7 | Retrouvailles amères
— Et la parole, alors ? Il parle, ton dragon ?
— Les dragons ne parlent pas ! S'ils avaient une forme de mâchoire qui leur permettait de formuler des phrases, on le saurait !
— M'ouais. Ça n'empêche pas que j'aurais jamais confiance en ces machins-là. Le jour où ils auront décidé de se retourner contre nous, on l'aura bien dans l'os, moi j'te l'dis !
Na Na croisa les bras en se renfonçant dans la paille. Elle préférait laisser cet abruti de fermier mâchouiller son épi de blé plutôt que de continuer à écouter ses inepties sur une espèce qu'il n'avait, de toute évidence, jamais côtoyée de près ou de loin.
Au moins avait-il eu la gentillesse de la recueillir après qu'elle se soit frayé un chemin hors de la forêt. Le terrain, alors gorgé d'eau, était encombré de racines qui sortaient de terre et dans lesquelles Na Na se prenait les pieds. Au cœur de ces barrières de troncs, d'aiguilles et d'épines foisonnantes, l'environnement inhospitalier laissait peser sur elle tout le poids de son infirmité.
Il avait fallu suivre les différents bruits et saisir ceux des essieux mal huilés pour se repérer. À l'aube, les petites routes de campagne se remplissaient de commerçants venus vanter la qualité de leurs produits sur les étals des marchés locaux. Blair ramenait parfois de curieux instruments qui voyageaient depuis Londres jusqu'aux chaumières des ferrailleurs. Il s'agissait souvent des versions obsolètes de ce que l'on pouvait trouver dans la capitale.
— Mazette ! C'est bien ici, j'rêve pas ? Comment un bazar pareil a pu s'produire ?
Ils avaient contourné la rue centrale du village, bloquée par les éventaires des premiers vendeurs, pour parvenir jusqu'à la position excentrée de l'école. Ou plutôt ses vestiges, d'après la réaction du chauffeur.
Na Na sauta de la charrette et épousseta ses vêtements définitivement fichus. Elle ne doutait pas que l'attaque faisait déjà le tour du marché de Northon.
— Hé ! cria le fermier en la voyant s'éloigner. Tu vas t'en sortir, toute seule comme t'es ?
— Avec un peu de chance, je ne le serai pas pour longtemps.
Elle se disait que si Blair avait effectivement survécu à l'attaque, il aurait passé la nuit à fouiller les décombres dans l'espoir de la retrouver.
Et elle avait raison.
— Hé, toi ! hurla une voix bourrue au loin, alors qu'elle commençait sa démarche incertaine à travers les gravats et les briques du bâtiment principal. Tu es... Bon sang, Blair ! Viens par ici, mon grand, j'ai trouvé ta gamine !
Des foulées se rapprochèrent à toute vitesse. Blair lâcha comme un hoquet étranglé avant de crier son nom.
Elle se laissa soulever du sol. Blair soupira dans ses cheveux en la blottissant contre son torse chaud et musclé. L'espace d'une seconde, Na Na pensa qu'il était sur le point de pleurer, mais il finit par renifler un bon coup avant de la reposer. Après tout, il était de ces hommes qui ne laissent rien paraître de leurs sentiments les plus profonds, la colère mise à part.
— Saperlipopette ! s'exclama l'étranger qui accompagnait Blair. Elle est dans un sacré état ! Rentrons, cette petite doit être affamée.
L'étranger s'appelait Cliff. Il était l'ancien vétérinaire de l'institut pour coursiers de premier cycle qui avait partiellement formé son oncle pour la succession du poste. Na Na devinait à sa façon de parler qu'il était beaucoup plus vieux que Blair.
Cliff vivait non loin de l'école en compagnie de sa femme et de leurs deux enfants déjà rompus à l'activité agricole dans laquelle il s'était reconverti. Na Na réalisa qu'elle était transie de froid quand ils investirent leur maison où crépitait un délicieux feu de bois. On la fit s'asseoir et avaler un énorme bol de soupe agrémenté de pain légèrement rassis et de légumes amers. Elle arrêta d'engloutir son repas uniquement pour poser une question qui lui torturait l'esprit.
— Et... Lucy ?
— Elle dort dans la chambre. Ses parents ne tarderont pas à avoir vent de l'incident et à venir la chercher, répondit Blair, installé à sa gauche. La pauvre n'arrivait pas à prononcer une phrase et n'arrêtait pas de pleurer. Persuadée que tu étais morte. Et moi aussi.
— Toi aussi, tu n'arrêtais pas de pleurer ? reprit Na Na en avalant un morceau de carotte trop épais.
— Moi aussi, je croyais que tu étais morte.
L'instant des retrouvailles passé, Blair reprenait le ton froid et insatisfait de leurs disputes.
— Blair, je...
— Je ne veux pas écouter tes explications. Du moins, pas maintenant. Savoir que tu vas bien est le plus important. Alors tu vas te laver et dormir. Nous éclaircirons les détails plus tard. Pour l'instant, il me faut réfléchir à ce que nous allons devenir.
Ce qu'ils allaient devenir... Na Na n'y avait pas même songé. La grange avait sûrement disparu avec les autres bâtisses et les élèves seraient sans doute transférés dans une académie voisine. Ils venaient de perdre, en plus du travail de Blair, la bourse miraculeusement offerte par l'institut qui les accueillait.
Plongée dans l'eau de la baignoire, elle ne percevait qu'à moitié les paroles de la femme de Cliff qui lui frottait vigoureusement le dos. L'adolescente voyait son rêve de coursière disparaître au loin sans savoir comment le retenir. Quel autre établissement accepterait d'engager un vétérinaire sans diplôme et prendre en charge sa nièce adoptive ?
Na Na attendit qu'on lui passe une pommade sur ses blessures désinfectées pour s'habiller avec des vêtements empruntés au fils cadet : une chemise grossièrement tressée et de grandes chaussettes qui la couvraient jusqu'au-dessus du genou. Blair mit un point d'honneur à palper ses bras, ses côtes et ses jambes pour s'assurer qu'aucun os n'était cassé. Il laissa ensuite la femme de Cliff la guider à l'étage où dormait Lucy.
Sa camarade remua alors qu'elle se glissait avec bonheur sous les draps.
— Na Na ?
Lucy se mit à sangloter dès qu'elle la reconnut. Elle apprit à Na Na le plaisir étrange – et un peu égoïste, très certainement – de savoir que quelqu'un pleure pour vous. Avec une douceur emplie de gratitude et de maladresse, Na Na blottit son visage humide contre sa poitrine pour lui caresser les cheveux. Elles s'endormirent ainsi, sans se dire un mot, dans les bras l'une de l'autre et bercées par les odeurs de savon frais et d'onguents.
Le sommeil ne dura qu'une heure ou deux pour Na Na. Lorsqu'elle se réveilla, les murmures d'une discussion agitée montait jusqu'à l'étage. Elle se détacha lentement de Lucy pour descendre les escaliers d'un pas discret.
— Saperlipopette ! (Apparemment, c'était l'expression favorite de Cliff.) Qu'est-ce que c'est que ce bidule ?
— Aucune idée. C'était coincé dans une plaie mal refermée du dragon en transit. Même en ayant retapé pas mal d'appareils sophistiqués, je n'avais encore jamais examiné un instrument pareil.
— Ce serait... une nouvelle sorte de technologie de pointe ? Paraît qu'ils expérimentent pas mal de conneries à Londres, ces derniers temps.
Na Na regretta de ne pas pouvoir se pencher pour regarder le sujet de leur conversation. Elle se contenta de rester dans l'ombre du couloir et d'attendre la suite.
— Ce n'est pas la première fois que je croise une curiosité de ce genre, continua finalement Blair. Depuis un an environ, j'ai bien l'impression que...
Il marqua une longue pause.
— Que ?
— Non, rien. Je me trompe peut-être. Mais j'aurais aimé pouvoir examiner ce dragon à l'abri des regards plus sérieusement. Il y a quelque chose de louche, dans cette histoire d'euthanasie.
— Je peux t'y conduire.
Le grincement du bois indiqua à Na Na qu'ils se tournaient dans sa direction. Elle était sortie de sa cachette en l'entendant parler du dragon.
— Qu'est-ce que tu racontes ? souffla Blair.
— Le dragon. Si tu veux l'examiner, je peux te conduire à lui. Je sais où il se trouve.
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