2 | Lucy et Agathe

— Tu as lu le journal ? Il paraît qu'ils vont exécuter le dragon à la fin du mois !

— La nouvelle loi impose ce recours aux premiers signes de démence manifestes. Apparemment, de plus en plus de dragons sont sujets à une maladie qui les rend incontrôlables, mais aucun spécialiste n'en a encore trouvé la cause... Si un danger pareil rôdait, même à des milliers de kilomètres d'ici, je ne pourrais pas rester tranquille.

Une vague de chaleur remonta sa nuque. Appuyée contre le mur du couloir, Na Na jouait avec le bout de papier plié à l'intérieur de sa poche. Elle avait relu l'article une bonne dizaine de fois au moins.

— Tiens, tu es déjà là ? s'exclama Lucy en s'approchant. Ma foi, ce n'est pas en manifestant ton assiduité que tu parviendras à rattraper ton réel retard sur nous, darling.

Ricanements de sorcières. Le parfum de Lucy Bannerman lui monta à la tête comme l'odeur d'un bouchon de liège plongé dans du vin. Na Na savait qu'à ce moment bien précis, ses lèvres s'étiraient en un rictus horrible, empli de condescendance, et que l'un de ses sourcils tressautait sous l'effet d'une satisfaction cruelle. Elle l'avait toujours imaginée très élégante, mais d'une élégance mauvaise, pleine d'artifices et d'apparats ostentatoires. Les yeux aussi sombres que son âme d'enfant pourrie gâtée et la chevelure brillant d'un noir sévère. Un grain de beauté pour marquer le pli moqueur de sa bouche, peut-être aussi.

— On en reparlera aux résultats des examens, tu veux ? siffla Na Na entre ses dents.

Na Na voulut tourner les talons afin d'entrer en classe lorsqu'un index se posa sur son épaule pour l'épousseter. C'était Agathe, l'acolyte préférée de Lucy. Petite et teigneuse.

— Oh, chérie, bien sûr que tu as réussi les examens. Quand il s'agit d'avaler des informations à la pelle, il n'y a pas meilleure que toi. Mais qu'en sera-t-il dans deux ans, au moment de trouver chaussure à ton pied ? Tu crois sérieusement qu'un dragon sera capable de s'adapter à ton handicap ? C'est toi qui es censée guider la monture, pas l'inverse !

— Et de toute façon, comment comptes-tu financer un voyage pour Londres ? Je te rappelle que les formations spécialisées sont exclusivement dispensées dans la grande ville. Ta bourse ne t'assure même pas une place à l'internat de cette école !

Na Na lâcha un grondement et se contenta d'attendre qu'elles la dépassent avant de leur emboiter le pas. Elle savait se battre, bien sûr – toutes les filles de la campagne et de la misère apprenaient forcément à se battre –, mais elle devait patienter jusqu'à la remise des diplômes. Pour Blair.

L'école pour coursiers de premier cycle se situait dans la petite bourgade de Northon, juste au niveau de la frontière écossaise. Aménagée dans une ancienne propriété ducale, elle jouissait d'une hauteur de plafond certes remarquable, mais qui, l'hiver, obligeait les élèves à investir dans de la fourrure importée ou des couvertures en peau d'agneau.

Comme elles en avaient l'habitude, Lucy et Agathe sortirent de leurs cartables un réservoir rempli de thé, qu'elles burent en papotant sur l'alcôve de pierres grises installée sous une fenêtre. Le reste du groupe arrivait généralement plus tard, un peu avant la cloche. Même si cela ne lui arrivait plus, Na Na s'installait toujours très tôt après qu'elle se soit perdue, les premiers jours, dans les corridors inextricables du bâtiment.

Quand elle les écoutait se raconter les potins de l'internat, il semblait à Na Na que ces deux filles s'aimaient sincèrement, à défaut d'aimer les autres. Au fond, l'adolescente savait qu'elle ratait quelque chose en patientant seule, son enregistreur calé contre la fermeture de sa trousse, dans l'expectative d'une prochaine leçon à venir. Mais comment aurait-elle pu se faire accepter dans une bande quelconque ? Sans aucune racine généalogique notable, elle n'avait eu la chance d'entrer ici que par le statut d'employé de Blair. Elle était d'ailleurs persuadée qu'aucune place ne lui avait été attribuée à l'internat simplement parce que son rang de prolétaire en aurait discrédité la réputation. Pour beaucoup, les futurs coursiers représentaient l'élite de la nation britannique. La bourse qu'elle avait ainsi reçue était jugée, par les autres, comme une aumône à sa condition d'infirme, un passe-droit de mauvais goût qui aurait dû demeurer dans les rangs de la bourgeoisie inférieure. Inférieure seulement, car la distinction du titre n'était pas encore parvenue à convaincre les plus riches de sacrifier la vie de leurs enfants au profit d'une célébrité éphémère.

La plupart des élèves eux-mêmes se lamentaient au quotidien des risques du métier. Ils se retrouvaient ici par la force du sang, puisque ne pas envoyer sa progéniture sur le dos d'un dragon représentait un aveu de lâcheté dans le monde tordu qu'on appelait plus couramment la classe mondaine.

— Salut la compagnie !

Martyns entra en trombe, balançant son sac sur la table voisine à celle de Na Na et juchant sa botte sur une chaise pour en refaire le lacet. Avec quatre-vingts pour cent de chances, les deux premiers boutons de sa chemise réglementaire étaient défaits.

Na Na sentit son regard et sourit pour lui répondre. Martyns était l'unique camarade qui daignait lui apporter un peu de gentillesse dans son quotidien d'aveugle.

Les élèves continuèrent d'arriver au compte-gouttes jusqu'à la sonnerie. Pile à ce moment-là, leur professeur spécialisé en droit des coursiers (et à l'apparence assez idiote, d'après les dires de Martyns) franchit le seuil en refermant derrière lui.

Dès qu'elle l'entendit étaler ses affaires sur le bureau, Na Na tendit le bras pour mettre en route son appareil enregistreur.

— Bien, débuta-t-il aussitôt. Vous avez passé les derniers tests et nous arrivons bientôt au terme de cette deuxième année de formation. Avec l'avènement de l'hiver s'achève votre cycle théorique. Mais avant que je ne vous parle de l'année prochaine, j'aimerais revenir sur notre cours précédent à propos des normes de confidentialité. L'un d'entre vous peut-il me rappeler de quelle façon doit être traité un courrier en fonction de son numéro d'attribution ?

Alfred, un camarade relativement discret, mais extrêmement talentueux aux yeux de Na Na, fut le premier à lever la main. Il récita le cours à la virgule près, sans s'essouffler :

— Le numéro d'attribution affecte le courrier aux différents niveaux de sensibilité. Les lettres ou les colis les moins urgents sont de classe 6 ou 5, en fonction du délai requis pour sa livraison. Ils sont généralement d'ordre privé et remis par des hauts fonctionnaires pour leur correspondance urgente ou impérieuse. La classe 4 est réservée à la communication des pouvoirs publics, des circonscriptions territoriales dans le cas de certains pays étrangers ou des autorités. La classe 3, quant à elle, nécessite une escorte de plusieurs coursiers équipés en conséquence. Elle assure le transport des prisonniers, des donations aux pays étrangers, des accords entre États et de tout ce qui peut concerner le maintien des relations internationales. La correspondance de la Reine est catégorisée dans la classe 2 et assurée par les cavaliers royaux. Quant à la classe 1, nous n'en aurons sans doute jamais besoin.

— Et pourquoi donc ?

— Parce qu'elle est réservée à la communication de guerre et n'a encore jamais été d'usage, Monsieur.

L'enseignant était en train d'approuver lorsqu'une longue plainte gronda depuis l'extérieur. Un murmure chaotique monta dans la pièce, mais les discussions n'avaient plus rien à voir avec l'interrogation orale.

Toutes les chaises grincèrent à l'unisson. Ils se bousculaient pour être les premiers à se coller aux fenêtres qui donnaient sur l'immense cour de l'établissement. Le dos appuyé contre son dossier, Na Na ravala une salive épaisse et attendit.

— Il est là ! hurla Martyns, à l'autre bout de la salle. Ton oncle est en train de le conduire à l'enclos, Na Na !

— Il est recouvert de blessures, renchérit un autre. Il n'a pas l'air de marcher très bien non plus...

— Vous pensez qu'on va le garder longtemps ?

Un petit rire se fit entendre près d'elle. Lucy était également restée à sa place. Les dragons l'avaient toujours terrifiée.

— Pour une fois que nous en recevons un, il boite, lâcha-elle avec moquerie. Il est parfait pour toi, Na Na. Entre estropiés, vous devriez bien vous entendre.

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