4 | Nuit d'encre | 1

— Tu peux me le décrire ?

— Si tu me promets de ne pas t'approcher davantage, oui.

Na Na se jucha sur la barrière de l'enclos vide, voisin de celui où le dragon en transit séjournait. Blair avait ramené tout un tas de produits et d'appareils pour panser les dernières blessures. La bête avait perdu plusieurs écailles, mais celles-ci étaient censées repousser en quelques mois.

Un groupe de jeunes filles passa près d'eux en gloussant. Avec le temps, Na Na avait fini par comprendre que le charme de Blair n'opérait pas uniquement sur la cantinière.

— Tu es au courant que je vais bientôt devoir chevaucher une monture attitrée, n'est-ce pas ? lança-t-elle derrière les longues lamentations qui vibraient dans l'air – d'après l'odeur qui se dégageait, Blair était en train de cautériser une plaie particulièrement profonde. Il ne me reste qu'un an avant de partir pour Londres.

La scolarité assurée par les établissements privés pour coursiers en herbe se limitait au premier cycle. Les futurs cavaliers y apprenaient principalement les lois et les obligations de la profession, les missions qui les incombaient ainsi que la partie théorique des manœuvres. Même si ces dernières se pratiquaient officiellement à partir de la troisième année, c'est durant la quatrième, soit le début du deuxième cycle, que les choses sérieuses commençaient. Pour poursuivre le cursus, il fallait se rendre à la périphérie de Londres, où les quelques rares organismes publics aptes à dispenser les cours de vol se trouvaient. Le troisième cycle, enfin, concluait la formation avec une année d'apprentissage au sein même d'une brigade.

— Il est de couleur jade.

— Quoi ?

— Tu m'as demandé de te le décrire, alors je te le décris. Il est de couleur jade avec des reflets dorés. Ses yeux sont noirs, comme de grosses perles de jais.

Elle décida de faire comme si Blair n'avait pas délibérément évité le sujet de son orientation professionnelle et se tortilla sur son perchoir :

— Non, je veux dire, tu penses qu'il est en état d'être monté ? Par exemple, si quelqu'un voulait harnacher...

Elle craignait qu'il devine son périlleux dessein. La veille, Blair avait passé de nombreuses heures à prodiguer les premiers soins au dragon et n'était revenu qu'à l'aube. Un pari avorté dans l'œuf à propos duquel Lucy ne s'était pas retenue de ricaner, et que Na Na avait juré de réaliser la nuit suivante.

Mais l'attention de son oncle se portait ailleurs. La façon dont résonnait sa voix lui indiqua qu'il grimpait au sommet d'une grande échelle pour examiner le dos de la créature.

— Même si on lui passait un quelconque harnais, cela n'aurait aucune utilité. Il est incapable de voler. Je me demandais bien pourquoi son propriétaire était parti juste après le repos de son cheval, c'est désormais évident.

— Mais... tu vas le soigner, n'est-ce pas ?

— Non, répondit Blair d'un ton sombre. L'euthanasier. Pour l'instant, je le soulage, c'est tout. Un dragon qui ne peut pas servir le gouvernement n'engendre que des coûts d'entretien supplémentaires. Le voyageur transportait une lettre qui en contenait l'ordre.

Le cœur de Na Na chuta dans sa poitrine.

— Tu ne peux pas faire une chose pareille ! se révolta-t-elle en bondissant sur ses pieds. Et d'ailleurs, comment es-tu certain qu'il ne sait pas...

— RECULE ! lui ordonna-t-il d'une façon qui ne laissait pas de place à la discussion.

Leurs cris avaient rendu le dragon nerveux. La terre tressauta sous ses semelles quand l'une des pattes énormes s'abattit au sol. Un lourd bruit de métal parvint alors jusqu'à elle.

— Il est attaché, souffla-t-elle. Depuis quand attache-t-on les dragons dans un enclos ? Ne me dis pas que tu crois à cette stupide histoire de démence que j'ai lue dans le journal ?

— Nous ne pouvons avoir aucune certitude. Celui-ci est particulièrement rétif. Je préfère prendre un maximum de précautions, surtout aux environs d'une école remplie d'enfants de ton âge.

Na Na bouillonnait. Blair avait vu énormément de traitements horribles infligés aux dragons et connaissait pertinemment les effets néfastes du dispositif sur leur comportement. Apprendre qu'il cédait ainsi à la facilité et les réduisait à un état proche de l'esclavage la révoltait. Qu'il la considérait encore comme une enfant aussi.

Sa réticence quant à ses capacités de devenir coursière n'était pas nouvelle. Il avait pourtant toujours pris soin de l'encourager à sa manière – ou du moins tenait-il à protéger son amour propre tout en cherchant des solutions annexes en cas d'échec. Mais depuis qu'il mijotait autre chose que de bons petits plats avec la cantinière...

Le souvenir de sa probable liaison avec une employée de l'école acheva de la dégoûter. Elle réagit à peine lorsque Blair hoqueta du haut de son échelle et la descendit à toute vitesse.

En passant à côté d'elle, il fit mine de vouloir examiner ses yeux, mais Na Na rejeta sèchement son bras. Elle se sentait parfois comme l'un de ces animaux fragiles qu'il s'obstinait à soigner sans prendre leurs sentiments en considération.

Blair sembla ramasser un objet qui était tombé dans sa rebuffade. Son ton avait quelque chose de pressé.

— Rentre immédiatement après ton dernier cours, dit-il fermement. Tu dois absolument rentrer sans tarder, c'est bien compris ?

— Et pourquoi donc ? rétorqua-t-elle d'un air qui se voulait crâneur.

— Parce que nous partons aussi.

Elle s'offusqua en silence, incapable de prononcer le moindre mot. Ils n'avaient nulle part d'autre où dormir. Quelle raison stupide allait-il encore inventer pour l'éloigner de son apprentissage ?

Na Na fut d'autant plus déterminée à prouver sa valeur lorsque Martyns vint lui dire au revoir dans la soirée.

— Tiens, voilà ton oncle, lâcha-t-il alors que le valet de ses parents récupérait ses valises au pied du portail. Et ben, ils ne paraissent pas très rassurés, lui et le directeur...

La simple idée qu'il cherche à la faire quitter l'institut augmenta considérablement sa colère. Na Na avait hâte d'entendre leurs réactions à tous quand elle annoncerait, le jour de la rentrée, qu'elle était finalement parvenue à grimper sur le dos du dragon.

L'école se vida ainsi au fil des heures. Beaucoup d'adultes s'enquirent des raisons qui poussaient la direction à avancer le départ des élèves, et l'on se contentait de leur servir une excuse de fuite d'eau survenue dans les chambres d'internat.

Lorsque le soleil tira sa révérence, il ne restait plus que Na Na, Blair et dame Bridget, qui vivait à temps plein dans l'enceinte du pensionnat.

Na Na fit mine d'aller se coucher immédiatement après avoir avalé sa purée tiède. Blair était occupé à empaqueter leurs affaires pour le lendemain, ce qui l'arrangea bien, car il tomba rapidement de fatigue dans son propre couchage.

Elle patienta une bonne trentaine de minutes avant de se glisser hors des draps. Les planches de l'entresol grinçaient. Juste derrière les barreaux, Blair se tourna dans son sommeil et redoubla ses ronflements.

Elle sortit dans le froid d'octobre, emmitouflée dans l'une des vieilles biaudes rapiécées de son oncle. L'herbe gelée craquait sous ses semelles. Na Na traversa ainsi toute la cour pour rejoindre les écuries vides, où elle trouva les équipements de manœuvre suspendus à un mur. Elle dut malheureusement se résoudre à les laisser sur place : ils étaient beaucoup plus lourds et encombrants que prévu et elle s'écroulait sous leur poids en essayant de les tirer à l'extérieur.

L'adolescente se contenta de retraverser le terrain en priant pour que l'escabeau de Blair se trouve toujours à proximité de l'enclos. C'était le cas.

Na Na grimpa les immenses barrières qui la séparaient du dragon. Une respiration lente, mais lourde, grondait dans la nuit. Elle extirpa un petit instrument de la blouse, en remonta le film et l'accrocha autour de son cou. Une chance que le passe-temps favori de Blair soit de réparer des machines tout droit venues de la ville, telles que son enregistreur grésillant ou cet appareil photo bon marché. Lucy voudrait forcément une preuve.

Elle tendit les bras pour tirer l'échelle plus près de l'animal. En sentant son souffle l'envelopper dans un nuage de chaleur soudaine, elle attendit un moment, les épaules tendues à craquer, pour s'assurer qu'il ne se réveillait pas.

Quand elle se hissa en haut de l'échelle et atteignit le dos de la bête dans un bond souple, celui-ci se contenta de remuer légèrement, comme au contact d'une puce trop invasive.

Ses mains tremblaient d'excitation. À cet instant précis, Na Na réalisa ce qu'elle était en train de faire. Mais contrairement à Blair, elle offrait une entière confiance aux dragons. « Les dragons ont été essentiellement créés pour mourir ou nous servir. Avec la solution que nous leur apportons, ils se dévouent entièrement à notre cause » racontait le livre L'Évolution Draconique – des légendes du Moyen-Âge à notre ère. Et Na Na avait toujours accordé un fervent crédit à ses lectures scolaires.

La respiration erratique, elle déposa l'appareil sur la colonne vertébrale presque saillante et recula lentement, tout en s'assurant de rester face à l'objectif. Le décompte s'était lancé derrière une légère odeur de fumée, typique des inventions mécaniques actuelles.

La jeune fille ravala cependant sa surprise lorsqu'elle marcha vraisemblablement sur une plaie et provoqua un grognement de douleur. Tout à coup, les muscles se mirent à rouler sous les écailles. Na Na retint un cri en se mettant à quatre pattes, tentant vainement de s'accrocher quelque part alors que le dragon, désormais bien réveillé et en colère, se secouait pour l'éjecter par-dessus bord.

Mais ce fut une déflagration, lancée depuis le ciel, qui finit par la projeter au sol. Seulement alors, Na Na se rendit compte qu'une énorme chose glissait péniblement au-dessus de sa tête et venait d'atteindre la hauteur de l'école.

Après trois secondes de répit trompeur, de nouvelles explosions commencèrent à détonner.

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