5 | Nuit d'encre | 2

Na Na atterrit sur le ventre en étouffant une plainte. Quelque chose se souleva au-dessus de sa tête, et elle roula dans l'herbe humide pour éviter l'énorme patte pleine de griffes qui frappa l'endroit où elle se tenait une seconde plus tôt. Le dragon venait de l'attaquer.

Le dragon.

Venait.

De l'attaquer.

L'adolescente s'éloigna tant bien que mal en rampant, la bouche pleine de terre. La détonation avait vrillé ses tympans. Elle percevait, derrière le sifflement continu de ses oreilles, le lointain bruit des bombes qui explosaient les unes après les autres.

Une chaleur, sans doute émise par le feu qui dévorait les bâtiments de l'institut, parvenait jusqu'à l'enclos. Dans le ciel, la masse continuait sa lente et pénible reptation à la manière d'un monstre marin à la surface des abysses, accompagnée de battements d'hélices et de cris d'horreur.

— Blair, pensa-t-elle enfin dans un éclair de lucidité.

Mais perdue au cœur du vacarme assourdissant qui l'entourait, Na Na se sentait plus aveugle que jamais. Impossible de retrouver ses marques dans le tumulte ambiant qui enflait l'air et anéantissait ses hurlements. Elle songea à attendre que Blair vienne la chercher, avant de réaliser que son oncle n'avait strictement aucune idée de sa petite escapade nocturne.

Elle aurait pu foncer tout droit en direction de la grange, si elle n'entendait pas les épaves du manoir s'écraser lourdement sur le terrain nu. D'autant plus que l'école était entourée d'une foisonnante ceinture d'arbres que les flammes ne tarderaient pas à gagner, bloquant tout espoir de fuite par l'arrière du domaine.

Un choc retentit à proximité. Le dragon grogna et se mit à battre la terre avec fureur. Une pierre l'avait atteint au flanc.

— Tu es ma seule chance, murmura Na Na comme pour donner de la consistance à son nouveau plan. Tu es ma seule chance, et je suis la tienne. Alors sois gentil.

Prenant soin de rester derrière la carrure protectrice du dragon tout en gardant une distance raisonnable, elle se dirigea vers le fond de l'enclos. Une queue recouverte d'écailles voulut la faucher à plusieurs reprises, mais elle s'y accrocha fermement et parvint à atteindre le poteau autour duquel étaient enroulés les anneaux en métal.

L'exercice s'avéra difficile à réaliser dans le noir complet. Na Na devait défaire le nœud, maintenu par plusieurs vis, qui fixait l'extrémité de la chaîne. Les mouvements nerveux du reptile coinçaient parfois ses bras dans la ferraille. Au bout d'un moment, il sembla néanmoins comprendre ses intentions et la laissa faire derrière un souffle irrégulier.

Na Na dénicha une première vis de la taille d'un poing. Elle passa ses doigts de l'autre côté de la tête du clou, quitte à s'enfoncer des échardes dans la peau, et tourna, tira, tourna et tira jusqu'à en attraper des cloques sur ses paumes meurtries. Elle se maintenait en hauteur, les pieds juchés contre le poteau, pour ramener ses maigres forces vers l'arrière.

L'adolescente était en couverte de sueur au moment où elle abandonna son plan. Elle se rendit compte de son erreur après s'être épuisée comme une dingue. « Il est incapable de voler », avait lâché Blair d'une façon qui trahissait la suite logique des évènements.

— Na Na ! hurla quelqu'un à travers le raffut général. Na Na, tu es là ?

— Lucy ?

Les jambes de Lucy se dérobèrent alors qu'elle atterrissait de l'autre côté de la barrière. Ses paroles étaient entrecoupées de sanglots :

— J'espérais... Merci Seigneur... J'espérais tant que tu sois là, balbutia-t-elle en reniflant.

— Tu es venue me chercher ? répondit Na Na, stupéfaite.

— J'étais la seule à savoir... Il fallait bien que je te prévienne...

— Mais... Pourquoi es-tu ici ?

— Mes parents ne pouvaient pas me récupérer avant demain. Oh ! Mon Dieu... Na Na... dame Bridget est... elle est... Un dirigeable nous attaque, Na Na... Nous devons partir vite...

Na Na tendit deux mains tremblantes pour toucher son visage poisseux de sang et de larmes. La peur brute avait supprimé les paroles les plus blessantes, les gestes les plus déplacés et les querelles idiotes qui les avaient tenues à bonne distance toute leur scolarité durant.

— Calme-toi, respire, prononça-t-elle en essayant de ne pas bégayer. Calme-toi, et écoute attentivement ce que je vais te dire.

Na Na était tout aussi terrifiée que Lucy. Elle restait néanmoins consciente que sa camarade avait été élevée dans les règles strictes de la bourgeoisie et ne connaissait pas la débrouillardise des filles de la rue. Savoir qu'on avait besoin d'elle lui permettait de retrouver son propre sang-froid.

— Est-ce qu'il y a des hommes à l'intérieur ? Des tirs ?

— N... Non... Ils nous bombardent depuis le dirigeable...

— Et la grange, poursuivit-elle, la voix soudain chevrotante, la grange est-elle...

— Elle est intacte. Pour l'instant...

— D'accord, alors tu vas suivre mes directives. Blair doit me chercher aux alentours de la grange. Longe les bois pour te protéger des projectiles, mais surtout, n'entre pas à l'intérieur. Il va t'emmener avec lui.

— Et... et toi ?

Na Na se mit à quatre pattes et commença à farfouiller l'herbe à la recherche d'une pierre suffisamment grosse. Lucy attrapa son poignet et le serra avec hargne. Elle n'avait pas besoin d'explications supplémentaires.

— Il ne te le rendra pas ! éructa-t-elle. C'est un dragon, Na Na ! Il faut sauver ta peau, pas la sienne ! Il ne peut même pas voler, j'ai entendu ton oncle en parler au directeur !

— Je sais.

Na Na avait ramené un pavé à ses pieds.

— Tu es... bien plus idiote que ce que je pensais.

Lucy se détacha. Na Na l'entendit s'éloigner derrière de grandes foulées et s'enfoncer dans le tapage inhabituel de la nuit.

L'adolescente sanglota en réalisant qu'elle venait sans doute d'abandonner une chance de fuite inestimable. Quelles étaient les probabilités pour que son ennemie jurée se rende à sa rescousse et puisse la mener jusqu'aux bras libérateurs de Blair ? Avec son oncle pour guide, plus rien ne l'empêchait de trouver une sortie protégée des bombes et du feu.

Mais quelque chose de plus important que la délivrance retenait Na Na auprès du dragon. Elle refusait de céder à la facilité comme tous les autres. Comme Mycroft Tilney, qui choisissait le confort des articles lisses et sans vagues pour sa petite carrière de journaliste à la botte du gouvernement. Comme Blair aussi, qui ne comprenait pas à quel point ce Béryl d'Égypte lui ressemblait et préférait l'attacher à l'instar d'un vulgaire captif. Parce qu'ils étaient pareils, lui et elle. Na Na était réduite à exister sans ses yeux, et lui sans ses ailes.

Elle leva le pavé au prix d'efforts surhumains et le toucha de plein fouet. La créature, folle de rage, émit un hurlement bestial et lui envoya son souffle à la figure. Na Na n'eut pas le temps de se saisir d'une deuxième arme : le dragon la faucha avec une force retenue, mais suffisante pour la faire basculer au sol.

Elle se releva, les paupières brûlantes de larmes.

— Lucy avait raison, parvint-elle à articuler, exténuée et en nage. Tu sers vraiment à rien, comme dragon !

Et elle balança une autre pierre.

Et encore une troisième.

Et encore une autre.

Le dragon grognait et montrait sûrement les dents. Derrière Na Na, les bombardements se multipliaient et semblaient se rapprocher dangereusement de l'enclos.

— Espèce de bête stupide ! hurla-t-elle à plein poumons en continuant de lui envoyer tout ce qu'elle parvenait à soulever. Avance ! Défonce la barrière ! Bon à rien ! Gros balourd !

Quelque chose traversa l'air en sifflant. Na Na s'immobilisa et expira du bout des lèvres. Voilà. C'était fini.

Soudain, le dragon lâcha comme un aboiement aigu, épouvanté. Na Na se sentit crochetée et détachée du sol. Elle cria en enroulant ses bras autour de la première chose qui lui tomba sous la main, avant de s'apercevoir avec horreur qu'il s'agissait d'une griffe.

Le dragon s'arracha de l'herbe dans un bond puissant, faisant céder les derniers clous qui le gardaient prisonnier. Na Na paniqua, les jambes pendues dans le vide et des flammes lui léchant les pieds. La bombe avait atteint la clôture. Elle puisa dans ce qu'il lui restait d'énergie pour se ramener à l'intérieur du cocon protecteur que lui présentait le reptile.

Blair s'était trompé. Ce n'est pas que le dragon ne pouvait pas voler. C'est qu'il avait refusé de le faire.

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