Nabacea, fleuve dans lequel les chevaux burent avec bonheur une eau cristalline. On n'y avait construit que des maisons individuelles, au contraire de Noria où des bâtiments permettaient de loger plusieurs familles à moindre coût. On y venait avant tout se ressourcer et profiter du calme de la campagne nabacéenne.
« Je m'y sentirais presque chez moi, affirma Yoongi alors qu'il descendait de la monture de Jimin. C'est un bel endroit.
— Je suis heureux qu'il vous plaise. Pendant que chacun profite de ce terrain pour se régaler de sa ration, que diriez-vous que je vous offre de quoi manger dans une auberge ?
— Je saurais me contenter des rations militaires, ne vous inquiétez pas, je ne suis pas difficile, affirma le Phénix embarrassé.
— Je veux vous faire découvrir notre gastronomie, me feriez-vous ce plaisir ?
— J'hésite, vos hommes...
— N'en tomberont que davantage dans le piège que je leur tends, souffla Jimin. Acceptez, je vous prie.
— Bon... très bien. »
Il observa le lieu où l'armée avait fait halte : une large clairière en périphérie du village, près d'un champ encore en jachère à cette époque de l'année. Les maisons les plus proches se trouvaient à deux cents mètres – le village entier devait déjà savoir que le général Park venait d'arriver avec ses hommes, autant aller discuter un peu...
Jimin partit donner ses instructions à son lieutenant qui lutta pour que son visage ne se décompose pas à l'annonce du déjeuner de son chef avec le Phénix. Ils s'inclinèrent, puis Jimin s'entretint un instant avec Yoongi, et ensemble ils se dirigèrent vers le hameau, suivis par le regard courroucé de Jungkook qui fit volte-face pour rejoindre ses troupes.
« Les habitants de ce village vivent des temps difficiles, déclara Jimin une fois à bonne distance de ses soldats. Ils ont pour l'Assemblée un mépris plus grand encore que moi.
— Et en tant que bras armé de ces misérables, ne vous haïssent-ils pas ?
— Je suis effectivement le bras armé de l'Assemblée arixienne, mais je suis avant tout l'ami de leur seul défenseur.
— Vraiment ?
— Il est un membre de l'Assemblée, aussi avocat, qui lutte pour les aider.
— Que s'est-il passé, au juste ?
— Le chef de leur village leur impose des taxes excessives qu'il garde, bien sûr, pour lui seul. Il menace les habitants, fait peser sur eux une pression constante.
— Pourquoi est-ce que personne ne l'arrête ?
— Parce qu'il s'agit d'un homme puissant, ancien militaire renommé, homme politique, et aujourd'hui très ami de la plupart de ceux qui siègent à l'Assemblée.
— Et votre ami..., tenta de comprendre Yoongi.
— Kim Namjoon est un paria au sein de l'Assemblée, mais adulé du peuple qu'il défend avec une hargne exceptionnelle. L'Assemblée siège tous les matins, et il est avocat l'après-midi quand on lui demande de l'aide. Les habitants du village ont entendu parler de lui et ont fait appel à ses services. Namjoon compte bien faire tomber cette ordure de son piédestal, et j'ai hâte qu'il s'en charge. »
Yoongi opina et s'aperçut qu'en effet, de près les maisons s'avéraient mal entretenues, les habitants habillés de guenilles malgré le froid, et la mine abattue. Une femme qui s'occupait de son jardin, en entendant le cliquetis des armes du général, leva sur eux un regard farouche qui s'illumina quand elle reconnut l'homme face à elle.
« Général Park ! »
Elle se redressa d'un bond, s'inclina, puis approcha de Jimin qui lui rendit son salut poli.
« Général, avez-vous des nouvelles du seigneur Kim ?
— Rien vous concernant, pourquoi ?
— Nous nous inquiétons pour lui, le chef Lee est furieux, nous craignons qu'il ne s'en prenne à lui.
— Ne vous en faites pas, il n'osera pas s'en prendre à lui de façon directe, et Namjoon est bien assez malin pour se défendre, » la rassura-t-il.
Elle acquiesça, peu convaincue malgré tout. Un mauvais pressentiment remonta alors le dos de Jimin, semant un frisson désagréable sur son passage. Il se promit d'en parler à son ami dès son retour à Noria : un homme comme le chef Lee qui n'obtenait pas ce qu'il désirait risquait de devenir violent.
Ils saluèrent la femme et, le temps d'arriver à l'auberge, croisèrent plusieurs autres villageois qui évoquèrent la situation actuelle avec eux, soucieux eux aussi du bien-être de leur défenseur. Le général fut touché de leur considération sincère, d'autant plus quand un habitant se demanda si Namjoon ne devrait pas les abandonner plutôt que de se mettre en danger.
« S'il vous entendait, répondit Jimin, il serait d'autant plus déterminé à vous porter secours. »
Le général et son ami entrèrent dans la salle du restaurant, un large bâtiment à l'étage duquel se trouvaient six chambres pour les voyageurs qui désiraient se reposer. La pièce principale, vaste, était couverte d'un élégant parquet, et la décoration, bien que sobre, dégageait quelque chose de confortable. Un lustre l'illuminait, soutenu par de grandes fenêtres par lesquelles pénétrait le soleil.
Les deux hommes s'installèrent à une table où l'on vint sans tarder s'enquérir de leur commande. Jimin, sans demander son avis à son invité, choisit deux plats identiques : une pièce de viande accompagnée de légumes sautés et de pain. Le général jeta un œil alentour, il s'était assuré de s'asseoir loin des autres clients, dans un coin où on ne les dérangerait pas.
« Parlez-moi de vous et des vôtres, Yoongi, je suis curieux : que mange un Phénix, d'habitude ?
— Je vous avais parlé des quelques champs que nous cultivions près de la rivière, lui rappela-t-il. Nous y faisons pousser des légumes, et un peu plus bas à flanc de montagne, nous avons pu aménager une rizière. Nous disposons aussi de quelques troupeaux de bêtes dont nous mangeons la viande, taillons les os, récupérons la fourrure et tannons la peau, de sorte que nos repas se composent en général de viande, d'un peu de riz et de quelques morceaux de légumes.
— Et en ce qui concerne les friandises ?
— Des fruits avec du miel.
— Rien d'autre ? Pas de gâteaux, de sucreries ?
— Des... sucreries ? répéta Yoongi avec une moue sceptique. De quoi s'agit-il ?
— Du meilleur aspect de la gastronomie ! se réjouit Jimin. Bon sang, il faudra que je vous fasse découvrir tout cela, vous ignorez à côté de quoi vous passez !
— Dans nos écrits il était fait mention des gâteaux, mais au lieu d'exulter, pouvez-vous me résumer en quoi consiste une sucrerie ?
— Il s'agit, pour l'essentiel, de petits mets très sucrés – comme du miel – avec différents goûts originaux. Vous devez absolument goûter du caramel, c'est exquis ! »
Si le caramel mettait le flegmatique général Park dans cet état, Yoongi était très impatient d'en goûter à son tour.
Le repas leur fut apporté pendant que le Phénix continuait de discourir sur son peuple. Jimin lui posa la question des piercings.
« Le fils de notre chef, Kwon Hyunbin, est un homme brave, un chasseur talentueux qui nous permet de vivre dans le confort. Il a déjà repoussé à lui seul un loup qui voulait s'en prendre au village, et son cœur généreux l'incite à aider quiconque lui réclame un service. Il arbore avec fierté trois piercings à l'oreille droite, deux à gauche et un à la lèvre. Ma sœur et lui...
— Oui ? l'encouragea Jimin face à son soudain silence.
— M-Ma sœur et lui s'aimaient... vraiment beaucoup depuis l'enfance, vous comprenez ? Et... environ deux semaines avant l'attaque, Hyunbin m'a demandé ce que je penserais s'il demandait Yua en mariage.
— Qu'aviez-vous répondu ?
— Que je n'avais pas mon mot à dire à ce sujet, mais que si je devais lui donner un conseil, ce serait celui de ne pas hésiter une seconde, car seul un homme aussi fabuleux que lui pouvait convenir à une femme aussi merveilleuse qu'elle.
— L'a-t-il demandée en mariage ?
— Quelques jours après notre conversation, Yua a commencé à agir de façon étrange, et il a repoussé cette idée de peur de l'effrayer. La suite, vous la connaissez... je ne sais pas s'il est encore en vie. C'était un précieux ami pour moi, et aux regards qu'elle tentait sans cesse de poser sur lui en toute discrétion, je suis convaincu qu'il était l'homme de la vie de Yua.
— Je suis désolé. Vous, vous n'aviez qu'un seul piercing, n'est-ce pas ? reprit Jimin dans l'espoir de revenir à quelque chose de moins tragique.
— Oui, la boucle d'oreille obtenue à ma majorité. Je n'ai jamais rien accompli.
— J'ai du mal à vous croire...
— Les gardiens des savoirs n'en obtiennent généralement pas plus d'une ou deux au cours de leur vie : nous passons notre temps reclus à apprendre des textes au moins jusqu'à nos vingt ans, et ensuite nous servons de conseillers. Quand nous suggérons de bonnes idées, ce sont ceux qui les mettent en œuvre qui sont récompensés, rarement nous.
— C'est injuste.
— Un bon gardien se moque de savoir qui sera récompensé, tout ce qui compte pour lui, c'est que ce qu'il a appris serve. J'ai aidé à développer des plans pour quelques machines agricoles qui nous aident beaucoup au quotidien, et je me moque de qui on se souviendra : moi, je saurai que j'y ai pris part. Les gardiens sont très respectés pour cette raison, chaque jour je suis heureux de savoir ce que je suis et ce que je fais. »
Jimin sut à cet instant qu'il avait rencontré quelqu'un de plus méritoire encore qu'il l'avait imaginé en découvrant la vraie nature de Yoongi. Malgré son caractère parfois difficile, le jeune Phénix dissimulait un cœur en or, une touchante sensibilité, et un altruisme comparable à celui de Namjoon, qu'il admirait plus que quiconque.
Pourvuqu'une fois la frontière sud stabilisée, ils n'arrivent pas trop tard devant lePrince de Sawa...
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