3 | Pari tenu !
Les élèves trépignaient dans l'arrière-cour du manoir. Ils patientaient, les mains franchement enfouies dans leurs poches de manteaux, près des écuries devant lesquelles un cheval avait été attaché et lapait l'eau stagnante abandonnée dans une cuve.
Martyns sautait à moitié sur place à côté de Na Na. En règle générale, ils avaient interdiction formelle de s'approcher du moindre dragon en transit. Leur école servait principalement d'escale pour leur transport. Seule la Confrérie Internationale des Coursiers, dont l'instance anglaise se trouvait à Londres, pouvait les attribuer aux nouvelles recrues, mais elle accordait le droit aux différents établissements d'en faire usage lors de leur séjour. Les cours spécialisés à leur contact étaient réservés aux élèves de troisième année, qui terminaient leur cursus dans les institutions privées avant de rejoindre la capitale pour le deuxième cycle de formation.
La classe de Na Na et Martyns entrerait dans cette troisième année au terme de la période hivernale. Entre-temps, les dernières leçons théoriques seraient entièrement dispensées à domicile. Comme Blair n'avait pas les moyens de payer les services d'un précepteur, Na Na passerait la majeure partie de ses journées enfermée dans la bibliothèque à écouter la voix monotone de dame Bridget, la gouvernante de l'internat.
— Bien, bien, bien, tonna M. Harold, l'enseignant de manœuvres qui donnait habituellement cours aux plus grands, j'exige un calme total quand nous arriverons. Marchez en rang et surtout, pas de bousculade aux abords de l'enclos.
Ils traversèrent ainsi toute la largeur du terrain. Les écuries étaient conventionnellement bâties à bonne distance de la zone réservée aux arrivages, puisque la présence des dragons avait tendance à exciter les chevaux.
Un « oh ! » collectif se fit entendre à l'approche de la clôture. Na Na essayait de cacher sa frustration tout en tendant l'oreille.
— Tu as déjà vu une couleur pareille ? C'est beaucoup plus flagrant qu'à travers la fenêtre !
— Mon père a toujours dit que les Dragons Communs d'Angleterre étaient soit rouges, soit noirs. Tu crois que c'est un spécimen étranger ?
— C'est un Béryl d'Égypte, annonça Alfred d'une voix fière. Vous voyez les reflets dorés qui bougent sur le vert en fonction de la façon dont on le regarde ? D'après l'Encyclopédie des Races de Manson Croco, on ne peut trouver cette teinte que là-bas.
Na Na tentait de l'imaginer à travers les paroles de ses camarades. La tristesse de ne pas pouvoir admirer un Béryl d'Égypte se mêlait à l'excitation de se tenir à quelques mètres seulement de lui. Alors que leur professeur leur intimait de nouveau le silence, un grondement retentit tout près d'eux, suivi par la voix inhabituellement anxieuse de Blair :
— Je ne veux pas voir un seul exercice de manœuvre sur le dos de celui-ci, dit-il à l'adresse du professeur. Il est trop instable, les gamins pourraient se faire éjecter, ou pire.
Le regard de Blair pesa sur Na Na, puis le bruit de sa démarche énergique disparut le long des graviers. Pas difficile de deviner qu'il était assez fier d'avoir retrouvé un peu de son autorité perdue dans la réparation des toitures ou le taillage des haies.
L'inquiétude de Blair fut cependant communicative et gagna les rangs. Les dragons faisaient normalement partie des animaux les plus dociles et nécessitaient rarement une surveillance accrue. Même si l'opinion publique continuait de croire aux vieilles légendes de cracheurs de feu et de monstres sanguinaires, les études les présentaient plutôt comme des créatures entièrement soumises à la volonté humaine.
— Ben voyons ! s'exclama Lucy, perdue dans la foule. Un dragon qu'on ne peut même pas monter ! Va savoir à quoi il sert !
— Il n'a jamais été question de le monter, coupa leur enseignant. Nous allons profiter de sa compagnie pour dispenser votre premier cours de manœuvre. Vous vous doutez qu'on ne vous fera pas grimper sur une monture avant de solides mois de leçons et d'exercices au sol. D'après notre vétérinaire, le spécimen que nous avons là mesure trois mètres de haut pour dix mètres de long. Son envergure, qui devrait normalement avoisiner les neuf mètres, n'atteint que huit mètres à cause d'un problème de sous-alimentation. Il n'a pas plus d'un an, selon les estimations, et sa taille va grandement augmenter dans les prochaines semaines.
Il y eut un battement d'ailes furieux. Na Na entendit les cailloux crisser, comme si M. Harold se retournait pour vérifier que le reptile ne comptait pas s'envoler. L'agitation du groupe la poussa à reculer de quelques pas.
— Donc, reprit-il, a priori pas très rassuré. Comme vous le savez déjà, les cavaliers maintiennent leur position en s'aidant d'un système de harnais extrêmement rigoureux. Aujourd'hui, vous allez en apprendre les bases. Mettez-vous par trois et séparez-vous correctement les uns des autres.
Le système était beaucoup plus complexe que ce à quoi s'attendait Na Na. Le poids des montures était régulièrement calculé avant chaque départ pour ajuster la pression exercée par les harnais. Il fallait laisser suffisamment de leste pour faciliter les mouvements de la créature tout en assurant la stabilité du coursier, y compris durant les manœuvres.
L'équipement s'accrochait à la manière d'une veste sans manche sur le torse du dragon. Un mors était utilisé les premiers mois pour le guider et lui laisser le temps d'assimiler les directives orales.
Na Na ne se trouvait pas très utile entre Martyns et Alfred, qui débattaient sur le niveau de serrage des sangles à prévoir en fonction de la corpulence. Un détail que Lucy ne manqua pas de remarquer.
— Alors ? lui lança-t-elle tout bas en se rapprochant. On a peur de ne plus être à la hauteur, maintenant que les choses sérieuses commencent ?
— Écrase, Bannerman, rétorqua Martyns. Tout le monde sait pertinemment que tu es celle qui a le plus peur, ici. Tu deviens aussi verte que le dragon rien qu'à l'idée de l'observer. Et dire que tu comptes anoblir ta famille, laisse-moi rire !
L'anoblissement était visé par la plupart des coursiers en début de carrière. Un acte de bravoure particulièrement notable lors d'une mission, frôlant généralement le sacrifice, s'avérait souvent de mise pour l'obtenir. S'il survivait, le coursier accédait au statut de noble et en faisait profiter l'ensemble de sa descendance. De quoi s'éloigner de la moindre course pour plusieurs générations.
Lucy se rengorgea :
— Tu parles ! Na Na ne serait même pas capable de lui grimper dessus sans tomber au moins une bonne vingtaine de fois !
— Tu veux parier ? répondit la principale intéressée.
Le timbre chevrotant de dame Bridget empêcha Lucy de répondre. Ils étaient visiblement trop absorbés par leur rixe verbale pour se rendre compte qu'elle avait débarqué comme un boulet de canon dans l'arrière-cour.
— Le départ des élèves pour l'hiver a dû être avancé, annonça-t-elle derrière le bruissement d'une feuille que l'on déplie, la respiration sifflante. Tout le monde devra avoir quitté l'internat demain soir, dernier délai. Rassurez-vous, vos parents ont été prévenus et viendront vous chercher en début d'après-midi.
Elle s'attarda ensuite quelques minutes pour critiquer la proximité évidente des élèves lors d'un travail de groupe. Dame Bridget était une vieille femme aux idées légèrement archaïques. Les instituts de campagne avaient rarement la place suffisante pour scinder les internats en deux sections, mais elle tenait toujours à s'assurer qu'une certaine distance physique séparait les filles des garçons.
— Mon Dieu, continuait-elle de râler en s'éloignant, quelle honte, mais quelle honte... Si cela ne tenait qu'à moi...
Quand elle fut définitivement partie, Na Na devina que le regard de Lucy s'était mis à briller :
— On dirait que tu n'as pas le choix, ajouta-t-elle, espiègle. Si tu veux des témoins, ce sera ce soir ou jamais.
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