Chapitre 10
« Les troupes franchissaient au rythme des tambours de guerres les plaines émeraude d'Arixium. Les soldats à pied demeuraient droits, le port inflexible, et ce en dépit des lourdes armures. Ils fixaient l'horizon droit devant eux dans un silence de mort, concentrés sur la guerre qu'ils s'apprêtaient à mener, les combats qu'ils comptaient bien gagner. »
– Yon Palik, Les hommes d'ombre et de lumière.
Couché tôt, Yoongi se réveilla avant l'aube. Son mouvement tira de son trop léger sommeil Jimin, qui se redressa en bâillant.
« Par Pyros, vous devenez bien matinal, se plaignit-il en s'étirant.
— Qui vous a obligé à vous réveiller ?
— Moi-même : le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt. C'est parti. »
Yoongi leva les yeux au plafond dans un soupir. Son cadet partit se changer derrière le paravent pendant qu'il s'installait sur le flanc, un large pan de couverture serré dans ses bras. Il remua à plusieurs reprises, si bien que quand Jimin regagna la chambre, il sourit de voir le Phénix emmêlé dans sa couette, les cheveux en pétard et la bouche à demi ouverte.
« J'ai rarement trouvé preuve plus flagrante de votre non-appartenance à l'armée.
— Hum ? grogna Yoongi.
— Un soldat est toujours frais et prêt à se lever, quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit. Vous en revanche...
— Entre deux sessions d'apprentissage, je dois reposer ma mémoire. C'est le meilleur moyen retenir avec efficacité.
— Et à quoi vous sert votre mémoire, en ce moment, si je puis me permettre ?
— Elle justifie mon rythme de sommeil.
— Bien sûr, suis-je bête...
— Votre ignorance vous est pardonnée. »
Yoongi coula un regard cerné vers Jimin, à qui il adressa un sourire moqueur que le général lui rendit.
« Votre insolence en revanche ne l'est pas, répliqua ce dernier. Alors levez-vous et préparez-vous : nous devons partir au plus tôt pour Noria.
— Vous êtes cruel.
— Je sais, je suis connu pour cette qualité. Maintenant, debout. »
Yoongi ne se redressa pas : quand il bougea, ce fut pour tourner le dos à Jimin et se rendormir en paix. Il marmonna un « réveillez-moi quand nous partirons » impertinent et tira la couverture jusqu'à son nez, peu enclin à quitter tout de suite le confort de la méridienne du général. Ce dernier croisa ses bras bandés contre son torse, l'air à la fois mécontent et amusé.
Il allait se réjouir de traiter ce jeune fainéant comme une de ses recrues.
« Yoongi, vous n'êtes pas un soldat alors je vous préviens avant d'agir : si vous n'êtes pas debout dans les dix secondes, je renverse la méridienne, et vous avec.
— Avec quels bras ? demanda l'autre d'un ton moqueur.
— Le gauche à lui seul suffira. Il vous reste six secondes. »
Yoongi se retourna d'un mouvement vif pour jeter un regard stupéfait à son cadet qui le toisait avec hauteur.
« Vous n'êtes pas sérieux, n'est-ce pas ? s'inquiéta-t-il au terme d'une longue et silencieuse seconde.
— Trois... »
Jimin se rapprocha d'un pas. Yoongi s'avoua vaincu, levant les deux mains en l'air alors qu'il s'asseyait.
« D'accord, d'accord, c'est bon. Pas besoin d'en venir à de pareilles extrémités, Jimin. Bon sang, vous avez perdu toute humanité.
— Si vous avez besoin d'aide pour marcher, vous laver ou vous habiller, je suis disposé à vous porter secours, de même que je me propose volontiers pour aller chercher notre petit déjeuner. En revanche, j'admets qu'en ce qui concerne le temps de sommeil, je suis implacable.
— Même les infirmes n'ont pas droit à votre clémence ?
— Vous ne me trouviez pas clément, quand vous passiez vos journées sur cette même méridienne à vous reposer ?
— Le bon vieux temps...
— C'en est assez. Allez vous préparer, je vous prie.
— Puisque c'est soit cela, soit finir par terre, » grommela Yoongi en se redressant.
Ses douleurs s'étaient certes calmées, mais il les sentait toujours le matin lorsqu'il quittait le lit, ainsi que le soir, après une longue journée. Il s'accorda quelques instants pour prendre une profonde inspiration, paupières closes. Quand il les rouvrit, il découvrit la main de Jimin devant lui.
« Prenez votre temps, dit-il, je vais vous aider.
— Je n'ai pas besoin de votre aide, rétorqua le Phénix dont le geste pourtant charitable avait blessé l'orgueil.
— En êtes-vous certain ? »
Yoongi finit par s'avouer vaincu et, peu enclin à refuser ce soutien, il accepta son geste. Jimin enroula un bras à sa taille, son aîné en passa un autour de sa nuque, comme la veille après l'entraînement.
« Leurs méthodes de tortures sont abominables, soupira Jimin. Si vous saviez dans quel état j'ai déjà retrouvé certains de mes soldats après seulement quelques jours auprès des Scorpions... Un jour, une femme m'a même supplié de l'abattre. Nous l'avions sauvée une semaine plus tôt, mais entre des blessures, des douleurs à vie, et des souvenirs traumatisants dont elle cauchemardait toutes les nuits... elle a voulu que sa vie soit abrégée. Elle m'a demandé de le faire – il est mal vu de se donner soi-même la mort dans l'armée.
— Et vous..., hésita Yoongi alors qu'ils s'étaient stoppés derrière le paravent et écartés l'un de l'autre.
— Oui, j'ai exaucé son souhait. Elle venait d'avoir vingt-trois ans. Pendant dix-huit jours, ils lui avaient fait subir les pires sévices physiques, psychologiques et... sexuels. Elle n'était rien de plus qu'un soldat parmi d'autres. Pas une espionne, pas gradée, pas la fille d'une famille riche. Juste une jeune femme qui désirait protéger les siens. Notre camp est longtemps resté très choqué, encore aujourd'hui ceux qui tenaient à elle passent souvent de mauvaises nuits.
— Quelle horreur... Et les Arixiens, n'utilisent-ils pas ce genre de méthodes ?
— La torture est autorisée en cas d'interrogatoire seulement, soupira Jimin, mais vous et moi savons que sous la torture, n'importe qui avouera n'importe quoi. Il ne s'agit que de barbarie gratuite et minable exécutée par des hommes sans foi ni loi qui ne méritent rien de mieux que la mort. Je suis un ferme opposant à ces pratiques, et j'ai un ami à la capitale – je vous le présenterai, c'est un homme incroyable – qui se bat pour faire abroger cette loi. Nous voulons que ces actes soient reconnus comme délictueux au plus vite et qu'ils cessent d'entacher notre image.
— Je suis surpris qu'un homme d'armes comme vous ait en horreur de telles pratiques, reconnut Yoongi.
— Vous n'êtes pas le premier à m'en faire la remarque.
— Y a-t-il une raison en particulier ?
— Il y en a une, mais nous allons finir par mettre les troupes en retard si nous continuons de discuter. Lavez-vous et habillez-vous. Les soldats à l'extérieur ne rentreront pas durant mon absence, je vous fais confiance. Pour ma part, je vais chercher à manger et m'entretenir avec mes lieutenants. »
Un voile de douleur avait recouvert l'éclat combattif de son regard, et Yoongi devina que Jimin avait connu quelqu'un que l'on avait injustement condamné sur la base de propos extorqués lors d'un interrogatoire arixien... peut-être même était-il le quelqu'un en question. Il n'avait après tout que très vaguement évoqué son passé.
Yoongi frémit à cette idée. Dans son village, parce que chacun était éduqué de façon à la fois stricte et douce par ses parents puis recevait un enseignement complet de la part d'un professeur aussi intelligent que pédagogue, jamais on ne déplorait de graves délits. Quelques jeunes avaient déjà commis de petits larcins, mais il suffisait de les reprendre, de les confronter aux conséquences de leurs crimes, pour que le regret s'empare d'eux et qu'ils promettent de ne jamais recommencer. Le faible nombre de Phénix, leur amitié et respect réciproque, les incitait à ne jamais se blesser les uns les autres. Même les personnalités les plus méprisées étaient simplement mises en retrait, pas tourmentées.
Yoongi comprit avoir vécu dans un éden sans mesurer sa chance : il avait aimé son village pour la protection qu'il leur offrait contre le monde, et il n'avait pas remarqué que la minuscule société qui y évoluait s'avérait si stable et si bienveillante. Ils partageaient une histoire si tragique qu'elle les avait tous liés à la manière non d'un peuple, mais d'une famille.
Yoongi, ses pensées parasitées par cette âpre mélancolie, se nettoya puis s'habilla. Jimin lui avait laissé à disposition une armure arixienne à la ceinture de laquelle il attacha le fourreau de sa dague. Il se teignit les cheveux à l'aide d'un morceau de charbon qu'il garda pour le voyage, et alors qu'il vérifiait ses mèches dans le miroir, il vit Jimin revenir dans la tente, un plateau entre les mains.
« Vous semblez en bien meilleur état, Yoongi. Cette armure vous va à ravir.
— Merci beaucoup.
— Je suis sûr qu'elle vous irait davantage si le tissu sous les pièces de métal n'était pas bleu, mais blanc.
— Allez savoir... »
Cette couleur signifiait en effet beaucoup pour les Phénix. Certes, elle témoignerait en premier lieu de leur refus de provoquer la guerre, car le blanc symbolisait d'abord la paix, mais ajoutée à des pièces d'armure noires, elle évoquait aussi la magie de la lumière, complémentaire à celle de l'ombre.
Malgré tout fier de porter une cuirasse qui prouvait qu'il se battait pour les siens, Yoongi garda le silence. Jimin le coupa de lui-même alors qu'il rassemblait les quelques affaires avec lesquelles il quitterait le camp.
« Vous et moi avons bien fait de nous entraîner hier, affirma-t-il avec légèreté.
— Ah ? Mon dos n'est pas encore tout à fait enclin à approuver.
— N'avez-vous pas vu mes soldats...
— Que leur est-il arrivé ?
— Certains ont un peu abusé de la piquette, j'en ai surpris plusieurs avec le teint rubicond. Étrange d'ailleurs que cette femme ait réussi à atteindre le centre de la cible avec sa flèche, on m'a rapporté qu'elle n'y était pas allée de main morte sur la boisson. Un autre, dont le lieutenant Jeon m'a expliqué qu'il s'était resservi plusieurs rasades durant la soirée, était en plein combat contre une recrue plus jeune à laquelle il tenait tête avec une aisance suspecte. Je dois dire que leur efficacité après une telle nuit m'émerveille. À croire qu'ils sont habitués...
— Où voulez-vous en venir ?
— Ces deux personnes sont arrivées quelques mois plus tôt ici, auparavant ils appartenaient à d'autres troupes, plus à l'ouest. Je suis sûr qu'il se passe si peu de choses là-bas que l'on y boit pour faire passer le temps. »
Le rictus de Jimin contamina le Phénix, qui songea que la vie dans un camp militaire arixien ne ressemblait en rien à celle qu'il fallait adopter quand on prêtait allégeance à Hiemis et que l'on jurait de protéger ses enfants, serment prononcé par tout citoyen qui désirait devenir soldat dans son village.
« Chez nous, souffla Yoongi, les soldats acceptent de se plier à une vie rigoureuse et dénuée de tout excès. Ils doivent veiller sur nous, nous protéger des prédateurs, nous... e-enfin... ils devaient, devrais-je plutôt dire. »
Jimin acquiesça, son sourire perdu, et jeta un bref regard à son invité qu'il décida de laisser seul.
« Tout est prêt pour le départ, je vais aller m'entretenir des derniers détails du trajet. Vous pouvez souffler encore quelques instants, après quoi vous serez attendu à l'entrée du camp avec les autres soldats.
— Chevaucherai-je avec eux ?
— Non, vous resterez avec moi. Je préfère éviter que vous leur adressiez la parole. Je ne suis pas comme mes ancêtres, mais... certains de mes soldats sont plus intolérants que moi. Une poignée, même, a à plusieurs reprises contesté mon autorité. Je ne veux pas que cela vous attire des ennuis. Vous sentez-vous capable de monter à cheval ?
— Non.
— La réponse mérite d'être claire. Souffrez-vous ou bien ne savez-vous pas monter ?
— Je ne sais pas monter.
— Nous ferons avec. »
Yoongi se contenta d'opiner, et son ami le laissa. Il poussa un soupir, se rappela pourquoi et pour qui il se battait, puis trouva la force d'accepter de quitter la frontière Scorpion pour celle des Tigres. Il n'abandonnait pas Yua, il partait juste quelque temps pour revenir plus fort, ainsi il réussirait à la sauver. Ni Jimin ni lui n'y pouvait quoi que ce soit, ils se pliaient à des règles certes risibles, mais inflexibles, auxquelles il leur coûterait trop cher de contrevenir.
Il posa le bout des doigts sur sa dague, serra le poing, puis s'en alla à son tour, le regard assombri par la détermination. Jimin l'entraînerait, il utiliserait son pouvoir pour neutraliser plutôt que pour tuer, et il parviendrait, au terme de ce voyage, à lutter contre l'ennemi. En revenant à la frontière, il serait prêt à affronter son destin et reprendre en main celui de son peuple.
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La cavalerie partit alors que le jour était levé. Jimin avait salué le lieutenant Kang de façon solennelle, comptant sur lui pour s'occuper de la frontière en leur absence. Il lui avait renouvelé sa confiance, et son cadet lui avait souhaité pour sa part un prompt rétablissement. À présent, Jimin chevauchait en tête, suivi par Jungkook qui le toisait avec un mépris qu'il peinait à dissimuler : derrière le général, les bras enroulés autour de sa taille, se reposait Yoongi.
Parce que le Phénix se portait bien, le chef avait refusé qu'il s'allonge dans une charrette de nourriture, ou bien qu'il monte avec un soldat. Le lieutenant n'en ignorait pas la raison, mais il craignait que leurs subordonnés ne se posent de sérieuses questions à propos de l'identité de Yoongi, qui les intriguait déjà et avait fait l'objet de bon nombre de spéculations absurdes depuis son arrivée dans le camp.
Maintenant que Jungkook y regardait de plus près, il voyait les rares mèches mal colorées du mage, il trouvait ses iris illuminés d'une nuance presque surnaturelle, il reconnaissait en son accent celui que l'on attribuait aux peuples d'hier, et il savait que le jeune homme en connaissait trop peu sur le monde actuel pour inventer un mensonge crédible. Yoongi ne devait pas demeurer seul avec les troupes, qui risquaient de finir par deviner, comme Jimin, ses origines.
Toutefois, si de ce point de vue le lieutenant approuvait les décisions de son chef, en ce qui concernait tout le reste, il réprouvait sans l'admettre à voix haute ses choix : garder Yoongi malgré le danger qu'il représente pour eux lui semblait intolérable, de même que le fait de dissimuler son existence à l'Assemblée, qui les haïrait d'autant plus en apprenant la vérité et s'en servirait afin de condamner le général Park pour leur avoir cacher de si précieuses informations. Il mettait leur régiment entier en danger pour les beaux yeux bleus de Yoongi.
Bon sang, quel écervelé ! Et si parmi les soldats, un de ceux qui soutenaient ces vipères de l'Assemblée découvrait le pot aux roses, aucun doute qu'il n'hésiterait pas à aller leur en souffler un mot dans l'espoir d'obtenir un grade supérieur en guise de récompense. Or, malgré tout, Jungkook continuait de considérer Jimin comme l'homme le plus responsable et respectueux qu'il connaisse. Il ne s'imaginait pas le dénoncer pour gagner sa place, et il comprenait les enjeux impliqués par la présence de Yoongi. Il tenait à ce jeune homme combattif et plus talentueux encore que lui, tant pour le maniement des armes que pour la stratégie militaire.
Si Jimin se taisait, c'était pour une bonne raison. Il avait trouvé un plan, peut-être même l'appliquait-il déjà. Pour lors, Jungkook donc espérait que s'il devait advenir quoi que ce soit qui les mette en danger, Jimin lui en parlerait dans les plus brefs délais, et pour ce faire, son général devait pouvoir se fier à lui plus qu'à quiconque.
Jungkook détacha son attention du Phénix pour se concentrer sur la route. Samran avait prévenu Namjoon que les troupes arriveraient d'ici quelques jours, une semaine au plus. En ce qui concernait la présence de Yoongi, rien n'avait été mentionné, et les soldats savaient juste que ce prisonnier, important pour les Sawaï, allait être ramené à Noria. Jimin n'avait pas encore indiqué le fait qu'il ne comptait en aucun cas le mener devant l'Assemblée – qui, en général, ne s'y intéressait pas de toute façon. Il ne le présenterait qu'à Namjoon, unique membre qui la composait en qui il avait confiance. Les autres, s'ils exigeaient de voir le détenu libéré et d'en apprendre plus à son sujet, il leur mentirait. Sans doute reprendrait-il l'idée de l'espion capturé – le temps que l'Assemblée émette de sérieux doutes, Jimin et ses troupes seraient déjà repartis.
Pas étonnant que l'annonce de la survie d'un peuple légendaire doué de pouvoirs magiques provoque un tel désordre, mais en cet instant, Jungkook s'en serait bien passé.
Devant lui, Jimin profitait d'un voyage paisible, sa seule main gauche suffisant à tenir la bride de sa monture qui avançait d'un pas tranquille et régulier. Il appréciait ces longues heures pendant lesquelles il pouvait savourer le paysage alentour : le plateau Uraio se résumait en une vaste étendue de verdure plantée çà et là de quelques arbres chenus en cette saison. L'herbe présentait, sur les reliefs les plus marqués, les restes des frimas nocturnes, dépôts immaculés qui donnaient aux lieux un aspect enchanteur, et une brise taquinait les parties exposées des soldats, qui avaient pour beaucoup enfilé des gants et de quoi se protéger le visage.
Jimin cilla quand son compagnon de voyage remua pour trouver une position convenable. Yoongi s'était d'abord installé derrière lui le dos droit, une main sur son épaule. Or, dès que le cheval avait avancé, il avait perdu son assurance, et il s'était accroché à ses deux épaules. Puis, à mesure que passaient les minutes et les premières heures, ses reins avaient sans doute commencé à le lancer, car il s'était affaissé contre lui, enroulant les bras autour de sa taille afin, comme il l'admit lui-même, de faire cesser les tiraillements provoqués par sa posture raide et le cahot de l'animal.
« Votre dos se porte-t-il mieux ? s'enquit le général.
— Un peu, oui.
— Je crois entendre dans votre voix une certaine tension.
— La fatigue. Dois-je vous rappeler que vous avez failli me jeter de mon lit ?
— Ce lit qui était le mien, je vous signale.
— Vous me l'aviez cédé. Vous étiez encore si généreux avant de savoir qui j'étais...
— Et partager mon cheval, n'est-ce pas une preuve de ma générosité ?
— Si, si, bien sûr, ronchonna Yoongi. À quelle heure prendrons-nous une pause ?
— Ce soir sans doute.
— L'heure du déjeuner approche, Jimin.
— Nous ne mangeons que le matin et le soir, en cas de déplacement important.
— Et vous n'avez pas jugé utile de me prévenir ?
— Oups... »
Yoongi soupira sans répliquer. Le front brillant d'une fine pellicule de transpiration, il tentait de garder un souffle égal malgré la souffrance : il lui semblait que de nouveau on lui enfonçait et lui arrachait un stylet. Les mouvements du destrier lui provoquaient une douleur telle qu'il avait laissé échapper sans le vouloir une ou deux larmes qu'il avait cachées du regard acéré de Jungkook en calant la tête contre le dos du général, et il priait pour que s'achève son calvaire, sans compter que ses tempes commençaient à cogner et s'en mêler à leur tour.
« Yoongi, je ne peux pas ordonner l'arrêt de la cavalerie pour vous, on me regarderait de travers, vous allez devoir prendre votre mal en patience, chuchota Jimin. Est-ce que vous pensez réussir à le supporter ?
— Je ferai de mon mieux...
— Vous êtes brûlant.
— Mon dos et ma tête se sont ligués contre moi.
— Ce soir, je demanderai au médecin de vous examiner. Vos cicatrices ont guéri, mais un baume pourrait peut-être vous permettre de ne pas ressentir d'élancements. Essayez de dormir.
— J'allais répondre « cela se voit que vous avez jamais essayé de vous endormir alors que vous souffrez le martyre », mais je suppose que ce genre de douleur, pour vous, c'est de la rigolade.
— Je ne me permettrais pas de juger votre douleur : vous n'en avez jamais connu, votre vie n'était pas supposée vous y destiner. Elle vous a joué un bien mauvais tour. Et si j'arrive à m'endormir même quand je suis à l'agonie, je sais que les premières fois, c'est très difficile. Mais nous avons une journée de chevauchée qui nous attend, et les rares haltes que nous nous autorisons servent avant tout à permettre aux chevaux de boire et manger, vous n'aurez pas le temps de dormir, seulement de vous désaltérer un peu et de vous étirer.
— Quand aura lieu la première halte ?
— Quand le soleil arrivera à son zénith. D'ici une à deux heures. »
Yoongi jura, serra davantage contre lui le corps de Jimin qui lui donnait la sensation de se raccrocher à quelque chose de tangible, au contraire de la douleur. Les paupières fermées, il tentait de faire abstraction des percussions de la souffrance qui résonnaient en lui. Tout son être trembla et ses poings se crispèrent par réflexe quand une décharge brûlante lui remonta le long de la colonne vertébrale.
Quelques secondes plus tard, elle avait eu raison de lui : Yoongi avait perdu connaissance, incapable de soutenir plus longtemps ce qu'il subissait.
~~~
Le soir venu, Yoongi se trouvait dans un état tel qu'il utilisa ses dernières forces pour descendre de cheval seul afin de ne pas se ridiculiser devant les soldats de Jimin. Sa journée se résumait en un brouillard de douleur entrecoupé de quelques gorgées d'eau que son cadet l'avait incité à boire lors de leurs courtes pauses.
À peine eut-il posé le pied à terre que le blessé sentit le monde tanguer. Il y voyait mal, tant à cause de son esprit embrumé qu'à cause du crépuscule qui éclairait les plaines environnantes de façon tamisée. Il ne s'intéressait de toute façon pas au paysage : il ne désirait que pouvoir s'allonger et enfin connaître un sommeil paisible.
« Nous devons monter le camp pour la nuit, lui expliqua Jimin en le voyant chercher des yeux un endroit où s'installer. Nous en aurons pour un peu moins d'une heure le temps de tout préparer, après quoi nous pourrons dîner et nous coucher.
— Une heure... ?
— Je vais vous chercher le médecin, vous êtes blême.
— Au contraire j'ai l'impression d'avoir le visage rouge, brûlant.
— Il est blanc comme un linge. Asseyez-vous dans un endroit confortable, je vais chercher le médecin. »
Son ami obéit, incapable de répliquer. Pris de vertiges, il trouva un endroit confortable où s'installer près d'ici, petit coin d'herbe qui lui permit de patienter en fermant les paupières. Le général revint d'un pas confiant, un médecin sur les talons. Ce dernier incita Yoongi à retirer les pièces d'armure qui lui cachaient le haut du corps, et il examina son dos. Jimin, d'un simple coup d'œil curieux par-dessus l'épaule du professionnel, retint un soupir de soulagement en constatant que pas une trace de sang ne tachait le tissu sous la cuirasse : il avait surtout craint que les plaies de Yoongi ne se rouvrent, ce qui aurait compliqué les choses.
Le médecin frôla les cicatrices de la pulpe des doigts, procéda à quelques vérifications, puis conclut : « Les blessures sont récentes, il n'était pas recommandé de chevaucher dans cet état, alors que même marcher peut devenir douloureux au bout d'un certain temps, affirma-t-il avant de se tourner vers le général. Vous auriez dû l'installer sur une charrette.
— Je sais bien, mais cela présentait d'autres risques pour lui.
— Des risques ?
— Il vaut mieux qu'il reste à l'avant de la marche.
— Dans ce cas, placez une charrette à l'avant du convoi.
— Je vais bien, soupira Yoongi en enfilant le haut avec lequel il dormirait. Je chevaucherai avec le général Park. Il ne s'agissait que de douleurs, et puisque mes blessures ne risquent pas de se rouvrir, cela ne me pose pas de problème. Après une bonne nuit de sommeil, je suis convaincu que demain sera plus supportable.
— J'apprécierais beaucoup que vous soyez ainsi capable de prendre sur vous, déclara Jimin qui s'adressa ensuite au médecin. Monsieur, pensez-vous qu'il existe un risque pour que les plaies se rouvrent s'il chevauche ?
— Non, je ne pense pas. Il s'agira juste de douleurs. Je pense néanmoins qu'à la vitesse à laquelle votre... invité guérit, il se sentira en effet mieux demain, et qu'avant notre arrivée à la capitale il sera tout à fait remis.
— Merci pour cette bonne nouvelle, vous pouvez disposer. »
Le docteur s'inclina et partit. Le général pour sa part, après un dernier regard à son protégé, s'en alla aider ses soldats à monter le camp. Yoongi se recroquevilla dans un frisson, et il tenta d'oublier la douleur qui s'effaçait enfin, maintenant que les cahots infernaux avaient cessé.
Il somnola.
« Notre tente est prête. »
Le Phénix ouvrit les paupières et lui jeta un regard surpris ; entre temps, la nuit était tombée.
« Notre ? répéta-t-il dans l'espoir d'obtenir une explication.
— Je vous ai pourtant dit que je n'aimais pas beaucoup vous laisser dormir seul.
— Mais je ne crains rien...
— Certes nous avons avancé en territoire Aigle, mais cela ne change rien : je ne veux pas qu'une personne telle que vous se retrouve seule.
— Parce que je ne saurais pas me défendre ? devina Yoongi.
— Non, pour vous éloigner des autres, parce que si quiconque devine qui vous êtes, il pourrait vous vouloir du mal.
— Pourquoi quiconque devinerait-il ?
— Quand on est assez proche de vous, on remarque que plusieurs de vos mèches sont mal teintées, sans compter votre accent vieilli et vos yeux bleus. »
Jimin, accroupi, tendit une main vers son aîné pour repousser de son front quelques mèches sombres, dont la racine était restée plus claire.
« C'est discret, moi-même je ne m'en étais pas rendu compte avant de vous voir les cheveux propres, mais... si mes soldats devaient parler de vous, je préfèrerais qu'ils se questionnent sur notre amitié plutôt que sur votre identité.
— Vous cherchez à créer une diversion pour leur éviter de se poser des questions, comprit Yoongi. Et pour cela, vous voulez qu'ils... s'interrogent à propos de notre relation. Est-ce bien cela ?
— Vous avez deviné. J'espère que cela ne vous dérange pas. Je sais que mes hommes adorent discuter des relations entre les soldats, et s'ils nous soupçonnent d'entretenir une liaison, ils se concentreront sur nous deux plus que sur vous seul, votre secret sera mieux gardé.
— Je vois...
— Cela vous ennuie-t-il ?
— Je trouve votre idée saugrenue, et je ne comprends pas dans quelle mesure elle peut fonctionner.
— Je vous l'ai dit : je connais mes soldats. Donnez-leur à boire et des ragots à échanger, et ils ne chercheront pas plus loin. Quant à leur faire croire à quelque chose entre nous, cela me permettra de veiller sur vous sans qu'ils se demandent pourquoi vous êtes si important : ils penseront juste que vous m'attirez. Ils ne s'étonneront donc pas beaucoup non plus que vous restiez avec nous plus longtemps que n'importe quel autre otage libéré.
— Je comprends mieux... et pour tout vous dire, je m'en moque, tant que ma sœur finit saine et sauve. En revanche, quand pensiez-vous m'informer de cette idée ?
— Maintenant : je me doutais que vous trouveriez étrange de dormir dans ma tente.
— Hum... »
Yoongi opinait, la mine perplexe. Donc, en résumé, Jimin préférait que ses soldats pensent qu'ils couchaient ensemble plutôt qu'ils risquent de s'intéresser de trop près au Phénix. Il n'était pas convaincu par l'idée, mais l'indifférence dont témoignait Jimin à son égard le rassurait au moins sur un point : il n'agissait pas du fait d'une quelconque attirance pour Yoongi, qui ne lui plaisait pas. Le chef prenait au sérieux sa mission, il était prêt à tout pour la mener à bien.
Il en allait peut-être de l'avenir du Continent, l'heure n'était pas aux plaisanteries grivoises.
Le jeune homme donc, accepta la main tendue du général qui l'aida à se redresser et lui montra la tente qui les accueillerait, haute et large, montée en une demi-heure à peine. Jimin soutint le blessé pour rejoindre leurs quartiers. Il s'y trouvait deux matelas épais à même le sol, ainsi que les affaires apportées par Jimin : cartes à étudier, traités de stratégie militaire, crayons et papiers, etc, le tout laissé sur une table légère composée d'un fin plateau posée sur deux tréteaux. Une torchère éclairait l'endroit de façon paisible, et Yoongi s'assit sur son lit.
« Vos soldats sont disciplinés : la nuit est à peine tombée que le camp est déjà terminé.
— Nous y travaillons avec ardeur pour être aussi efficaces que possible : plus vite tout est terminé, plus vite nous pouvons dîner et dormir.
— Et le dîner, justement...
— Je comptais aller nous chercher deux parts.
— Ne mangerez-vous pas avec vos soldats ce soir non plus ?
— Je souhaite dormir tôt, et je vous ai déjà dit que je préférais rester avec vous.
— Vos lieutenants sont-ils au courant de ce que vous voulez faire croire ?
— Non. S'ils y croient aussi, cela me simplifiera la tâche. »
Son rictus tira un soupir à Yoongi.
« Laissez-moi deviner : la situation vous amuse, n'est-ce pas ?
— Un peu, je l'admets. Mes hommes savent que je n'ai jamais d'aventures avec qui que ce soit, je passe toute ma journée à travailler et m'entraîner, je n'ai pas le temps pour ce genre de frivolités. Alors savoir qu'ils vont aller s'imaginer que vous et moi... oui, je trouve cela amusant, et je sais d'avance qu'une rumeur pareille va les occuper un bon moment. »
Il n'existait pas de maladies susceptibles de réfréner les ardeurs des troupes, hommes et femmes se contentaient de faire attention lorsqu'ils couchaient avec l'autre sexe afin d'éviter toute progéniture inopinée. Outre ce petit détail, ils s'en donnaient à cœur joie, la nuit, privilégiant les relations homosexuelles afin de ne pas s'encombrer du moindre souci pendant l'acte.
Jimin retira les pièces de son armure pour ne garder que la tenue de tissu et de cuir qu'il portait dessous. Il avait peu transpiré, et il ne comptait pas se laver ce soir : malgré son éternel port droit et son visage impassible, il se sentait épuisé et n'avait qu'une hâte, manger puis dormir.
Il informa son invité de son départ et alla leur chercher de quoi se restaurer. Ils dînèrent en silence, enfin ils se couchèrent.
Dehors, autour de plusieurs brasiers, les soldats discutaient avec entrain. Plusieurs regardaient de guingois à la tente de leur général qui, à l'écart, s'éteignit tôt.
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Je voulais juste intervenir pour parler un peu des choix que j'ai faits pour cette histoire. Il s'agit de high fantasy, tout se passe dans un monde qui n'a rien à voir avec le nôtre, et donc sur lequel beaucoup de choses n'ont jamais eu la moindre influence, à commencer par la religion. C'est pour cela que vous avez déjà vu et verrez par la suite que comme dans l'antiquité, les peuples du Continent s'y connaissent beaucoup en astronomie (eux ils savent que leur Terre tourne autour du soleil mdr), en mathématiques, qu'ils ont aussi de bonnes bases en médecine et développent pour certains leur art.
Tous les peuples du Continent sont d'accord sur les mythes des dieux phénix Pyros et Hiemis, et ils sont tous d'accord pour dire qu'il s'agit de simples légendes, maintenant que la science a pu expliquer ce que les mythes expliquaient jadis.
De même, vous le remarquerez très vite : il n'est jamais question d'une quelconque séparation entre hommes et femmes, qui se considèrent comme égaux et le sont. Des femmes combattent aux côtés de Jimin, très douées, et à aucun moment cela n'étonne les personnages, puisque c'est tout à fait naturel pour eux. Ainsi, Jimin par exemple ne s'étonnera jamais de voir une femme traitée comme un homme, tout simplement parce que du fait de son éducation, il ne verra pas en elle une femme, mais un humain, comme lui, et si une femme devait être discriminée, il ne lui viendrait pas à l'idée qu'elle puisse l'être à cause de son sexe. Donc dans ce livre, vous verrez des combattants, des combattantes, des chirurgiens, des chirurgiennes, des hommes et des femmes forts, des hommes et des femmes faibles. Plus tard, au détour d'une phrase, on apprendra même que personne n'a même pensé à créer des salles de bains ou des toilettes réservées à un sexe ou l'autre. Pour eux, un corps est un corps.
Je trouvais ça logique, quand on sait qu'ils attribuaient jadis leur existence à un dieu et une déesse au pouvoir équivalent. L'homme n'a jamais dominé la femme, et c'est conjointement qu'ils ont créé le monde.
De fait, puisque homme ou femme, cela ne change rien àleurs yeux à part la capacité de la femme à se reproduire, dans le monde quej'ai créé, voir des couples hétérosexuels ou homosexuels... eh bien c'est la mêmechose, d'autant plus que comme dans l'antiquité romaine, l'adoption est quelquechose de courant et de très bien accepté. Sur le Continent, il estinenvisageable de discriminer un couple homosexuel, ça ne viendrait même pas àl'idée des gens, qui ne voient pas vraiment la différence avec un couplehétéro. :3
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