8 | Lucy et Na Na
— Voyons, Meredith, descendez-la de vos genoux ! Lucy atteindra bientôt ses seize ans, il ne s'agit plus d'une enfant !
Leur excursion pour la forêt de Northon, prévue pour le lendemain matin, fut retardée par l'arrivée des parents de Lucy. Un article publié et distribué en urgence dans l'ensemble de la région les avait prévenus de l'attaque. Aussi avaient-ils accouru depuis Wellspring, une ville située à un jour de voyage en calèche, pour atteindre leur destination à l'aube.
Le passage d'une voiture se faisait extrêmement rare dans les villages de campagne. Cliff et Blair, alors partis emprunter deux chevaux de traie à un voisin, apprirent la nouvelle seulement quelques secondes après avoir mis un pied dehors. Ils les amenèrent aussitôt jusqu'à la maison où les filles prenaient leur petit-déjeuner.
— Y rentre pas, votre cocher ? s'étonna Cliff en ajoutant une bûche supplémentaire dans le feu ronflant de la cheminée.
— C'est très gentil à vous de vous en préoccuper, mais nous ne comptons pas nous attarder dans les parages, répondit le père de Lucy – Na Na reconnaissait dans sa voix ce petit air crâneur dont sa camarade avait hérité. Je souhaiterais simplement que mon épouse reprenne un peu de couleurs... Meredith, très chère, vous voyez bien qu'elle est en vie... Ah, voilà qui est parfait ! Je vous remercie.
La femme de Cliff, de nature méfiante envers tout ce qui se rapprochait de près ou de loin à l'élite sociale, quitta la pièce une fois les nouveaux plats déposés devant eux. Na Na s'amusa à remplir l'écuelle de Lucy en piochant de gros morceaux du pain que cette dernière qualifiait souvent de « trop dur » et de « rassis » devant leurs hôtes.
Lucy abandonna bien vite son envie de riposte, ce qui eut pour effet d'interrompre l'humeur taquine de Na Na. Elle-même sentait le regard de son père s'attarder lourdement dans leur direction.
Le reste du repas se déroula derrière des bruits de mastications timides et la bienséance usuelle. Quand Meredith se sentit enfin capable de reprendre la route, Na Na et Lucy suivirent le petit groupe d'adultes dans le froid de l'hiver, serrées ensemble sous une couverture en peau de bête. Elles prenaient un soin particulier à entretenir le silence qu'elles avaient appris à chérir depuis le soir fatidique. Il y a de ces évènements indicibles, bien plus forts que les mots, qui parviennent à lier les gens pour toujours. Ils bâtissent des monuments de tendresse dans lesquels seules les personnes concernées peuvent se recueillir. Pour Lucy et Na Na, frôler la mort en faisait notamment partie.
— Si je croise Martyns, je lui dirais que tu vas bien, déclara finalement Lucy, la portière de la calèche refermée sur elle.
Na Na se rapprocha malgré les avertissements de Blair.
— Tu sais, ajouta sa camarade avant qu'elle n'ait le temps de lui répondre, ce que tu as fait cette nuit-là, ce n'était pas de l'idiotie, mais du courage. Je m'en rends compte, maintenant.
— Refuser de se plier aux exigences de son sang est aussi une forme de courage. Alors j'espère que tu parviendras à anoblir ta famille.
Elle souriait. Na Na en était certaine.
— Il paraît que les élèves vont être transférés à l'école de Falcon, poursuivit Lucy. C'est à quelques heures d'ici, plus au sud. Je sais que ce n'est pas très marrant, étant donné que tu ne sais toujours pas quoi faire, mais... Si un jour tu passes par-là, n'oublie pas de venir nous voir.
Le vacarme des roues qui battaient le pavé mal entretenu résonna un long moment dans l'esprit de Na Na après leur départ. Elle s'inquiétait un peu pour Lucy. Personne ne s'étonnait de l'intransigeance à laquelle le père de la jeune bourgeoise semblait tenir, et d'une certaine façon, elle aussi le comprenait. Sûrement voyait-il l'amour que portait Meredith à leur fille d'un mauvais œil. Après tout, d'ici quelques années, Lucy mourrait très certainement lors d'une mission et sa mère s'en trouverait à jamais inconsolable.
Un bruissement lui indiqua la présence de Blair à ses côtés. Il retirait manifestement les mains de ses poches, car il ouvrit celles de Na Na pour y déposer quelque chose à l'intérieur.
— Ton enregistreur, lui indiqua-t-il. Quand je t'ai cherchée dans ton lit cette nuit-là, c'est tout ce que j'ai trouvé. (Na Na fut gagnée par une vague de culpabilité insoupçonnée en entendant cette phrase.) Il est tombé plusieurs fois, alors le contenu a été effacé, mais j'ai réussi à le remonter pour que tu puisses t'en resservir.
L'adolescente serra l'appareil entre ses doigts gelés. Il s'agissait du seul bien matériel auquel elle tenait vraiment. Puisqu'elle ne pouvait pas photographier les grands évènements de sa vie avec les yeux, elle avait pris l'habitude de toujours garder ce magnétophone à disposition.
— Ton amie vit plutôt bien, reprit Blair.
— Oui, plutôt, admit l'adolescente, avant de se rendre compte qu'elle n'avait pas pris la peine de le remercier.
— Tu aimerais obtenir les mêmes privilèges que tes camarades ?
Na Na n'osa pas répondre tout de suite. Son oncle n'était pas du genre à parler ainsi sans raison.
— Je réalise que je t'ai poussée dans un environnement austère, continua-t-il en effet après une courte pause. Tu as toujours souhaité devenir coursière, et en te recueillant, je t'ai privée des bénéfices qui vont avec le titre. Quelqu'un d'autre aurait pu te prendre sous son aile. Quelqu'un de plus riche, de plus généreux. Moi, j'ai perpétué le cycle de la misère plutôt que de t'en sortir. Alors parfois, je me demande si tu regrettes, si tu m'en veux.
— Pourquoi ? Toi, tu t'en veux ?
Son absence de réponse lui brisa le cœur. Il fragilisait une certitude pourtant profondément ancrée dans son âme depuis le jour de leur rencontre. Celle de s'être toujours trouvée à la bonne place. Juste ici et là, avec lui.
Comme elle cherchait désespérément la réaction adéquate en retenant ses larmes, elle se mit à se souvenir. Elle se souvint des bagarres pour un repas ou une piécette lancée par un promeneur. Elle se souvint de la main chaude de Blair une nuit d'automne pluvieuse. De sa protection. Elle se souvint de la faim, aussi, de cette douleur creuse, mais plus supportable lorsqu'elle est partagée et qu'on vous promet la dernière portion de la récolte. Et plus que tout, elle se souvint de ce matin-là. Un matin sombre, plongé dans un noir terrible que même les rayons du soleil ne parvenaient plus à percer – mais la voix de Blair, elle, réussissait toujours à trancher la plus épaisse des obscurités.
Na Na n'avait jamais imaginé qu'il puisse remettre en question l'importance qu'elle lui portait.
— C'est bête, renchérit-t-elle avec amertume – elle réalisait à quel point le confort, quoique primaire, les avait plongés dans une sorte de pudeur qui laissait plus de place aux doutes qu'à l'amour sincère. Il y a quelques secondes encore, je me disais que tout l'argent du monde ne rendra pas le père de Lucy plus aimable.
Sur ces mots, Na Na pivota pour aller chercher la chaleur de la maison, à défaut de pouvoir retrouver celle de Lucy. À l'instar de sa carrière avortée dans l'œuf, leur amitié lui laissait un certain goût d'inachevé.
Et elle ne se trompait pas, car à partir de ce jour-là, les filles ne se revirent plus jamais.
Na Na entendit parler de Lucy à deux reprises au cours des années qui suivirent. Et les dernières informations n'étaient pas vraiment porteuses de bonnes nouvelles.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top