Chapitre 1
« La magie déséquilibre les pouvoirs et engendre des guerres entre peuples à la puissance inégale. Ceux qui se savent favorisés développeront des instincts belliqueux qui nuiront à ceux qui ne possèdent que des armes. Il est de notre devoir de mettre un terme à la tyrannie de la magie et à la menace de la guerre. »
– Ji Sangpo, De la magie.
Lorsque le héraut prit congé du général, ce dernier demeura silencieux un instant avant d'éructer : « Comment peuvent-ils oser nous provoquer de façon si explicite ? Désirent-ils une nouvelle guerre entre les peuples !
— Mon général, répliqua son lieutenant, nous devons répondre avec fermeté à cette incursion sur le territoire. Tout se déroule comme vous l'aviez prévu. Il ne nous reste plus qu'à attaquer. »
L'homme qui avait parlé se tenait aussi droit que son supérieur, le port fier et le regard dur. Ses cheveux d'un brun profond étaient ébouriffés de telle sorte qu'il semblait avoir travaillé sa coiffure plutôt que de la négliger. Son visage délicat ne cachait rien de la jeunesse de ses traits, détail qui lui empêchait toute crédibilité auprès de l'Assemblée qui siégeait à Noria, la capitale de leur pays. Le lieutenant Jeon Jungkook en effet, du haut de ses vingt-deux ans, s'avérait être un combattant hors pair doué d'une verve qui plaisait beaucoup à son chef. Le corps sculpté par l'exercice physique qu'il s'imposait au quotidien, il était vêtu de sa tenue de voyage : une tunique de laine épaisse aux manches longues, un pantalon de cuir qui soulignait la finesse de ses jambes que couvraient des bottes, ainsi qu'une cape plus chaude que sa tunique afin d'affronter la rudesse de l'hiver septentrional.
Il se trouvait dans la tente du général Park Jimin, militaire de vingt-quatre ans qui devait son haut grade à son habileté tactique inégalable. L'Assemblée elle-même, bien que réticente à nommer un si jeune soldat à un tel poste, s'était inclinée quand, encore lieutenant à l'époque, il était parvenu à mater une rébellion de marins sur les côtes ouest. Avec ses deux cent cinquante hommes, il en avait écrasé mille sept cents de façon magistrale. Les deux empereurs avaient insisté pour qu'il reçoive une récompense digne de l'exploit accompli. On ne lui avait néanmoins accordé que deux lieutenants, le minimum, qu'il avait choisi de désigner parmi les valeureux combattants qui l'avaient accompagné au cours de cette campagne. Ainsi était-il désormais secondé par le puissant Jeon Jungkook et le vaillant Kang Taehyun.
Le général Park tournait en rond, les mains dans le dos et le regard sévère. Ses cheveux de jais coiffés vers l'arrière, il préférait dégager son front afin que pas une mèche ne le gêne en cas d'affrontement. Leur couleur foncée tranchait avec la pâleur marmoréenne de sa peau. Il avait pour sa part revêtu sa tenue de combat, une longue tunique noire couverte de motifs céruléens qui soulignait à la fois la minceur de sa taille et la force de ses bras, couverts de plusieurs pièces d'armure hérissées de piques pour dissuader tout adversaire d'un corps à corps. Une ceinture de tissu et de cuir ceignait ses hanches et y retenait le fourreau de son jingum, lame qu'il maniait depuis l'enfance, ainsi qu'une petite sacoche qui contenait six étoiles d'acier de quatre branches courbes. Un pantalon large d'un tissu aérien lui offrait tout le confort et la liberté de mouvement possible, serré uniquement au niveau de ses chevilles, ainsi que de sa cuisse gauche par le fourreau de sa dague qu'un pan de sa tunique dissimulait.
Les deux hommes se trouvaient sous une haute tente, arrivés une heure plus tôt dans le camp arixien qui bordait la frontière avec les terres de Sawa, à l'est. Le mois de mars débutait à peine et le soleil, bien que resplendissant, peinait à apporter la moindre chaleur. Malgré tout, le jeune chef se sentait bouillonner de colère. Il observait un à un les meubles autour de lui, peu habitué à ces quartiers – il n'était pas général depuis bien longtemps.
Le pavillon dispensait l'essentiel sans être dépourvu d'un certain luxe : une large méridienne servait aussi de lit, il s'y entassait bon nombre de couvertures. Une table entourée de plusieurs chaises offrait un lieu convivial où manger et discuter avec ses lieutenants, son commandant et son capitaine, un coffre lui permettait de ranger ses armes, une armoire ses habits, et des candélabres illuminaient l'endroit qu'adoucissait une cheminée centrale. Un paravent formait dans un coin de la tente une petite pièce qui contenait une bassine à côté d'une réserve d'eau qu'un dispositif pouvait chauffer en quelques minutes, et une commode surmontée de quelques savons et autres serviettes de tissu fournissait un espace où déposer des vêtements sales après une longue journée. Le sol de pierre était maintenu à bonne température par un ingénieux système enfoui sous terre, en plus de l'âtre. Le tout était teinté des couleurs du territoire d'Arixium, le céruléen et le noir, et sur la couette comme sur la cape portée par le général apparaissaient d'élégantes courbes qui dessinaient un aigle aux ailes déployées, prêt à fondre sur sa proie.
« Nous avons de la chance que le lieutenant Kang ait réussi à tenir sa position. Résumez-moi ce qui s'est passé ces dernières quarante-huit heures, je vous prie. J'ai besoin d'une vue d'ensemble.
— Le lieutenant Kang a reçu votre message une semaine plus tôt, ce qui lui a permis de préparer ses hommes : il y a quarante-huit heures, un messager portant le texte crypté que vous lui aviez fait parvenir s'est fait stopper plus au sud, près de la frontière par un groupe de soldats sawaï qui se sont emparés du leurre. Ils l'ont décrypté et ont cru ce qu'ils lisaient, autrement dit que le lieutenant Kang était attendu à la frontière sud avec les Tyfodoniens et qu'il devait partir hier soir. Et c'est ce qu'il a fait : il est parti hier soir avec la moitié de ses troupes en direction du sud... du moins en apparence, puisqu'une fois hors de vue, il a pris la direction du nord afin de contourner les collines environnantes pour prendre l'ennemi à revers dès que ce dernier se croira enfin débarrassé de nos troupes.
— L'attaque que les Sawaï ont lancée hier soir, quel en est son bilan ?
— Les nôtres restés ici ont lutté avec bravoure, affirma le lieutenant, leur chef les avait prévenus que l'attaque aurait sans doute lieu, ils étaient prêts mais ne l'ont pas réprimée avec trop de brutalité, afin que l'on ne suspecte pas que les ennemis aient été attendus. Nous déplorons douze blessés et deux morts. Tout s'est déroulé comme prévu, les Sawaï sont convaincus d'avoir gagné, ils relâcheront leur vigilance et ne s'attendront pas à une telle attaque.
— Bien. Nous avons laissé l'essentiel des troupes qui nous accompagnaient se diriger vers le nord pour rejoindre le lieutenant Kang, afin que les Sawaï nous croient toujours trop peu nombreux pour lancer le moindre assaut. Combien de soldats prendront ce soir part à l'opération ?
— Ils seront près de quatre cents.
— Contre combien de Sawaï ?
— Une centaine, cent cinquante au maximum, d'après nos renseignements. Ils n'ont aucune chance, d'autant plus qu'ils ne s'attendront pas à être attaqués par l'ouest et le nord à la fois.
— Cent ? C'est au moins deux fois plus qu'à l'accoutumée, non ?
— Oui, mon général. Les Sawaï ont renforcé leurs troupes aux frontières ces dernières semaines, nous en ignorons la raison.
— Je ne comprends pas, s'énerva le général Park en posant les mains à plat sur la table au-dessus de laquelle il se pencha, leur armée ne fait pas le poids face à toutes celles qu'ils attaquent... n'ont-ils pas envisagé que nous pourrions tenter de nouer des alliances ? Les Akashites sont devenus nos amis à l'extrême est, et les Tyfodoniens au sud n'ont aucune raison de refuser de nous accompagner pour une campagne militaire contre les Sawaï qui les menacent aussi de façon indirecte.
— Vous poser ses questions signifie que vous partez du principe que le Prince réfléchit avant d'agir.
— Et pas vous, lieutenant Jeon ?
— Plus depuis la grande sécheresse. Il se comporte de façon insensée.
— Si vous le dites. Quoi qu'il en soit, pensons à notre attaque. Le lieutenant Kang frappera depuis le nord une fois la nuit tombée avec un peu plus de trois cent cinquante soldats. Nous en profiterons pour attaquer depuis l'ouest avec vingt soldats supplémentaires afin de déstabiliser davantage l'ennemi et envahir leur forteresse. J'ai cru comprendre qu'il s'y trouvait des prisons souterraines dans lesquelles plusieurs de nos vaillants soldats sont enfermés, n'est-ce pas ?
— Oui, mon général, nous pourrons les délivrer. Cette attaque renforcera votre réputation aux yeux de l'Assemblée.
— Je me moque de ce conseil d'anciens arriérés qui n'accordent des compliments qu'à ceux de leur génération et sont prêts à jeter l'anathème sans réfléchir sur les autres. Ce que je désire avant tout, c'est protéger mon peuple. »
Son lieutenant approuva d'un acquiescement solennel.
Le général releva la tête dans un profond soupir.
« Au moins, affirma-t-il d'une voix redevenue douce, tout se passe comme prévu, notre piège a fonctionné et ces maudits Scorpions vont regretter de nous avoir provoqués. J'ai hâte de retrouver nos compatriotes prisonniers, il y a tant de familles qui attendent de retrouver un proche capturé au combat...
— D'après nos informations, il y aurait entre vingt et trente cellules dans la prison de cette forteresse, dont une quinzaine seraient occupées par les nôtres.
— Très bien. Lieutenant Jeon, allez vous préparer pour l'assaut de ce soir, je vous prie. Nous devons être dans notre meilleure forme, nous dirigerons le plus petit groupe de cet assaut, ce n'est pas sans risque. »
Jungkook comprit qu'il était congédié, son supérieur espérait sans doute se reposer un peu avant la nuit.
« J'y vais, mon général, merci. »
Il s'inclina et quitta la tente, dont l'ouverture laissa entrer un courant d'air frais qui tira un frisson à Jimin. Il éprouva soudain une étrange sensation, un pressentiment qu'il ne s'expliquait pas mais dont il ignorait s'il s'avérait bon ou mauvais. Il était convaincu que les Sawaï cachaient quelque chose capable de justifier les pillages et attaques commis ces trois dernières années un peu partout sur le Continent, au sortir de la grande sécheresse ; il espérait cette nuit réussir à découvrir un indice qui le conduirait enfin sur une piste intéressante.
Jimin tira d'une poche un bracelet d'émeraudes qu'il enfila, le regard grave.
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Alors que le soleil déclinait à l'horizon, Jimin sortait de sa tente pour jeter un regard au ciel. Dégagé, sans menace imminente d'orage ou de tempête de neige, il laissait envisager un combat qui se déroulerait sous les meilleurs auspices. La fraîcheur des températures hivernales lui griffait les joues, ce qui ne l'empêcha pas de s'octroyer une profonde inspiration qui lui brûla les bronches. L'air était gorgé d'une odeur humide et capiteuse. Les embruns qui embaumaient la côte ouest du territoire lui manquaient, pour autant il appréciait s'imprégner du lieu d'où il s'apprêtait à lancer un assaut, ainsi il calmait ses nerfs chaque jour mis à rude épreuve, et il appréhendait avec plus de sérénité la bataille à venir. Jamais sa main ne devait trembler, jamais sa volonté ne devait ciller.
Un mouvement à sa gauche le tira de sa rêverie. Toujours aussi droit qu'un bâton, la posture façonnée par des années de chevauchée, il pivota pour observer son subordonné qui le rejoignit, en tenue de combat cette fois. Jeon Jungkook s'inclina.
« Mon général, nos hommes sont prêts. Nous attendons les dernières lueurs vespérales pour quitter le camp.
— Parfait. Et vous-même ?
— Je suis prêt à lancer l'assaut. »
D'un mouvement d'une rapidité telle qu'il en sembla presque invisible à l'œil humain, le général s'empara d'une de ses étoiles d'acier qu'il lança à son lieutenant dont il avait visé le visage. Jungkook, qui parut à peine surpris, pencha d'un geste vif la tête et leva un bras protégé d'un gantelet de fer. L'arme s'y ficha dans un cri métallique qui laissa les deux militaires indifférents. Le cadet jeta un regard à son avant-bras, et un rictus apparut sur les lèvres de son chef.
« Bien, je vois que vous apprenez vos leçons, lieutenant.
— Disons que je les ai dans la peau. »
Jimin acquiesça : une cicatrice courait de l'arête du nez de Jungkook jusque sur sa pommette droite. Il avait reçu cette marque quelques mois plus tôt lors d'un affrontement contre des bandits. Il avait bien failli y laisser son œil, il ne devait son salut qu'à l'intervention rapide d'un talentueux chirurgien. Son général, soulagé de le voir rétabli, lui avait néanmoins reproché son manque de réflexes, affirmant qu'il devrait se tenir prêt car il comptait bien les tester dans les semaines qui suivraient.
Ce petit jeu entre eux était resté, et Jimin ne pouvait qu'admirer les progrès de son lieutenant.
« Vos hommes ont-ils observé une activité suspecte du côté des Sawaï ?
— Non, aucun mouvement particulier, ils semblent convaincus qu'il ne reste bel et bien qu'une vingtaine des nôtres dans les environs.
— Parfait. »
Ils observèrent dans un silence solennel le soleil s'endormir derrière les collines tandis que les cieux perdaient leurs teintes pastel pour s'assombrir peu à peu. Les étoiles perçaient déjà par endroit la pénombre, et la lune pointait avec timidité le bout de son croissant.
« En route. »
Ces seuls mots de son général firent réagir le lieutenant qui s'inclina puis fila rejoindre les soldats. Jimin se dirigea vers les écuries, dernier à en sortir son cheval déjà sellé. Il caressa sa crinière noire, flatta son encolure, lui murmura quelques encouragements d'un ton rassurant, puis monta. L'animal poussa un hennissement alors que le garçon le conduisait vers le reste de ses maigres troupes. Une poignée d'hommes l'attendait, tous à cheval, commandée par Jungkook qui la précédait. D'un signe de tête, Jimin les invita à le suivre au trot.
La cavalerie devait rejoindre l'infanterie menée par Taehyun. D'après les calculs de Jimin, les soldats à pied, plus nombreux, arriveraient quelques minutes avant eux qui se trouvaient bien plus loin et devaient encore franchir la frontière. Ainsi, quand la vingtaine de combattants montés gagneraient la forteresse sawaï, ces derniers seraient déjà débordés côté nord. Les rares personnes qui demeureraient à l'ouest ne risquaient pas de leur résister bien longtemps sans renfort.
Jimin n'avait guerroyé ici qu'à quelques reprises, de sorte qu'il ne connaissait pas tout à fait le terrain et s'inquiétait de chevaucher la nuit. Les plaines arixiennes offraient un lieu parfait pour une bataille nocturne, ce qui n'était pas le cas de la limite des terres sawaï où s'ouvrait un immense désert rocheux. Plus d'une fois des chevaux avaient fini avec une patte cassée sur ce terrain accidenté.
Après avoir lancé un avertissement à ses soldats, le général poursuivit sa contemplation du paysage qui les entourait. L'obscurité sépulcrale avait apporté un silence pesant, celui qui précédait tout combat, décisif ou non. Les militaires s'enfonçaient dans le pays ennemi dont ils distinguèrent après d'interminables minutes les lumières d'une forteresse frontalière au loin. À leur allure, il leur faudrait encore une dizaine de minutes pour rejoindre l'édifice.
« Lieutenant, avez-vous reçu la moindre nouvelle du lieutenant Kang ?
— Non, mon général, il n'a envoyé aucun messager, comme vous l'aviez exigé.
— Parfait. »
Il ne devait sous aucun prétexte trahir sa position. Le but de cette attaque n'était pas tant de réduire en bouillie les forces sawaï – car du fait du surnombre actuel des troupes de Jimin, l'objectif était presque gagné d'avance – que de prendre l'adversaire par surprise afin qu'il ne dispose pas du temps nécessaire à la destruction de documents confidentiels en provenance de la capitale, Hurna. Si les unités ennemies n'étaient pas écrasées en cinq minutes, les chefs en poste à la frontière pourraient brûler des preuves importantes.
De plus en plus nerveux à mesure qu'approchait l'heure de la frappe de l'infanterie, Jimin n'en laissait rien paraître. Il se tenait toujours aussi droit, détendu, ses gestes souples tandis qu'il signifiait à ses soldats que l'heure était venue. Chacun concentra son attention sur la forteresse. La quiétude nocturne fut soudain troublée par une faible clameur qui prit peu à peu de l'ampleur : les premiers échanges de coups retentissaient, stridents, et le général esquissa un sourire alors que ses cavaliers et lui arrivaient. Ils ne se trouvaient plus qu'à quelques centaines de mètres du bâtiment dont s'élevaient des plaintes étouffées.
Les affrontements n'ayant débuté qu'une ou deux minutes plus tôt, Jimin en déduisit avec satisfaction que comme il l'avait espéré, la furtivité de Kang Taehyun lui avait permis d'entrer avec quelques soldats dans le bastion sans que l'alerte soit donnée, après quoi seulement il avait fait pénétrer dans l'enceinte sécurisée ses trois cent cinquante combattants qui avaient ainsi pu déferler sur l'ennemi, ne lui laissant aucune chance de s'échapper.
Le jeune chef ne fut pas surpris, lorsqu'il arriva devant la porte principale, de la découvrir certes close, mais surtout sans surveillance. Il ne fallut à ses hommes que quelques instants pour forcer l'édifice, dont ils s'aperçurent qu'il fourmillait de militaires arixiens en plein assaut.
« Déployez-vous dans la cour, ordonna Jimin à ses troupes, pas de pitié. »
Jungkook, d'un geste, lança l'attaque des troupes à cheval qui se déversèrent dans une large cour intérieure pour la sécuriser. Jimin pour sa part bondit de son destrier qu'il confia à un soldat à qui son lieutenant laissa aussi sa monture, et tous deux s'élancèrent en direction des quartiers des chefs, où ils avaient prévu de retrouver Taehyun.
Bien que légères pour la saison, leurs tenues réchauffèrent vite les deux jeunes gens alors qu'ils grimpaient à vive allure une volée de marches. Des paroles aboyées plus que prononcées leur parvinrent, qui leur indiquèrent qu'ils suivaient la bonne direction.
Après avoir traversé un couloir, ils arrivèrent devant une porte ouverte à travers laquelle on distinguait un cabinet de travail au milieu duquel trônait une table entourée d'une demi-douzaine de chaises. Sur deux d'entre elles étaient attachés des ennemis qui remuaient, pestaient, crachant des injures sans queue ni tête. La figure de l'un d'eux, vultueuse, laissait deviner qu'il avait tenté de provoquer le second lieutenant de Jimin. Justement, sur une méridienne installée dans un coin se reposait un jeune homme habillé de céruléen qui tenait une corbeille de fruits appétissants. Ses cheveux noirs soulignaient sa peau liliale, et son corps musclé quoique svelte suggérait que la force ne représentait pas son atout principal.
Kang Taehyun leva les yeux vers les nouveaux venus tandis qu'il avalait une nouvelle bouchée de la pomme dont dégoulinait un jus sucré. Il adressa à son supérieur un regard malicieux.
« Pardonnez-moi, mon général, mais les combats de nuit me donnent toujours une petite fringale. »
Jimin esquissa un rictus : la discrétion destructrice de son jeune lieutenant n'avait d'égal que son impertinence. Et le général aimait répondre à la provocation, véritable jeu entre eux.
« Vous devriez vous relever et cesser là votre casse-croûte, affirma-t-il. Un accident fâcheux est si vite arrivé, il serait dommage que l'on vous retrouve étouffé avec une pomme dans le gosier. »
La menace était très claire, aussi Taehyun éclata-t-il de rire alors qu'il reposait le fruit dans la corbeille d'osier qu'il abandonna sur la méridienne en se redressant. Il se tint droit, recouvra son air sérieux et salua de façon respectueuse son supérieur.
« Mes hommes et moi avons capturé les chefs ennemis avant qu'ils n'aient le temps de bouger le petit doigt.
— Parfait. Pourquoi avez-vous éborgné l'un d'eux ? demanda néanmoins le général en jetant un regard au visage ensanglanté d'un des Sawaï attachés.
— Parce qu'il n'avait pas eu le temps de bouger le petit doigt, en revanche il avait eu le temps de nous traiter de... de quoi, déjà, mon cher ? »
L'homme, qui vociférait jusque-là, se tut dans un grognement animal afin de souligner sa colère.
« Il a dû oublier, songea Taehyun d'une voix mielleuse. Mais cela me revient : il nous a traités de pigeons. Alors je me suis chargé de lui rappeler que les serres des aigles étaient beaucoup plus aiguisées que les griffes de vulgaires pigeons.
— Bien, approuva Jimin avec un sourire altier à direction de l'ennemi. Emparez-vous de tous les documents que vous trouverez ici. Je vais me rendre avec le lieutenant Jeon dans les prisons.
— Mes hommes vous attendent déjà devant, mon général, nous avons pensé que l'honneur vous revenait.
— J'en suis flatté. »
Cette opération n'aurait pas connu un tel succès sans l'ingénieuse intervention de Jimin, qui néanmoins n'aimait pas s'appesantir sur ses propres victoires. Il quitta la pièce avec son cadet qui le suivit comme une ombre jusqu'à l'entrée du cachot, que surveillaient trois de ses hommes. Il les salua, et sans un mot de sa part, les soldats comprirent ce qu'il attendait. Ils lui ouvrirent les grilles qui menaient à un escalier dont les marches plongeaient sous terre. Un froid désagréable montait depuis les profondeurs dans lesquelles le général et son lieutenant s'enfoncèrent les premiers. On confia à Jimin les clés des cellules, qu'il déverrouilla une à une afin de libérer ses camarades capturés parfois plusieurs mois plus tôt et désormais en bien piteux état. La cavalerie se chargerait de rapatrier les blessés incapables d'effectuer le trajet qui les séparait de leur camp.
Une exclamation de joie éclata quand un Arixien retrouva celui dont Jimin devina qu'il était son petit frère, le dos strié de cicatrices récentes, affamé, mais bien vivant, et lui aussi fou de bonheur de revoir son aîné. Voilà la raison pour laquelle le général se battait : pour réunir des familles, pour lire la liesse dans un regard, un rire, voire une larme. Pour protéger et défendre les siens.
Il libéra enfin la dernière prisonnière, une jeune femme qui œuvrait tant comme soldat que comme espionne et qui avait disparu près d'un mois plus tôt. On l'avait crue morte, et de même qu'aux autres, Jimin offrit un sourire et un mot pour lui souhaiter la bienvenue parmi eux. Son teint cireux et ses yeux cernés – pour l'un entouré d'une large ecchymose – donnaient à la pauvre une mine horrible, pourtant son expression trahissait sa volonté de fer... et quelque chose qui tira une moue soucieuse à son chef.
« Qu'avez-vous découvert le jour de votre disparition ? s'enquit-il.
— Mon général, pardonnez mon peu d'informations. Tout ce que j'ai pu apercevoir depuis ma cachette, avant d'être attrapée, c'est un convoi officiel de l'empereur qui venait ravitailler la forteresse.
— La forteresse n'est pas ravitaillée par les convois officiels de l'empereur, contra Jimin.
— Exactement.
— Savez-vous ce que contenait le chargement ?
— Pas grand-chose, il était trop petit pour cela, en revanche, il... »
Elle poussa un soupir en serrant les dents après avoir essayé de se redresser de façon un peu trop vive. Jimin baissa la tête pour découvrir qu'on lui avait brisé les os de la cheville droite. Des larmes de douleur apparurent par réflexe au bord des yeux de la jeune femme que Jimin aida à se lever sans mouvement brusque.
« En revanche, reprit-elle après un remerciement, il était plus surveillé que n'importe quel chargement.
— Des armes ?
— Je pense. Avez-vous fouillé l'armurerie ? Y avait-il quelque chose de notable ?
— Non, affirma un soldat derrière Jimin, rien de particulier à signaler du côté des armes.
— Cependant, il se trouvait effectivement ici plus de soldats qu'à l'accoutumée, songea le général.
— Je suis convaincue qu'ils dissimulent quelque chose ici, » appuya la guerrière.
Jimin n'eut pas le temps de répondre, ses réflexions furent interrompues par une voix encore jeune : le garçon qui avait retrouvé son grand frère quelques instants plus tôt.
« Mon général... puis-je me permettre une hypothèse ?
— Bien sûr, dites-moi ce que vous avez en tête, soldat.
— Ma camarade ne l'a pas remarqué puisqu'elle est arrivée ici à ce moment-là, mais il y a un mois environ, les habitudes des gardiens vis-à-vis des prisonniers ont changé : le déjeuner arrivait dix minutes plus tard, deux personnes de moins nous surveillaient, et les rondes des soldats qui passaient devant les grilles en haut prenaient environ trois minutes de plus.
— Quelle observation ! reconnut Jimin qui songea que ce garçon avait effectué un travail impressionnant, en plus sans aucun moyen de connaître l'heure – il avait dû compter les secondes pour un tour de garde, ou bien trouver un moyen de savoir à tout moment quelle heure il était. Je crois voir où vous voulez en venir, mais dites-nous. »
Le jeune homme acquiesça, touché de l'honneur qui lui était donné.
« Mon général, je crois qu'ils ont amené ici un prisonnier, quelqu'un d'important. Mais j'ignore où il peut être enfermé. »
Pas très loin, devina Jimin, si un tour de garde ne demandait que trois minutes de plus qu'à l'accoutumée.
« Merci pour votre aide, soldats, vous serez rapatriés à la capitale quand votre état le permettra, pour vous reposer auprès de vos familles. »
Les deux soldats s'inclinèrent, et Jimin décida de retourner rendre visite aux chefs ennemis. Comme à son habitude, Jungkook lui emboita le pas. Revenus au bureau, ils découvrirent que Taehyun fouillait toutes les étagères et triait ce qu'il y trouvait, emportant ce qui lui semblait intéressant dans une large sacoche de cuir. En voyant son supérieur entrer, le garçon se tint au garde à vous.
« Général Park.
— Lieutenant Kang, je souhaiterais que nous nous entretenions avec les deux chefs ici présents. »
Désormais muets, plus calmes que lors de la première visite de Jimin, les deux hommes ne bougèrent pas d'un cheveu. Les trois chefs arixiens s'installèrent en face de leurs homologues sawaï.
« Messieurs, commença Jimin avec un sourire carnassier, nous savons que vous détenez quelque chose de précieux... ou plutôt quelqu'un. »
Parce que l'homme que Taehyun avait blessé affichait un visage couvert de sang, le général s'intéressa à la réaction de l'autre, qui se tendit de façon presque imperceptible tandis que ses lèvres bougeaient juste assez pour que son mouvement trahisse un aveu implicite.
« Bien, bien, poursuivit Jimin, où est-il gardé ?
— Nous ne voyons pas de quoi vous voulez parler.
— Allons, ni vous ni moi ne souhaitons vous forcer à avouer. Nous vous écoutons.
— Nous n'avons aucune idée de ce dont vous parlez.
— Vraiment ? Aucune ? Très bien. Lieutenant Jeon, rafraîchissez-leur la mémoire pendant que je vais étudier les documents du lieutenant Kang. »
Ce dernier n'ayant pas reçu d'ordre, il resta avec son collègue pour l'interrogatoire musclé qui s'annonçait. Le général Park, en quittant la pièce, donnait vingt minutes aux deux hommes avant de tout avouer : les méthodes de Jungkook s'avéraient parfaites pour faire parler même les muets. Or, les chefs ennemis ne possédaient pas un grade très élevé : les moins expérimentés ne soutenaient pas la torture très longtemps. Qu'on leur enlève un œil, un ongle ou la langue, et ils confessaient tout sur le champ.
Il se lança dans l'étude des papiers trouvés par son lieutenant... qui justement revint un peu moins d'une demi-heure plus tard.
« Mon général, les hommes ont parlé.
— Que c'est surprenant. Qu'ont-ils dit ?
— Ils ont affirmé que l'entrée était dissimulée dans la cour. Ils ne savaient rien de plus, ils n'étaient pas dans la confidence à propos du prisonnier, tout était géré par la capitale. Le lieutenant Jeon a les indications précises de l'entrée de la seconde prison et vous attend devant le bureau.
— A-t-il exécuté les deux prisonniers ?
— Oui.
— Bien. Dommage pour eux qui croyaient avoir affaire à des pigeons. Les aigles, eux, sont des oiseaux de proie. »
Taehyun laissa un rictus mauvais se dessiner sur son visage. Des siècles plus tôt, avant d'adopter les noms des terres sur lesquelles ils vivaient, les cinq peuples du Continent avaient chacun choisi un animal pour se définir. Les Arixiens étaient donc à l'époque les Aigles, les Sawaï les Scorpions, les Tyfodoniens se nommaient les Tigres, et les Akashites les Serpents. De ces appellations étaient restés d'agaçants sobriquets : pigeons pour les Aigles, punaises pour les Scorpions, chatons pour les Tigres et asticots pour les Serpents.
Il s'agissait là de provocations dont chacun savait qu'elles faisaient mouche à tous les coups.
Jimin rejoignit son lieutenant avec Taehyun. Ils se rendirent dans la cour et, conformément aux indications reçues des chefs, Jungkook découvrit en son centre un rond de métal coincé entre deux pavés. Il y glissa une corde, tira sous l'œil dubitatif des soldats qui les entouraient et chargeaient les blessés sur les chevaux, et parvint à soulever une trappe dissimulée sous des pierres qui y étaient collées.
« Quelle force, lieutenant ! sourit Jimin en baissant la tête pour remarquer une échelle menant à un couloir éclairé de torches, environ deux mètres plus bas.
— Merci, mon général. »
Ce dernier s'apprêtait à répliquer quand le bruit d'une course soudaine attira son attention. Il provenait de l'intérieur. Jimin réagit aussitôt : sans réfléchir une seconde, il se jeta dans le trou béant. Il atterrit sur des pavés lisses avec une agilité qui ne surprit pas ses subordonnés, et il se projeta en avant d'un bond en tirant de son fourreau son jingum. Un soldat ennemi filait en direction du fond de la galerie empierrée. Comprenant que l'homme comptait soit fuir soit exécuter un prisonnier gênant, Jimin attrapa de son bras libre deux étoiles d'acier qu'il lança d'un geste sûr.
L'adversaire s'effondra, un éclat de métal coincé dans sa nuque, l'autre à l'arrière du crâne. Son corps fut secoué de soubresauts tandis que d'un pas désormais tranquilles, le général Park avançait. Il rejoignit le cadavre, passa à sa hauteur, prit les clés à sa ceinture et continua. Il entendit ses lieutenants mettre pied à terre derrière lui.
Sur les côtés du couloir éclairé par des torches s'ouvraient des geôles aux barreaux plus serrés que ceux des prisons où avaient été retenus ses soldats. Personne n'y était enfermé. Toutes étaient libres.
Jimin atteignit le fond du corridor. Il s'y trouvait une ultime cellule dissimulée derrière une épaisse porte de bois massif. Il tendit l'oreille. Outre le bruit de ses deux cadets, il percevait une respiration sifflante par-delà le battant.
Après une courte réflexion, il choisit une clé du trousseau volé un peu plus tôt, l'enfonça dans la serrure, et parvint à la tourner sans difficulté. Il poussa la porte qui dévoila une pièce obscure, lugubre, meublée d'un misérable tapis posé à même le sol et d'un pot à l'odeur écœurante. Jimin fut frappé par la forme sombre qui gisait là, sur le ventre, vêtue d'un simple pantalon de toile dépenaillé. C'était un homme.
Le teint hâve, si maigre que les os de ses côtes et de sa colonne vertébrale saillaient, les yeux clos, les cheveux sales au point qu'ils ressemblaient à des brins d'une paille noire, il ne tressaillit même pas quand Jimin se planta devant lui et s'accroupit ; ce prisonnier ne risquait pas de tenter quoi que ce soit contre lui.
« Est-ce que vous m'entendez ? demanda-t-il avec douceur.
— Q-Qui..., souffla l'homme d'une voix brisée.
— Je m'appelle Park Jimin, je suis un général arixien. Pouvez-vous vous lever ?
— Stylet. »
Ce mot à peine murmuré, Jimin fronça les sourcils et dirigea son regard sur le dos du captif, dont le visage lui indiqua qu'il avait sans doute quelques années de plus que lui, environ. Au bas de son dos, donc, le jeune inconnu possédait deux cicatrices rondes qui dataient de quelques semaines au plus. À côté, un troisième point témoignait du calvaire vécu par le garçon, le supplice du stylet, très utilisé depuis toujours par les Sawaï qui aimaient à l'appeler le supplice du dard : un stylet de métal hérissé de pointes crantées était enfoncé dans les reins des détenus les plus réticents afin de les immobiliser. Tout mouvement procurait une douleur atroce, le retirer laissait une trace imposante et, du fait des lames recourbées sur les côtés de l'objet, causait une souffrance sans pareil.
Cette méthode, en plus de garder les captifs calmes, permettait aussi de désigner aisément les gens les plus turbulents, à l'aide des cicatrices qui marquaient ensuite leur épiderme. Jimin jugeait le procédé barbare, car souvent employé sur des prisonniers même peu remuants, au bon vouloir des gardes.
« Je vais le retirer, affirma Jimin qui devinait que cet inconnu n'avait sans doute plus osé le moindre geste depuis des jours. Si je veux vous relever sans vous causer davantage de dégâts, je dois l'enlever, d'accord ? »
Un piteux gémissement lui répondit, et Jimin leva les yeux vers une soudaine source de lumière : Jungkook s'était avancé, avec à la main une des torches accrochées dans le couloir. Le lieutenant paraissait lui aussi compatir à la douleur de l'étranger, qu'il regardait avec autant de peine que de respect : avoir retiré deux stylets avait dû constituer une atroce épreuve, cet homme n'était pas n'importe qui.
« Détendez-vous, je vous promets que vous serez immédiatement pris en charge par un médecin dès notre arrivée à notre camp, dans une vingtaine de minutes, affirma-t-il en songeant que pour tenir les délais il leur faudrait chevaucher au galop – source de nouvelles douleurs pour le supplicié. Je vais retirer le stylet après avoir compté jusqu'à trois, c'est compris ? »
Un tremblement d'appréhension indiqua qu'il avait compris. Jimin posa la paume sur les reins du jeune homme qui prit une longue inspiration, les poings serrés.
« Un... deux... »
Le prisonnier ouvrait les paupières pour jeter enfin un regard suppliant à son sauveur quand Jimin prononça le chiffre trois et tira sur la base du stylet pour l'en arracher. Le blessé se figea d'abord avant que son corps ne s'affaisse sur le sol sur lequel il gisait déjà. La douleur l'avait emporté, il avait perdu connaissance.
Pourtant, Jimin, le souffle coupé, ne retenait qu'une chose : cet homme qui ne semblait représenter aucune menace et dont il ne s'expliquait pas la présence ici possédait des yeux d'un bleu glacé, si clairs qu'à la lumière ils devenaient sans doute presque blancs.
Les habitants du Continent aux yeux bleus étaient rares, mais aucun, Jimin en était convaincu, ne pouvait se vanter d'iris d'une couleur si envoûtante. Une étrange intuition lui noua l'estomac.
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Note : il y a beaucoup de dialogues dans les premiers chapitres, mais par la suite ça va se calmer, je vous rassure. X)
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